Histoire de l'Opéra, vie culturelle parisienne et ailleurs, et évènements astronomiques. Comptes rendus de spectacles de l'Opéra National de Paris, de théâtres parisiens (Châtelet, Champs Élysées, Odéon ...), des opéras en province (Rouen, Strasbourg, Lyon ...) et à l'étranger (Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne, Angleterre...).
Simon Boccanegra (Giuseppe Verdi – La Fenice de Venise, le 12 mars 1857, puis seconde version à La Scala de Milan, le 24 mars 1881)
Répétition générale du 8 mars et représentation du 19 mars 2024
Opéra Bastille
Simon Boccanegra Ludovic Tézier
Maria Boccanegra Nicole Car
Jacopo Fiesco Mika Kares
Gabriele Adorno Charles Castronovo
Paolo Albiani Étienne Dupuis
Pietro Alejandro Baliñas Vieites
Un capitano dei Balestrieri Paolo Bondi
Un’ ancella di Amelia Marianne Chandelier
Maria Fiesco, rôle muet Annie Lockerbie Newton
Direction musicale Thomas Hengelbrock
Mise en scène Calixto Bieito (2018)
La reprise de la production de ‘Simon Boccanegra’ dans la mise en scène de Calixto Bieito, la quatrième à l’Opéra de Paris après celles de Giorgio Strehler, Nicolas Brieger et Johan Simons, permet de se confronter à nouveau à la force d’un théâtre psychique dont la forme dramatique vise à faire ressentir les souffrances que subit le corsaire génois devenu, en 1339, le premier Doge à vie.
Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)
Cette approche qui ne vise pas à raconter de manière descriptive la portée au pouvoir par le peuple, puis la redoutable conspiration menée par Paolo, déroute forcément une partie du public traditionnel attaché à la représentation fastueuse d’un XIVe siècle révolu, alors qu’elle cherche en réalité à produire des images qui touchent la sensibilité du spectateur pour le faire réagir à cette violence, ce qui est le contraire d’un théâtre élitiste.
Simon Boccanegra - mise en scène Calixto Bieito
Le décor unique axé sur un vaisseau spectaculaire, fantomatique et squelettique, les entrailles à ciel ouvert, tourne selon les scènes sous des éclairages savamment réglés pour créer des jeux d’ombres angoissants, et nous enferme dans l’univers mental de Simon Boccanegra, dépressif et qui court à la mort.
Le visage de Ludovic Tézier est ainsi projeté en arrière scène, et les lignes du navire semblent étudiées pour épouser ses traits. L’esthétique des plans vidéo filmés en temps réel ajoute au relief visuel tout en dégageant une beauté triste et froide.
Nicole Car (Maria Boccanegra)
Mais pour que l’ambiance prenne, il faut aussi une réalisation orchestrale qui ait une véritable puissance dramatique, et la surprise provient de la direction de Thomas Hengelbrock, nouveau directeur musical de l’Orchestre de Chambre de Paris depuis janvier 2024 et chef absolument inattendu dans ce répertoire verdien, lui qui est surtout associé aux périodes classique et baroque.
En terme de coloration, il avive beaucoup le brillant des cordes qui évoque des scintillements marins, et laisse se dégager avec poésie et souplesse de geste les petites touches des vents qui expriment une mélancolie prégnante. Sa lecture est vive et d’une énergie théâtrale efficace dénuée d’effets par trop fracassants, et il enrichit le flux des cordes de mélismes complexes et très expressifs dans l’esprit névrotique de la production, tout en laissant aussi se poser une lenteur crépusculaire pour faire entendre un vague à l’âme noir et diffus qui s’immisce de façon inconsciente à la perception de l’auditeur.
Étienne Dupuis (Paolo Albiani)
Ainsi, stupéfiants sont les applaudissements de la salle dès la fin du premier air de Fiesco, un homme issu d’une famille qui soutient le Pape, regardant de haut le corps de sa fille horriblement torturée pour avoir aimé Simon Boccanegra, un partisan de l’Empereur, applaudissements aussi bien justifiés par la poignante noblesse avec laquelle Mika Kares fait ressortir la monstruosité de cet ennemi à vie du marin, que par l’atmosphère happante de l’interprétation orchestrale.
D’ailleurs, ce monde sans pitié qui est décrit doit beaucoup à la qualité des interprètes masculins qui, chacun à leur manière, font ressentir toute absence d’espoir possible.
Charles Castronovo (Gabriele Adorno)
Étienne Dupuis est par exemple saisissant dans ce personnage malsain et maladif qui couve en Paolo Albiani, grimé de façon à lui donner l’aspect d’un vieux bandit sur la fin, et d’une intégrité de timbre de belle allure malgré tout, et Ludovic Tézier, faisant résonner une assise grave fort impressionnante va, lui, jouer sur les nuances pour révéler des pensées caressantes, ou bien suggérer envers Paolo des sentiments méfiants, après le soulèvement du peuple, d’une manière qui fait entendre un dialogue intérieur où l’on sent poindre, déjà, le personnage shakespearien, calculateur et lucide, de Iago.
Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Jacopo Fiesco)
Son rôle est épisodique, mais chacune des interventions d’Alejandro Baliñas Vieites, artiste de la troupe de l’Opéra de Paris, sont dessinées avec justesse et un beau contraste, et Charles Castronovo, qui incarne Gabriele Adorno, fait entendre dans le médium des intonations très âpres, mais qui prennent de l’allure et de l’engagement volontaire dans les grands moments d’extériorisation.
Quand ce jeune rebelle réalise sa méprise en ayant cru à une liaison amoureuse entre Amélia et Simon, sa sincérité expressive dans les ombres du décor laisse ainsi l’audience totalement saisie par le cœur qui s’en dégage.
Ludovic Tézier, Nicole Car et Mika Kares
Et Nicole Car, qui est amenée à incarner une Amélia qui finira par porter les séquelles physiques laissées par la violence d’un peuple qui cherchait à travers elle à atteindre Simon, montre qu’elle a gagné en ampleur ces dernières années, et aussi en rondeur de timbre. Certes, la mise en scène décrit sans pitié l'écrasement des femmes par la mécanique machiste du pouvoir masculin, mais l'artiste australienne réussit à projeter un véritable cri de désespoir et donc un sentiment de révolte qui se ressent fortement.
Sa réaction un peu titubante lors de l’accueil chaleureux du public est par ailleurs très touchante.
Charles Castronovo, Nicole Car, Thomas Hengelbrock, Ludovic Tézier, Mika Kares et Étienne Dupuis
Chœur massif qui donne une image de roc de ce peuple virulent, la dureté de cristal de cet autre protagoniste du drame est ici mise en lumière sans fard.
Cette reprise d’un grand relief laisse ainsi des sensations qui hantent ensuite l’esprit car tout concoure dans cette production à entraîner chacun dans le gouffre de l’âme humaine.
La Traviata (Giuseppe Verdi – La Fenice de Venise, le 6 mars 1853)
Représentation du 16 février 2024
Opéra Bastille
Violetta Valery Nadine Sierra
Alfredo Germont René Barbera
Giorgio Germont Ludovic Tézier
Flora Bervoix Marine Chagnon
Annina Cassandre Berthon
Gastone Maciej Kwaśnikowski
Il Barone Douphol Alejandro Baliñas Vieites
Il Marchese d'Obigny Florent Mbia
Giuseppe Hyun-Jong Roh
Domestico Olivier Ayault
Commissionario Pierpaolo Palloni
Direction musicale Giacomo Sagripanti
Mise en scène Simon Stone (2019) Coproduction avec le Wiener Staatsoper, Vienne
Le transfert sur les planches de l'opéra Bastille de la production de 'La Traviata', créée par Simon Stoneau Palais Garnier, le 12 septembre 2019, permet de donner la pleine mesure à une lecture qui inscrit le drame de Violetta totalement dans la société d'aujourd'hui.
En effet, le regard du metteur en scène australien fait partie de ceux qui comptent, et en particulier lorsqu’il se pose sur les comportements de la jeunesse. Il ne recule ni devant la trivialité de notre société, ni devant sa vacuité, et entend bien confronter le spectateur à ce qu'il perçoit de son propre univers.
Nadine Sierra (Violetta)
Il en résulte que le public présent en salle, ce soir, se retrouve face à un monde qu’il reconnaît parfaitement, expérience que ne connurent pas les Vénitiens qui assistèrent à la création de l'ouvrage en mars 1853, car la censure interdit à Verdi de représenter une critique réaliste de la société de son époque, d’autant plus que les costumes prévus originellement étaient représentatifs du XIXe siècle.
Son personnage féminin, inspiré de Marguerite Gautier, l'héroïne de 'La Dame aux camélias' d'Alexandre Dumas, elle même imaginée à partir d'une courtisane, Marie Duplessis, que connut l'écrivain français, était trop révélateur de l'hypocrisie de la morale bourgeoise, si bien que l'action fut transposée au début du XVIIe siècle, à l'époque du Cardinal Richelieu, de son vrai nom Armand Jean du Plessis de Richelieu, un comble!
Nadine Sierra (Violetta)
Simon Stone redonne de la vigueur à l’ouvrage en inscrivant Violetta dans les quartiers chics entourant la place Vendôme, tout en choisissant, par la vidéo, d’immerger le public dans le monde des réseaux sociaux, leur instantanéité, leur voyeurisme, mais aussi leur artificialité. Le dévoiement de la Traviata se nourrit du regard des autres, et de l’influence dont elle espère tirer profit en vendant son image.
Son dispositif scénique tournoyant traduit une froideur clinique qui accompagne constamment la vie de Violetta, jusque sur son lit d’hôpital.
Nadine Sierra (Violetta)
Il se sert de quelques objets assez imposants, respectivement une chapelle et un tracteur, pour saisir aussi bien l’austérité de Germont que la connexion à la nature d’Alfredo, mais c’est véritablement dans ses descriptions des trépidations des milieux bling-bling qu’il est le plus percutant. L’art vidéo est un moyen dont il se sert pour projeter, en grandes dimensions, le monde d’images que s’est construit la jeune femme.
Nadine Sierra (Violetta)
A travers cette reprise, il a la chance de pouvoir compter sur Nadine Sierra pour défendre cette vision moderne, car la soprano américaine, qui n’aborde le rôle de la Traviata que depuis 2021, à Florence, puis au MET de New York, est elle aussi une femme actuelle.
Elle apporte une énergie et des réactions émotionnelles qui renvoient à une contemporanéité immédiate, et son timbre de voix lumineux, riche en couleurs jusqu’aux graves les plus morbides, fait sensation, d’autant plus qu’elle peut s’appuyer sur une longueur de souffle inaltérable et une très belle souplesse qui lui permettent de restituer d'étourdissantes lignes virtuoses. Elle exprime ainsi une forme de détresse, mais aussi un évident désir de vivre jusqu’au plus profond du corps, et c’est cet engagement sidérant qui touche directement chaque auditeur.
Nadine Sierra (Violetta)
Nous avons là une conception du personnage très différente de celle qu’avait obtenu Christine Schäfer au Palais Garnier en 2007, dans la production de Christoph Marthaler au pathétisme poétisé, qui en faisait une artiste à la ‘Edith Piaf’ sur la fin de sa carrière. Et alors que la soprano allemande chantait Violetta dans un lit jonché au sol de fleurs apportées par ses fans, dans la production de Simon Stone ces fleurs ne sont que des images, et ne reste rien de concret, hormis Alfredo, lorsqu’elle s’éteint dans une lumière intense et blanchâtre.
René Barbera (Alfredo Germont)
Le jeune amoureux est incarné par le ténor américain René Barbera, dont la clarté belcantiste, soutenue par une ardeur infaillible, brosse un portrait très touchant qui charme, là aussi, par une très belle longueur de souffle et de la sensibilité dans les nuances. En arborant ainsi un style empreint de romantisme bellinien, il idéalise la nature d’Alfredo, ce qui marque un contraste fort, lors de l’affrontement avec Violetta chez Flora, quand son jeu devient véritablement vériste.
Ludovic Tézier (Giorgio Germont)
A l’approche de ses 25 ans de carrière à l’Opéra national de Paris, depuis ses débuts dans ‘La Bohème’, le 12 mai 1999, Ludovic Tézier dépasse dorénavant les 250 représentations sur cette seule scène. Familier du rôle de Germont depuis la reprise de 'La Traviata' dans la mise en scène de Francesca Zambello à l’opéra de Bordeaux, en novembre 2000, il impose une puissante personnalité, déployant une ligne dense et profonde, et une sévérité qui se mue à travers les changements de teintes vocales, en maintenant ainsi l’ambiguïté sur l’humanité de Germont vis à vis de Violetta.
Et, inévitablement, le beau délié, avec lequel il accompagne l’air ‘Di provenza il mar il suol’, est développé avec une plénitude qui rappelle la noblesse bienveillante de Posa dans ‘Don Carlo’.
Ces trois grands personnages verdiens sont entourés de caractères très vivants, et sont tous incarnés avec entrain et des timbres colorés qui résonnent pleinement dans Bastille.
On reconnait ainsi, dans le rôle de la femme de chambre Annina, Cassandre Berthon, l'épouse de Ludovic Tézier, qui célèbre aussi ses 25 ans de présence sur la scène de l'Opéra national de Paris, depuis le retour de 'Platée' au répertoire en avril 1999, mais aussi plusieurs membres de la nouvelle troupe de l'institution qui apportent leur jeunesse de souffle, Marine Chagnon, en Flora Bervoix élégante et mondaine, Alejandro Baliñas Vieites, en très beau Baron Douphol, Maciej Kwaśnikowski, Gaston très vif, et Florent Mbia, en Marquis d'Obigny bien présent
Salle de l'opéra Bastille - Représentation de La Traviata du 16 février 2024
A la direction musicale, Giacomo Sagripanti mène les musiciens de l'Opéra national de Paris d'un geste véhément et diligent dans l'urgence de l'action, sans écraser les timbres orchestraux, mais s'adapte aussi au besoin des chanteurs d'arrêter le temps pour laisser leur respiration magnifier les airs qui font la magie de cet opéra en salle.
Se ressent toutefois une tension entre le naturel impulsif du chef qui tend à entrainer trop vite tout le monde avant de se recaler en douceur sur le rythme des solistes, mais cela entretient aussi un sentiment de vie irrépressible qui fait l'intérêt de ce spectacle.
Marine Chagnon, René Barbera, Nadine Sierra, Ludovic Tézier, Alejandro Baliñas Vieites et Florent Mbia
Le chœur, excellent, fait preuve d'un bel éclat très saillant qui, conjugué à la fougue orchestrale, atteint un niveau d'exubérance qui en met également plein la vue.
Salle comble tous les soirs, énorme enthousiasme au salut final, cette soirée fait bien partie des immanquables de la saison 2023/2024.
Le Concert de Paris au Champ-de-Mars
Concert du 14 juillet 2023
Champ-de-Mars - Paris
Hector Berlioz– La Damnation de Faust : « Marche Hongroise » Giacomo Puccini – Turandot : « Nessun dorma » [Francesco Demuro] Edith Piaf : « La Vie en rose » [Pretty Yende] Georges Bizet – Carmen : « Habanera » [Stéphanie d’Oustrac] Michel Legrand : « Les Moulins de Mon coeur» [Maîtrise de Radio France] Jules Massenet – Thaïs : « Voici donc la terrible cité » [Ludovic Tézier] Edouard Lalo : « La Symphonie espagnole » [Vilde Frang] Francesco Cilea – Adriana Lecouvreur: « Io son l’umile ancella » [Ermonela Jaho] Igor Stravinsky – Petrouchka : « Danse russe » [Orchestre National de France] George Gerschwin – Porgy & Bess : « Summertime » [Marie-Laure Garnier] Georg Friedrich Haendel – Le Messie – « Hallelujah » [Chœur de Radio France] Grazyna Bacewicz : « Ouverture » [Orchestre National de France] Sergueï Rachmaninov – Rhapsodie sur un thème de Paganini : « Variation XVIII : Andante cantabile » [Daniil Trifonov] Wolfgang Amadeus Mozart : « Ave Verum Corpus » [Maîtrise de Radio France] Jules Massenet – Thaïs : « duo final » [Ludovic Tézier et Ermonela Jaho] Camille Saint-Saëns – Samson et Dalila : « Bacchanale » [Orchestre National de France] Giuseppe Verdi – Don Carlo : « Dio che nell'alma infondere » [Francesco Demuro et Ludovic Tézier] Jacques Offenbach – Les Contes d’Hoffmann : « Barcarolle » [Stéphanie d’Oustrac et Ermonela Jaho] Ludwig von Beethoven – Symphonie n°9 : « Final» [Orchestre et Chœur de Radio France] Hector Berlioz / Claude Joseph Rouget de Lisle – La Marseillaise (couplets n°1 et 2)
Avec Ermonela Jaho, soprano, Marie-Laure Garnier, soprano, Stéphanie d’Oustrac, mezzo-soprano, Francesco Demuro, ténor, Pretty Yende, soprano, Ludovic Tézier, baryton, Vilde Frang, violon, Daniil Trifonov, piano
Direction musicale Cristian Măcelaru Chœur et Maîtrise de Radio France
Orchestre National de France
Initié en 2013 par Bertrand Delanoë, pour sa dernière année en tant que maire de la ville de Paris, le Concert de Paris célèbre en 2023 ses dix ans, et propose un programme de deux heures au cours duquel seront interprétées une vingtaine de pièces lyriques, instrumentales et chorales par six chanteurs lyriques, deux solistes, le Chœur et la Maîtrise de Radio France, tous portés par l’Orchestre national de France sous la direction de Cristian Măcelaru.
Stéphane Bern, Ermonela Jaho et Marie-Laure Garnier
Et comme chaque année, le concert s’ouvre par la ‘Marche hongroise’, pièce entraînante extraite de l’ouverture de ‘La Damnation de Faust’ d’Hector Berlioz, un opéra créé le 06 décembre 1846 à la seconde salle Favart de l’Opéra Comique de Paris, et qui résonne en ce 14 juillet parisien avec le défilé militaire, ainsi que par son thème popularisé en 1966 par le film de Gerard Oury,‘La Grande Vadrouille’.
La grande scène de répétition au Palais Garnier où Louis de Funès incarnait le chef d’orchestre (imaginaire) Stanislas Lefort, est, en effet, restée inoubliable dans toutes les mémoires.
Marie-Laure Garnier chantant La Marseillaise
Ce soir, et en avant concert, le jeune pianiste sud-coréen Hyuk Lee, lauréat du concours international Long-Thibault 2022, se produit seul sur la scène du concert pendant 20 minutes.
Puis, Stéphane Bern, accompagné d’Ermonela Jaho et de Marie-Laure Garnier, lauréate du concours Voix des Outre-Mer 2019, présente le concert rediffusé en direct sur France Télévisions.
Des centaines de milliers de personnes venues seules, en famille ou entre amis, sont installées depuis des heures sur les pelouses du Champ-de-Mars, ce qui rend ce rendez-vous très intéressant afin de vivre la manière dont tout le monde va partager ces moments de musique classique joués en direct.
Il faut toutefois savoir que, contrairement aux téléspectateurs, le public présent n’entend pas la présentation des différents airs.
Maîtrise de Radio France - Les Moulins de Mon cœur
Et c’est à Francesco Demuro, venu à Paris pour chanter le rôle de Roméo dans ‘Roméo et Juliette’ joué en ce moment à l’Opéra Bastille jusqu’au 15 juillet, de faire l’ouverture de la retransmission.
Il apparaît en cette fin de saison comme un véritable sauveur, car pour ceux qui s’en rappellent, il était allé remplacer Jonas Kaufmann à Londres le 01 juillet dernier dans ‘Werther’, alors qu’il venait, la veille, de faire son entrée sur la scène Bastille.
Et à nouveau ce soir, il remplace au dernier moment le ténor allemand qui a du annuler pour raison de santé.
Francesco Demuro - Nessun dorma
Seul air de Giacomo Puccini que nous entendrons au cours du spectacle, ‘Nessun dorma’ est interprété avec style et douceur et aussi beaucoup de clarté dans la voix, ce qui en fait un prince très humble et lumineux.
Pretty Yende, qui est la Juliette du ténor italien à l’opéra Bastille, et elle aussi venue au dernier moment pour faire revivre l’immortelle ‘Vie en rose’ d’Edith Piaf avec beaucoup de charme. Elle se permet même de rajouter une splendide coda lyrique à la fin de la chanson.
Pretty Yende - La Vie en rose
En Carmen, Stéphanie d’Oustrac se fait énormément plaisir en dépeignant un relief coquin, dangereux et sophistiqué pour la plus célèbre héroïne d’opéra du monde, et Ludovic Tézier, accompagné par un Orchestre national de France particulièrement luxuriant à ce moment précis, déploie avec intensité la stature d’Athanaël avec un air qui raconte comment sa ville d’origine, Alexandrie, l’a perverti.
Puis, l’irrésistible glamour d’Ermonela Jaho, qu’elle ornemente par des mouvements du corps souples et fortement courbés, tout en faisant entendre un timbre d’un velours noir très émouvant, ennoblit Adriana Lecouvreur en en faisant un portrait de diva lyrique de très grande classe.
Stéphanie d'Oustrac et Ermonela Jaho - La Barcarolle
Et avec ‘Summertime’, et surtout la Marseillaise qu’elle interprétera avec une voix très chaude et profonde en fin de concert, Marie-Laure Garnier impose une ampleur et une attitude plus solennelle, tout en faisant partager à tous son amour pour l’art du gospel.
Ermonela Jaho, Stéphanie d’Oustrac, Ludovic Tézier et Francesco Demuro reviendront ensuite dans des duos de Massenet, Offenbach et Verdi, ce qui nous permettra de profiter des jeux interactifs entre les artistes où se mêlent charme, soutien et confrontation.
Ludovic Tézier et Ermonela Jaho - Duo final de Thaïs
Parmi les passages purement orchestraux, une rareté de la compositrice polonaise Grazyna Bacewicz, ‘Ouverture’, est jouée avec une verve trépidante comme s’il s’agissait de raconter une action scénique qui défile sans qu’aucune respiration ne soit possible.
Mais c’est sur la ‘Bacchanale’ de ‘Samson et Dalila’, menée avec un allant enthousiasmant et une très belle coloration, que l’on verra des spectateurs se laisser entraîner par les cadences orientalisantes.
Très forte impression également pour la ‘Rhapsodie sur un thème de Paganini’ de Rachmaninov, éblouissante par l’esprit fusionnel qui lie Daniil Trifonov à Cristian Măcelaru et l’Orchestre national de France.
Quant à Vilde Frang, c’est toute l’élégance d’un geste déterminé qu’elle exprime dans la ‘Symphonie espagnole’ d’Edouard Lalo.
Cristian Măcelaru et l'Orchestre national de France
Chœur de Radio France à son meilleur dans la 'Symphonie n°9' de Beethoven, Maîtrise de Radio France douce et apaisante, la rencontre avec un public qui, majoritairement, est peu habitué au répertoire classique, laisse aussi entrevoir qu’il y a forcément une ou plusieurs pièces musicales qui toucheront chacun des auditeurs, tant les styles proposés sont différents.
Cette soirée est aussi l'occasion d’une prouesse technique qui se traduit par une qualité de restitution musicale très appréciable en extérieur, et aussi par une grande complexité des jeux d’éclairages, surtout en fin de concert, quand la nuit est tombée. Au final, ce sont 3 260 000 téléspectateurs qui se sont retrouvés sur France Télévisions.
Le grand feux d’artifice final fait ainsi l’effet d’une bouteille de champagne que l’on ouvre pour célébrer haut en couleur ce grand hommage vivant offert à la musique classique.
Feux d'artifice du 14 juillet 2023
Il est possible de revoir le Concert de Paris 2023 (jusqu'au 13 avril 2024) sous le lien suivant :le Concert de Paris 2023.
Hamlet (Ambroise Thomas – 09 mars 1868, Salle Le Peletier)
Répétition générale du 06 mars et représentations du 11, 30 mars et 02, 09 avril 2023
Opéra Bastille
Hamlet Ludovic Tézier
Claudius Jean Teitgen
Laërte Julien Behr
Le Spectre Clive Bayley
Horatio Frédéric Caton
Marcellus Julien Henric
Gertrude Eve-Maud Hubeaux
Ophélie Lisette Oropesa (Mars) / Brenda Rae (Avril)
Polonius Philippe Rouillon
Premier Fossoyeur Alejandro Baliñas Vieites
Second Fossoyeur Maciej Kwaśnikowski
Direction musicale Pierre Dumoussaud
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2023)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphe Claude Bardouil Nouvelle production
Diffusion en direct le 30 mars 2023 à 19h30 sur Arte Concert, et ultérieurement sur Arte
Diffusion sur France Musique le 22 avril 2023 à 20h
Après ‘Oedipe’ de George Enescu présenté en ouverture de la saison 2021/2022, Alexander Neef poursuit son exploration du patrimoine de l’Opéra de Paris en faisant revivre un grand opéra créé spécifiquement pour l’institution et qui connaîtra un grand succès (20ème opéra le plus joué à la salle Le Peletier avec 100 représentations, et 12ème opéra le plus joué au Palais Garnier jusqu’à la Seconde Guerre mondiale avec 267 représentations – il y aura aussi 10 représentations données à la salle Ventadour en 1874), avant de disparaître des planches du Palais Garnier au soir du 28 septembre 1938.
Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)
Cette renaissance à Bastille était d’autant plus nécessaire qu’’Hamlet’ est apparu un an après la création de‘Don Carlos’ de Giuseppe Verdi (11 mars 1867) et un an avant l’entrée de ‘Faust’de Charles Gounod (3 mars 1869) au répertoire, alors que ces deux derniers ouvrages ont été récemment joués à l’Opéra de Paris dans les productions respectives de Krzysztof Warlikowski (2017) et Tobias Kratzer (2022).
Hamlet - Acte 1, premier tableau
Et au-delà de la découverte que cette œuvre représente pour une large partie du public, l’intérêt est de voir comment ce grand opéra basé sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré, lui même dérivé de l’’Hamlet, prince de Danemark’ d’Alexandre Dumas (1847), inspiré de Shakespeare mais adapté au goût de la bourgeoisie parisienne du XIX siècle, va trouver une nouvelle forme artistique qui touche et ne lâche pas le spectateur d’aujourd’hui.
Ludovic Tézier (Hamlet)
Et à l’instar de Jean-Baptiste Faure, grand baryton français de la seconde partie du XIXe siècle qui créa le rôle de Rodrigue à Paris dans ‘Don Carlos’, et pour le lequel Ambroise Thomas transposa sa première version pour ténor d’’Hamlet’ (1863) afin de lui permettre d’assurer la création de ce nouveau rôle, Ludovic Tézier est à l’honneur de l’Opéra Bastille afin d’incarner ce grand personnage littéraire.
Revenir à ce rôle qu’il aborda au Capitole de Toulouse en avril 2000, en alternance avec Thomas Hampson qui y vit son meilleur successeur, et qu’il reprit en janvier 2001 à Turin dans la même production, c’est revenir aux origines de son parcours au moment où il atteint l’un de ses points culminants.
Ludovic Tézier (Hamlet) et Krzysztof Warlikowski - Séance de travail d'Hamlet
Mais, alors que très souvent les directeurs d’opéras choisissent eux-mêmes, où en concertation avec leur directeur musical, les metteurs en scène qui devront apporter une lecture des œuvres qui soit signifiante, dans ce cas précis, c’est Alexander Neef qui a demandé au grand chanteur de choisir le directeur scénique avec lequel il souhaiterait travailler.
Il a alors proposé Krzysztof Warlikowski avec lequel il s’était très bien entendu dans la nouvelle production de ‘Don Carlos’ jouée à Bastille en 2017, car, comme le rappelle Ludovic Tézier lors de sa récente interview donnée le 27 février 2023 sur France Musique, il faut d’abord défendre l’intelligence du propos.
Et ce terme d’’intelligence’, qu’il appuie avec force, montre bien que la pertinence de l’opéra aujourd’hui se mesure à des questions qui dépassent très largement celle de l’esthétique.
Les ombres de la Lune - Vidéo Denis Guéguin
Krzysztof Warlikowski signe donc sa neuvième mise en scène à l’Opéra de Paris depuis ‘Iphigénie en Tauride’ (2006), et se retrouve face à un personnage d’inspiration shakespearienne, auteur dont il a abordé au théâtre une dizaine de mises en scène avec notamment ‘Le Marchand de Venise’ en 1994, ‘Hamlet’ en 1997 et 1999, ou bien ‘La Tempête’ en 2003 et ‘Macbeth’ en 2004.
C’est d’ailleurs avec ‘Hamlet’ qu’il se fit connaître en France au Festival d’Avignon de 2001 (avec Jacek Poniedzialek - présent ce soir - etMagdalena Cieleckadans les rôles d' Hamlet et Ophélie), au même moment où Ludovic Tézier triomphait à l’opéra dans le même rôle titre. Hasard annonciateur?
Frédéric Caton (Horatio) et Julien Henric (Marcellus)
Le cadre de cette nouvelle production se situe dans un immense décor enserré de grilles imposantes d’une froideur d’acier, conçu par Małgorzata Szczęśniak, qui accroît la sensation d’emprisonnement d’une âme livrée à un asile psychiatrique où la fonction de contrôle prédomine sur celle du soin.
Le long du sas, sur la droite, fous, gardes, et personnages y apparaissent, et ce long couloir crée une impression de tunnel sans espoir.
Clive Bayley (Le Spectre)
Cependant, la dramaturgie de la mise en scène ne suit pas tout à fait le déroulé temporel du livret, puisque le premier et le dernier acte sont situés 20 ans après la révolte d’Hamlet contre sa mère et son beau père, et l’histoire est donc racontée sous forme de souvenir comme dans ‘Les Contes d’Hoffmann’ de Jacques Offenbach.
Hamlet est ainsi un être vieillissant vivant auprès de sa mère dans un asile d’aliénés, hanté par la mémoire du couronnement de Claudius, souffrant des visions du spectre de son père dépeint sous une forme extrêmement poétique d’un Pierrot tout blanc au visage peint de traits noirs. La symbolique du Pierrot romantique renvoie à l’enfance du héros et à son mal être intérieur, et tend aussi à dissoudre le côté trop solennel du fantôme pour lui donner une valeur plus fantastique et même ironique.
Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)
Dans ce premier acte, Ophélie et son frère Laërte jouent aux cartes avec Claudius, comme une remembrance d’une vie banale passée, alors que Gertrude, au seuil de sa vie, fixe obsessionnellement et mystérieusement un téléviseur où est diffusé ‘Les Dames du Bois de Boulogne’ de Robert Bresson, une histoire de vengeance.
Horatio et Marcellus, eux, sont moins des amis d’Hamlet que des surveillants douteux.
Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)
Une immense vidéo des phases de la Lune, un astre éteint, sur fond de ciel constellé d’étoiles, accentue l’impression de surnaturel et d’évocation de la mort, et, aux actes suivants, les rapprochements entre ces images de Lune et les splendides séquences de Denis Guéguin, le vidéaste, sur le visage du spectre modelé par les mêmes jeux d’ombre, créent des associations d’idées autour du 'Pierrot lunaire' d’Arnold Schönberg et l’âme mélancolique d’Hamlet.
Jean Teitgen (Claudius) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)
A partir du second acte, débute l’histoire passée d’Hamlet, interné une fois Gertrude et Claudius mariés suite au meurtre de son père, et Ophélie est présentée comme une femme littéraire qui cherche à intéresser le Prince avec son art du conte.
Mais lui, en apparence détaché et aidé par les autres malades, les courtisans, avec lesquels il vit, est occupé à préparer son grand spectacle destiné à démasquer le couple royal. Cette scène de vie dans l’hôpital rappelle celle que Krzysztof Warlikowski avait imaginé dans la maison de retraite de son ‘Iphigénie en Tauride’.
Ludovic Tézier (Hamlet)
L’immaturité du Prince, feinte ou réelle, est assez drôlement mise en scène lorsqu’il apparaît au commande d’une voiture de course téléguidée, dérisoire attribut de virilité inaboutie. Après la séquence d’effroi entre le Roi et la Reine, survient le grand moment de la pantomime qui va être jouée spectaculairement avec une joie irradiante.
Krzysztof Warlikowski s’appuie sur une troupe de figurants qui font partie de son univers artistique, et la danseuse Danielle Gabou, qui participe à toutes les mises en scène parisiennes du directeur polonais depuis ‘Don Carlos’ en 2017, mais que l’on a vu aussi dans la dernière production de ‘Manon’, incarne une impressionnante Reine Genièvre, au glamour expressif avec beaucoup d’emprise.
La beauté des lignes ornementales de son visage, surlignées par le maquillage, révèle aussi une concordance avec les traits du visage du spectre.
Danielle Gabou et Ludovic Tézier (Hamlet)
Le meurtre du Roi Gonzague est joué avec deux autres acteurs noirs, scène fascinante par son mélange d’envoûtement et de folie macabre, et Daniel Gremelle, le joueur de saxophone – nouvel instrument introduit à l’Opéra de Paris par Ambroise Thomas en 1868 au moment où Adolphe Sax enseignait l’art de son invention au conservatoire de Paris –, achève son air solo sur une variation jazzy pleinement fantaisiste.
Danielle Gabou et Daniel Gremelle (saxophone)
Puis, le troisième acte, qui débute sur le fameux ‘Etre ou ne pas être’, avec en arrière fond les motifs des phases de la Lune qui évoquent les mouvements de l’âme, les successions de nuits et de jours, et les cycles de la vie et de la mort, est celui qui révèle les grands talents vocaux mais aussi d’actrice d’Eve-Maud Hubeaux. Une séparation recouverte de velours fuchsia, couleurs royales que l’on retrouvait pareillement dans la production salzbourgeoise d’’Elektra’, rend l’espace plus intime.
Ludovic Tézier (Hamlet)
Entrée théâtrale de la Reine dans un grand cri déchirant, magnifique et majestueuse projection du Pierrot sur un large fond d’écran, confrontation intense avec Ludovic Tézier, et impuissance d’Ophélie à interagir, la nuit d’épouvante et d’horreur s’achève par la couche du fils et de la mère dans le même lit en toute tranquillité, comme de bons amis. Une très forte affectivité est mise en avant dans cette partie.
Ces trois premiers actes, liés entre eux, auront duré 2h10 sans interruption jusqu’à l’entracte.
Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)
Le IVe acte est le plus flamboyant. ‘Hamlet’ est joué ce soir dans sa version intégrale - le duo du Roi et de la Reine au second acte n’est pas coupé - . Cependant, seuls les deux premiers mouvements du ballet, les ‘Pas des chasseurs’ et la ‘Pantomime’, sont conservés, ce qui est mieux que rien car, habituellement, il est totalement omis de nos jours.
Les quatre autres passages, ‘Valse-Mazurka’, ‘Scène du bouquet’, ‘La Freya’ et la ‘Strette finale’ sont supprimés, ce qui fait que seules 4 minutes sont retenues sur les 17 minutes que constituent cet ensemble musical qui s’ajoute au divertissement qui ouvre cette nouvelle partie.
Lisette Oropesa (Ophélie)
Tous les talents de l’équipe de figurants, mais aussi du chœur, sont mis à l’épreuve sous la direction chorégraphique de Claude Bardouil. Une ballerine ouvre le bal derrière la gigantesque grille, et le divertissement met en valeur un mélange de choristes et d’acteurs grimés en danseuses colorées qui défilent à la façon d’un gala humoristique, exécutant même des pas de trois. Nous assistons au grand spectacle joué par les pensionnaires de l’asile.
A nouveau, il s’agit de débarrasser l’œuvre de toute sa pompe, et de séduire un public plus jeune et bigarré, de la même façon que les images du Pierrot s’adressent aussi aux sentiments les plus enfantins de chacun d’entre nous.
Eve-Maud Hubeaux (Gertrude) et Ludovic Tézier (Hamlet)
Le couple royal, accompagné d’Ophélie et son père, Polonius, sont présents, mais lorsque Ophélie revient habillée d’une robe transparente parcourue de jolis motifs floraux, une orange à la main, c’est la nature sexuelle, vivante et joyeuse de la femme qui est mise en avant. A nouveau, elle chante sa ballade comme si elle lisait un conte, portée par un danseur, et c’est donc une performance qui est donnée sous le regard consterné de la Reine, et non plus un adieu mélancolique à la vie.
Clive Bayley (Le Spectre) et Ludovic Tézier (Hamlet)
C’est uniquement au moment de la sortie du ballet qu’Ophélie retire sa perruque, retrouve une coupe de garçonne blonde, et se libère de son attente vis à vis d’Hamlet. Le suicide paraît plus symbolique qu’effectif à se moment là, lorsqu’elle disparaît en finesse dans une baignoire qui s’éloigne sous les applaudissements enchantés, comme si elle rejoignait pour le reste de sa vie l’univers de l’asile.
Acte IV : chœur et figurants - Chorégraphie Claude Bardouil
Le Ve acte signe le retour au temps du premier acte, mais cette fois, Hamlet s’est transformé en Pierrot noir, la figure du vengeur immature qui porte sur lui la malédiction de son père. Car nous sommes dorénavant dans la psyché de cet homme perturbée par le ressassement de son passé.
Les deux fossoyeurs chantent auprès d’un corps allongé sur un brancard – l’acteur est celui qui incarnait le roi meurtrier au cours de la pantomime -, en rappelant que chacun va recevoir la visite de la Mort, y compris ceux qui complotent. C’est le moment de réflexion sur notre préparation à cet évènement définitif.
Lisette Oropesa (Ophélie)
Laërte apparaît en personnage plutôt sombre, un peu brigand, et il faut que le spectre réapparaisse pour qu’enfin Hamlet passe symboliquement à l’action et tue l’image de Claudius. Et à ce moment là, le rideau semi-transparent se baisse alors qu’Ophélie souffle sur sa main des poussières de cendres, peut-être celle de son bonheur illusoire, comme si c’était elle qui nous avait raconté cette histoire.
A travers une poétique visuelle magnifiée par les jeux de lumières, Felice Ross utilise beaucoup les perspectives des lignes du décor grillagé pour induire des jeux d’ombres et de lumières fascinants, jusqu’à ajouter des jeux de motifs étincelants sur le grand rideau d’avant scène.
Philippe Rouillon (Polonius), Lisette Oropesa (Ophélie) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)
Le grand mérite de cette production qui analyse l’émergence de la folie sous un cerveau en apparence calme, est de sortir d’une lecture simple et évènementielle, de mélanger plusieurs niveaux temporels en laissant l’ambiguïté sur qui est fou et qui est lucide, de privilégier le sourire mélancolique mais joyeux à la pompe dépressive et ennuyeuse, et, surtout, de transcender tous les chanteurs en renforçant la façon de jouer de chacun d’entre eux.
Le premier à en tirer profit est bien entendu Ludovic Tézier.
Lisette Oropesa (Ophélie)
Depuis sa rencontre avec Krzysztof Warlikowski en 2017 dans ‘Don Carlos’, puis son passage dans les mains de Calixto Bieito (‘Simon Boccanegra’- 2018) et Kirill Serebrennikov à Vienne (‘Parsifal’- 2021), le chanteur toulousain s’est métamorphosé. Il donne à Hamlet une ampleur dramatique inédite, un art déclamatoire qui s’appuie sur une force de geste et d’intonation qui en font un immense personnage.
Et ce sens de l’ironie et de l’influx sanguin font ici merveille. Le timbre est somptueusement massif et travaillé avec souplesse, tout n’est que justesse de sens, et son autorité, particulièrement dans son duo avec Gertrude, s’impose tout en ne se prenant pas au sérieux.
Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski (Les Fossoyeurs) et Danielle Gabou
Et en même temps, il y a toute cette affection qui déborde au salut final, et il faut voir avec quelle chaleur il encourage ses partenaires, et va chercher Krzysztof Warlikowski pour le rejoindre afin de lui témoigner une reconnaissance riante qui fait plaisir à voir.
Ambroise Thomas, ce soir, doit beaucoup à la rencontre entre ces deux intelligences, mais pas seulement.
Ludovic Tézier (Hamlet) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)
Chaque apparition d’Eve-Maud Hubeaux à l’Opéra de Paris va crescendo et permet d’admirer son évolution artistique qui ne cesse de prendre de nouvelles dimensions. En Gertrude, elle démontre une capacité expressive fauve phénoménale, une irradiance incendiaire, un déploiement de noirceur hypnotique, au point qu’une telle énergie dramatique alliée à un physique splendide accroît la nature séductrice de la Reine.
Et, bien entendu, la précision et intelligibilité de son français sont impeccables, tout en affichant, au moment des saluts, une modestie très surprenante.
Ludovic Tézier (Hamlet) et Julien Behr (Laërte)
Lisette Oropesa est aussi l’une des stars de la soirée puisque le rôle d’Ophélie a été écrit pour mettre en valeur les grandes qualités de virtuosité des meilleurs cantatrices de l’Opéra. Progressivement, les colorations de sa voix s’imprègnent de teintes chaleureuses vivifiées par une fine vibration qui ne peut que déclencher l’enthousiasme. Clarté riante, agilité, abattage et plénitude d’élocution magnifiques, tout n’est qu’apparente candeur et éblouissement pour le public qui le lui rend pleinement aux derniers adieux.
Ludovic Tézier (Hamlet)
Il incarnait, cet hiver, Swallow dans ‘Peter Grimes’joué au Palais Garnier, Clive Bayley revient ce soir dans le rôle du spectre en lui donnant un impact saisissant de par son costume de Pierrot, bien évidemment, mais aussi par sa déclamation qui parcelle d’éclats très clairs un timbre mordant d’une très grande présence. Ce n’est pas du tout un spectre fantomatique à la voix d’outre-tombe, mais bien un être sensible, larmoyant même, quand il s’adresse à Hamlet.
Son timbre de voix s’identifie beaucoup à cette figure de la Commedia dell’arte, et la beauté ambivalente des mimiques de son visage est, en outre, poétisée au fil de la musique avec une belle légèreté de mouvement par les vidéographies de Denis Guéguin.
Ludovic Tézier (Hamlet)
D’une très grande résonance sonore qui fait ressortir le métal de sa voix, Jean Teitgen joue très bien ce nouveau Roi, Claudius, viril mais tourmenté qui laisse ressortir des failles très humaines, et Philippe Rouillon, en Polonius, lui oppose une personnalité plus feutrée et autoritaire.
Le père d’Ophélie apparaît ici comme la figure la plus inébranlable du drame, comme s’il était vis à vis de Claudius ce que le Grand Inquisiteur est à Philippe II, c’est à dire une froide autorité supérieure.
Lisette Oropesa (Ophélie)
Tous les rôles secondaires révèlent des qualités ou des particularités de personnalité qui leur sont propres, comme la droiture de Laërte soutenue par Julien Behr, au timbre de voix sévère et fortement canalisé, l’Horatio souple et décontracté de Frédéric Caton, et le beau délié ombré de Julien Henric en Marcellus, chanteur qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris après avoir remporté en 2022 le premier prix Mélodie française du Concours International de chant de Marmande.
Et c’est avec plaisir que l’on retrouve en fossoyeurs deux brillants artistes issus de l’Atelier Lyrique, Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski qui, tous deux, projettent leurs lignes de chant très harmonieusement dans Bastille.
Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak, Felice Ross et Denis Guéguin
Si une partie des chœurs est scéniquement fortement sollicitée dans cette production, ce qui est très drôle à regarder, tous font preuve d’une expansivité fantastique par leur ardeur mais aussi leur extrême finesse dans le passage recueilli chanté à bouche fermée avant le dernier air d’adieux d’Ophélie.
Ludovic Tézier, Krzysztof Warlikowski, Alessandro di Stefano (Chef des Choeurs) et Pierre Dumoussaud
Pierre Dumoussaud, appelé à la rescousse fin janvier pour remplacer Thomas Hengelbrock qui s’était accidentellement cassé un bras, est aussi pour beaucoup dans la réussite de ce retour d’Hamlet’ au répertoire de l’Opéra de Paris.
Dès l’ouverture, il fait ressortir les plus beaux alliages orchestraux de la partition, la rutilance des cuivres se mêlant au métal des cordes avec un sens ample de la respiration d’une très belle majesté.
La musique d’Ambroise Thomas comporte aussi beaucoup de passages où les lignes sont à peine esquissées pour souligner l’art déclamatoire des chanteurs, et là aussi, le chef d’orchestre français dessine avec beaucoup d’élégance et de poésie ces traits fins au fusain, ce qui montre qu’il sait tirer profit au mieux des couleurs que lui offre l’orchestre de l’Opéra de Paris.
Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski
Avoir réussi à redonner une modernité à cet ‘Hamlet’ avec un tel lustre, et lui donner une capacité à toucher la part la plus jeune du public en la stimulant par des interrogations qui défient son sens de l’inventivité, est à mettre au crédit d’une équipe artistique qui réitère la grande réussite de ‘Lady Macbeth de Mzensk’ qui triompha en 2019 sur cette même scène.
Encore faut-il que chaque spectateur accepte de se laisser absorber par ces mouvements incessants entre intrigue, imaginaire et fantasmes psychiques, ce qui fait le charme de toutes les productions de Krzysztof Warlikowski.
Thaïs (Jules Massenet – 1894)
Version de concert du 09 avril 2022
Théâtre des Champs-Élysées
Thaïs Ermonela Jaho
Athanaël Ludovic Tézier
Nicias Pene Pati
Palémon Guilhem Worms
Crobyle Cassandre Berthon
Myrtale Marielou Jacquard
Albine Marie Gautrot
Un serviteur Robert Jezierski
Direction musicale Pierre Bleuse Orchestre National de France et Chœur de Radio France
Diffusion sur France Musique le 11 juin 2022 à 20h
Ermonela Jaho (Thaïs)
Après ‘Manon’ donné en version de concert le 15 septembre 2021, le Théâtre des Champs-Élysées poursuit ce qui pourrait bien ressembler à un cycle Jules Massenet en présentant ce soir ‘Thaïs’, alors que sont déjà annoncés pour la saison prochaine deux autres ouvrages plus rares, ‘Hérodiade’ et ‘Grisélidis’. Et avec les représentations scéniques de ‘Cendrillon’ qui ont lieu au même moment à l’Opéra Bastille, les amoureux du compositeur français peuvent s’estimer comblés.
Ermonela Jaho (Thaïs)
Créé au Palais Garnier le 16 mars 1894, mais remanié à plusieurs reprises pour aboutir à une version définitive le 13 avril 1898, ‘Thaïs’ est à ce jour le plus grand succès de Jules Massenet à l’Opéra de Paris où il fut joué plus de 650 fois jusqu’au milieu des années 1950. Le livret basé sur le roman éponyme d'Anatole France s’inspire de la légende de la pécheresse d’Égypte du même nom qui fut convertie par l’ermite Paphnuce, et dont on peut admirer un tableau de Philippe de Champaigne au Musée du Louvre ‘Paphnuce libérant Thaïs’ (1656).
Pour rendre justice à cette partition qui a repris de la vigueur au cours des années 2000 grâce à l’interprétation de Renée Fleming, la distribution réunie ce soir fait appel aux grands interprètes du répertoire français d’aujourd’hui que sont Ludovic Tézier (‘Werther’et ‘Manon’ à l’Opéra Bastille, ‘Thaïs’ à l’Opéra de Monte Carlo et ‘Hamlet’ la saison prochaine à l’Opéra Bastille), Ermonela Jaho (‘Les Huguenots’et ‘Faust’ à l’Opéra Bastille) et Pene Pati (éblouissant Roméo de ‘Roméo et Juliette’de Charles Gounod à l’Opéra Comique’), garants d’une réussite qui repose aussi sur les qualités stylistiques de l’Orchestre National de France.
Pene Pati (Nicias) et Ludovic Tézier (Athanaël)
Avec son timbre âpre dont il creuse les effets caverneux de manière expansive, Guilhem Worms incarne un Palémon ambigu de par le contraste entre l’austérité vocale de son rôle et sa jeunesse d’âge, surtout quand il se tient auprès de Ludovic Tézier. Ce dernier est renforcé dans sa stature statique par le format qu'impose la version de concert avec partition, mais il donne beaucoup de conviction à ses sentiments profonds au fil de la représentation en extériorisant de plus en plus son chant sombre et minéral dont il révèle des clartés sévères quand il en accroît la puissance.
Ludovic Tézier (Athanaël)
Ermonela Jaho, elle, débute par un surjeu du caractère hautain et presque dédaigneux de Thaïs pour verser progressivement dans un dramatisme viscéral qui la rend si émouvante quand elle prolonge son vécu intérieur par une gestuelle ornementale impliquant tout son corps qui sied énormément à l’orientalisme raffiné de la musique. Et son chant est magnifiquement souple et délié avec une finesse spectaculaire quand ses aigus aux contours voilés et très agréablement vibrés se déploient à en serrer le cœur de plus d’un auditeur. Ce don émotionnel qu’elle a à faire vivre ses personnages en faisant ressortir les nœuds de l'âme les plus douloureux jusqu'à travers son regard est irrésistiblement attachant.
Marielou Jacquard, Cassandre Berthon, Marie Gautrot, Guilhem Worms, Pene Pati, Ludovic Tézier et Ermonela Jaho
Quant à Pene Pati, sidérant de naturel et d’immédiateté dans le rendu du texte chanté, il a le rayonnement de la jeunesse, les charmes d’une diction parfaite et d’une clarté riante où tout paraît facile, ce qui valorise formidablement Nicias.
Tous les personnages qui entourent les chanteurs principaux sont également très bien rendus, qu’il s’agisse de l’Albine introvertie de Marie Gautrot ou des esclaves rayonnantes de Cassandre Berthon et Marielou Jacquard, et l’Orchestre National de France mené par un Pierre Bleuse enthousiaste et effronté donne du corps qui induit une grande proximité à la musique tout en réussissant à créer une unité harmonique qui dégage une lumière frémissante et une souplesse de mouvement dont on s’imprègne facilement. Et le souffle du chœur se fond dans cet ensemble avec un charme discret.
Une interprétation de grande valeur dont le ravissement de tous est la récompense.
Tosca (Giacomo Puccini – 1900)
Représentation du 04 juin 2021
Opéra Bastille
Floria Tosca Maria Agresta
Mario Cavaradossi Michael Fabiano
Il Barone Scarpia Ludovic Tézier
Cesare Angelotti Guilhem Worms
Spoletta Carlo Bosi
Sciarrone Philippe Rouillon
Un Carceriere Florent Mbia
Direction musicale Carlo Montanaro
Mise en scène Pierre Audi (2014)
Maria Agresta (Tosca)
Vendredi 04 juin 2021, à 16h15, avait lieu la réouverture de la grande scène Bastille au public après 450 jours de fermeture, et Alexander Neef est apparu face à l’enthousiasme chaleureux des spectateurs pour présenter formellement ce jour si signifiant pour la vie de l’institution. Moins d’un tiers des places étaient occupées du fait des contraintes sanitaires, mais cela n’a pas empêché qu’une partie du public soit relativement jeune.
Entré au répertoire de l’Opéra de Paris le 10 juin 1960, Tosca fait dorénavant partie des cinq ouvrages lyriques les plus joués de la maison, et, ce soir, en est à sa 340e représentation et à sa troisième reprise dans la mise en scène de Pierre Audi.
Michael Fabiano (Mario) et Maria Agresta (Tosca)
Dans la première partie, la direction orchestrale de Carlo Montanaro maintient une grande clarté et accompagne les respirations et sentiments des artistes par des déploiements forts poétiques et nuancés des instruments en solo, ce qui est toujours remarquable pour un auditeur qui a si souvent entendu cette musique.
Néanmoins, la théâtralité semble volontairement bridée, les percussions étant utilisées de façon assez discrète, et le son ne recèle aucune noirceur.
Michael Fabiano campe un Mario d’une grande authenticité avec un jeu qui est toujours tourné vers ses partenaires, et son timbre de voix, solide et puissant, est traversé d’une petite vibration qui imprègne son personnage d’une fragilité humaine.
Quand Tosca le rejoint dans l’église, c’est une femme légère, plus joueuse qu’inquiète, qui se présente à lui sous les traits de Maria Agresta, et la soprano napolitaine l’incarne avec des couleurs en phase avec l’orchestre, c’est à dire claires avec des inflexions typiques de la chanteuse qui semble traduire les accents de sa région d’origine.
Ludovic Tézier (Scarpia)
L’arrivée que l’on pourrait qualifier de « majestueuse » de Ludovic Tézier fait alors entrer en scène un Scarpia d’une très grande résonance, stylisé, se gardant de toute expression vériste pour se centrer sur un portrait sévère mais pas sordide, comme pour tenter de faire passer un charme malgré la nature du chef de la police. La voix est d’une belle ampleur, d’une totale homogénéité qui se déploie au second acte alors que la direction musicale modère toujours la violence de son discours.
Jusqu’à ce que ne survienne le grand air tant attendu « Vissi d’arte ! ». A ce moment là, se passe quelque chose d’inouï. L’orchestre se diffuse dans l’espace, se pare d’un tissu d’une finesse immatérielle, et Maria Agresta maîtrise cet élan du cœur avec une douceur, une intériorité et une unité dans la voix merveilleuses, et lie parfaitement les passages forte et leurs retours aux nuances toute en retenue de façon saisissante.
Maria Agresta (Tosca) et Ludovic Tézier (Scarpia)
Le sens musical que révèle également Carlo Montanaro suggère que la suite dans le dernier acte sera une magnifique peinture orchestrale, ce qui se confirme lors de l’ouverture pastorale qui décrit la fin de la nuit sur la campagne romaine. Le son est à nouveau coloré d’immatérialité, avec toujours une retenue dans les effets de volumes qui privilégie les teintes boisées aux effets métalliques, le jeune berger est à la fois poétique et assuré, et Michael Fabiano joue son personnage avec un réalisme dans le moindre détail qui le rend profondément touchant.
Après un « E Lucevan le stelle » où il joue d’une extrême nuance pour ensuite dégager une puissance animale à partir d’une couleur de voix plutôt sombre et franche, le duo qui le réunit à Maria Agresta se dépouille de tout l’artifice de la première partie à l’église qui était un jeu entre protagonistes, et il ne s’agit plus que de tendresse, d’attention, de communion de chant comme de timbre, et cette attention réciproque est si crédible qu’elle en rend tout cette dernière partie confondante.
Michael Fabiano (Mario) et Maria Agresta (Tosca)
L’effet de ce rideau noir qui tombe après l'élan crânement vaillant de Maria Agresta, pour révéler les ténèbres éclairées par un soleil d’argent au moment où Tosca se donne la mort, conserve toute sa force expressive.
Parsifal (Richard Wagner – 1882)
Représentation du 18 avril 2021 retransmise en direct sur Arte Concert
Opéra d’État de Vienne
Kundry Elina Garanča
Parsifal Jonas Kaufmann
Parsifal (rôle muet) Nikolay Sidorenko
Amfortas Ludovic Tézier
Gurnemanz Georg Zeppenfeld
Klingsor Wolfgang Koch
Titurel Stefan Cerny
Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Kirill Serebrennikov (2021)
Co-metteur en scène Evgeny Kulagin
Dramaturgie Sergio Morabito Nouvelle production
Le compte-rendu ci-dessous est celui de la diffusion sur Arte Concert de la représentation de Parsifal jouée à l’Opéra de Vienne le dimanche 18 avril 2021 et ne saurait donc être celui de la représentation telle qu’elle pouvait être vécue en salle.
Pour sa première saison à la direction musicale de l’Opéra de Vienne, qui est aussi la première saison de son nouvel intendant profondément rénovateur, Bogdan Roščić, nous retrouvons Philippe Jordan, quelques mois après son interprétation mémorable de l’Anneau du Nibelungà l’Opéra de Paris, pour ses débuts wagnériens dans sa nouvelle résidence autrichienne dont il était jusqu’à présent un invité régulier pendant 20 ans depuis ses premières représentations de La Veuve Joyeuse jouées au mois d’août 1999 alors qu’il n’avait pas encore 25 ans.
Jonas Kaufmann (Parsifal)
Cette nouvelle production de Parsifal est l’aboutissement d’un travail de maturation sur l’ultime chef-d’œuvre de Richard Wagner qu’il entreprit au Festival de Bayreuth en 2012, dans la mise en scène inoubliable de Stefan Herheim, et s’enrichit à l’opéra Bastille en 2018.
Il est cette fois associé au metteur en scène Kirill Serebrennikov dont la mairie de Moscou vient de mettre un terme à plus de 8 ans de créations au Gogol Center, sa notoriété et son trop grand esprit d’ouverture étant mal vus du pouvoir.
L’environnement de ce nouveau Parsifal ne se déroule pas dans une forêt ombreuse et sévère, mais dans un lieu encore plus fermé, une prison, où vit recluse une communauté de prisonniers, ce qui fait de la confrérie un regroupement de criminels, et non pas de « cœurs pur s».
Cette prison réaliste est surmontée de trois écrans qui renforcent le visuel de scènes filmées pour la plupart en noir et blanc, et présentent aussi bien de forts beaux portraits individualisés sur la condition de ces prisonniers qu’une séquence mélancolique autour d’un vieil édifice religieux en ruine – serait-ce l’illustration d’un monde où la religion a perdu sa valeur sacrée ? - et d’une scène bien précise qui concerne la jeunesse de Parsifal.
Choristes et acteurs incarnent ces êtres aux regards endurcis, et Gurnemanz leur prodigue bienveillance par son habileté à faire de leur corps une œuvre d’art en leur tatouant des symboles religieux ou mythologiques. Le dessin stylisé d’une lance se love au creux de leur colonne vertébrale comme s’ils voulaient imprimer la marque d’une virilité dorénavant limogée par la perte de liberté.
Georg Zeppenfeld (Gurnemanz)
Georg Zeppenfeld offre à Gurnemanz une stature de grand sage au discours bien marqué, directement adressé au cœur de l’auditeur, avec un timbre de voix de bronze clair très aéré, un jeu naturel et humain qui rend sa personnalité accessible et fort sympathique.
Dans cet univers où les gardiens contrôlent faits et gestes des prisonniers, le metteur en scène fait intervenir Parsifal sous les traits d’un jeune acteur, Nikolay Sidorenko, alors que Jonas Kaufmann représente le Parsifal plus âgé et mûr qui revit son passé et qui intervient dans l’action en tant que conscience aboutie pour tenter de réveiller, au sens spirituel du terme, son double plus jeune, mais que ce dernier n’écoute pas. Par ce jeu d’alternance passionnant, on pourrait presque croire à cette possibilité que, dans la vie, la voix intérieure qui cherche à nous raisonner serait celle de notre être futur.
Parsifal est ici présenté comme le meurtrier d’un jeune homme albinos, au dos tatoué de deux ailes de cygne, dont il rejette l’attirance sexuelle, et il rejoint donc de force cette communauté maudite. Kundry, elle, est une photographe enrôlée par une revue de mannequins, « Schloss », qui travaille pour le compte de Klingsor afin de mettre en valeur la beauté des modèles masculins, une métaphore de son obsession pour ses propres désirs sexuels.
Au fur et à mesure, le premier acte semble être un concentré de plusieurs ouvrages lyriques se déroulant dans des lieux durs, De La maison des morts, Fidelio ou Billy Budd, et une nette composante homo-érotique teinte les différents tableaux animés avec une précision et un réalisme fascinants.
Nikolay Sidorenko et Elina Garanča (Kundry)
Amfortas est introduit dans ce milieu par deux gardiens, et l’existence d’un passé trouble qui le lie à Kundry est montré par des jeux de regards et d’évitements.
Kirill Serebrennikov ne choisit cependant pas de représenter la moindre cérémonie du Graal, car la voix de Titurel est une voix intérieure culpabilisante, une voix des ancêtres qui prend le contrôle à distance d’Amfortas au point de le rendre fou et suicidaire. Pas de simulacre de Passion du Christ, car ce serait représenter une forme d’assassinat sous le regard de la communauté, mais une scène où les gardiens découvrent les objets envoyés aux prisonniers qui sont leur seul lien avec le monde extérieur. Par cette séquence, le désir de liberté fait office de Graal, et le début d’un sentiment de compassion de la part de Parsifal apparaît pour soutenir Amfortas dans ce moment de désespoir. Le metteur en scène humanise de fait la condition des pensionnaires et dénonce l’outrage intrusif de leurs gardiens. La scène se politise.
Ludovic Tézier est absolument phénoménal non seulement par la solidité affectée de son chant incisif, d’une belle homogénéité de timbre, austère et stable dans les aigus, véhément dans les moments de douleur mais toujours un peu adouci, mais aussi de par son niveau d’incarnation poignant, les sentiments torturés qu’il dessine sur son visage, et qu’il exprime si justement avec tout son corps tout en en préservant l’intériorité, atteignent en effet un niveau de vérité saisissant chez un chanteur qui est habituellement plus réservé scéniquement.
Ludovic Tézier (Amfortas)
On pourrait trouver sinistre ces coloris gris et ces barreaux situés à tous les étages, et pourtant l’insertion de la vidéographie et de quelques effets poétiques dégage une beauté d’ensemble que la musique ne fait que magnifier.
Car Philippe Jordan est merveilleux de profondeur et de bienveillance grave, l’orchestre de l’opéra de Vienne le suit dans cet impressionnant écoulement noir aux mouvements finement sinueux et illuminés par les frémissements des cordes sur lequel luit le métal polis des cuivres. Et les palpitements des bois si perceptiblement rehaussés ajoutent une impression de surnaturel et d’effets magiques. Il faut enfin entendre comment les panaches orchestraux s’épanouissent sur le chant de Ludovic Tézier, une magnificence sonore qui pourrait presque suggérer un goût prononcé pour le prestige des soieries orientales.
La transition avec le second acte se met finalement en place, et c’est Kundry qui chante les quelques mesures de la voix d’alto « Il a vu souffrir. Il sait, il est l’innocent ! », alors qu’elle s’approche pour photographier le jeune Parsifal qui commence à poser sensuellement pour elle.
Wolfgang Koch (Klingsor)
Après une ouverture exposée avec une grande charge énergique, fluide et émaillée d’éclats métalliques épiques mais discrets, le second acte s’ouvre sur l’une des salles du lieu où œuvre Klingsor – Wolfgang Koch est génialement crédible en directeur louche -, magnat du milieu de la mode masculine pour lequel travaille Kundry superbement interprétée par Elina Garanča. Son personnage de femme d’affaire dominante à la belle chevelure d’argent, « la crinière au vent » décrite au début de l’opéra, est aussi masculine que le jeune Parsifal venu la rejoindre est androgyne. Il y a chez elle une beauté extraordinaire à faire vivre aussi violemment un être avec un tel cœur qui rend si vrai tout ce qu’elle exprime, la fausse assurance, le désir de feu pour le corps du jeune homme, la fureur de la possession, les sentiments contradictoires qui font pleurer son visage.
Et quelle ampleur vocale! un luxueux galbe entêtant aux aigus glamour pleinement éclatants, une incarnation véritablement sensationnelle qui montre comment son travail avec des metteurs en scène modernes lui permet d’extérioriser ce que l’on pourrait penser être de véritables aspects de sa personnalité. Car sinon, comment expliquer un tel niveau de personnification qui va au-delà de ce que l’opéra peut produire habituellement ?
Elina Garanča (Kundry)
Si le corps d’éphèbe imberbe du jeune acteur Nikolay Sidorenko est dans cet acte pleinement exploité, les filles fleurs sont des assistantes ou des groupies en extase devant lui, et Jonas Kaufmann intervient dans l’action et se substitue parfois à son double. Mais lui aussi semble à son summum vocal comme peut-être on ne l’a plus entendu ainsi depuis son Werther à l’Opéra Bastille en 2010. Il incarne la sagesse, l’impuissance à changer le cours des choses – sauf au dernier moment -, et il chante cela avec ce timbre doucereusement ombré si distinctif auquel il donner corps avec une prévalence dramatique poignante. Et il joue avec une précision attachante et miraculeuse.
A travers l’apparition de trois vieilles femmes, les aïeules, Kirill Serebrennikov matérialise la culpabilité qui pèse sur le jeune Parsifal. Le détournement de la religion au cœur de cette agence est montré à partir d’une croix stylisée et luminescente utilisée pour la confondre avec la symbolique érotique du jeune Parsifal (c'est ce dernier qui déplace la croix pour poser devant elle, et on peut voir d'ailleurs, au début du IIIe acte, Kundry tenant un Christ dénudé en croix).
Jonas Kaufmann (Parsifal) et Nikolay Sidorenko
Mais le coup de génie scénique se présente lorsque Kundry se saisit d’une arme à feu pour menacer sa victime, est tentée de la pointer vers elle même sous l’emprise de ses propres pulsions de mort, puis, au point culminant, ne peut résister au regard déterminé du Parsifal de Jonas Kaufmann qui se trouve suffisamment persuasif pour que Kundry retourne l’arme contre Klingsor, une stupéfiante matérialisation de la lance se retournant contre son porteur.
A nouveau, les magnificences orchestrales subliment le chant de ces grands artistes charismatiques et font de cet acte un envoûtant moment d’hystérisation des désirs humains.
Nikolay Sidorenko, Elina Garanča (Kundry) et Jonas Kaufmann (Parsifal)
Le dernier acte revient dans une salle commune de la communauté carcérale alors que la filmographie montre le jeune Parsifal errant dans les ruines du vieux temple à la recherche probable d’un sens à son existence, le début possible d’une nouvelle spiritualité. Kundry est déchue et a rejoint le sort des prisonniers. Elle ne supporte pas les petites servantes qui sont le contraire de ce qu’elle a toujours été mais avec qui, petit à petit, elle va apprendre à prendre soin de l’autre.
L’orchestre est d’une onctuosité somptueuse à l’arrivée de Parsifal, et on a envie de croire que les accents cuivrés qui fusent de la musique sont issus du travail d’orfèvre réalisé par Philippe Jordan sur l’Anneau du Nibelung à l’Opéra de Paris.
La simplicité poétique de Jonas Kaufmann et la bonté confondante du chant de Georg Zeppenfeld épousent la finesse diaphane et scintillante de l’orchestre alors que le Parsifal mature est dorénavant devenu un autre homme, sacralisé par les servantes.
Philippe Jordan
Le travail de fusion des timbres assombrit les couleurs dans un continuum puissant pour annoncer l’arrivée des prisonniers et le double cortège qui dégénère en rixe, avant qu’Amfortas ne paraisse avec une urne funéraire à la main qui symbolise enfin sa libération du poids du passé.
Chacun des protagonistes accède à une paix intérieure, et même Kundry retrouve dans un bref instant un regard apaisé face au souvenir du Parsifal jeune qu’elle embrasse plus tendrement que par faim pour enfin se tourner vers Amfortas et éprouver compassion pour lui.
La rédemption par le rédempteur sonne comme une libération de ceux qui ont su se libérer d’eux-mêmes.
Aida (Giuseppe Verdi – 1871)
Représentation du 18 février 2021 retransmise en direct sur Concert Arte Opéra Bastille
Il Re Soloman Howard
Amneris Ksenia Dudnikova
Aida Sondra Radvanovsky
Radames Jonas Kaufmann
Ramfis Dmitry Belosselskiy
Amonasro Ludovic Tézier
Un messaggero Alessandro Liberatore
Sacerdotessa Roberta Mantegna
Direction musicale Michele Mariotti
Mise en scène Lotte de Beer (2021)
Conception et direction des marionnettes Mervyn Millar
Artiste visuelle Virginia Chihota Nouvelle production
Le compte-rendu ci-dessous est celui de la diffusion sur Concert Arte de la première représentation d’Aida jouée à l’Opéra Bastille le jeudi 18 février 2021 et ne saurait donc être celui de la représentation telle qu’elle pouvait être vécue en salle.
Aida est le dernier d’une série de quatre opéras fastueux comprenant Le Bal Masqué (1859), La Force du Destin (1862) et Don Carlos (1867) composés par Verdi au cours d’une période où son goût pour les Grands Opéras s’est conjugué aux évènements qu’il avait évoqué dans nombre de ses opéras antérieurs, et qui se sont enfin accomplis.
Sur la base d’un « programme égyptien » de quatre pages que lui transmit Camille du Locle, le librettiste qui avait achevé Don Carlos composé pour l’Exposition universelle de 1867 à Paris, Giuseppe Verdi accepta ce nouveau projet qui devait être joué à l’Opéra Khédival du Caire pour célébrer l’ouverture du canal de Suez.
Sondra Radvanovsky (Aida)
La création d’Aida va de fait se trouver au confluent de deux grands mouvements historiques majeurs, la chute du Second Empire et la prise de Rome par le Royaume d’Italie, d’une part, et l’occidentalisation de l’Égypte voulue par Ismail Pacha, d’autre part, qui ouvrira la porte à la domination britannique et à la fin de l’influence française dans la vallée du Nil.
Il sera d’ailleurs impossible de monter Aida en janvier 1871, Paris étant assiégée et les décors et costumes bloqués, et c’est seulement la veille de Noël, le 24 décembre 1871, que l’œuvre sera créée au Caire avec un succès triomphal.
Entré au répertoire de l’Opéra de Paris en 1880, Aida s’y était maintenu jusqu’en 1968, avant de disparaître pour ne revenir qu’en 2013 dans une nouvelle production d’Olivier Py, alors que de grandes maisons de répertoire comme le MET de New-York, le Royal Opera House Covent-Garden ou l’Opéra de Vienne lui ont toujours consacré, sans interruption, une place importante en lui associant des productions monumentales et dispendieuses.
Ksenia Dudnikova (Amneris)
Et alors que la mise en scène d’Olivier Py, à qui l’Opéra de Paris doit une somptueuse production de Mathis der Maler de Paul Hindemith, prenait le cadre de l’expansion coloniale italienne en Éthiopie à la fin du XIXe siècle, c’est ce même thème de la domination coloniale qui est exploité par Lotte de Beer - il s'agit de sa première apparition sur la scène parisienne - pour situer temporellement Aida à l’époque de la conquête de l’espace colonial français en Afrique noire sous le Second Empire de Napoléon III.
Elle n’a pas recours à de lourds et complexes décors, et choisit plutôt le dénuement d’une grande salle de musée où, dès l’ouverture magnifiquement détaillée par de chatoyants entrelacs orchestraux, une statue vivante d’art africain à la texture de pierre volcanique est entraînée de force afin d’être fixée dans une vitrine en verre. Le personnage d’Aida est incarné par une marionnette grandeur nature conçue par Mervyn Millar, dont les expressions du visage sont rendues facilement accessibles grâce à la captation et évoquent une tristesse insondable. Elle peut compter sur pas moins de trois manipulateurs qui l’accompagnent en permanence pour lui donner du mouvement.
Jonas Kaufmann (Radames), Ksenia Dudnikova (Amneris), Dmitry Belosselskiy (Ramfis)
Radamès, devenu dans ce contexte un jeune général de l’Empire, éprouve de la fascination pour elle comme pour un souvenir d’un monde lointain qu’il a auparavant aimé, et Jonas Kaufmann lui offre un superbe chant d’une chaleur douce, ombrée et d’une grande solidité dès son première air d’entrée ‘Celeste Aida’.
Mais il est issu d’une société riche et possédante, et l’entourage qui l’enserre lui laisse peu d’espace pour être lui même, à commencer par Amnéris, femme représentante de l’élite comme le volume et le luxe de sa robe mondaine le démontrent. Ksenia Dudnikova prend un malin plaisir à rendre ce personnage absolument odieux, et son beau chant d’un grain d’ébène fascinant aux accents pathétiques séduisants est d’une parfaite unité dans les instants amples et impulsifs.
Pour rester dans la symbolique du temple, la scène originelle du Temple de Vulcain se déroule dans les grandes salles du musée où la société parisienne parade nonchalamment. En procédant ainsi, Lotte de Beer ne différencie donc pas la caste des prêtres du reste du monde aristocratique, et elle éclipse donc la question du pouvoir religieux dans sa transposition, une simplification que ne faisait pas Olivier Py afin de couvrir autant que possible tous les symboles contenus dans le livret de l'ouvrage.
Cette scène comprend plusieurs thèmes malicieusement opposés, comme ces objets d’arts qui représentent de somptueux masques africains et côtoient une carriole dorée du Second Empire et un crâne blanc qui symbolisent l’arrogance et la vanité de la société impériale. Ramfis, incarné par Dmitry Belosselskiy qui lui affecte la jeunesse de sa noblesse de timbre, est le leader de ce monde hautain et feutré sous lequel couve le désir de sang.
Jonas Kaufmann (Radames)
Et lorsque l’on rejoint les appartements d’Amnéris, la toile d’un immense rideau de scène devient le décorum d’un jeu de scène où la princesse joue de façon narcissique sous les yeux de ses servantes avec des ailes de Victoire – une symbolique impériale - peu avant qu’Aida n’apparaisse à la fois sous les traits de la marionnette et de Sondra Radvanovsky. Et c’est à une véritable prouesse autant vocale qu’intellectuelle que l’artiste américaine est vouée, car elle doit interpréter un personnage qu’elle voit vivre sous yeux. Son regard est absolument émouvant par la façon dont elle arrive à exprimer de l’empathie pour ce double artistique, et la beauté de son regard réside dans sa faculté à savoir mettre en retrait sa propre individualité pour éclairer de son humanité la marionnette qui exprime un personnage souffrant et écrasé par un monde qui lui est étranger.
On peut deviner que cela n’a pas du être facile pour Sondra Radvanovsky, mais il y a quelque chose de très spirituel dans cette démarche de par la force de détachement que cela exige d’elle. Surtout qu’elle est amenée à jouer en phase avec Aida, à exprimer de la sidération pour ce qu’elle vit, et la plénitude de son chant aux éclats de métal d’une puissance phénoménale traverse le prisme médiatique pour nous toucher de ses nuances si subtilement ciselées qui résonnent encore avec les réminiscences de ses premiers rôles incarnés à l’opéra Bastille, il y a déjà vingt ans.
Et, dans nos recherches d’émotions passées, nous regarderons et réécouterons encore la sensibilité de son grand air ‘Ritorna Vincitor !’ d'ici vingt ans.
Sondra Radvanovsky (Aida)
Par la suite, c’est dans la scène de triomphe que la scénographie de Lotte de Beer s’emballe. Nous nous retrouvons dans une salle de rituel muséal, où des actrices et des acteurs se dépêchent dans un désordre savamment orchestré à construire et déconstruire des tableaux vivants de toutes époques et de toutes origines. Se succèdent, La procession du taureau sacré à Apis - Frederick Arthur Bridgman – 1879, Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard - Jacques-Louis David - Version de Berlin – 1801, Portrait mythologique de la famille de Louis XIV - Jean Nocret – 1670, La prise du Mont Suribachi lors de la bataille d’Iwo Jiwa . 19 février 26 mars 1945 - Joe Rosenthal – 1945, Bataille d'Alexandre contre Darius - Pietro da Cortona – 1644-1655, Portrait de Michiel de Ruyter - Ferdinand Bol – 1667, La Liberté guidant le peuple -Eugène Delacroix – 1830.
Tous ces tableaux, même sans les reconnaître instantanément, évoquent intuitivement la fascination pour l’orientalisme, le désir de conquête, l’idéalisation de la vie royale, l’influence antique, l’anti-historisme, le sacrifice de la jeunesse pour libérer une nation, les guerres contre les peuples étrangers, l’esprit d’exploration et le combat pour la liberté, c’est à dire des thèmes contenus dans le texte et la musique d’Aida.
Tableau vivant de La procession du taureau sacré à Apis (Frederick Arthur Bridgman – 1879)
Le procédé peut à la fois sembler anti-théâtral, puisque l’action ne raconte rien en soi, mais se révéler également ludique pour qui veut bien regarder cela d’un point de vue purement symbolique. Le sens de la dérision avec lequel s’exprime, depuis le début, la directrice scénique au détriment du personnage de Radamès qui catalyse tous les travers de l’époque où fut créé Aida, atteint son apothéose avec le dernier tableau vivant, L'apothéose d'Homère - Jean-Auguste-Dominique Ingres – 1827, où l’on peut voir une Amnéris ailée cintrer d'une couronne le front de Radamès, peu avant que le Roi incarné avec solennité et haute tenue par Soloman Howard ne l’ait adoubé. Des bribes de statues africaines détruites surgissent depuis l'arrière-scène à l’arrivée des prisonniers.
Ludovic Tézier (Amonasro)
La seconde partie du spectacle conserve sa simplicité picturale, un confortable rideau vert en textile d’ameublement pour le Palais Royal, le cadre des tableaux situé au centre du musée pour le Temple, et le drame se déroule à travers les confrontations intimes entre Amonasro et sa fille, puis la princesse et Radamès.
Le père d’Aida est, lui aussi, représenté par une marionnette flanquée de la présence de Ludovic Tézier qui lui donne une stature forte et autoritaire nimbée de nonchalance que sa virilité vocale tendre et affirmée humanise naturellement.
Et la scène où Amonasro maudit Aida atteint un summum émotionnel inouï lorsque l’orchestre, qui s’est montré de bout en bout d’une souplesse splendide au lustre de bronze dense et étincelant, se gorge d’une tension céleste et que Sondra Radvanovsky y fond d'une lente majesté mélancolique une longue plainte modulée d’une douce beauté triste extrêmement poignante qu’elle accompagne d’un léger mouvement de recul en réaction à la douleur qui s’élève dans la solitude de la salle.
Sondra Radvanovsky (Aida) et Jonas Kaufmann (Radames)
Et le tableau final tranche avec la symbolique théâtrale des salons du Second Empire pour s’ouvrir sur les bas-fonds caverneux d’une fosse où gisent les cadavres démembrés des sculptures africaines parmi lesquels Sondra Radvanovsky et Jonas Kaufmann se retrouvent à porter un regard désemparé sur la catastrophe non pas personnelle de leur jeune couple, mais celui d’un entier peuple qui a été totalement écrasé. Ces deux grands artistes racontent avec une humilité déconcertante un chant de désespoir qui se vit comme un appel à ne plus revivre une telle catastrophe humaine, et alors que Radamès achève son souffle sur le corps inerte de la marionnette d’Aida, l’âme de cette dernière s’évade à travers une dernière belle image, celle de Sondra Radvanovsky qui quitte le lieu en marchant solennellement vers les ombres de l’arrière-scène.
L’unité de ce spectacle, que l’on souhaite pouvoir vivre en vrai dans les prochaines années, vaut autant pour l’interprétation de tous ces superbes chanteurs que pour l’énergie somptueuse de l’orchestre, la cohésion du chœur, la maîtrise d’ensemble du plateau par Michele Mariotti, et pour les images fortes et abstraites de Virginia Chihota, jeune artiste zimbabwéenne reconnue internationalement depuis quelques années, dont l’association avec Lotte de Beer rappelle l’esprit avec lequel Peter Sellars avait mis en scène The Indian Queen au Teatro Real de Madrid en s’appuyant sur les œuvres colorées du graphiste Giugio Nicandro.
Manon (Jules Massenet - 1884)
Répétition générale du 24 février 2020 et représentations du 04 et 07 mars 2020
Opéra Bastille
Manon Pretty Yende (04/03) Amina Edris (07/03)
Des Grieux Benjamin Bernheim (04/03) Stephen Costello (07/03)
Lescaut Ludovic Tézier
Le comte des Grieux Roberto Tagliavini
Guillot de Morfontaine Rodolphe Briand
Monsieur de Brétigny Pierre Doyen
Poussette Cassandre Berthon
Javotte Alix Le Saux
Rosette Jeanne Ireland
l'hôtelier Philippe Rouillon
deux gardes Julien Joguet, Laurent Laberdesque
Joséphine Danielle Gabou
Direction musicale Dan Ettinger
Mise en scène Vincent Huguet (2020) Nouvelle production Danielle Gabou (Joséphine) Diffusion en direct sur Culture box le 17 mars 2020 Interlude musical C'est lui, musique de Georges Van Parys, paroles de Roger Bernstein, interprété par Joséphine Baker (extrait du film Zouzou, 1934).
Après l'échec en janvier 2012 de la production de Manon réalisée par Coline Serreau sous la direction de Nicolas Joel, l'Opéra de Paris ne disposait plus d'une mise en scène à la hauteur d'un des ouvrages les plus touchants de Jules Massenet. C’était d’autant plus dommage que, tout comme Les Contes d’Hoffmann, Manon fait partie de ces ouvrages créés à l’Opéra Comique sous la Troisième République, peu après l’ouverture en 1875 du Palais Garnier, un des symboles du Second Empire.
Et c’est au cours de la même année 1974 que Les Contes d’Hoffmann et Manon ont fait leur apparition au Palais Garnier, portés tous deux par un ample mouvement de fond visant à intégrer le patrimoine de la salle Favart au répertoire de l’Opéra de Paris. Œuvre sentimentalement inspirée de Manon de l’Abbé Prévost, celle-ci fait dorénavant partie des 20 ouvrages les plus joués de l’Opéra.
Pretty Yende (Manon) et Benjamin Bernheim (Des Grieux)
D’aucun pourrait cependant trouver la scène Bastille surdimensionnée pour rendre sensible l’entrelacement amoureux et inconséquent qui lie les deux principaux protagonistes, Manon et Des Grieux, mais lorsque l’on entend ce que Dan Ettinger arrive à obtenir de la formation orchestrale des musiciens, l’ivresse de ces magnifiques ondes striées de nervures frémissantes, les qualités d’évanescence et de luminosité du fin tissu de cordes, et cette puissante ligne emphatique qui vient parfois se fracasser dans la fosse avec tonitruance mais souplesse, Massenet semble comme transcendé par l’interprétation qui lui rend si bien hommage. Surtout, un inexorable sentiment d’infini émane de la musique d’où surgit par moment les élans d’un Prokofiev ou bien les couleurs rutilantes de Puccini, et le chœur, porté par son enthousiasme et un large souffle libérateur, couronne une réalisation passionnante.
Pretty Yende (Manon) entourée des invités de Guillot de Mortfontaine
Stéphane Lissner s’est donc engagé à proposer une nouvelle production, soutenue par le Cercle Berlioz et The American Friends of the Paris Opera & Ballet, pour redonner un visage digne de Manon à l'Opéra de Paris. Vincent Huguet, ancien assistant de Patrice Chéreau, reconstitue un décor assez éloigné du Paris humble du XVIIIe siècle, qui reflète la période Art-déco des années 1925.
Façades intérieures sculptées, vitraux abstraits, colonnades en arrière plan sur fond lumineux tamisé, tout évoque le Paris moderne du bord de Seine près de la Tour Eiffel. Les scènes de vie reconstruites fonctionnent assez bien, ce qui profite aux personnages de Brétigny (Pierre Doyen), Guillot de Morfontaine (Rodolphe Briand) et l'hôtelier (Philippe Rouillon), tous trois formidables chanteurs engagés dans un jeu d’une fraîcheur réjouissante.
Danielle Gabou (au centre) et ses partenaires
La direction d’acteur n’évite cependant pas les conventions, se révèle peu vivante dans l’utilisation du chœur notamment, mais les scènes intimes sont touchantes et simplement humaines. Les interventions scéniques et chorégraphiques de Danielle Gabou (Joséphine), danseuse qu'il sera possible de revoir à Chaillot au mois de juin dans 'Moi, Titubas sorcière... Noire de Salem', s’insèrent avec humour et émerveillement dans la scénographie tout en accompagnant les lourds changements de décors, et son évocation de la meneuse de revue Joséphine Baker crée un lien entre son admiration pour Manon de celle de la Comtesse Gerschwitz pour Lulu (Alban Berg).
« La Lutte de Jacobs avec l’Ange » (Eugène Delacroix)
Un Paris décadent transparaît dès le début, qui se cristallise à la scène de jeu où les échanges d’argent achètent corps et fantasmes de cuir. Mais la véritable jonction artistique se produit à Saint-Sulpice, au cours d’un tableau qui convoque deux fresques monumentales d’Eugène Delacroix exposées à la Chapelle des Saints-Anges de l’église, « La Lutte de Jacobs avec l’Ange » et « Héliodore chassé du temple », qui, sans être écrasants, illustrent le conflit de l’homme avec ses aspirations spirituelles, et sa volonté d’en découdre avec lui.
Benjamin Bernheim (Des Grieux)
Dès l’ouverture de cette scène au son de l’orgue, l’obscurité pénétrante qui révèle petit à petit, par des faisceaux lumineux d’arrière scène, les colonnades du temple, se charge d’une intensité extraordinaire, elle même préparée par l’air solitaire de Des Grieux suivi de l’arrivée de Manon. La sublimation imprimée aux musiciens par Dan Ettinger approche une irréalité mystique extrêmement sensible et qui touche au cœur.
Tout, scéniquement, vocalement et musicalement, se confond de façon esthétique et fort émouvante à cet instant là.
Et rien que pour ce tableau chanté magnifiquement par deux distributions entièrement engagées, grand tableau d’opéra que Guillot de Morfontaine ne saura offrir à Manon, il faut assister à ce spectacle qui ne possède aucune faiblesse musicale.
Benjamin Bernheim (Des Grieux) et Pretty Yende (Manon)
Après Alfredo en septembre, et avant Rodolfo en juin, Benjamin Bernheim, irrésistiblement tendre et élégiaque en Des Grieux, incarne à Bastille son deuxième rôle d'amoureux parisien de la saison, capable de toucher avec un chant à cœur délivré tant sincère, rayonnant dans toute la salle comme aucun autre interprète invité sur cette scène pour chanter ce même rôle n’a su le faire depuis la fin de l'ère Gall. Il renvoie ainsi une image d’impulsivité retenue et de charisme désirant et désiré fabuleuse.
Pretty Yende (Manon)
Pretty Yende joue et chante avec une spectaculaire virtuosité son personnage de princesse, un modèle de nuances lumineuses et de délicatesse, mais est plus confidentielle dans les scènes plus simples, où même Danielle Gabou montre plus d’impact vocal dans les passages parlés.
Sûrement, la soprano sud-africaine connaît ses points forts, mais fait de son personnage, en première partie, une femme simplement gentille, comme s’il s’agissait d’une comédie sans arrière pensée, le type de personnalité dont raffole le public américain, ce qui crée un décalage avec l’esprit de Massenet. Toutefois, elle a une façon de concentrer ses tensions internes dans un soudain déchirement de nerfs qui théâtralise au juste moment ses prises de pouvoir sur l’audience.
Amina Edris (Manon)
Ce n’est cependant pas la même impression que laisse Amina Edris, interprète de Manon dans la seconde distribution, qui découvre d’emblée un personnage plus ambigu, fragile en apparence mais avec des ombres dans le regard et un charme taquin qui lui convient parfaitement. L’incarnation est cette fois entière, et comme elle est associée à Stephen Costello, plus torturé et défait dans sa façon de chanter et de jouer que Benjamin Bernheim, elle est la véritable découverte de ce début de série. Manon redevient le personnage central, l’homogénéité de la tessiture et des vibrations vocales de cette artiste, en pleine éclosion devant le public parisien et international, la rendent captivante à tout instant, et elle démontre en plus une éloquence et une parfaite clarté d'élocution en français absolument essentielle dans ce répertoire. Amina Edris aura ainsi marqué cette unique soirée de façon tout à fait mémorable, et pour longtemps.
Amina Edris (Manon)
Ludovic Tézier est aussi quelqu’un d’inévitable par l’aisance d’intonation bien affirmée et la présence à poigne qu’il impose, tout en assumant un Lescaut plus mondain qu’intégralement ancré dans une stature autoritaire. Et c’est donc Roberto Tagliavini qui offre cette image paternelle traditionnelle, mais si porteuse d’intégrité en comte des Grieux, d’autant plus que sont intervention à Saint-Sulpice se déroule au pied de la « La Lutte de Jacobs avec l’Ange ».
Tout dans sa voix d’ancien au port noble coïncide avec cette vie paternelle et droite, perméable aux épanchements humains.
Ludovic Tézier (Lescaut) et Pretty Yende (Manon)
La dernière image de ce drame a beau être détournée par Vincent Huguet pour créer un final sévère par l’exécution de Manon sous les yeux de son amour, elle ne fait pas pour autant oublier le fort beau travail esthétique scénique d'ensemble, qui est à la hauteur d’une réalisation musicale d’exception.
Simon Boccanegra (Giuseppe Verdi)
Répétition du 09 novembre et représentations du 15 novembre et 01 décembre 2018
Opéra Bastille
Simon Boccanegra Ludovic Tézier
Jacopo Fiesco Mika Kares
Maria Boccanegra (Amelia Grimaldi) Maria Agresta, Anita Hartig (09 nov & 1, 4 déc)
Gabriele Adorno Francesco Demuro
Paolo Albani Nicola Alaimo
Pietro Mikhail Timoshenko
Un capitano dei balestrieri Cyrille Lovighi
Un'ancella di Amelia Virginia Leva-Poncet
Direction musicale Fabio Luisi
Mise en scène Calixto Bieito (2018) Nicola Alaimo (Paolo) Nouvelle production et coproduction Deutsche Oper Berlin
A l’instar d’Il Trovatore, Simon Boccanegra est le second opéra de Giuseppe Verdi qui soit inspiré d’une pièce d’Antonio García Gutiérrez.
Sur le chemin de l’indépendance italienne, Verdi souhaitait représenter les luttes des factions et faire naître ainsi chez les Italiens l’horreur des guerres fratricides à partir d’un sujet historique.
Au XIVe siècle, la république de Gênes dominait la Méditerranée et la mer Egée, mais son principal concurrent, Venise, gagnait du terrain et prendra définitivement le dessus au siècle suivant.
Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)
Le personnage de Simon Boccanegra devint ainsi en 1339 le premier Doge à vie de Gênes, issu du parti plébéien et partisan de l’Empereur du saint-Empire. Cependant, en 1347, les familles Grimaldi et Fieschi, ralliées au Pape, le forcèrent à abdiquer. A la tête de son armée, il réussit pourtant à rétablir son autorité en 1356, mais mourut probablement empoisonné en 1362, et c’est Gabriel Adorno qui fut finalement élu par le peuple pour lui succéder.
Et dans la version romancée de l’opéra de Verdi, une conspiration redoutable est menée par Paolo Albiani pour pousser les Fieschi et Adorno à se révolter contre Simon, Paolo ne supportant pas que le doge ne lui ait pas accordé la main d’Amélia Grimaldi (qui s’avèrera être sa fille).
Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Fiesco)
Simon Boccanegra n’est entré que sur le tard au répertoire de l’Opéra de Paris, il y a exactement 40 ans, le 25 octobre 1978, dans une mise en scène devenue célèbre de Giorgio Strehler.
Puis la scène Bastille accueillit la production de Nicolas Bregier, en septembre 1994, et surtout celle de Johan Simons créée en mai 2006, année entièrement dédiée à la perspective de l’élection présidentielle de 2007. Cette mise en scène se focalisait particulièrement sur le climat électoral et les rivalités partisanes.
La nouvelle production que présente Calixto Bieito à l’Opéra de Paris répond du début à la fin aux ambiances nocturnes des conspirations relatées dans le livret et à la noirceur de la musique, tout en privilégiant l’évocation du long délitement mental du Doge solitaire poursuivi par les obsessions mélancoliques du souvenir de sa femme défunte, plutôt que la mise en exergue des conflits de pouvoir.
La scénographie est centrée sur un plateau unique où une spectaculaire carcasse de navire, l’évocation du passé flamboyant du Doge, aux flancs stylisés en forme de vague, effleure le cadre de scène lorsque le vaisseau est entraîné dans un lent mouvement circulaire. Les cycles infinis des complots se mélangent à la spirale des pensées obsédantes de Boccanegra, qui l’empoisonnent de l’intérieur et l’immobilisent dans l’action.
Maria Agresta (Amelia)
Les changements de disposition de cette impressionnante maquette, et les variations d’éclairages glacés qui laissent de larges zones d’ombre, créent des espaces permettant ou bien d’utiliser les projections vidéographiques, ou bien de créer un élément de décor frontal pour resserrer l’action, tout en permettant de laisser passer les voix du chœur à travers ses interstices lorsque celui-ci se trouve en arrière.
Boccanegra apparaît affaibli dès l’ouverture, suivi par l’arrivée de Fiesco traînant le corps mourant de sa fille et amante du corsaire pour laquelle il ne montre aucune pitié et qui, une fois abandonné, se relève au moment de la transition, 25 ans plus tard, devenant ainsi un fantôme qui hante la scène.
Le point fort du travail de Calixto Bieito est d’entrechoquer la stature noble du héros plébéien et sa détresse mentale par des images émouvantes du visage de celle qu’il a aimé, n’hésitant pas à projeter sur le rideau de scène, à l’entracte, le corps courbe et inerte d’une femme que des rats noirs parcourent, comme si la mémoire rongeait un souvenir dans sa chair la plus belle en le faisant souffrir.
Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Fiesco)
Paradoxalement, Bieito se montre économe dans sa direction d’acteur – une bonne partie de son travail exploite la vidéo et les éclairages à travers le squelette du bateau afin de créer des images d’une esthétique cinématographique troublante -, mais tout geste a un sens et exprime les troubles intérieurs de chaque protagoniste, car il se centre sur leur intimité. Les interactions directes, et mêmes les regards entre eux, sont donc volontairement limités pour montrer leur solitude et accroître l’atmosphère dure du drame. Mais les marques d’affection sont nombreuses que ce soit entre Maria et Adorno, Maria et Boccanegra et même Fiesco et Boccanegra.
Et si aucune violence n’est véritablement affichée, les stigmates, eux, peuvent se lire sur les corps ou les visages, comme celui d’Amelia qui a été retenue en captivité. Il y a donc toujours une correspondance forte et profonde entre ce que les personnages décrivent de leur expérience vécue et les marques sur leur corps.
Cette vision expressionniste, où s’immisce la cruauté de la vie, approche celle du Don Giovanni de Michael Haneke, et ne s’adresse donc pas aux spectateurs en quête de joliesse superficielle sur une scène d’opéra. C’est un spectacle pessimiste pour les amateurs de films noirs.
Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)
On se demandait à quoi pouvait aboutir la rencontre entre un tel metteur en scène et Ludovic Tézier, le résultat est que jamais avant ce jour le baryton français n’aura incarné avec autant de vérité un personnage, et réussi à exprimer un être profond de cette façon-là, sans se laisser aller à aucun geste de convention.
En effet, pour sa première prise de rôle scénique du Doge, après avoir offert auprès de Sondra Radvanovsky l'une des plus belles versions de concert du Théâtre des Champs-Elysées de la saison passée, Ludovic Tézier incarne un Boccanegra mystérieux et humble d’une grande clarté d’élocution, un jeune père d’une sympathie immédiate. L’ampleur et l’humanité le mettent en avant plus que lui ne cherche à se mettre en avant, ses petits effets doux et soupirants touchent au cœur, et lorsqu’il déverse sainement sa colère d’un souffle long et d’une belle fermeté, son autorité sévère s’impose de façon bien ciblée.
Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Maria Agresta (Amelia)
Face à lui, le vieux patriarche issu des familles ancestrales, Fiesco, est interprété par le jeune Mika Kares - 10 ans de moins que Tézier – qui fait résonner une voix impressionnante et glaçante par son unité et sa stabilité, un long déroulé spectral, mélange de douceur et d’inquiétude, qu’il tient avec une belle et fine allure.
Mais loin de paraître un vieux père affligé, Calixto Bieito lui fait jouer le rôle d’un homme qui en veut à sa fille d’avoir aimé un corsaire, et lors de l’agonie de celle-ci, il ne révèle que mépris pour elle en ne montrant aucune volonté d’aide ou signe de tendresse.
Anita Hartig (Amelia)
Dans cet opéra dominé par les voix d’hommes, deux interprètes sont prévues au cours de cette nouvelle série de représentations pour incarner le seul personnage féminin majeur, Amélia.
Maria Agresta possède le dramatisme et la voix aux accents mélancoliques des grandes héroïnes verdiennes, une tessiture homogène légèrement mate d’une souplesse facile même dans les aigus, qui lui permet d’être aussi bien enjôleuse et touchante dans son premier air d’entrée solitaire « Come in quest’ora bruna », qu’une partenaire fusionnelle dans les duos avec Adorno ou Boccanegra. Et dans les passages conflictuels, lors de la rivalité entre les deux hommes, elle recherche aussi une forme de vérisme quasi-névrotique avec des couleurs beaucoup plus claires.
Anita Hartig (Amelia) et Francesco Demuro (Adorno)
Entendue lors de la dernière répétition avant de la retrouver le 01 ou le 04 décembre, Anita Hartig est elle aussi une Amélia saisissante, d’autant plus qu’elle possède un timbre de voix assez différent, clair et parcellé d’une myriade de vibrations qui rappellent énormément les fragilités si familières du timbre de Joyce DiDonato. Son chant rayonnant aux tissures dentelées introduit ainsi des réminiscences mozartiennes ou straussiennes, et l’on retrouve chez elle aussi une grande attention à chacun de ses partenaires. Nous avons donc là deux artistes qui défendent avec probité une femme qui recherche un équilibre dans un monde conflictuel d’hommes intrigants.
Nicola Alaimo (Paolo Albani)
Physiquement imposant, le Paolo de Nicola Alaimo est une autre grande stature de la distribution. Il a le rôle du méchant indéfendable, mais le tient avec une arrogance fière et vindicative, et même une certaine noblesse, qui évoque Iago. Mordant dans la voix, puissance et profondeur de souffle qui gonflent une tessiture sombre et aérée avec de petits accents dans les passages déclamatifs comme une signature personnelle, la confiance défiante qu’il renvoie quand il interroge la salle ancre définitivement sa présence dans l’action du drame.
Et c’est avec une splendide chaleur que Francesco Demuro apparaît de derrière les ombres du navire pour annoncer son arrivée aux envolées charmeuses de « Cielo di stelle orbato ». Car ce chanteur d’ampleur modeste possède un beau timbre dans le médium qui cependant se resserre dans les aigus réduisant ainsi l’impact d’Adorno. C’est donc dans les airs profondément lyriques, qui lui laissent le temps de dérouler sa belle musicalité, qu’il touche le mieux la sensibilité de l’auditoire, et son grand air de désolation « Perdon, Amelia …» est l’un des grands moments de recueillement du temps de la soirée.
Le choeur - au premier plan, Nicola Alaimo (Paolo) et Mikhail Timoshenko (Pietro)
Si ces artistes disposent de bonnes conditions pour mettre en valeur leurs qualités musicales, ils le doivent au metteur en scène et à sa conception scénographique qui les mettent en avant, mais surtout au directeur musical, Fabio Luisi, qui soigne le relief de la trame musicale - quelle magnifique résonance liquide du cor dans l'immensité de la salle! - en trouvant un très bon alliage entre les vents, cordes et cuivres sans que la nappe orchestrale n’envahisse l’espace et ne submerge les chanteurs. La nature boisée des instruments reste sensible, alors qu’un Philippe Jordan aurait sans doute accentué les sonorités métalliques des cordes, et la précision accordée à l’ornementation, tout en restant dans la grande réalisation de répertoire, crée un plaisir raffiné qui, toutefois, ne fait pas oublier que le chef d’orchestre n’a pas recours aux percussions pour exacerber la théâtralité de son interprétation.
Calixto Bieito
Et peut-être que cela se ressent aussi dans la perception dramatique de ce spectacle qui, rappelons-le, offre plutôt un versant mesuré de la part de Calixto Bieito, le futur metteur en scène de l’Anneau des Nibelungen à partir de la saison prochaine.
Le chœur, impactant et suggestif, est fort quand on le lui demande.