Articles avec #saison 2016-2017 tag

Publié le 6 Septembre 2017

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy)
Représentation du 03 septembre 2017
Jahrhunderthalle Bochum - Ruhrtriennale

Arkel Franz-Josef Selig
Pelléas Phillip Addis
Golaud Leigh Melrose
Un médecin Caio Monteiro
Mélisande Barbara Hannigan
Geneviève Sara Mingardo
Yniold Soliste du Knabenchores der Chorakademie Dortmund

Directeur musical Sylvain Cambreling
Metteur en scène Krzysztof Warlikowski (2017)
Décor et costumes Małgorzata Szczęśniak
Orchestre du Bochumer Symphoniker
 
                                                                                           Barbara Hannigan (Mélisande)

Après Wozzeck et Die Gezeichneten joués, cette année, respectivement à Amsterdam et à Munich, Krzysztof Warlikowski met à nouveau en scène un opéra construit sur une intrigue où la rivalité entre deux hommes pour l’amour d’une même femme s’achève par la vengeance mortelle de l’amant éconduit et par la mort de celle-ci.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Dans le site réhabilité de la Jahrhunderthalle de Bochum, impressionnant de par ses enchevêtrements de structures métalliques complexes, l'intimisme de l’œuvre oblige à sonoriser les voix, mais cela est réalisé avec un très bon équilibre acoustique. Seule la partie grave du spectre des voix semble amplifiée par trois haut-parleurs situés en hauteur, alors que la tessiture médium/aiguë des artistes atteint, elle, directement les auditeurs.

Warlikowski ressère une trame dramatique qui oscille entre l'univers aristocratique d'une riche famille industrielle, semblable à celle des Damnés, et l'univers de la rue d'où provient Mélisande, selon son interprétation.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Sur la droite de la scène, un large pan mural en bois parcellé de plusieurs portes, au sol, un élégant parquet massif, à gauche, contre un pilier, un bar à néons et une terrasse qui accueillent des marginaux, et, tout à gauche, un lavoir constitué d’un ensemble de lavabos, forment les éléments de décor de cette histoire.

Enfin, en arrière-plan, un magnifique escalier orne l’écrin qui enchâsse l’orchestre du Bochumer Symphoniker.

Sylvain Cambreling et l'orchestre du Bochumer Symphoniker

Sylvain Cambreling et l'orchestre du Bochumer Symphoniker

Sylvain Cambreling, l’allure introvertie, dirige d’une main de velours un orchestre frissonnant et ondoyant, le long d’une lente langue ténébreuse aux marbrures menaçantes mais adoucies et envoutantes.

Les réminiscences wagnériennes sont perceptibles, mais elles le sont à des passages inattendus, et les déliés de bois évoquent plus les ombres de l’Anneau du Nibelung que celles de Parsifal.
C’est en tout cas une très grande émotion de le voir faire revivre les grands moments de l’ère Mortier à Paris.

Franz-Josef Selig (Arkel)

Franz-Josef Selig (Arkel)

Et les artistes sont tous, absolument tous, saisissants de présence, porteurs d’une part sombre, y compris Yniold, et Warlikowski ne raconte pas ce drame en cherchant à renforcer la poésie évanescente du livret, mais plutôt en amplifiant le suspense à la façon d’un thriller qui se nourrit d'une névrose grandissante.

Franz-Josef Selig, impérial et pathétique Arkel, incarne magnifiquement le rôle du chef de famille, l’autorité d’un parrain, une douce sensualité humaine qui, cependant, doit montrer un caractère cassant accentué, dans ce rôle-ci, par le metteur en scène.

Phillip Addis (Pelléas) et Leigh Melrose (Golaud)

Phillip Addis (Pelléas) et Leigh Melrose (Golaud)

Le Golaud de Leigh Melrose, qui débute par un monologue qui plante d’emblée la noirceur du personnage, porte une agressivité assumée qui écarte tout possibilité d’empathie.

Et Phillip Addis, Pelléas si romantique et touchant dans son interprétation du rôle à l’Opéra-Comique de Paris en 2010, est, cette fois, plus écorché et impressionnant dans ses expressions d’effroi – on repense à sa sortie du souterrain particulièrement poignante.

Phillip Addis (Pelléas)

Phillip Addis (Pelléas)

Sa trame vocale aiguë est moins nette, mais les aspérités vocales que l’on retrouve également chez Golaud jouent un rôle dans la façon de faire ressentir le drame beaucoup plus pour ses enjeux possessifs et sexuels, que pour ses démêlés sentimentaux et inconscients.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan, ineffable et ductile actrice, est donc l’artiste idéale pour incarner les torpeurs et le mystère de cette Mélisande qui apparaît, lors de la scène de la tour du château, comme dans un rêve, en actrice de cinéma glamour – une figure que Warlikowski aime représenter dans ses spectacles.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Les nombreux plans rapprochés de la caméra sur son visage révèlent la richesse de ses expressions humaines, projetées à la fois sur un téléviseur situé en marge du plateau et sur un large écran d’arrière scène, et sont d’une beauté à faire pleurer les pierres, pour reprendre les mots de Maurice Maeterlinck.

Sara Mingardo, Geneviève d’une belle stature aristocratique, Caio Monteiro, médecin bel homme, et le jeune soliste qui joue Yniold - symbole d'une enfance égarée dans un monde d’adulte qui le pervertit -, comblent ce tableau de famille replié sur lui-même.

Soliste du Knabenchores der Chorakademie Dortmund (Yniold)

Soliste du Knabenchores der Chorakademie Dortmund (Yniold)

Warlikowski utilise également une référence cinématographique, ‘The birds’ d’Alfred Hitchcock, dont il extrait la scène de l’attaque des oiseaux sur une école pour faire planer un climat d’angoisse, mais cela s’avère moins poignant et plutôt distrayant, car le rapport dramaturgique est moins immédiat.

Barbara Hannigan et Sylvain Cambreling

Barbara Hannigan et Sylvain Cambreling

Un spectacle total, un travail artistique abouti et captivant, un climat feutré qui fait ressortir petit à petit les tensions intérieures de chacun, on pourrait le croire inspiré de la mise en scène de Pierre Strosser (1985).

Mais doté d’un jeu théâtral pleinement vivant, voici un Pelléas et Mélisande qui compte dans l’histoire des représentations scéniques du chef-d’œuvre de Claude Debussy.

Voir les commentaires

Publié le 4 Septembre 2017

Kein Licht. (Philippe Manoury)
Sur le livret de la pièce "Kein Licht." d'Elfriede Jelinek
Représentation du 02 septembre 2017
Ruhrtriennale - Landshaftspark Duisburg-Nord - Gebläsehalle

avec Niels Bormann (Acteur), Christina Daletska (Alto), Lionel Peintre (Baryton), Caroline Peters (Actrice), Sarah Sun (Soprano), Olivia Vermeulen (Mezzosoprano), Cheeky (le chien)

Direction musicale Julien Leroy
Musique électronique IRCAM
Mise en scène Nicolas Stemann
Orchestre United Instruments of Lucilin et choeur Vokalquartett Croatian National Theater Zagreb

Commande de l'Opéra-Comique en coopération avec la Ruhrtriennale, le Festival Musica de Strasbourg, l'Opéra National du Rhin, le Croatian National Theater Zagreb, les Théâtres de la Ville de Luxembourg, l'Ircam - Centre Pompidou, le United Instruments of Lucilin, le Münchner Kammerspiele et 105 donneurs individuels. 
Avec le soutien du Fond de Création Lyrique, Impuls neue Musik and Fedora Prize 2016.

Christina Daletska

Christina Daletska

C'est une oeuvre étonnante qui vient d'être créée dans le confinement de la Gebläsehalle, ancienne halle industrielle agencée comme une salle de cinéma tout en longueur, et sans ouverture, qui fait partie des structures qui accueillent les pièces expérimentales de la Ruhrtriennale.

Sous une forme musicale d'une durée de deux heures, écrite en trois parties, Philippe Manoury a réalisé un travail de composition total, lié à un univers théâtral libre, méthodiquement construit et vocalement rayonnant, masqué par un semblant esprit d'improvisation, et couplé à un livret centré sur les conséquences de la catastrophe nucléaire de Fukushima et le monde des atomes.

Caroline Peters

Caroline Peters

Dès l'ouverture, la musique évoque l'angoissante tension d'une attente, fortement semblable à la scène de transition qui suggère les gestes de la décapitation de Jochanaan dans 'Salomé', sur laquelle les paroles des deux acteurs, Olivia Vermeulen et Niels Bormann, se heurtent et s'interrogent.

Un jeune chien, Cheeky, chante en gémissant sur la complainte d'une trompette et sous l'œil bienveillant de sa protectrice, ce qui attise instantanément la compassion du public qui imagine le ressenti de cet attachant animal présent sur scène.

Cheeky

Cheeky

L'orchestre est situé dans l'ombre de l'arrière scène, un bac contenant un liquide fluorescent s'élève et surplombe l'espace, quatre chanteurs, Christina Daletska (Alto), Lionel Peintre (Baryton), Sarah Sun (Soprano) et Olivia Vermeulen (Mezzosoprano) déclament de façon mystérieusement solennelle des vocalises modulées et obsédantes par leur sensation  cristalline - par ailleurs, leurs attitudes imitent les poses des vestales -, et une vidéographie noir et blanc est projetée par intermittence sur les alcôves de la halle, laissant au spectateur le soin de réinterpréter les images au regard d'un scénario catastrophe.

A certains moments, on se croirait sur un vaisseau voguant sur un océan agité.
Il est certes un peu difficile de suivre le texte qui défile en hauteur, mais nous avons la chance que Philippe Manoury lise en personne certains passages en français. 

Scène de Kein Licht. dans la salle de la Gebläsehalle

Scène de Kein Licht. dans la salle de la Gebläsehalle

L'ambiance sonore, moderne mais dénuée d'agressivité, réserve de beaux moments de douceur et de suavité, et l'humour surgit de formules lapidaires et drôles quand il s'agit de renvoyer tout un chacun à son usage des nouvelles technologies.

Et les contradictions entre danger du nucléaire et effet sur le réchauffement climatique des énergies classiques, et l'importance sous-estimée de l'électricité dans notre mode de vie, sont deux thèmes saillants du texte prétextes à toutes sortes d'effets ludiques à base de jeux d'eau et de ballons gonflables translucides, enveloppés de variations lumineuses dont l'atténuation, en dernière partie, n'est pas sans avoir une influence sur la concentration des auditeurs.

Olivia Vermeulen

Olivia Vermeulen

La construction du spectacle renvoie à tout ce que l'on imagine des origines du théâtre grec : primauté des acteurs, présence sous-jacente du chœur, mis à plat d'une problématique sociale.

Mais il règne également une ambiance de folie décalée depuis les hauteurs du monde qui rappelle les scènes des dieux dans l'Or du Rhin, ce qu'une sphère terrestre, immobilisée sur la géographie de l'Afrique, et balafrée de traces d'exploitations nucléaires, évoque au final.

Le visage de Donald Trump passe comme une étoile filante.

Orchestre United Instruments of Lucilin et choeur Vokalquartett Croatian National Theater Zagreb

Orchestre United Instruments of Lucilin et choeur Vokalquartett Croatian National Theater Zagreb

Toutefois, le rythme et la profusion de surprises ne permettent pas de conclure sur la capacité des créateurs à s'être faits comprendre où à avoir atteint leur but souhaité, mais il règne un optimisme si différent des approches dramatiques médiatiques, que chacun est renvoyé de façon bien plus efficace aux enjeux de l'ère nucléaire. 

Sur ce conglomérat de formes étranges, plane impérieusement la prégnance des appels de sirènes des solistes, prouesses indéniablement charnelles mais qui flirtent avec l'irréalité, un régal sensitif pour qui est sensible aux sonorités de voix hypnotiques.

Reste à savoir comment ce spectacle va s'adapter à des lieux bien différents, tel l'Opéra-Comique de Paris, et réussir à être aussi immersif et captivant qu'à la Gebläsehalle.
 

Voir les commentaires

Publié le 13 Août 2017

Quatuor Van Kuijk – La Nuit transfigurée
Concert du 12 août 2017
Parc Floral de Paris

Wolfgang Amadé Mozart 
Quintette n°2 à deux altos en do majeur K515 
Arnold Schönberg
La Nuit transfigurée opus 4

Nicolas Van Kuijk, Sylvain Favre, violons
Emmanuel François, alto, François Robin, violoncelle
Grégoire Vecchioni, alto
Lydia Shelley (Quatuor Voce), violoncelle

                                   Lydia Shelley et François Robin

A l’opposé du son âpre qui caractérise les ensembles de musique de chambre en recherche d’expressivité profondément pathétique, la rigueur mâtinée de joie du Quatuor Van Kuijk rend à la musique de Mozart une jeunesse chaleureuse bienvenue par ce temps uniformément gris et frais qui domine la capitale en plein mois d’août.

Sylvain Favre et Nicolas Van Kuijk, violons

Sylvain Favre et Nicolas Van Kuijk, violons

La quintette K515 est à la fois douce, rêveuse, mais également chargée de la mélancolie que l’on retrouve dans nombre d’airs de ses personnages d’opéra, dont l’évocation s’immisce de manière subliminale avec l’aide de notre propre imaginaire. La présence souple et subjacente du violoncelle de François Robin, la vigueur des violons et l’harmonie de l’ensemble concourent à ce sentiment de plénitude qui permet de résister aux agitations atmosphériques qui cernent la scène du grand delta du parc floral.

François Robin, violoncelle

François Robin, violoncelle

En seconde partie, la violoncelliste Lydia Shelley rejoint les cinq instrumentistes afin d'interpréter La nuit transfigurée. Que l’auditeur ne se trompe pas, si cette musique lui semble si naturelle, mais perceptiblement plus sombre que la quintette qui précède, c’est qu’elle est née du talent d’un jeune Arnold Schonberg (il avait vingt-cinq ans) bien avant qu’il ne révolutionne le monde musical avec sa technique dodécaphonique.

Les vibrations mystérieuses de ce poème nocturne sont pleinement rendues avec une verve déliée qui en atténue l’austérité de par sa rondeur sensuelle.

Nicolas Van Kuijk, Sylvain Favre, Emmanuel François, Grégoire Vecchioni, François Robin

Nicolas Van Kuijk, Sylvain Favre, Emmanuel François, Grégoire Vecchioni, François Robin

Près d’un millier de spectateurs attentifs, une aura enjouée, le Quatuor Van Kuijk et ses musiciens associés font maintenant partie du paysage musical international et trouvent un public de fidèles de plus en plus nombreux, si bien que leur prochain concert à l’amphithéâtre de la Philharmonie, le 13 janvier 2018, est déjà complet depuis plusieurs mois.

Voir les commentaires

Publié le 3 Août 2017

Die Meistersinger von Nürnberg (Richard Wagner)
Représentation du 31 juillet 2017
Bayreuth Festspiele

Hans Sachs Michael Volle 
Veit Pogner Günther Groissböck 
Kunz Vogelgesang Tansel Akzeybek 
Konrad Nachtigal Armin Kolarczyk 
Sixtus Beckmesser Johannes Martin Kränzle 
Fritz Kothner Daniel Schmutzhard 
Balthasar Zorn Paul Kaufmann 
Ulrich Eisslinger Christopher Kaplan 
Augustin Moser Stefan Heibach 
Hermann Ortel Raimund Nolte 
Hans Schwarz Andreas Hörl
Hans Foltz Timo Riihonen 
Walther von Stolzing Klaus Florian Vogt 
David Daniel Behle 
Eva Anne Schwanewilms 
Magdalene Wiebke Lehmkuhl 
Un veilleur de nuit Karl –Heinz Lehner                       
 Klaus Florian Vogt (Walther)

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Barrie Kosky (2017)

La nouvelle production des Maîtres Chanteurs de Nuremberg qui inaugure l’édition 2017 du festival de Bayreuth est un marqueur majeur car elle convoque pour la première fois un metteur en scène juif, Barrie Kosky, le directeur artistique du Komische Oper de Berlin, pour réinterpréter l’opéra de Richard Wagner qui touche fondamentalement au cœur de l’identité allemande.

Klaus Florian Vogt (Walther) et Michael Volle (Hans Sachs)

Klaus Florian Vogt (Walther) et Michael Volle (Hans Sachs)

En effet, alors qu’en 1866 la troisième guerre d’indépendance italienne aboutit à l’expulsion des derniers Autrichiens d’Italie et, qu'au même moment, les Prussiens protestants battirent l’Autriche catholique et la confédération germanique, la Bavière de Louis II resta, elle, indépendante.

Pour Richard Wagner, la Bavière ‘devait sauver l’Allemagne’. 

Lorsqu’ils furent joués pour la première fois à Munich, le 21 juin 1868, Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg célébraient, en partie sur le mode de la dérision, le retour à l’art romantique allemand comme fondement d’une nouvelle nation identitaire.

Le public fut subjugué, mais un critique musical juif viennois, Eduard Hanslick, démolit l’esthétique et l’idéologie de l’ouvrage. 

Avait-il compris que le personnage de Beckmesser était originellement inspiré par lui même?

Le Palais des Festivals de Bayreuth

Le Palais des Festivals de Bayreuth

Indéniablement, Les Meistersinger contiennent une part autobiographique et drainent les sentiments antisémites du compositeur.

Barrie Kosky est le premier artiste juif et non allemand à les mettre en scène au Palais des festival de Bayreuth, et sa manière d’aborder l’œuvre est un formidable spectacle qui permet au spectateur de comprendre l’influence du milieu familial de Richard Wagner, de voir en chaque protagoniste une part de celui-ci, de réfléchir sur Nuremberg en tant que symbole du pouvoir Nazi, dans une ambiance malgré tout déjantée qui évacue tout ressentiment émotionnel.

Richard Wagner, Cosima Wagner, Hans von Wolzogen and the elderly Franz Liszt at Haus Wahnfried Bayreuth circa 1880 (Photogravure by Franz Hafnstaengl after an oil painting by Wihelm Beckman, Liszt Museum, Bayreuth)

Richard Wagner, Cosima Wagner, Hans von Wolzogen and the elderly Franz Liszt at Haus Wahnfried Bayreuth circa 1880 (Photogravure by Franz Hafnstaengl after an oil painting by Wihelm Beckman, Liszt Museum, Bayreuth)

Le premier acte reconstitue brillamment l’atmosphère bourgeoise, richement dotée de bibliothèques et de tissus précieux, de la villa Wanfried où Wagner, grâce au soutien financier de Louis II, pu s’installer en 1874 pour laisser libre cours à ses illusions artistiques.

Le décor est confiné, ce qui renforce l’impression d’imagerie d’Epinal du dispositif scénique.

Par un jeu de correspondance rendu le plus clair possible en employant les portraits réalisés par des peintres contemporains de leur époque, Hans Sachs prend les traits de Richard Wagner, Eva celui de sa femme, Cosima, inspiratrice active de sa philosophie, Pogner, le père d’Eva, incarne Franz Liszt, et Beckmesser s'identifie au chef d’orchestre juif Hermann Levi qui dirigea Parsifal lors de sa création à Bayreuth.

Klaus Florian Vogt (Walther) et Michael Volle (Hans Sachs)

Klaus Florian Vogt (Walther) et Michael Volle (Hans Sachs)

Mais Walther et, plus surprenant, David affichent, eux aussi, des caractères physiques propres à Richard Wagner afin de représenter la fragmentation du compositeur dans l’ouvrage.

L’ensemble prend la forme d’une représentation traditionnelle, ce qu’elle n’est pas, car le jeu des acteurs est d’une virtuosité poussée, laquelle est renforcée par le chœur tout fou – mais invisible et en retrait lors de l’ouverture - qui réalise des entrées et sorties constamment loufoques. Quant aux maîtres chanteurs, ils sont désacralisés à travers toutes sortes de mimiques humaines drôles et vivantes.

Sur la forme, on se croirait dans la première partie du Capriccio de Richard Strauss tissé de conversations philosophiques sur la musique et la poésie. Mais lorsque le salon se retire en arrière-plan, il laisse apparaître la salle de jugement du tribunal de Nuremberg flanquée des quatre drapeaux soviétique, américain, britannique et français. Le jugement de l’Allemagne et de Richard Wagner s’impose comme une question lancinante dans la suite de l’opéra.

Klaus Florian Vogt (Walther)

Klaus Florian Vogt (Walther)

Le second acte, qui mélange architecture du tribunal et prairie bucolique, ne fait pas allusion au métier de cordonnier de Hans Sachs, mais développe l’ambiguïté entre relation des personnages du livret et celle de Cosima et Richard Wagner.

Il fait intervenir le chœur, c'est-à-dire le peuple, de façon intempestive et divertissante comme s’il était joué par des acteurs libres, ce qui donne un sentiment d’anachronisme aux tableaux où il intervient.

Le point central de cet acte est bien entendu l’échange entre Hans Sachs et Beckmesser autour de la scène de séduction d’Eva – sans réel enjeu apparent - qui décuple le ressentiment antisémite de Wagner caché dans la partition.

Les coups de marteau deviennent les coups de maillet d'un juge.

Michael Volle (Hans Sachs) et Johannes Martin Kränzle (Beckmesser)

Michael Volle (Hans Sachs) et Johannes Martin Kränzle (Beckmesser)

La gestuelle Yiddish du marqueur, subtilement caricaturée, les entrelacs de motifs subliminaux exacerbés par Philippe Jordan, la tonalité joyeuse de l’ensemble, tout est fait pour que l’attention soit intelligemment maintenue, jusqu’au basculement vers la scène de bastonnade qui s’assombrit soudainement et laisse apparaître un visage géant fidèle à l’image fantasmée du juif satanique, visage qui se déploie lentement et progressivement. 

L’effet saisissant laisse coi et ne manque pas de provoquer l’exaspération de quelques spectateurs.

Le troisième acte se déroule entièrement dans la scène de tribunal. David, puis Hans Sachs, sont jugés – mais il s’agit bien de juger Wagner -, et les relents antisémites du peuple s’expriment avec évidence à l’accueil des maîtres chanteurs, tous applaudis sauf le marqueur.

Les scènes de foule sont toujours aussi formidables de verve et d’invention, et l’ouvrage s’achève sur l’apparition d’un orchestre sur scène, dirigé par Hans Sachs / Richard Wagner, qui disparaît dans les arrière-fonds du théâtre, afin de créer un effet de distanciation entre la musique du compositeur et la pensée de l'homme.

Johannes Martin Kränzle (Beckmesser)

Johannes Martin Kränzle (Beckmesser)

Pour son retour dans la fosse de Bayreuth, cinq ans après sa première interprétation de Parsifal en ce même lieu, Philippe Jordan reprend en main un orchestre dont la nature germanique modifie le rendu des couleurs par rapport à la version qu’il a dirigé l’année dernière avec l’orchestre de l’Opéra National de Paris.

Sans tonitruance, l’ouverture fait la part belle au déploiement fluide et sculptural des cordes, et sa direction, exempte d’effets nets et coupants, délie et démultiplie les motifs subjacents de la partition pour les lier fortement à la caractérisation vocale des personnages.

Car, non seulement le chef d’orchestre épouse parfaitement la construction scénique et les silences, ce qui, paradoxalement, accentue l’impression d’osmose entre direction musicale et direction d’acteur, mais il enrichit également les dialogues avec une expressivité qui prend le dessus sur le texte dans une effervescence étourdissante.  

Et en grand plasticien musical qu’il est, il excelle naturellement à induire des ondes intemporelles magnifiquement évanescentes et ombrées qui semblent totalement dématérialiser l’orchestre. 

Philippe Jordan

Philippe Jordan

C’est en tout premier lieu Michael Volle, véritable bête de scène, qui bénéficie de la force délicate d’une telle direction.

Probablement insurpassable dans le rôle d’Hans Sachs, symbole, ici, de l’esprit de Wagner, sa présence vocale décline toutes sortes d’états d’âme, de l’amertume à la colère en passant par l’impétuosité et la mélancolie, et son jeu nerveux et violent rend son personnage pleinement abouti.

L’auditeur est alors capté par l’énergie animale qu’il dégage, si bien que l’on ne voit plus le musicien, sinon l’incarnation nue et totale de l’être qu’il représente.

Johannes Martin Kränzle (Beckmesser) et Michael Volle (Hans Sachs)

Johannes Martin Kränzle (Beckmesser) et Michael Volle (Hans Sachs)

Klaus Florian Vogt, lui aussi parabole, dans cette production, du jeune Wagner révolté, un timbre constamment immaculé, une puissance splendide, est un Walther von Stolzing intemporel et un délice de sincérité. L’expression de ses élans clairs et vaillants, où la douceur l’emporte sur la force brute, et les langueurs onctueuses ont un tel impact émotionnel, que son timbre extraordinaire semble comme inaltérable au temps. Il est véritablement une très grande figure du Festival, et son attitude digne et touchante face à l’accueil dithyrambique du public est inoubliable.

Günther Groissböck, en Pogner / Franz Liszt, a un rôle plus court, mais ses expressions enjouées, doublées de belles couleurs naturelles et humaines, rendent entièrement sympathique son personnage bienveillant.

Anne Schwanewilms (Eva) et Klaus Florian Vogt (Walther)

Anne Schwanewilms (Eva) et Klaus Florian Vogt (Walther)

Et pour faire vivre l’impulsivité de David, Daniel Behle lui transmet un timbre dense et une émission percutante qui rend son personnage plus terrestre et mature que celui de Walther.

Mais on se souviendra longtemps du Beckmesser vécu par Johannes Martin Kränzle - artiste allemand qui interprétait Wozzeck à l'opéra Bastille, cette saison -  sous les traits barbus d’Hermann Levi. La démarche esthétique, les variations fines et expressives qui traduisent l’ambiguïté et l’insaisissable du personnage, le timbre qui révèle une texture doucereuse, il est incarnation totale du marqueur si détesté par Richard Wagner.

Et de plus, il semble prendre un malin plaisir narquois à jouer de cette figure provocante sans la moindre inhibition. 

Quant à Anne Schwanewilms, elle n’a plus la rondeur qui pourrait restituer au mieux la symbolique idéale que représente Eva. Totalement surprenante dans un rôle comique, alors qu’elle incarne habituellement des personnages sensibles et intimistes, elle dégage surtout une personnalité qui pourrait être celle de Cosima Wagner. 

Sa compagne, Wiebke Lehmkuhl, de sa voix bien timbrée, donne enfin beaucoup de vie à Magdalene.

Le choeur du festival de Bayreuth

Le choeur du festival de Bayreuth

Le chœur, un grand sentiment d’allégresse, s’en donne pleinement à cœur joie, et contribue ainsi à la réussite d’une production qui allie mémoire historique et familiale, réflexion psychologique, vitalité exubérante, bref, une richesse stimulante pour chacun de nous qui amorce peut-être une reprise de la créativité théâtrale du Festival.

Voir les commentaires

Publié le 15 Juillet 2017

Le Concert de Paris au Champ-de-Mars
Concert du 14 juillet 2017 (5ème édition)
Champ-de-Mars - Paris

Hector Berlioz – La Damnation de Faust : Marche Hongroise
Giacomo Puccini – Gianni Schicchi : « O mio babbino caro » [Nadine Sierra]
Giuseppe Verdi – Rigoletto : « La donna è mobile » [Bryan Hymel]
Serge Prokofiev – Roméo et Juliette : « Danse des Chevaliers »
Wolfgang Amadé Mozart – Don Giovanni : « Deh vieni alla finestra » [Ludovic Tézier]
Wolfgang Amadé Mozart – Don Giovanni : « Fin ch’han dal vino » [Ludovic Tézier]
Charles Gounod – Roméo & Juliette : « Je veux vivre » [Diana Damrau]
Nikolaï Rimsky-Korsakov – La Fiancée du Tsar : « La chanson du houblon »
Charles Gounod – Sapho : « O ma lyre immortelle » [Anita Rachvelishvili]
Johannes Brahms – Double concerto : « Vivace non troppo » (3e mvt) [Gautier et Renaud Capuçon]
Dmitri Kabalevsky / Andrew Cottee – « Bonne Nuit »
Ruggero Leoncavallo – Pagliacci : « Vesti la Giubba » [Bryan Hymel]
Dmitri Chostakovitch – Suite de Jazz n°2 : « Valse n°2 »
Léo Delibes – Lakmé : « Duo des fleurs » [Nadine Sierra et Anita Rachvelishvili]
Richard Strauss – Morgen [Diana Damrau et Renaud Capuçon]
Vangelis / Don Rose – « Les Chariots de feu » (version pour piano et orchestre)
Giacomo Puccini – La Bohème : « O soave fanciulla » [Nadine Sierra et Bryan Hymel]
Modeste Moussorgsky / Maurice Ravel – Les Tableaux d’une exposition : « La grande porte de Kiev »
Giuseppe Verdi – Don Carlo : « E lui !... desso ! ... » [Bryan Hymel et Ludovic Tézier]
Georges Bizet – Carmen : « Les voici la quadrille ! »
Hector Berlioz / Claude Joseph Rouget de Lisle – La Marseillaise (couplets n°1 et 2)

Avec Diana Damrau, soprano, Nadine Sierra, soprano, Anita Rachvelishvili, mezzo-soprano, Bryan Hymel, ténor, Ludovic Tézier, baryton, Renaud Capuçon, violon, Gautier Capuçon, violoncelle                            

Direction musicale Valery Gergiev
Chœur et Maîtrise de Radio France
Orchestre National de France

Coproduction La Mairie de Paris, France Télévisions et Radio France 

Faire entendre un concert de musique classique en plein air face à 500 000 spectateurs installés et entassés depuis plusieurs heures sur les pelouses du Champ-de-Mars, afin d’être aux premières loges du feu d’artifice, est une ambition démesurée qui pourrait sembler dommageable à la finesse d’écriture des airs interprétés par ces chanteurs qui sont tous des références mondiales du chant lyrique.

Anita Rachvelishvili et Nadine Sierra  : Léo Delibes – Lakmé « Duo des fleurs »

Anita Rachvelishvili et Nadine Sierra : Léo Delibes – Lakmé « Duo des fleurs »

Et pourtant, suivre les artistes depuis les allées boisées latérales, tout en observant une foule hétéroclite, bruyante, agitée, impatiente ou parfois concentrée, qui réunit l’ensemble de la société française dans toute sa diversité, a quelque chose de particulièrement fort qui ne nuit même pas à l’imprégnation de la musique, car c’est le sentiment de partage qui l’emporte haut-la-main.

Ainsi, peut-on voir, perchée sur les épaules de son père, une petite fille mimer à tue-tête Bryan Hymel chantant l’air du Duc de Mantoue ‘La donna è mobile !’ - le ténor canadien fait très forte impression ce soir, y compris dans l'air poignant d'I Pagliacci -, ou bien des jeunes enfants marquer du pied les cadences de la ‘Danse des Chevaliers’ de Roméo et Juliette.

Sur l'air 'La Donna è mobile' chanté par Bryan Hymel

Sur l'air 'La Donna è mobile' chanté par Bryan Hymel

Anita Rachvelishvili doit, certes, supporter le passage d’un hélicoptère au début de son air sombre ’ O ma lyre immortelle’, mais c’est radieuse qu’on la retrouve avec Nadine Sierra dans l’enjôleur ‘Duo des fleurs’, voix doucereusement mêlées, pour achever les dernières paroles en se détachant, toutes deux, de l’avant-scène, les regards magnifiquement complices.

Quant à Diana Damrau, exubérante et extravertie, elle laisse en mémoire une interprétation lumineuse et recueillie de ‘Morgen’, totalement aérienne, et Ludovic Tézier, d’allure la plus sérieuse, se prête au jeu de Don Giovanni sans réserve.

Chœur et Maîtrise de Radio France et Orchestre National de France

Chœur et Maîtrise de Radio France et Orchestre National de France

Valery Gergiev, fier de parsemer le concert de musiques signées par les plus grands compositeurs russes,  Prokofiev, Chostakovitch, Rimsky-Korsakov, Moussorgsky, trouve donc en l’Orchestre National de France un grand vecteur qui porte brillamment l’essence même de la culture de sa nation. 

Ce concert, qui a réuni 3 088 000 téléspectateurs, peut être revu sur Culturebox - Le Concert de Paris.

Nadine Sierra, Bryan Hymel, Valery Gergiev, Diana Damrau, Ludovic Tézier, Anita Rachvelishvili

Nadine Sierra, Bryan Hymel, Valery Gergiev, Diana Damrau, Ludovic Tézier, Anita Rachvelishvili

Voir les commentaires

Publié le 4 Juillet 2017

Die Frau ohne Schatten (Richard Strauss)
Représentation du 02 juillet 2017
Bayerische Staatsoper – München

Der Kaiser Burkhard Fritz
Die Kaiserin Ricarda Merbeth
Die Amme Michaela Schuster
Der Geisterbote Sebastian Holecek
Hüter der Schwelle des Tempels Elsa Benoit
Erscheinung eines Jünglings Dean Power
Die Stimme des Falken Elsa Benoit
Eine Stimme von oben Okka von der Damerau
Barak, der Färber Wolfgang Koch
Färberin Elena Pankratova
Der Einäugige Tim Kuypers
Der Einarmige Christian Rieger
Der Bucklige Dean Power
Keikobad Renate Jett

Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2013)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak

                           Ricarda Merbeth (Die Kaiserin) 

La reprise de Die Frau ohne Schatten mis en scène par Krzysztof Warlikowski, au lendemain même de la création de la nouvelle production de Die Gezeichneten donnée en ouverture du Festival de Munich, vaut naturellement d'être revue pour son travail scénique accompli et l’investissement de sa distribution, mais vaut surtout au public munichois un choc musical qu’il n’est pas prêt d’oublier, tant la démesure de la direction de Kirill Petrenko est un déluge orchestral d’une force surhumaine.

Burkhard Fritz (Der Kaiser)

Burkhard Fritz (Der Kaiser)

Car, qui n’a jamais vu ce jeune chef russe insuffler de sa main prophétique et de son visage hurlant une énergie terrible à ses musiciens, ne peut comprendre à quel point l’âme de l’auditeur peut être ravagée par une interprétation orchestrale entrée dans la légende de l’Art vivant.

Et voir et entendre les musiciens du Bayerisches Staatsorchester tenus d’une poigne de fer, puis couverts dans l’air de l’Empereur afin de produire le son le plus concentré, doux comme une berceuse et rougeoyant comme un cœur pulsant et aimant, comme s’ils créaient une insaisissable masse omniprésente et invisible, déstabilise encore plus chaque spectateur qui ne sait qualifier la nature de l’objet qui le défie.

Kirill Petrenko

Kirill Petrenko

La fureur phénoménale de Kirill Petrenko, sortie d’un homme en apparence tout simple et tout jovial, est une interrogation qui pousse chacun à se tourner vers son voisin afin de partager l’impossibilité à parler de l’indicible.

Il y a enfin la joie ressentie non seulement pour soi, mais aussi par la prise de conscience que nombre de jeunes sont présents parmi les spectateurs et découvrent, à leur grande stupéfaction, le pouvoir embrasant de la musique lyrique dirigée par un chef extraordinaire.

S’il y a un pays capable de sauver l’esprit des Arts et de la Culture européenne, l’Allemagne est, sans aucun doute, aujourd’hui, le terreau le plus légitime.

Elena Pankratova (Färberin)

Elena Pankratova (Färberin)

Mais pour autant, Kirill Petrenko se considère bien comme le garant d’une architecture complexe et intègre qui prend en compte les particularités de chaque chanteur afin de les mettre le mieux possible en valeur.

On peut ainsi admirer sa manière d’assouplir l’orchestre afin de lui donner une profondeur mahlérienne qui permette à Burkhard Fritz de révéler l’humanité intériorisée de l’Empereur, et compenser ainsi les limites sévères que lui impose les tensions du rôle dans la tessiture aigüe.

Ricarda Merbeth (Die Kaiserin)

Ricarda Merbeth (Die Kaiserin)

Et c’est avec la même intention sensible qu’il accompagne Ricarda Merbeth, impératrice volontaire et douée d’un timbre vaillamment ouaté, qui surmonte les passages les plus extrêmes, moins crânement, toutefois, que dans ses grandes incarnations de Sieglinde ou Senta, plus largement lyriques d’écriture.

Totalement libérée, Elena Pankratova livre, elle, une interprétation fulgurante de la teinturière, et forme avec Wolfgang Koch, très touchant dans le rôle du mari humilié, un couple humain et dramatiquement fort qui leur vaut une reconnaissance absolue de la part du public munichois.

Wolfgang Koch (Barak, der Färber)

Wolfgang Koch (Barak, der Färber)

Michaela Schuster, aux éclats fortement disparates, n’en est pas moins une nourrice entière et franchement expressive, et Sebastian Holecek tient, de l’Esprit messager, la noirceur mauvaise naturellement attendue.

Usant d’effets vidéographiques tridimensionnels saisissants dans les passages les plus fantastiques, et d’une surprenante correspondance de lieu et de circonstances avec le film d’Alain Resnais ‘L’Année dernière à Marienbad’, Krzysztof Warlikowski raconte, à sa manière, le parcours qui mène à une pleine humanité. 

Elena Pankratova (Färberin)

Elena Pankratova (Färberin)

L’Empereur est représenté en homme paumé et ayant perdu contact avec la réalité, cerné qu’il est par des êtres à têtes de faucon qui traduisent le monde fantasmagorique dans lequel il vit, l’esprit messager, le poing recouvert d’un gant noir, est, lui, vendu aux forces du mal, et la teinturière se perd, elle, dans une profusion de fantasmes sexuels suscités par la présence d’un beau gosse au torse nu parfaitement dessiné.

Die Frau ohne Schatten (Merbeth-Pankratova-Koch-Schuster-Petrenko-Warlikowski) Munich

Le début du troisième acte, marqué par ces soldats qui s’enfoncent dans un océan, tels les soldats de Pharaon submergés par les vagues de la mer rouge, rêve d’un monde définitivement démilitarisé, et l’avènement d’un nouvel humanisme se réalise, dans une vision totalement idéalisée, par la reconstitution d’une famille qui s’accepte telle qu’elle est, réunie autour d’une table cernée par des dizaines d’enfants aux effets bariolés. 

Krzysztof Warlikowski

Krzysztof Warlikowski

Ce final heureux, unanimement loué, qui s'ouvre sur une galerie réunissant super-héros et guides spirituels, permet à Krzysztof Warlikowski de montrer qu’il peut avoir une vision optimiste du bonheur humain, facette consensuelle qui contrebalance celle plus noire et perçante qui traversait Die Gezeichnetenla veille.

Voir les commentaires

Publié le 3 Juillet 2017

Die Gezeichneten / Les stigmatisés (Franz Schreker)
Représentation du 01 juillet 2017
Bayerische Staatsoper - München

Herzog Antoniotto Adorno Tomasz Konieczny
Graf Andrea Vitellozzo Tamare Christopher Maltman
Lodovico Nardi Alastair Miles
Carlotta Nardi Catherine Naglestad
Alviano Salvago John Daszak
Guidobaldo Usodimare Matthew Grills
Menaldo Negroni Kevin Conners
Michelotto Cibo Sean Michael Plumb
Gonsalvo Fieschi Andrea Borghini
Julian Pinelli Peter Lobert
Paolo Calvi Andreas Wolf
Capitano di giustizia Tomasz Konieczny
Ginevra Scotti Paula Iancic
Martuccia Heike Grötzinger
Pietro Dean Power
Ein Jüngling Galeano Salas
Dessen Freund Milan Siljanov
Ein Mädchen Selene Zanett

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2017)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak                     
Catherine Naglestad (Carlotta)

Avant d’ouvrir la troisième saison de Stéphane Lissner à la direction de l’Opéra de Paris par une nouvelle production de la version parisienne intégrale de Don Carlos, Krzysztof Warlikowski a choisi de mettre en scène, en quelques mois, trois ouvrages dont l’intrigue est construite sur la rivalité entre deux hommes épris de la même femme, et qui s’achève par la mort de celle-ci et l’éclatement de la folie meurtrière de l’amant éconduit.

John Daszak (Alviano Salvago)

John Daszak (Alviano Salvago)

Cette trilogie, initiée par Wozzeck d’Alban Berg – l’oeuvre fut jouée à l’Opéra d’Amsterdam en mars dernier -, s’achèvera par les représentations de Pelléas et Mélisande au Festival de la Ruhrtriennale à Bochum, cet été. 

Entre temps, le régisseur polonais est invité au Bayerische Staatsoper pour l’ouverture du Festival lyrique 2017 de Munich, afin de diriger la nouvelle production de Die Gezeichneten.

Il s'agit d'un opéra créé en 1918 qui impressionna tellement le monde musical par sa structure opulente et la qualité de son livret, qu'un critique musical installé à Frankfurt, Paul Bekker, déclara que le musicien autrichien était le successeur le plus crédible de Richard Wagner. Ce sera le point de départ d'une campagne antisémite qui s'insinuera dans la vie de Schreker, qui n'était pas juif mais qui avait beaucoup d'amis juifs, au point de causer sa mort en 1934 et stopper net la reconnaissance de son oeuvre.

Catherine Naglestad (Carlotta)

Catherine Naglestad (Carlotta)

Un tel contexte ne pouvait que toucher profondément Krzysztof Warlikowski et l'inciter à y faire référence dans son travail de mise en scène.

Ainsi, la présence d'une imposante paroi réfléchissante, dressée au milieu du décor glacé conçu par Małgorzata Szczęśniak, est le signe avant-coureur que la conscience du public sera directement frappée.

Alviano, ce riche génois difforme qui a créé une île paradisiaque dans l’idée de dépasser les souffrances infligées par sa maladie, prend ici les traits de Joseph Merrick, dit Éléphant Man.

Il appartient bien à la même classe des hommes d'affaires de la cité, dissimule son visage autant que possible, et boit.

John Daszak en restitue un portrait d'une franchise vocale entièrement extériorisée, ni lisse, ni séductrice, sinon révélatrice de la violence de sa détresse.

Christopher Maltman (Graf Andrea Vitellozzo Tamare)

Christopher Maltman (Graf Andrea Vitellozzo Tamare)

Carlotta, somptueuse sous les traits de Catherine Naglestad, apparaît enveloppée d’un long manteau sombre et, d'emblée, exprime des sentiments d'une sensualité écorchée torride et animale. 

Si les premières scènes sont jouées avec un sens absolu du dénuement intimiste, l'art vidéographique de Warlikowski et de son comparse, Denis Guéguin, prend par la suite une dimension fantastique et envahissante. Un film, représentant une famille aux visages de souris vivant dans son petit intérieur, fait alors écho aux révélations mystérieuses de Carlotta. 

Catherine Naglestad (Carlotta)

Catherine Naglestad (Carlotta)

Aux doutes et aux interrogations, cette imagerie laisse place à l'évocation d'un judaïsme qui s'immisce dans cette histoire, et se renforce au fil du drame. Ainsi, parmi la saisissante projection d'extraits de films du cinéma expressionniste d’entre deux-guerres - tels Frankenstein, The Phantom of the Opera ou Nosferatu, qui montrent l'attirance mortelle des héroïnes pour ces monstres -, un extrait de l'adaptation du Golem de Paul Wegener, diffusé devant un chœur d'enfants grimés, eux aussi, en souris, suggère les origines juives de Carlotta.

Son amour pour Alviano paraît fatalement résulter d'un conditionnement culturel - une croyance en une créature nouvelle, symbole de la création surhumaine.

Catherine Naglestad (Carlotta)

Catherine Naglestad (Carlotta)

Mais les souris, directement inspirées de la bande dessinée d'Art Spiegelman, Maus, évoquent surtout la perspective mortelle des camps de concentration et le climat délétère que connut Franz Schreker dès les années 1920.

Warlikowski profite ensuite du début du troisième acte, avant que la musique ne commence, pour régler les comptes du compositeur avec l'antisémitisme et le nazisme.

Il fait réciter par le personnage d'Alviano, dans le silence et la solitude théâtrale de la salle, un autoportrait qu'écrivit Schreker pour une revue musicale autrichienne : 'Je suis impressionniste, expressionniste, futuriste, adepte du vérisme musical. Je me suis élevé grâce à la puissance du judaïsme, chrétien, je suis 'arrivé' soutenu par une clique catholique sous le haut patronage d'une princesse viennoise ultra-catholique’.

Tomasz Konieczny (Herzog Antoniotto Adorno)

Tomasz Konieczny (Herzog Antoniotto Adorno)

C'est sans aucun doute cette volonté de déborder du cadre même des profondeurs de l'oeuvre, pour revenir à la personnalité de Schreker, que ne lui pardonnera pas une partie du public au rideau final.

Le propos s'allège avec la révélation des magnificences de l'île. Le rapport à l'érotisme est figuré par un groupe de danseurs sur pointes et d'apparence nue, chorégraphiant des pas sous la forme d’un divertissement de luxe qui ne constitue donc pas une vision artistique signifiante. 

L'esprit de cette scène est ainsi très proche de la danse des corps séniles que Warlikowski introduisit dans sa mise en scène de Krol Roger à l'Opéra Bastille.

John Daszak (Alviano Salvago récitant une lettre de Franz Schreker)

John Daszak (Alviano Salvago récitant une lettre de Franz Schreker)

L'ultime tableau, lui, est terriblement fascinant. En fond de scène, une grotte en forme de cage de verre surmontée de cinq piliers froidement lumineux cristallise l’instant de la catastrophe imminente. Tamare en surgit tout en tentant maladroitement de se rhabiller.

Carlotta se réveille ensuite dans une atmosphère indiscernable et fantastique, telle une Lucia ou une Lady Macbeth devenue folle, et tend une pomme rouge au moment du meurtre de son amant. 

A ce moment précis, la puissante stupeur de Catherine Naglestad, décuplée par la violence de l'orchestre, donne à cette scène théâtrale une force incroyablement irrésistible et d'une noirceur insondable. Un immense soleil, rougeoyant dans l’instant de la passion, et glacé quand l’âme n’est plus qu’en perdition, symbolise dans sa totalité l’état des pulsions vitales en jeu. 

Catherine Naglestad (Carlotta)

Catherine Naglestad (Carlotta)

Krzysztof Warlikowski resserre ainsi le climat psychologique sur la relation étouffante entre ces trois protagonistes non conventionnels, et élude totalement la représentation d'architectures démesurées ou bien d'orgies démonstratives contenues dans le livret, mais de valeur secondaire. 

Il est aidé par le lyrisme unifiant et envoûtant de la direction d'Ingo Metzmacher, qui surmonte magnifiquement la difficulté de lier l'enchaînement des ambiances orchestrales, passant de l'enjôlement nostalgique à l'agressivité, plongeant dans les méandres subliminaux, et exultant soudainement en une vague de luxuriance délirante.

Beauté des coloris, patine sculpturale, impression de luxe sonore et fluidité vive et    inaltérable, l'entière interprétation est dépassée par un art de la modulation merveilleux qui traverse l'auditeur de son énergie insidieuse.

Die Gezeichneten (Maltman-Naglestad-Daszak-Metzmacher-Warlikowski) Munich

Tous les chanteurs, absolument tous, ne cèdent rien à la force expressive de leurs caractères. Christopher Maltman, en Tamare, imprègne une inflexible maturité par sa voix incisive plus percutante qu'à Amsterdam où il incarnait Wozzeck peu avant. Il est un chanteur dramatique, puissant, et arrive à résister face à l'Adorno de Tomasz Konieczny dont la noirceur carnassière fortement séductrice est légèrement retenue pour cette première représentation.

Catherine Naglestad, inattendue dans un rôle à la fois sensible et démesuré, donne des accents de Walkyrie débordants de lyrisme et pénétrants, et démontre qu'elle est toujours une des artistes les plus accomplies du grand répertoire allemand.

John Daszak, comme décrit plus haut, joue sans ambages le naturalisme expressif éclatant d'effroi.

Et chaque rôle secondaire a naturellement son mot à dire et une présence à affirmer, comme le talent de Warlikowski permet de les faire vivre dans les moindres détails.

Małgorzata Szczęśniak, Catherine Naglestad, Krzysztof Warlikowski

Małgorzata Szczęśniak, Catherine Naglestad, Krzysztof Warlikowski

Une  noirceur omniprésente, un énorme engagement de l'ensemble des artistes, Franz Schreker est réhabilité dans toute son audace créative et sa contemporanéité individualiste et tragique.

Voir les commentaires

Publié le 26 Juin 2017

Sadko (Nikolaï Rimski-Korsakov)
Représentation du 24 juin 2017
Vlaanderen Opera – Gand

Sadko Zurab Zurabishvili
Volkhova Betsy Horne
Lyubava Buslayevna Victoria Yarovaya
Nezhata Raehann Bryce-Davis
Océan, le roi des mers Anatoli Kotcherga
Le marchand varègue Tijl Faveyts
Le marchand hindou Adam Smith
Le marchand vénitien Pavel Yankovski
Duda Evgeny Solodovnikov
Foma Sopel Michael J. Scott
Nazaritch Stephan Adriaens
Luka Zinovich Patrick Cromheeke

Direction musicale Dmitri Jurowski
Mise en scène Daniel Kramer (2017)

                                                                               Pavel Yankovski (Le marchand vénitien)

Rarement l’Europe de l’Ouest aura représenté autant d’opéras de compositeurs russes, autres que les habituels Tchaïkovski, Moussorgski, Chostakovitch et Prokofiev, qu’au cours de la saison lyrique 2016/2017. 

L’œuvre la plus célèbre d’Alexandre Borodine, Le Prince Igor, présentée à Amsterdam l’hiver dernier, et les opéras de Nikolaï Rimski-Korsakov, Le Coq d’Or, La Légende de la ville invisible de Kitesh et Snegourotchka, respectivement joués à Bruxelles, Bergen et Paris, ont ouvert de nouveaux horizons musicaux aux amateurs de lyrique occidentaux, mouvement que l’opéra des Flandres conclut avec une nouvelle production de Sadko innervée d’un volcanisme sonore impressionnant, mais un peu vain.

Raehann Bryce-Davis (Nezhata)

Raehann Bryce-Davis (Nezhata)

En effet, la symbolique de cet opéra qui ne comporte qu’un seul personnage réellement consistant, le rôle-titre, n’est pas facilement transposable à notre époque, et ce qu’en fait Daniel Kramer, le nouveau directeur artistique de l’English National Opera de Londres, ressemble à un règlement de compte entre lui et la société de consommation contemporaine dont il méprise la médiocrité d’esprit.

Les marchands de Novgorod, ville historique traversée par la rivière Volkhov qui relie le lac Ilmen au lac Ladoga, sont joués par un chœur brillamment en verve et habillé de costumes tristes et peu colorés, et dirigés avec une vitalité décuplée, dès l’ouverture, par l’énergie de la musique.

Les marchands de Novgorod

Les marchands de Novgorod

Sadko, sous les traits de Zurab Zurabishvili qui lui dédie, tout au long de la soirée, un chant de caractère au relief acéré et d’une incisive clarté d’âme, apparaît comme un chanteur de télé-crochet, auquel se joint Raehann Bryce-Davis dans le rôle enthousiaste et provocateur de Nezhata. Cette jeune chanteuse américaine, qui fait partie depuis cette saison de la troupe de l’Opéra des Flandres, dégage une joie naturelle rayonnante que la noirceur expressive de son timbre colore d’une présence qui tranche avec la tonalité mélancolique du chant slave.

Ce premier tableau démontre déjà que l’œuvre de Rimski-Korsakov est un opéra à airs qui pourrait se présenter, à lui seul, comme le support d’un concours de chant de haut vol. Ses airs sont le plus souvent déliés et mélodiques comme si le compositeur avait transposé l’art du beau chant bellinien à l’univers russe.

 Betsy Horne (Volkhova) et Zurab Zurabishvili (Sadko)

Betsy Horne (Volkhova) et Zurab Zurabishvili (Sadko)

Par la suite, les tableaux du monde imaginaire prennent une incompréhensible tonalité lunaire sous un ciel d’éclipse et un sol de poussière météoritique. Daniel Kramer représente les cygnes sous des déguisements ironiques qui rappellent les anciennes mises en scène jouées au premier degré, mais sans donner le moindre sens lisible à son propos. Sa direction scénique est également plus pauvre dans cette partie.

Puis, Betsy Horne apparaît en une pure Volkhova au chant plus neutre que sa consœur américaine, la véritable sensualité slave étant incarnée par la seule chanteuse russe de la distribution, la mezzo-soprano Victoria Yarovaya. Le galbe sombre qui hante l’intériorité de l’auditeur, elle incarne la jeune femme de Sadko avec l’humilité d’une Micaela et une personnalité vocale qui s’adresse à l’inconscient de chacun.

Sadko (Zurabishvili-Horne-Yarovaya-Bryce-Davis-Jurowski-Kramer) Gand

La scène des trois marchands qui chantent la nostalgie de leurs propres origines est alors l’occasion d’entendre le superbe Pavel Yankovski, ténor charmeur et langoureux qui fixe comme une évidence le choix de Sadko pour voguer vers son monde vénitien.

Et, alors que Daniel Kramer représentait, au premier tableau, la nature mentale des marchands par des projections vidéos d’un univers médiatique télévisuel courant – avec ses matchs de foot et ses actualités violentes -, la vidéo est cette fois utilisée pour railler la culture du voyage de masse, et l’on voit ainsi le héros être séparé des femmes qui l’ont inspiré, par une faille jaillie du sol. Il choisit d’aider son peuple à accéder au bonheur collectif fait de rêves vulgaires de bord de plage.

Victoria Yarovaya (Lyubava Buslayevna)

Victoria Yarovaya (Lyubava Buslayevna)

Si ce parti pris scénique donne le sentiment de nuire à la valeur musicale de l’œuvre, c’est qu’il jure avec l’homogénéité vocale de la distribution et, surtout, avec les merveilles de puissance, d’explosion sonore et de mouvements chatoyants que l’orchestre symphonique de l’opéra des Flandres déploie sous la direction enflammée et mystérieuse de Dmitri Jurowski

La partition de Rimski-Korsakov est encore plus belle que celle qu'il écrivit pour Snegourotchka, et ne comprend aucune faiblesse. L’allant inspiré des airs, la noirceur des univers fantastiques, le détachement des sonorités des instruments solistes, tout relève ici d’une splendeur envers laquelle le visuel, même sous une forme décalée, ne devrait pas totalement déroger.

Voir les commentaires

Publié le 23 Juin 2017

Soirée Erik Satie - un esprit français
Concert du 21 juin 2017
Cinéma Fronte del Porto - Padova

Gnossiennes n° 1, 2, 3                     Sports et divertissements
Embryons desséchés                        Ballet relâche
Sonatine bureaucratique                 Entr'acte, film de René Clair 

Piano forte, Jean-Pierre Armengaud

'La musique de Satie est une musique que l'on regarde et qui vous regarde', c'est ainsi que Jean-Pierre Armengaud, grand ambassadeur de la musique française à l'étranger, parle des œuvres du célèbre compositeur d'Arcueil.

Jean-Pierre Armengaud accompagnant Entr'acte (Erik Satie, Francis Picabia)

Jean-Pierre Armengaud accompagnant Entr'acte (Erik Satie, Francis Picabia)

Il est l'invité, ce soir, d'une importante manifestation organisée pendant tout le mois de juin à Padoue, et intitulée 'A minimal view'.

Elle est dédiée aux 80 ans de Philip Glass qui est, notamment, un grand admirateur d'Erik Satie - le musicien américain débuta sa carrière en 1968 en lui rendant hommage sur le thème de 'Music in the Shape of a Square'.

Paul Klee Quartet interprétant les String Quartets de Philip Glass au centre culturel Altinate - le 17 juin 2017

Paul Klee Quartet interprétant les String Quartets de Philip Glass au centre culturel Altinate - le 17 juin 2017

De nombreux concerts sont ainsi joués en accès libre et gratuit dans divers lieux de la cité, que ce soit au centre culturel Altinate, à la 'Sala delle Edicole' ou au cinéma Fronte del Porto, dans une étrange confidentialité qui laisse penser qu'un public plus large aurait aimé y assister - seules 80 personnes étaient présentes, par exemple, pour les quartets de Philip Glass joués dans un auditorium de 250 sièges.

Alessia Toffanin - Suite for Toy Piano (John Cage) - performance précédant la soirée Satie - le 21 juin 2017

Alessia Toffanin - Suite for Toy Piano (John Cage) - performance précédant la soirée Satie - le 21 juin 2017

En ce mercredi 21, en toute coïncidence avec la Fête de la musique célébrée au même moment en France, Jean-Pierre Armengaud est seul avec son piano à faire partager l'univers ironique d'Erik Satie au public padouan.

Cet humour, on le retrouve dans les textes du compositeur traduits en italien et racontés, entre chaque pièce musicale, avec un doucereux accent français délicieusement drôle.

Le rythme et le style impulsif avec lesquels il aborde les trois gnossiennes sont à l'image de l'esprit qui va parcourir l'entière soirée, c'est à dire une vitalité pimpante et dénuée de tout sentimentalisme, telle une vie qui doit se poursuivre frénétiquement sans jamais s'arrêter.

Jean-Pierre Armengaud

Jean-Pierre Armengaud

Dans le même esprit, les trois pièces des Embryons desséchés sont marquées par le motif obsédant de la marche funèbre de Frédéric Chopin qu’Erik Satie a parodié avec surprise, car peu imagineraient qu’il ait pu s’en amuser avec une telle désinvolture.

Jean-Pierre Armengaud réserve cependant l'interprétation la plus complexe pour la fin du récital, en accompagnant à un rythme endiablé le film de René clair Entr’acte diffusé dans son intégralité dans la salle d’Art et essai du cinéma Fronte del Porto. Une prouesse de vertige!

Jean-Pierre Armengaud

Jean-Pierre Armengaud

Et malgré les sévères coupes budgétaires que l’Italie de Silvio Berlusconi a infligé au monde de la Culture depuis près de deux décennies - ce qu’avait dénoncé avec force Riccardo Muti lors d’une interprétation de Nabucco à l’Opéra de Rome en présence du sénateur -, c’est beaucoup d’espoir que cette initiative artistique aura finalement drainé ce soir, l'espoir que les Italiens ne perdent pas définitivement leur goût pour la culture musicale intemporelle.

Voir les commentaires

Publié le 14 Juin 2017

Bertaud, Valastro, Bouché, Paul (Ballet de l’Opéra)
Première représentation du 13 juin 2017
Palais Garnier

Renaissance (Sébastien Bertaud)
Musique Felix Mendelssohn-Bartholdy Concerto pour violon n°2

The Little Match Girl Passion (Simon Valastro)
Musique David Lang

Undoing World (Bruno Bouché)
Musique The Klezmatics (Nicolas Worms)

Sept mètres et demi au-dessus des montagnes (Nicolas Paul)
Musique Josquin Desprez                                               
Undoing World (Bruno Bouché)
Corps de ballet de l’Opéra National de Paris
Fin du spectacle à 22h40

Cet ensemble de quatre pièces de ballet de trente minutes chacune, donné pour la première fois sur la scène du Palais Garnier, est, avant tout, le témoignage de la confiance et de la gratitude de l’institution à l’égard de quatre de ses danseurs entrés dans le corps de ballet au tournant de l’an 2000. 

Il leur est ainsi offert la chance de pouvoir exprimer leur propre sensibilité chorégraphique sous l’enjeu de la création d’œuvres qui reflètent leur univers sensoriel.

Pablo Legasa (Renaissance)

Pablo Legasa (Renaissance)

Le premier, Renaissance de Sébastien Bertaud, livre un hommage amoureux au Palais Garnier et à la grâce de John Neumeier. Sur la musique du Concerto pour violon n°2 de Felix Mendelssohn, dominée par la légèreté du violon teintée de sentiments Yiddish subconscients, les artistes du corps de ballet dansent la fluidité de la vie avec une gestuelle d’apparence classique mais ponctuée de furtifs mouvements accélérés qui traduisent l’intrusion de la gestuelle contemporaine dans une chorégraphie entêtante.

Le brillant et la clarté des costumes sont contrebalancés par les reliefs ombrés que découpent les éclairages sur le corps des danseurs, sauf quand l’intensité lumineuse s’amplifie pour créer une impression de joie totale. 

Thomas Docquir et Hugo Marchand (Renaissance)

Thomas Docquir et Hugo Marchand (Renaissance)

En arrière-plan, l’omniprésence du décor torsadé du salon de la danse fait remonter les sensations nostalgiques de la mise en scène de Robert Carsen pour le Capriccio inoubliable de Richard Strauss joué à plusieurs reprises dans cette salle.

Et de tous les danseurs, Pablo Legasa est celui qui incarne le mieux la fusion parfaite entre principes masculin et féminin que traduit pleinement la souplesse amoureuse de sa gestuelle.

La seconde partition est confiée à Simon Valastro et à la musique intemporelle de David Lang, qui ne peut que rappeler aux connaisseurs l’univers spirituel de Louis Andriessen.

En effet, le chant hypnotisant des quatre chanteurs de l’Académie de l’Opéra, vêtus de noir austère, crée une troublante atmosphère pour ce ballet narratif dont le cœur est la relation profonde qui lie la petite fille aux allumettes à sa grand-mère.

The Little Match Girl Passion

The Little Match Girl Passion

Tout évoque les faubourgs nocturnes d’une grande ville, ses gamins désœuvrés, ses passants anonymes, et le point d’orgue du spectacle survient, comme une évidence, quand Eleonora Abbagnato exprime violemment les décharges du manque affectif laissé par son aïeule, avec la même force qu'une Juliette pleurant son Roméo perdu. Il s’agit d’une ode au vide et au sentiment de finitude.

Splendide final sous une tempête de neige qui recouvre le tombeau de la jeune fille, elle qui avait déjà de son vivant approché le mystère de la mort sans visage.

The Little Match Girl Passion

The Little Match Girl Passion

Dans la troisième partie livrée aux expressions froides de Bruno Bouché, le public se retrouve face à un immense miroir qui lui réfléchit les balcons de la salle et ses regards attentifs.

Les danseurs, cette fois, manient des couvertures de survie dorées dans un univers aride et dur, qui évoque le désert humain d’âmes en perdition, ainsi que le parcours sans fin de réfugiés livrés à la dureté du monde.

Le spectacle joue sur l’opposition entre le confort des spectateurs et la condition d’êtres sans toit, à la recherche d’un refuge, tout en faisant écho à l’actualité de notre monde.

Mais ses lignes de forces sont rares.

Sept mètres et demi au-dessus des montagnes

Sept mètres et demi au-dessus des montagnes

Enfin, la dernière partie est une saisissante transfiguration de la marche de l’homme dans l’éternité sans raison de croire. Les danseurs, habillés en tenues de ville banales, courent de l’avant-scène, dos à la salle, et plongent dans l’obscurité au-devant d’ une immense projection de leur propre image brouillée par une eau mouvante.

Ils reviennent, de façon cyclique, par les sous-sols de la scène, et remontent depuis l’orchestre vide, pour à nouveau s’élancer vers l’horizon obscur, tout en tentant de résister à des forces pesantes qui les oppressent.

Et sur cette image renouvelée, mais sans fin, les motets écrits par Josquin Desprez magnifient leur attitude éperdue et sans repère qui donne l'impression que les danseurs courent inéluctablement vers le mystère de la mort.

Seules quatre soirées sont dédiées à ce riche spectacle, jusqu'au dimanche 18 juin prochain.

Voir les commentaires