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Publié le 20 Août 2024

Der Idiot (Mieczysław Weinberg – 1986-1989 – 09 mai 2013, Mannheim)
Livret de Alexander Medwedew d’après le roman de Fiodor Dostoïevski
Représentation du 10 août 2024
Felsenreitschule
Salzburger Festspiele 2024

Fürst Lew Nikolajewitsch Myschkin Bogdan Volkov
Nastassja Filippowna Baraschkowa Ausrine Stundyte
Parfjon Semjonowitsch Rogoschin Vladislav Sulimsky
Lukjan Timofejewitsch Lebedjew Iurii Samoilov
Iwan Fjodorowitsch Jepantschin, General Clive Bayley
Jelisaweta Prokofjewna Jepantschina, seine Frau Margarita Nekrasova
Aglaja Iwanowna Jepantschina Xenia Puskarz Thomas
Alexandra Iwanowna Jepantschina Jessica Niles
Gawrila (Ganja) Ardalionowitsch Iwolgin Pavol Breslik
Warwara (Warja) Ardalionowa Iwolgina Daria Strulia
Afanassi Iwanowitsch Totzki Jerzy Butryn
Messerschleifer Alexander Kravets
Adelaida Iwanowna Jepantschina Jutta Bayer

Direction musicale Mirga Gražinytė-Tyla
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2024)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp

Herren der Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor
Wiener Philharmoniker


                                                           Mirga Gražinytė-Tyla, Krzysztof Warlikowski et Bogdan Volkov
                                                                                                (Photo Festival Salzburg)
Nouvelle production du Festival de Salzbourg (Première le 02 août 2024)
Diffusion sur Medici TV et Stage + le 23 août 2024 à 20h

Depuis la première scénique de ‘Die Passagierin’ au Festival de Bregenz en juillet 2010, à celle de ‘Der Idiot’ à Mannheim en mai 2013, les œuvres de Mieczysław Weinberg trouvent une reconnaissance tardive, et c’est un véritable coup de maître que vient de provoquer le directeur artistique Markus Hinterhäuser en choisissant le dernier opéra du compositeur russe comme première nouvelle production scénique du Festival de Salzbourg 2024.

Ausrine Stundyte (Nastassja) et Bogdan Volkov (Myschkin)

Ausrine Stundyte (Nastassja) et Bogdan Volkov (Myschkin)

Juif polonais ayant du fuir Varsovie suite à l’avancée de la Wehrmacht, ce qui aboutira à l’extermination de toute sa famille sous le régime Nazi, Mieczysław Weinberg se réfugia en URSS, d’abord à Minsk, puis à Tachkent, quand les Allemands envahirent les territoires soviétiques.

Il sera cependant victime des persécutions antisémites du régime stalinien après la guerre, et devra endurer 11 semaines d’emprisonnement jusqu’à la mort du dictateur en mars 1953. C’est sans doute à ce moment que son amitié avec Dmitri Chostakovitch atteindra son paroxysme, puisque ce dernier n’hésitera pas à s’adresser aux autorités pour le faire libérer, geste éminemment risqué.

Malgré les propos de Fiodor Dostoïevski sur ‘la question juive’ tenus dans son ‘Journal d’un écrivain’, Mieczysław Weinberg a traduit son intérêt pour la littérature russe en adaptant de 1985 à 1989 l’un de ses romans, ‘L’Idiot’, sous forme d’une œuvre lyrique qui connaîtra une première en version de concert réduite et orchestration de chambre le 19 décembre 1991 à Moscou, la seule interprétation jouée du vivant du compositeur.

Der Idiot - Weinberg (Volkov Gražinytė-Tyla Warlikowski) Salzbourg

Après Mannheim (2013), Oldenbourg (2014), Saint-Pétersbourg (2016), Moscou (2017) et Vienne (2023), la production de 'Der Idiot' que présente le Festival de Salzbourg prend une forte valeur politique, car elle est confiée à une équipe artistique qui partage une histoire commune avec la Russie, et une même vision des Russes.

Un metteur en scène polonais, Krzysztof Warlikowski, un héros interprété par un chanteur ukrainien, Bogdan Volkov, soit deux artistes originaires de deux pays en conflit avec la Russie depuis le XVIIe siècle (‘La Khovanchtchina’ de Modeste Moussorgski est un exemple d’opéra qui intègre dans son livret des éléments historiques liés à cette période), une cheffe d’orchestre lituanienne, Mirga Gražinytė-Tyla, originaire d’un état balte qui a aussi subi l’occupation soviétique, sa consœur, Ausrine Stundyte, qui chante le rôle de Nastassja, tous ont en eux la méfiance des Russes, voir une profonde peur commune.

‘Weinberg: Symphonies Nos. 2 & 21’  par Gidon Kremer et Mirga Gražinytė-Tyla

‘Weinberg: Symphonies Nos. 2 & 21’ par Gidon Kremer et Mirga Gražinytė-Tyla

Gidon Kremer, violoniste letton dont le père est un survivant juif de l’holocauste, a connu Mieczysław Weinberg lorsque ce dernier participait en tant que pianiste à la création de ‘Sept romances’ de Chostakovitch, le 25 octobre 1967 à Moscou.

Mais à l’époque, Gidon Kremer le considérait comme appartenant à une ancienne génération de musiciens. Il regrette ce jugement hâtif et défend dorénavant le compositeur à travers des concerts et des enregistrements discographiques.

Il a ainsi transmis sa passion à Mirga Gražinytė-Tyla avec qui il a édité un disque en 2019  ‘Weinberg: Symphonies Nos. 2 & 21’ chez Deutsche Grammophon. Et il y a quelques mois encore, elle dirigeait ‘Die Passagierin’ au Teatro Real de Madrid dans la production originale de Bregenz mise en scène par David Pountney.

Mirga Gražinytė-Tyla et Bogdan Volkov

Mirga Gražinytė-Tyla et Bogdan Volkov

La conséquence de cette passion partagée est que Mirga Gražinytė-Tyla fait œuvre d’un contrôle somptueux du Wiener Philharmoniker avec lequel elle emmène l’auditeur dans les méandres sombres de ‘Der Idiot’ avec une patience et une précision qui laissent fasciné. Les transitions au piano, les mouvements de fond coulant des contrebasses, les grands moments dramatiques, voir épiques, que les cuivres puissamment alliés aux cordes font intensément ressentir avec éclat mais sans stridences excessives, créent une atmosphère méditative d’une beauté mystérieuse qui fait aussi parfois penser à celle de Ligeti. Mais l’écriture de Weinberg mêle également les motifs mélancoliques des bois au chant des solistes, et la profondeur poignante de l’orchestre fait merveille ici, car elle est rendue avec tout son pouvoir immersif que l’on pourrait presque trouver trop embaumant.

Qu’une telle osmose entre le Wiener Philharmoniker et Weinberg se réalise sous la direction de Mirga Gražinytė-Tyla signe l’adoption définitive de celle-ci par l’orchestre, car la cheffe lituanienne sera la première femme à le diriger au Musikverein les 3 et 4 mai 2025 à l’occasion de deux concerts d’abonnement, une reconnaissance historique.

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

L’équipe de Krzysztof Warlikowski est également pour beaucoup dans la réussite absolue de cette mise en valeur à couper le souffle. Le large cadre de scène de la Felsenreitschule est décomposé avec clarté, à droite un espace confortable où logent en premier lieu les fauteuils mobiles des wagons du train qui ramène le Prince Myschkin de Suisse à Saint-Pétersbourg, à gauche, l’univers de l’argent et de la mort (appuyé par la présence d’un squelette) symbolisé par une salle de marché qui est liée à l’enjeu que représente Nastassja pour ses courtisans, un peu plus au centre une chambre coulissante recouverte d’art traditionnel russe, prémonitoire du destin fatal de l’héroïne, et, légèrement décentré, un tableau où seront gravées des formules de la physique newtonienne et d’Einstein qui traduisent la fascination pour les lois fondamentales et élégantes de la nature.

Bogdan Volkov (Myschkin), Ausrine Stundyte (Nastassja) et Vladislav Sulimsky (Rogoschin)

Bogdan Volkov (Myschkin), Ausrine Stundyte (Nastassja) et Vladislav Sulimsky (Rogoschin)

Le tout est serti d’un fond de décor boisé conçu avec goût par Małgorzata Szczęśniak, qui renvoie à la prévalence de ce matériau dans la tradition russe.

Les vidéos de Kamil Polak sont utilisées parcimonieusement, d’abord pour donner l’illusion sur toute la longueur de scène du défilé des paysages avec l’avancée du train, laissant entrevoir des quartiers de villes détruits ou abîmés, une image destructrice et délabrée de la Russie, ensuite en temps réel, lorsque Nastassja filme narcissiquement son propre visage, jusqu’à cette sublime scène finale où l’on voit Myschkin, Nastassja et Rogoschin réunis l’un à côté de l’autre dans le même lit, trois visages de l’humanité qui se rejoignent, mélange de pureté et de noirceur qui se retrouve dans la musique lancinante qui s’éteint.

Bogdan Volkov (Myschkin) et ‘Le Christ mort’ de Hans Hoblein - photo SF / Bernd Uhlig

Bogdan Volkov (Myschkin) et ‘Le Christ mort’ de Hans Hoblein - photo SF / Bernd Uhlig

Mais le plus touchant réside dans l’extrême sensibilité avec laquelle Krzysztof Warlikowski vise à ne surtout pas briser le caractère fragile du Prince en poussant très loin la caractérisation de la beauté pure de Myschkin. 

Bogdan Volkov connaît bien ce caractère puisqu’il l'a déjà interprété à plusieurs reprises au Théâtre du Bolshoi depuis 2017. Dans les mains d’un tel metteur en scène, son personnage semble comme irradié à fleur de peau par sa perception des êtres humains qui l’entourent, et son expressivité solide et plaintive, homogène de clarté de timbre dans une tonalité slave, est véritablement poignante. 

Héros à la fois adulte sincère et enfant authentique, supportant par compassion les faiblesses de son entourage malade, Krzysztof Warlikowski lui offre une image magnifique lorsqu’il le représente à demi nu allongé sous la peinture ‘Le Christ mort’ de Hans Hoblein, une référence au roman où il est évoqué, eux deux se situant sous les deux formules de Newton et Einstein inscrites sur le tableau. Serait-ce une manière de dire que par sa blancheur immaculée, Myschkin porte en lui quelque chose d’encore plus grand que le Christ?

Cette surprenante scène apparaît d’ailleurs après une crise d’épilepsie extraordinairement jouée par Bogdan Volkov, avec des mimiques compulsives, alors que l’orchestre atteint une telle emphase dans la violence qu’elle résonne comme un cri provenant des entrailles, un mode d’expression cher à Krzysztof Warlikowski.

Pavol Breslik (Ganja) et Jerzy Butryn (Totzki)

Pavol Breslik (Ganja) et Jerzy Butryn (Totzki)

Nastassja et Rogoschin sont eux aussi très bien dessinés par le metteur en scène. Ausrine Stundyte use beaucoup de sa voix fauve et noire pour caractériser la jeune femme à coups de traits outranciers, pouvant se montrer séductrice par le corps, provocante avec les hommes, mais témoignant aussi d’une passion affective pour le Prince qui l’absout de tout. Elle aussi a un jeu qui s’enflamme, tout en la rendant très humaine. Elle incarne quelqu'un d'assez extraordinaire lorsqu'elle adjure le Prince de ne pas l'aimer, sinon il en serait abîmé.

Vladislav Sulimsky a tout autant de noirceur à revendre, un regard très ancré, une incarnation du mal lucide qui trouve sa place dans cette société calculatrice, et quelque peu une bête rampante, sans tomber dans le manichéisme pour autant.

Et bien que le livret aborde de façon plus parcellaire les autres caractères, ils sont tous incarnés de manière très vivante et colorée, Margarita Nekrasova, la femme exubérante du général Jepantschin, joué par un Clive Bayley en pleine forme, Pavol Breslik toujours aussi fortement impliqué en Ganja, l’autre amoureux de Nastassja, ou bien le très marquant Jerzy Butryn dans le rôle de Totzki, pourtant souvent limité à de simples interjections.

Enfin, le chœur d'hommes, mené de manière très active sur scène, forme un personnage social à part entière d'une très grande éloquence.

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

La richesse de ce spectacle mériterait d’être revue, surtout lorsque l’on en admire la complexité et la précision du montage (très impressives sont les différentes nuances de bleu que Felice Ross injecte dans les lumières de la scène finale, et quelle magnifique vidéo numérique signée Kamil Polak qui identifie le Prince au 'Voyageur' de Caspar David Friedrich lorsqu’il chante ses souvenirs de jeunesse à la montagne, un hommage aux 250 ans de la naissance du peintre).

Le public ne s’y est pas trompé, ni la presse lyrique internationale qui a salué avec grand enthousiasme l’importance de cet évènement, car il s'agit d'une découverte majeure qui est rendue avec une force et une lisibilité qui font honneur à Mieczysław Weinberg.

Et pour retrouver le duo Mirga Gražinytė-Tyla / Krzysztof Warlikowski, il ne faudra attendre que peu de temps jusqu'à la première de Káťa Kabanová prévue au Bayerische Staastoper le 17 mars 2025. 

Bogdan Volkov, Ausrine Stundyte et Vladislav Sulimsky

Bogdan Volkov, Ausrine Stundyte et Vladislav Sulimsky

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Publié le 31 Août 2023

Les Troyens (Hector Berlioz – Théâtre Lyrique de Paris, le 04 novembre 1863)
Version de Concert du 29 août 2023
Opéra Royal de Versailles
Durée 5h20 avec deux entractes

Cassandre Alice Coote
Hécube Rebecca Evans
Ascagne Adèle Charvet
Didon Paula Murrihy
Anna Beth Taylor
Chorèbe et Sentinelle I Lionel Lhote
Narbal et Priam William Thomas
Helenus Graham Neal
Enée Michael Spyres
Panthée Ashley Riches
Ombre d’Hector et Sentinelle II Alex Rosen
Iopas et Hylas Laurence Kilsby
Un Soldat Sam Evans

Direction musicale Dinis Sousa
Mise en espace Tess Gibs                                                 
Beth Taylor (Anna)
Lumières Rick Fisher
Orchestre Révolutionnaire et Romantique
Monteverdi Choir

La Côte-Saint-André (22 et 23 août 2023), Festival de Salzbourg (26 août 2023), Philharmonie de Berlin (1 septembre 2023), Londres, BBC Proms (3 septembre 2023)

La tournée engagée par l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique et le Monteverdi Choir depuis La Côte-Saint-André, lieu de naissance d’Hector Berlioz, afin de représenter la grandeur des ‘Troyens’, est passée par le Festival de Salzbourg avant de s’arrêter à l’opéra de Versailles pour une seule soirée.

Paula Murrihy (Didon) et Michael Spyres (Enée)

Paula Murrihy (Didon) et Michael Spyres (Enée)

Il est fort à parier que, 20 ans après la série de représentations des 'Troyens' donnée par ce même ensemble sous la direction de Sir John Eliot Gardiner au Théâtre du Châtelet en octobre 2003 – on se souvient que la matinée du 26 octobre diffusée en direct sur France 2 et France 3 avait réuni 1 million de téléspectateurs -, qui fut un jalon important pour les jeunes carrières d’Anna Caterina Antonacci, Nicolas Testé, Stéphanie d’Oustrac et Ludovic Tézier Gregory Kunde célébrait déjà ses 25 ans de vie professionnelle en tant que ténor -, une partie du public venue ce soir n’a pas oublié ce point culminant d’une période fastueuse de la vie lyrique parisienne.

Décor historique peint par Pierre-Luc-Charles Ciceri (1837)

Décor historique peint par Pierre-Luc-Charles Ciceri (1837)

Les dimensions de la salle ne sont certes pas les mêmes, et l’orchestre occupe la majeure partie de la scène devant ce fastueux décor historique peint par Pierre-Luc-Charles Ciceri en 1837 qu’Hector Berlioz a peut-être connu lorsqu’il vint diriger une ' Fête musicale' en octobre 1848 en ce même lieu, mais chacun des spectateurs s’apprête à vivre un rapport d’un rare intimisme avec un ouvrage aussi monumental que celui des ‘Troyens’.

Paula Murrihy (Didon)

Paula Murrihy (Didon)

D’une frénésie initiale bouillonnante semblant conçue pour éveiller tous les sens de l’auditeur, la direction de Dinis Sousa met sous tension le drame et l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique avec une vivacité claquante qui, non seulement, gagne en souplesse tout au long de la soirée, mais aussi réussit à fondre des alliages de timbres orchestraux de toute beauté comme s’il s’agissait de créer une ornementation où l’on ne distinguerait plus bois et ors précieux.

C’est absolument étourdissant à voir et entendre, et même si l’on aimerait ressentir plus profondément les vibrations des cordes les plus sombres – mais l’acuité du discours prime, dans cette version, sur les grands effets romantiques -, cette fougue tire des traits de couleurs tranchants d’une telle netteté que le spectateur se sent littéralement happé par la finesse d’un dessin vif constamment changeant.

Alice Coote (Cassandre)

Alice Coote (Cassandre)

Les sonorités dites ‘anciennes’ des instruments apportent également une touche de rusticité très expressive - c’est fort notable pour les cors, par exemple -,  et cette énergie fantastique se canalise magnifiquement lorsque viennent les moments de poétiser avec une pulsation douce et bien rythmée les multiples airs et duos propices à l’évasion rêveuse. 

A ce solide ensemble qui semble prêt à tout engloutir, le Monteverdi Choir s’unit avec une superbe clarté de diction et un chant puissant et exalté verni d’un splendide travail sur les couleurs et les nuances par groupes de choristes qui renforce l’enchantement que procure ce spectacle très impressionnant.

Et bien qu’anecdotique de par son écriture originale, le chant des esclaves nubiennes est ici saisissant par sa richesse rythmique et de coloris si bien mis en valeur qui, pour quelques minutes, nous font changer de monde.

L'orchestre Révolutionnaire et Romantique et le Monteverdi Choir

L'orchestre Révolutionnaire et Romantique et le Monteverdi Choir

La distribution artistique réunie à cette occasion se démarque par l’excellente caractérisation et différentiation vocales de chacun des personnages tout en permettant de découvrir plusieurs jeunes talents qui seront à suivre dans les années à venir.

Peu connue dans le répertoire français qu’elle a pourtant beaucoup interprété il y a une dizaine d’années, la mezzo-soprano britannique Alice Coote s’impose d’emblée par le soin qu’elle accorde au phrasé grâce, probablement, à sa grande expérience du lied, ce qui rend le discours de Cassandre parfaitement intelligible. 

Elle dessine un portrait classique et de grande ampleur avec une variété d’impressions où se mélangent aigus d’un métal saillant et vibrations claires riches en teintes moirées, ce qui donne beaucoup d’intensité à son incarnation angoissée et névrosée.

Alex Rosen (L'ombre d'Hector)

Alex Rosen (L'ombre d'Hector)

Lionel Lhote lui oppose un Chorébe austère et sévère avec beaucoup plus de flou et de reflets sombres dans les expressions qui permettent plus difficilement de sentir le tempérament de son personnage.

Et c’est évidemment un grand plaisir de retrouver le velours exceptionnel de Michael Spyres qui fait vivre en Enée une belle noirceur aristocratique qu’il développe avec cet art rare de la transition tout en douceur vers des clartés plus solaires dont, toutefois, il modère le brillant plus qu’à l’accoutumée.

Beth Taylor (Anna) et Paula Murrihy (Didon)

Beth Taylor (Anna) et Paula Murrihy (Didon)

Il forme ainsi un très beau duo avec Paula Murrihy – la soprano irlandaise sera prochainement Le prince charmant dans ‘Cendrillon’ à l’opéra Bastille - qui fait vivre une Didon qui rayonne d’un grand plaisir à vivre, de la classe sans maniérisme, une fermeté vocale qui s’accorde avec une plasticité qui permet de laisser filer avec beaucoup d’aisance des langueurs amoureuses romantiques, dont on apprécie énormément la communion de timbre avec celui de Beth Taylor.

Cette dernière donne en effet une présence à Anna, la sœur de Didon, qui se rencontre rarement avec autant d’expansivité. Le grave a une forte personnalité qui se déploie ensuite très chaleureusement, et la mezzo-soprano écossaise renvoie un tel sourire et une telle sensibilité qu’elle donne à son rôle une importance qui la propulse au premier plan, un véritable bonheur pour chaque auditeur.

William Thomas (Narbal)

William Thomas (Narbal)

Et parmi les rôles secondaires, tous très bien mis en espace par Tess Gibs, on découvre une Adèle Charvet vaillante en Ascagne, un jeune et beau Narbal sous la noirceur funèbre de William Thomas, un impressionnant fantôme d’Hector auquel Alex Rosen apporte une densité à raviver les morts, et un jeune interprète qui a fait son entrée à l’Académie de l’Opéra de Paris en début de saison 2022-2023, Laurence Kilsby, doué d’un chant d’une très agréable clarté avec de la couleur dans le médium, et d’un goût pour le raffinement de geste qui donne de l’élégance à Iopas et Hylas.

Adèle Charvet, Laurence Kilsby, Paula Murrihy, Michael Spyres, Beth Taylor et William Thomas

Adèle Charvet, Laurence Kilsby, Paula Murrihy, Michael Spyres, Beth Taylor et William Thomas

Et tous ces artistes, y compris le chœur qui est amené à prendre de nombreuses attitudes symboliques pour exprimer les enjeux dramatiques, sont pris dans une direction d’acteur simple mais vivante dans un espace scénique très restreint, mais dont les multiples changements d’ambiances lumineuses réglés par Rick Fisher offrent de nombreuses mises en relief et de jeux d’ombres qui se détachent magnifiquement sur le décor du fond de scène.

Dinis Sousa, Paula Murrihy et Michael Spyres

Dinis Sousa, Paula Murrihy et Michael Spyres

De par l’apparente aisance avec laquelle Dinis Sousa a porté tout au long de la soirée une telle équipe sans la moindre faille et avec une telle vigueur, on attend avec joie de retrouver ce chef pour animer d’autres répertoires avec la même intensité.

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Publié le 8 Juin 2023

Breaking the waves (Missy Mazzoli – Philadelphie, le 22 septembre 2016)
Représentation du 30 mai 2023
Opéra Comique – Salle Favart

Bess McNeill Sydney Mancasola
Jan Nyman Jarrett Ott
Dodo McNeill Wallis Giunta
Mother Susan Bullock
Dr Richardson Elgan Llŷr Thomas
Terry Mathieu Dubroca*
Councilman Andrew Nolen
Sadistic Sailor Pascal Gourgand*
Young Sailor Fabrice Foison*

*Membres de l’Ensemble Aedes 

Direction musicale Mathieu Romano
Mise en scène Tom Morris (2016)
Orchestre de chambre de Paris, Chœur Ensemble Aedes

Coproduction Edinburgh Festival, Opera Ventures, Scottish Opera,  Houston Grand Opera, Adelaide Festival, Detroit Opera

L’imprégnation de la musique contemporaine américaine dans la sensibilité musicale européenne d’aujourd’hui est fascinante à admirer, et l’accueil chaleureux et sincère que le public de l’Opéra Comique de Paris vient de réserver au second opéra de Missy Mazzoli le confirme avec force.

Jarrett Ott (Jan Nyman) et Sydney Mancasola (Bess)

Jarrett Ott (Jan Nyman) et Sydney Mancasola (Bess)

Née dans une petite ville de Pennsylvanie où seules les compositions les plus célèbres de la musique classique étaient jouées, c’est lorsqu’elle réussit à s’installer à New-York à l’âge de 25 ans que la jeune compositrice put se consacrer à la musique d’avant-garde et libérer ses envies de créations.

Ainsi, depuis près de 20 ans, elle a créé nombre de pièces vocales et de musiques de chambre (‘A Thousand Tongues’ - 2011), de solo instrumentaux (‘Vespers for violin’ - 2014), de concertos pour orchestre (‘Dark with Excessive Bright' - 2018), et quatre opéras, ‘Salt’ (2013), ‘Breaking the Waves’ (2016), ‘Proving Up’ (2018) et ‘The Listeners’ (2021).

Ses compositions sont si inspirantes que des artistes de tous les univers se passionnent à les interpréter, et la mezzo-soprano canadienne Emily d’Angelo, qui vient d’incarner le rôle d’’Ariodante’ au Palais Garnier cette saison, a elle-même enregistré en 2021 un premier album ‘Enargeia’ (Deutsche Grammophon) très original qui réunit des œuvres couvrant 800 ans d’histoire, où l’on trouve pas moins de quatre pièces de Missy Mazzoli, ‘A Thousand Tongues’, ‘This World Within Me is Too Small’, ‘You Are the Dust’ et ‘Hello Lord’. Elle a d’ailleurs chanté ces deux derniers titres au Koerner Hall de Toronto le 22 février dernier.

 Emily d’Angelo - Enargeia

Emily d’Angelo - Enargeia

Second opéra, mais premier par son ampleur - ‘Salt’ ne durait que 23 mn -, ‘Breaking the Waves’ fut créé à Philadelphie le 22 septembre 2016 dans une mise en scène de James Darrah, 20 ans après la sortie du film de Lars von Trier dont il s’inspire.

Depuis, pas moins de 4 autres metteurs en scène se sont emparés de l’œuvre : Tom Morris au King’s Theatre du Festival d’Edinburgh (2019), Melly Still au Theater St Gallen (2021), Ylva Kihlberg au Château de Vadstena en Suède (2022) et Toni Burkhardt à Bremerhaven (2023).

Et c’est aux coproducteurs de la version de Tom Morris que l’Opéra-Comique s’est associé pour présenter cet ouvrage très fort pendant trois soirs à la salle Favart.

Sydney Mancasola (Bess)

Sydney Mancasola (Bess)

On ne pouvait pas trouver mieux comme théâtre tant la forme musicale de l’écriture de Missy Mazzoli qui délie des nappes orchestrales sinueuses et malléables, souvent sombres mais aussi irisées par des frémissements de cordes extrêmement cristallins, et qui se développe selon une trame théâtrale bien affirmée, croise l’univers mélancolique de Claude Debussy, tout en suggérant des ondes insidieuses straussiennes et une polychromie imaginative, bien moins acérée toutefois que celle d’un Dmitri Chostakovitch.

Ce rapport à l’intimisme est l’une des forces de l’ouvrage, et la mise en scène de Tom Morris réussit très bien à rendre simple et très humaine la passion charnelle entre Bess et Jan, et à ne pas trop vulgariser la relation de la jeune femme aux hommes de la communauté quand elle cherche à se prostituer, à la demande de son amant devenu impuissant, afin de lui redonner vie.

Sydney Mancasola (Bess) et l'Ensemble Aedes

Sydney Mancasola (Bess) et l'Ensemble Aedes

Le jeux d’acteur est sobre mais crédible, et Sydney Mancasola réussit à rendre un mélange de ferveur écorchée et de passion spirituelle qui traduit bien toutes les interrogations conflictuelles que pose sa démarche basée sur le don de soi, la quête de plaisir, l’amour absolu pour un autre, et une totale résistance à l’univers qui l’entoure.

On retrouve donc un terme récurrent à l’opéra qui est celui de l’ opposition entre l’individu et la société. Et dans ce cas précis, il s’agit autant d’une société dont Bess exacerbe les propres vices, que d’une société bardée d’interdits au nom d’un rigorisme religieux qui l’amène à condamner et exclure toute personne déviante.

Pour le spectateur d’aujourd’hui, il s’agit surtout d’éprouver son positionnement par rapport à un comportement extrême, et sa capacité à accepter la nature du sacrifice que réalise l’héroïne.

Susan Bullock (La Mère), Wallis Giunta (Dodo), Sydney Mancasola (Bess) et Jarrett Ott (Jan Nyman)

Susan Bullock (La Mère), Wallis Giunta (Dodo), Sydney Mancasola (Bess) et Jarrett Ott (Jan Nyman)

L’orientation que donne Tom Morris vire d’ailleurs à l’imagerie christique de la Passion lorsque le parcours de Bess s’achève dans un dolorisme sanglant. Et impossible de ne pas penser au dernier acte au chœur des marins maudits du ‘Vaisseau Fantôme’ de Richard Wagner, dans une réalisation où leurs ombres se détachent sur un fond rougeoyant.

Le tout est joué dans un décor pivotant qui suit le mouvement continûment marin de la musique et de la dramaturgie, décor qui s’appuie sur les jeux d’ombres formés par un ensemble de colonnes qui lui donnent un petit effet inquiétant type ‘cinéma expressionniste allemand'.

Le chœur Aedes en tire avantage, et l’ouvrage offre de très beaux effets de courbure à ses lignes de chant, un art de la déformation que l’on retrouve souvent chez Missy Mazzoli.

Jarrett Ott (Jan Nyman) et Sydney Mancasola (Bess)

Jarrett Ott (Jan Nyman) et Sydney Mancasola (Bess)

Tous les interprètes révèlent des qualités de tessitures d’une très agréable homogénéité, très bien différenciées pour chaque personnalité, à commencer par Jarrett Ott, baryton américain que l’on retrouvera dans ‘The Exterminating Angel’ à l’Opéra de Paris la saison prochaine, qui donne beaucoup de soi pour exprimer le charme d’une jeunesse mature.

Wallis Giunta, qui interprète la belle-sœur de Bess, fait aussi forte impression par la finesse de son timbre qui évoque une grande pureté d’âme, alors que Susan Bullock brosse un portrait très traditionnel et plutôt mélodramatique de la mère. Quant à Elgan Llŷr Thomas, il donne une allure faussement naïve et un peu hors du temps au Dr Richardson.

Sydney Mancasola (Bess) et l'Ensemble Aedes

Sydney Mancasola (Bess) et l'Ensemble Aedes

L’orchestre de Chambre de Paris est surprenant par la densité de son qu’il restitue avec de beaux volumes, toujours doué d’une très grande clarté de timbres, et Mathieu Romano guide les ensembles avec un sens de l’abnégation qui se met au service d’une profondeur dramatique obsessionnellement prenante.

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Publié le 12 Mars 2023

Hamlet (Ambroise Thomas – 09 mars 1868, Salle Le Peletier)
Répétition générale du 06 mars et représentations du 11, 30 mars et 02, 09 avril 2023
Opéra Bastille

Hamlet Ludovic Tézier
Claudius Jean Teitgen
Laërte Julien Behr
Le Spectre Clive Bayley
Horatio Frédéric Caton
Marcellus Julien Henric
Gertrude Eve-Maud Hubeaux
Ophélie Lisette Oropesa (Mars) / Brenda Rae (Avril)
Polonius Philippe Rouillon
Premier Fossoyeur Alejandro Baliñas Vieites
Second Fossoyeur Maciej Kwaśnikowski

Direction musicale Pierre Dumoussaud
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2023)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphe Claude Bardouil
Nouvelle production

Diffusion en direct le 30 mars 2023 à 19h30 sur Arte Concert, et ultérieurement sur Arte
Diffusion sur France Musique le 22 avril 2023 à 20h

Après ‘Oedipe’ de George Enescu présenté en ouverture de la saison 2021/2022, Alexander Neef poursuit son exploration du patrimoine de l’Opéra de Paris en faisant revivre un grand opéra créé spécifiquement pour l’institution et qui connaîtra un grand succès (20ème opéra le plus joué à la salle Le Peletier avec 100 représentations, et 12ème opéra le plus joué au Palais Garnier jusqu’à la Seconde Guerre mondiale avec 267 représentations – il y aura aussi 10 représentations données à la salle Ventadour en 1874), avant de disparaître des planches du Palais Garnier au soir du 28 septembre 1938.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Cette renaissance à Bastille était d’autant plus nécessaire qu’’Hamlet’ est apparu un an après la création de ‘Don Carlos’ de Giuseppe Verdi (11 mars 1867) et un an avant l’entrée de ‘Faust’ de Charles Gounod (3 mars 1869) au répertoire, alors que ces deux derniers ouvrages ont été récemment joués à l’Opéra de Paris dans les productions respectives de Krzysztof Warlikowski (2017) et Tobias Kratzer (2022).

Hamlet - Acte 1, premier tableau

Hamlet - Acte 1, premier tableau

Et au-delà de la découverte que cette œuvre représente pour une large partie du public, l’intérêt est de voir comment ce grand opéra basé sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré, lui même dérivé de l’’Hamlet, prince de Danemark’ d’Alexandre Dumas (1847), inspiré de Shakespeare mais adapté au goût de la bourgeoisie parisienne du XIX siècle, va trouver une nouvelle forme artistique qui touche et ne lâche pas le spectateur d’aujourd’hui.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Et à l’instar de Jean-Baptiste Faure, grand baryton français de la seconde partie du XIXe siècle qui créa le rôle de Rodrigue à Paris dans ‘Don Carlos’, et pour le lequel Ambroise Thomas transposa sa première version pour ténor d’’Hamlet’ (1863) afin de lui permettre d’assurer la création de ce nouveau rôle, Ludovic Tézier est à l’honneur de l’Opéra Bastille afin d’incarner ce grand personnage littéraire.

Revenir à ce rôle qu’il aborda au Capitole de Toulouse en avril 2000, en alternance avec Thomas Hampson qui y vit son meilleur successeur, et qu’il reprit en janvier 2001 à Turin dans la même production, c’est revenir aux origines de son parcours au moment où il atteint l’un de ses points culminants.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Krzysztof Warlikowski - Séance de travail d'Hamlet

Ludovic Tézier (Hamlet) et Krzysztof Warlikowski - Séance de travail d'Hamlet

Mais, alors que très souvent les directeurs d’opéras choisissent eux-mêmes, où en concertation avec leur directeur musical, les metteurs en scène qui devront apporter une lecture des œuvres qui soit signifiante, dans ce cas précis, c’est Alexander Neef qui a demandé au grand chanteur de choisir le directeur scénique avec lequel il souhaiterait travailler.

Il a alors proposé Krzysztof Warlikowski avec lequel il s’était très bien entendu dans la nouvelle production de ‘Don Carlos’ jouée à Bastille en 2017, car, comme le rappelle Ludovic Tézier lors de sa récente interview donnée le 27 février 2023 sur France Musique, il faut d’abord défendre l’intelligence du propos. 

Et ce terme d’’intelligence’, qu’il appuie avec force, montre bien que la pertinence de l’opéra aujourd’hui se mesure à des questions qui dépassent très largement celle de l’esthétique.

Les ombres de la Lune - Vidéo Denis Guéguin

Les ombres de la Lune - Vidéo Denis Guéguin

Krzysztof Warlikowski signe donc sa neuvième mise en scène à l’Opéra de Paris depuis ‘Iphigénie en Tauride’ (2006), et se retrouve face à un personnage d’inspiration shakespearienne, auteur dont il a abordé au théâtre une dizaine de mises en scène avec notamment ‘Le Marchand de Venise’ en 1994, ‘Hamlet’ en 1997 et 1999, ou bien ‘La Tempête’ en 2003 et ‘Macbeth’ en 2004.

C’est d’ailleurs avec ‘Hamlet’ qu’il se fit connaître en France au Festival d’Avignon de 2001 (avec Jacek Poniedzialek - présent ce soir - et Magdalena Cielecka dans les rôles d' Hamlet et Ophélie), au même moment où Ludovic Tézier triomphait à l’opéra dans le même rôle titre.
Hasard annonciateur?

Frédéric Caton (Horatio) et Julien Henric (Marcellus)

Frédéric Caton (Horatio) et Julien Henric (Marcellus)

Le cadre de cette nouvelle production se situe dans un immense décor enserré de grilles imposantes d’une froideur d’acier, conçu par Małgorzata Szczęśniak, qui accroît la sensation d’emprisonnement d’une âme livrée à un asile psychiatrique où la fonction de contrôle prédomine sur celle du soin.
Le long du sas, sur la droite, fous, gardes, et personnages y apparaissent, et ce long couloir crée une impression de tunnel sans espoir.

Clive Bayley (Le Spectre)

Clive Bayley (Le Spectre)

Cependant, la dramaturgie de la mise en scène ne suit pas tout à fait le déroulé temporel du livret, puisque le premier et le dernier acte sont situés 20 ans après la révolte d’Hamlet contre sa mère et son beau père, et l’histoire est donc racontée sous forme de souvenir comme dans ‘Les Contes d’Hoffmann’ de Jacques Offenbach.

Hamlet est ainsi un être vieillissant vivant auprès de sa mère dans un asile d’aliénés, hanté par la mémoire du couronnement de Claudius, souffrant des visions du spectre de son père dépeint sous une forme extrêmement poétique d’un Pierrot tout blanc au visage peint de traits noirs. La symbolique du Pierrot romantique renvoie à l’enfance du héros et à son mal être intérieur, et tend aussi à dissoudre le côté trop solennel du fantôme pour lui donner une valeur plus fantastique et même ironique. 

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Dans ce premier acte, Ophélie et son frère Laërte jouent aux cartes avec Claudius, comme une remembrance d’une vie banale passée, alors que Gertrude, au seuil de sa vie, fixe obsessionnellement et mystérieusement un téléviseur où est diffusé ‘Les Dames du Bois de Boulogne’ de Robert Bresson, une histoire de vengeance.
Horatio et Marcellus, eux, sont moins des amis d’Hamlet que des surveillants douteux. 

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Une immense vidéo des phases de la Lune, un astre éteint, sur fond de ciel constellé d’étoiles, accentue l’impression de surnaturel et d’évocation de la mort, et, aux actes suivants, les rapprochements entre ces images de Lune et les splendides séquences de Denis Guéguin, le vidéaste, sur le visage du spectre modelé par les mêmes jeux d’ombre, créent des associations d’idées autour du 'Pierrot lunaire' d’Arnold Schönberg et l’âme mélancolique d’Hamlet.

Jean Teitgen (Claudius) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Jean Teitgen (Claudius) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

A partir du second acte, débute l’histoire passée d’Hamlet, interné une fois Gertrude et Claudius mariés suite au meurtre de son père, et Ophélie est présentée comme une femme littéraire qui cherche à intéresser le Prince avec son art du conte.

Mais lui, en apparence détaché et aidé par les autres malades, les courtisans, avec lesquels il vit, est occupé à préparer son grand spectacle destiné à démasquer le couple royal. Cette scène de vie dans l’hôpital rappelle celle que Krzysztof Warlikowski avait imaginé dans la maison de retraite de son ‘Iphigénie en Tauride’.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

L’immaturité du Prince, feinte ou réelle, est assez drôlement mise en scène lorsqu’il apparaît au commande d’une voiture de course téléguidée, dérisoire attribut de virilité inaboutie. Après la séquence d’effroi entre le Roi et la Reine, survient le grand moment de la pantomime qui va être jouée spectaculairement avec une joie irradiante.

Krzysztof Warlikowski s’appuie sur une troupe de figurants qui font partie de son univers artistique, et la danseuse Danielle Gabou, qui participe à toutes les mises en scène parisiennes du directeur polonais depuis ‘Don Carlos’ en 2017, mais que l’on a vu aussi dans la dernière production de ‘Manon’, incarne une impressionnante Reine Genièvre, au glamour expressif avec beaucoup d’emprise.

La beauté des lignes ornementales de son visage, surlignées par le maquillage, révèle aussi une concordance avec les traits du visage du spectre. 

Danielle Gabou et Ludovic Tézier (Hamlet)

Danielle Gabou et Ludovic Tézier (Hamlet)

Le meurtre du Roi Gonzague est joué avec deux autres acteurs noirs, scène fascinante par son mélange d’envoûtement et de folie macabre, et Daniel Gremelle, le joueur de saxophone – nouvel instrument introduit à l’Opéra de Paris par Ambroise Thomas en 1868 au moment où Adolphe Sax enseignait l’art de son invention au conservatoire de Paris –, achève son air solo sur une variation jazzy pleinement fantaisiste.

Danielle Gabou et Daniel Gremelle (saxophone)

Danielle Gabou et Daniel Gremelle (saxophone)

Puis, le troisième acte, qui débute sur le fameux ‘Etre ou ne pas être’, avec en arrière fond les motifs des phases de la Lune qui évoquent les mouvements de l’âme, les successions de nuits et de jours, et les cycles de la vie et de la mort, est celui qui révèle les grands talents vocaux mais aussi d’actrice d’Eve-Maud Hubeaux. Une séparation recouverte de velours fuchsia, couleurs royales que l’on retrouvait pareillement dans la production salzbourgeoise d’’Elektra’, rend l’espace plus intime.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Entrée théâtrale de la Reine dans un grand cri déchirant, magnifique et majestueuse projection du Pierrot sur un large fond d’écran, confrontation intense avec Ludovic Tézier, et impuissance d’Ophélie à interagir, la nuit d’épouvante et d’horreur s’achève par la couche du fils et de la mère dans le même lit en toute tranquillité, comme de bons amis. Une très forte affectivité est mise en avant dans cette partie.

Ces trois premiers actes, liés entre eux, auront duré 2h10 sans interruption jusqu’à l’entracte.

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Le IVe acte est le plus flamboyant. 
‘Hamlet’ est joué ce soir dans sa version intégrale - le duo du Roi et de la Reine au second acte n’est pas coupé - .  Cependant, seuls les deux premiers mouvements du ballet, les ‘Pas des chasseurs’ et la ‘Pantomime’, sont conservés, ce qui est mieux que rien car, habituellement, il est totalement omis de nos jours.

Les quatre autres passages, ‘Valse-Mazurka’, ‘Scène du bouquet’, ‘La Freya’ et la ‘Strette finale’ sont supprimés, ce qui fait que seules 4 minutes sont retenues sur les 17 minutes que constituent cet ensemble musical qui s’ajoute au divertissement qui ouvre cette nouvelle partie.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Tous les talents de l’équipe de figurants, mais aussi du chœur, sont mis à l’épreuve sous la direction chorégraphique de Claude Bardouil. Une ballerine ouvre le bal derrière la gigantesque grille, et le divertissement met en valeur un mélange de choristes et d’acteurs grimés en danseuses colorées qui défilent à la façon d’un gala humoristique, exécutant même des pas de trois. Nous assistons au grand spectacle joué par les pensionnaires de l’asile.

A nouveau, il s’agit de débarrasser l’œuvre de toute sa pompe, et de séduire un public plus jeune et bigarré, de la même façon que les images du Pierrot s’adressent aussi aux sentiments les plus enfantins de chacun d’entre nous.

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Le couple royal, accompagné d’Ophélie et son père, Polonius, sont présents, mais lorsque Ophélie revient habillée d’une robe transparente parcourue de jolis motifs floraux, une orange à la main, c’est la nature sexuelle, vivante et joyeuse de la femme qui est mise en avant. A nouveau, elle chante sa ballade comme si elle lisait un conte, portée par un danseur, et c’est donc une performance qui est donnée sous le regard consterné de la Reine, et non plus un adieu mélancolique à la vie.

Clive Bayley (Le Spectre) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Clive Bayley (Le Spectre) et Ludovic Tézier (Hamlet)

C’est uniquement au moment de la sortie du ballet qu’Ophélie retire sa perruque, retrouve une coupe de garçonne blonde, et se libère de son attente vis à vis d’Hamlet. Le suicide paraît plus symbolique qu’effectif à se moment là, lorsqu’elle disparaît en finesse dans une baignoire qui s’éloigne sous les applaudissements enchantés, comme si elle rejoignait pour le reste de sa vie l’univers de l’asile.

Acte IV : chœur et figurants - Chorégraphie Claude Bardouil

Acte IV : chœur et figurants - Chorégraphie Claude Bardouil

Le Ve acte signe le retour au temps du premier acte, mais cette fois, Hamlet s’est transformé en Pierrot noir, la figure du vengeur immature qui porte sur lui la malédiction de son père. Car nous sommes dorénavant dans la psyché de cet homme perturbée par le ressassement de son passé.
Les deux fossoyeurs chantent auprès d’un corps allongé sur un brancard – l’acteur est celui qui incarnait le roi meurtrier au cours de la pantomime -, en rappelant que chacun va recevoir la visite de la Mort, y compris ceux qui complotent. C’est le moment de réflexion sur notre préparation à cet évènement définitif.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Laërte apparaît en personnage plutôt sombre, un peu brigand, et il faut que le spectre réapparaisse pour qu’enfin Hamlet passe symboliquement à l’action et tue l’image de Claudius. Et à ce moment là, le rideau semi-transparent se baisse alors qu’Ophélie souffle sur sa main des poussières de cendres, peut-être celle de son bonheur illusoire, comme si c’était elle qui nous avait raconté cette histoire.

A travers une poétique visuelle magnifiée par les jeux de lumières, Felice Ross utilise beaucoup les perspectives des lignes du décor grillagé pour induire des jeux d’ombres et de lumières fascinants, jusqu’à ajouter des jeux de motifs étincelants sur le grand rideau d’avant scène.

Philippe Rouillon (Polonius), Lisette Oropesa (Ophélie) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Philippe Rouillon (Polonius), Lisette Oropesa (Ophélie) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Le grand mérite de cette production qui analyse l’émergence de la folie sous un cerveau en apparence calme, est de sortir d’une lecture simple et évènementielle, de mélanger plusieurs niveaux temporels en laissant l’ambiguïté sur qui est fou et qui est lucide, de privilégier le sourire mélancolique mais joyeux à la pompe dépressive et ennuyeuse, et, surtout, de transcender tous les chanteurs en renforçant la façon de jouer de chacun d’entre eux.

Le premier à en tirer profit est bien entendu Ludovic Tézier.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Depuis sa rencontre avec Krzysztof Warlikowski en 2017 dans Don Carlos’, puis son passage dans les mains de Calixto Bieito (‘Simon Boccanegra’ - 2018) et Kirill Serebrennikov à Vienne (‘Parsifal’ - 2021), le chanteur toulousain s’est métamorphosé. Il donne à Hamlet une ampleur dramatique inédite, un art déclamatoire qui s’appuie sur une force de geste et d’intonation qui en font un immense personnage.

Et ce sens de l’ironie et de l’influx sanguin font ici merveille. Le timbre est somptueusement massif et travaillé avec souplesse, tout n’est que justesse de sens, et son autorité, particulièrement dans son duo avec Gertrude, s’impose tout en ne se prenant pas au sérieux.

Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski (Les Fossoyeurs) et Danielle Gabou

Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski (Les Fossoyeurs) et Danielle Gabou

Et en même temps, il y a toute cette affection qui déborde au salut final, et il faut voir avec quelle chaleur il encourage ses partenaires, et va chercher Krzysztof Warlikowski pour le rejoindre afin de lui témoigner une reconnaissance riante qui fait plaisir à voir. 

Ambroise Thomas, ce soir, doit beaucoup à la  rencontre entre ces deux intelligences, mais pas seulement.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Chaque apparition d’Eve-Maud Hubeaux à l’Opéra de Paris va crescendo et permet d’admirer son évolution artistique qui ne cesse de prendre de nouvelles dimensions. En Gertrude, elle démontre une capacité expressive fauve phénoménale, une irradiance incendiaire, un déploiement de noirceur hypnotique, au point qu’une telle énergie dramatique alliée à un physique splendide accroît la nature séductrice de la Reine.

Et, bien entendu, la précision et intelligibilité de son français sont impeccables, tout en affichant, au moment des saluts, une modestie très surprenante.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Julien Behr (Laërte)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Julien Behr (Laërte)

Lisette Oropesa est aussi l’une des stars de la soirée puisque le rôle d’Ophélie a été écrit pour mettre en valeur les grandes qualités de virtuosité des meilleurs cantatrices de l’Opéra. Progressivement, les colorations de sa voix s’imprègnent de teintes chaleureuses vivifiées par une fine vibration qui ne peut que déclencher l’enthousiasme. Clarté riante, agilité, abattage et plénitude d’élocution magnifiques, tout n’est qu’apparente candeur et éblouissement pour le public qui le lui rend pleinement aux derniers adieux.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Il incarnait, cet hiver, Swallow dans ‘Peter Grimes’ joué au Palais Garnier, Clive Bayley revient ce soir dans le rôle du spectre en lui donnant un impact saisissant de par son costume de Pierrot, bien évidemment, mais aussi par sa déclamation qui parcelle d’éclats très clairs un timbre mordant d’une très grande présence. Ce n’est pas du tout un spectre fantomatique à la voix d’outre-tombe, mais bien un être sensible, larmoyant même, quand il s’adresse à Hamlet.

Son timbre de voix s’identifie beaucoup à cette figure de la Commedia dell’arte, et la beauté ambivalente des mimiques de son visage est, en outre, poétisée au fil de la musique avec une belle légèreté de mouvement par les vidéographies de Denis Guéguin.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

D’une très grande résonance sonore qui fait ressortir le métal de sa voix, Jean Teitgen joue très bien ce nouveau Roi, Claudius, viril mais tourmenté qui laisse ressortir des failles très humaines, et Philippe Rouillon, en Polonius, lui oppose une personnalité plus feutrée et autoritaire.

Le père d’Ophélie apparaît ici comme la figure la plus inébranlable du drame, comme s’il était vis à vis de Claudius ce que le Grand Inquisiteur est à Philippe II, c’est à dire une froide autorité supérieure.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Tous les rôles secondaires révèlent des qualités ou des particularités de personnalité qui leur sont propres, comme la droiture de Laërte soutenue par Julien Behr, au timbre de voix sévère et fortement canalisé, l’Horatio souple et décontracté de Frédéric Caton, et le beau délié ombré de Julien Henric en Marcellus, chanteur qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris après avoir remporté en 2022 le premier prix Mélodie française du Concours International de chant de Marmande.

Et c’est avec plaisir que l’on retrouve en fossoyeurs deux brillants artistes issus de l’Atelier Lyrique, Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski qui, tous deux, projettent leurs lignes de chant très harmonieusement dans Bastille.

Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak, Felice Ross et Denis Guéguin

Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak, Felice Ross et Denis Guéguin

Si une partie des chœurs est scéniquement fortement sollicitée dans cette production, ce qui est très drôle à regarder, tous font preuve d’une expansivité fantastique par leur ardeur mais aussi leur extrême finesse dans le passage recueilli chanté à bouche fermée avant le dernier air d’adieux d’Ophélie.

Ludovic Tézier, Krzysztof Warlikowski, Alessandro di Stefano (Chef des Choeurs) et Pierre Dumoussaud

Ludovic Tézier, Krzysztof Warlikowski, Alessandro di Stefano (Chef des Choeurs) et Pierre Dumoussaud

Pierre Dumoussaud, appelé à la rescousse fin janvier pour remplacer Thomas Hengelbrock qui s’était accidentellement cassé un bras, est aussi pour beaucoup dans la réussite de ce retour d’Hamlet’ au répertoire de l’Opéra de Paris.
Dès l’ouverture, il fait ressortir les plus beaux alliages orchestraux de la partition, la rutilance des cuivres se mêlant au métal des cordes avec un sens ample de la respiration d’une très belle majesté.

La musique d’Ambroise Thomas comporte aussi beaucoup de passages où les lignes sont à peine esquissées pour souligner l’art déclamatoire des chanteurs, et là aussi, le chef d’orchestre français dessine avec beaucoup d’élégance et de poésie ces traits fins au fusain, ce qui montre qu’il sait tirer profit au mieux des couleurs que lui offre l’orchestre de l’Opéra de Paris.

Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski

Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski

Avoir réussi à redonner une modernité à cet ‘Hamlet’ avec un tel lustre, et lui donner une capacité à toucher la part la plus jeune du public en la stimulant par des interrogations qui défient son sens de l’inventivité, est à mettre au crédit d’une équipe artistique qui réitère la grande réussite de ‘Lady Macbeth de Mzensk’ qui triompha en 2019 sur cette même scène.

Encore faut-il que chaque spectateur accepte de se laisser absorber par ces mouvements incessants entre intrigue, imaginaire et fantasmes psychiques, ce qui fait le charme de toutes les productions de Krzysztof Warlikowski.

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Publié le 7 Mars 2023

Cet article présente l’architecture d’'Hamlet' d’Ambroise Thomas et ses différentes altérations.

La création d’’Hamlet’ à l’Opéra de Paris le 09 mars 1868

Contrairement à ‘Benvenuto Cellini’ de Berlioz, ‘Don Carlos’ de Verdi ou ‘Faust’ de Gounod dont il existe plusieurs versions fortement différentes, ‘Hamlet’ d'Ambroise Thomas, qui fit partie des 20 opéras les plus joués à la salle Le Peletier, et des 12 opéras les plus représentés au Palais Garnier jusqu’en 1938, n’existe que dans une seule version majeure.

Toutefois, la partition piano et chant (édition Heugel) signale plusieurs coupures possibles, intègre des variantes dans l’andante et la ballade d’Ophélie du IVe acte destinées aux débuts de Caroline Miolan-Carvalho dans le rôle d’Ophélie à l’Opéra de Paris le 31 mars 1875, et indique également que le duo n°8 de la Reine et du Roi devait être supprimé pour la scène, et ne fut donc pas intégré à la partition d’orchestre.

Une première version d’’Hamlet’ en 4 actes et sans ballet fut achevée en 1863, sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré inspiré d'’Hamlet, Prince de Danemark’ d’Alexandre Dumas (1848), où le héros était un ténor. Mais cette première mouture ne fut pas publiée.

C’est donc pour l’Opéra de Paris que fut créée une version pour baryton en cinq actes avec ballet (avec partage de l'ancien 4e acte en deux nouveaux actes) dont la première aura lieu le 09 mars 1868 à la salle Le Peletier. 

Mais un an plus tard, le 19 juin 1869, une version en italien fut jouée à Covent Garden pour laquelle Ambroise Thomas réécrivit le final, plus court, afin d’achever la pièce sur la mort d’Hamlet, comme chez Shakespeare (le final d’Alexandre Dumas laisse Hamlet survivre ce que le public anglais n’aurait pas accepté par fidélité à William Shakespeare).

Hamlet d'Ambroise Thomas, lors de sa reprise au Palais Garnier en 1875 - DeAgostini/Getty Images

Hamlet d'Ambroise Thomas, lors de sa reprise au Palais Garnier en 1875 - DeAgostini/Getty Images

Les altérations possibles de la partition d’Hamlet

Afin de rendre facilement lisible l’architecture en cinq actes d’'Hamlet’ tel qu'il fut créé à l'Opéra de Paris le 08 mars 1868, les graphiques qui suivent cherchent à mettre en évidence les passages dont la partition autorise la suppression, et présente à titre de comparaison deux interprétations scéniques récentes, celle d’Olivier Py et Marc Minkowski créée le 23 avril 2012 au Theater an der Wien - mais avec un faux final de Covent-Garden (1869) ajouté après le final original -, et celle de Krzysztof Warlikowski et Pierre Dumoussaud créée à l’Opéra de Paris le 11 mars 2023.

Dans le premier acte, seules les 13 mesures du prélude de l’Esplanade qui précèdent la reprise du motif solo du trombone peuvent être omises, selon la partition d’orchestre.

Dans le second acte, le second volet ‘Les serments ont des ailes’ de l’air d’Ophélie peut être coupé, et le duo de la Reine et du Roi ‘Hélas ! Dieu m’épargne la honte’ du livret original est indiqué 'supprimé à la scène' et n’est pas présent dans la partition d’orchestre.

Ce duo, qui ne laisse aucun doute sur la culpabilité du couple, sera cependant joué en 2012 au Theater an der Wien et aussi à l’Opéra de Paris en 2023 (il est présent dans un manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale de France).

Aussi étrange que cela puisse paraître, le 3e acte autorise la suppression du monologue d’Hamlet ‘Etre ou ne pas être’. Un peu plus loin, une partie de l’air du Roi ‘Ah ! Vains efforts !’ peut être coupée, et les dernières mesures du trio Hamlet, Ophélie et la Reine, ‘Quel funeste soupçon .. Mon âme est fermée … Adieu joie et bonheur ‘, ne furent pas jouées lors de la création parisienne, selon les indications de la partition chant et piano, mais elles le seront bien en 2023.

Variante pour Madame Carvalho dans l'air d'Ophélie (Acte 4)

Variante pour Madame Carvalho dans l'air d'Ophélie (Acte 4)

Le 4e acte est composé du traditionnel ballet parisien (plus de 17 minutes), qui ne sera pas repris à Vienne en 2012, mais dont l’Opéra de Paris a conservé les deux premières parties, les ‘Pas des chasseurs’ et la ‘Pantomime’, soit 4 minutes, pour sa nouvelle production en 2023. Après le ballet, plusieurs variantes pour Mme Carvalho dans l'air d'Ophélie sont signalées.

Enfin, il est autorisé dans le 5e acte de ne conserver qu’un des deux couplets du duo des fossoyeurs.

Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski lors d'une séance de travail d'Hamlet à l'Opéra de Paris (2023)

Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski lors d'une séance de travail d'Hamlet à l'Opéra de Paris (2023)

La version que présentera en 2023 l’Opéra de Paris sur la scène Bastille est donc la plus complète jouée à ce jour depuis 1938, puisque seuls les derniers mouvements du ballet la ‘Valse Mazurka’, la ‘Scène du bouquet’, la ‘Freya’ et la ‘Strette finale’ ne seront pas repris.

Des codes couleurs sont utilisés ci-après pour identifier les coupures possibles et les passages symphoniques et de ballet, ainsi que le duo du Roi et de la Reine et le Final de Covent Garden.
La durée des actes est fidèlement retranscrite (1er acte 45 mn, 2d acte 48 mn, 3e acte 37 mn, 4e acte 26 m + 17 mn de ballet, 5e acte 19 mn), soit 3h12 ballet compris.

Versions et architecture de l'Hamlet' d’Ambroise Thomas depuis la création en 1868 à sa renaissance à l’Opéra de Paris en 2023
Versions et architecture de l'Hamlet' d’Ambroise Thomas depuis la création en 1868 à sa renaissance à l’Opéra de Paris en 2023
Versions et architecture de l'Hamlet' d’Ambroise Thomas depuis la création en 1868 à sa renaissance à l’Opéra de Paris en 2023
Versions et architecture de l'Hamlet' d’Ambroise Thomas depuis la création en 1868 à sa renaissance à l’Opéra de Paris en 2023
Versions et architecture de l'Hamlet' d’Ambroise Thomas depuis la création en 1868 à sa renaissance à l’Opéra de Paris en 2023
Versions et architecture de l'Hamlet' d’Ambroise Thomas depuis la création en 1868 à sa renaissance à l’Opéra de Paris en 2023

Interprétation au disque : la version d’Antonio de Almeida (1993)

En 1993, le chef d’orchestre Antonio de Almeida (1928 – 1997), enregistra chez EMI la première intégrale complète d’'Hamlet', avec en appendice, le duo de la Reine et du Roi, le ballet et le final de Covent Garden.

Il reste aujourd’hui l’enregistrement de référence d’’Hamlet’ avec une distribution magnifique, Thomas Hampson, June Anderson, Samuel Ramey, Denyce Graves, Jean-Philippe Courtis et même Gregory Kunde et François Le Roux.

Hamlet - Antonio Almeida (1993)

Hamlet - Antonio Almeida (1993)

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Publié le 3 Septembre 2022

Poulenc, Aboulker, Wagner, Gounod, Massenet, Thomas, Meyerbeer
Récital du 02 septembre 2022
Amphithéâtre Bastille

Francis Poulenc
Les Banalités (Chanson d’Orkenise, Hôtel, Fagnes de Wallonie, Voyage à Paris, Sanglots) - 1940
Isabelle Aboulker
Les quatre saisons - Histoire d’un amour
Francis Poulenc
Mélancolie, pour piano solo - 1940
Richard Wagner
Les deux grenadiers (poème d’Henrich Heine traduit par François Adolphe Loeve-Veimar) - 1840
Charles Gounod - Roméo et Juliette – Théâtre Lyrique, 1867
Mab la reine des mensonges - Air de Mercutio (acte I)
Jules Massenet – Manon – Opéra Comique, 1884
À quoi bon l’économie - Air de Lescaut (acte III)
Camille Saint-Saëns – Paraphrase sur l'Opéra Thaïs de Massenet
Méditation pour piano solo
Ambroise Thomas – Hamlet – Opéra de Paris, 1868
Comme une pâle fleur - Air d’Hamlet (acte V)
Ô vin dissipe la tristesse - Air d’Hamlet (acte II)

Giacomo Meyerbeer - Le pardon de Ploermel – Opéra Comique, 1859
Ô puissante magie - Air de Hoël (acte I)

Baryton Florian Sempey
Piano Jeff Cohen

A la veille de l’ouverture de la saison 2022-2023 de l’Opéra de Paris avec ‘Tosca’, le public parisien se retrouve à l’amphithéâtre Bastille autour d’un récital enjoué offert par Florian Sempey et son accompagnateur au piano, Jeff Cohen.

Florian Sempey

Florian Sempey

La première partie, dédiée à des mélodies françaises peu connues, inspire des pensées pas nécessairement mélancoliques, mais plutôt une fine plénitude dans le rapport à la vie. 

Dans son interprétation des ‘Banalités’ de Poulenc, le baryton français arbore tout un jeu pantomimique suggestif qui souligne l’ironie du texte de Guillaume Apollinaire, pour lequel la noirceur joyeusement autoritaire du timbre renforce une présence ancrée en lien serré avec le regard du public. Le vague à l’âme ressort subtilement sur le dernier poème, ‘Sanglots’.

Récital Florian Sempey - Jeff Cohen - Amphithéâtre Bastille

Puis, ‘Les quatre saisons’ d’Isabelle Aboulker, que la compositrice d’opéras pour la jeunesse lui a dédié, revient à la vie éphémère du sentiment amoureux et de son reflet dans les paysages de la nature avec une fraîcheur expressive qui va encore plus se déployer dans ‘Les deux grenadiers’ mis en musique par Richard Wagner, où se concentrent fierté, puissance et accents généreux, sans se prendre au sérieux, et où l’on voit progressivement le chanteur vraiment incarner une âme patriotique joviale pleine de panache.

Florian Sempey et Jeff Cohen

Florian Sempey et Jeff Cohen

En seconde partie, ce sont cette fois des opéras français créés dans différentes salles parisiennes au cours de la seconde partie du XIXe siècle qui sont à l’honneur.

Très attendu, car il interprètera Mercutio auprès de la Juliette d’Elsa Dreisig, présente ce soir, sur la scène Bastille en juillet 2023, le portrait qu’il brosse de l’ami de Roméo est un débordement d’énergie qui met l’accent sur la nature cavalière de ce personnage haut en couleurs, ce qui suscite beaucoup de curiosité pour la fin de saison au moment où il en rendra toute la vie scénique.

Florian Sempey

Florian Sempey

Et si avec ‘À quoi bon l’économie’ le naturel joueur et moqueur de Lescaut est rendu dans toute son évidence, les deux airs sombres d’Hamlet, ‘Comme une pâle fleur’ et ‘Ô vin dissipe la tristesse’ , sont plus éloignés de l’humeur que l’on associe au jeune artiste.

C’est donc dans l’élan enflammé de ‘Ô puissante magie’ extrait du ‘Pardon de Ploermel’, où l’ivresse pousse au dépassement de soi, qu’il conclut vaillamment ce récital sans oublier de faire plaisir à l’audience en lui accordant trois bis, la délicate ‘Chanson de bébé’ de Rossini, un ‘Largo al factotum’ d’une jouissive luminosité – il venait de chanter Figaro sur la scène du théâtre gallo-romain de Sanxay trois semaines auparavant -, et un inattendu ‘Wanderers Nachtlied’ de Schubert qui résonne avec la première partie mélodique de cette soirée, et qui révèle aussi un très intéressant désir d’allègement.

Florian Sempey et Jeff Cohen

Florian Sempey et Jeff Cohen

Comme on peut l’entendre en solo dans ‘Mélancolie’ de Poulenc et ‘Méditation’ par Saint-Saëns, Jeff Cohen est un partenaire qui s’allie parfaitement à la verve heureuse de Florian Sempey dans un esprit de confiance apaisée.

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Publié le 13 Juin 2022

Parsifal (Richard Wagner – 1882)
Représentations du 06 et 12 juin 2022
Opéra Bastille

Amfortas Brian Mulligan
Titurel Reinhard Hagen
Gurnemanz Kwangchul Youn
Klingsor Falk Struckmann
Kundry Marina Prudenskaya
Parsifal Simon O'Neill
Erster Gralsritter Neal Cooper
Zweiter Gralsritter William Thomas
Vier Knappen Tamara Banjesevic, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Tobias Westman, Maciej Kwaśnikowski
Klingsors Zaubermädchen Tamara Banjesevic, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Ramya Roy, Kseniia Proshina, Andrea Cueva Molnar, Claudia Huckle
Eine Altstimme aus der Höhe Claudia Huckle                  
Simon O'Neill (Parsifal)

Direction musicale Simone Young
Mise en scène Richard Jones (2018)

La nouvelle production de ‘Parsifal’ par Richard Jones ayant souffert en 2018 d’un accident de plateau qui avait engendré l’annulation de la moitié des représentations, une reprise quatre ans plus tard était nécessaire pour en faire profiter le plus de spectateurs possible.

Marina Prudenskaya (Kundry)

Marina Prudenskaya (Kundry)

Ces dernières années, l’ouvrage a connu à Paris et à l’étranger des mises en scène fortes, intelligentes et d’une grande complexité de la part de Stefan Herheim (Bayreuth 2008), Krzysztof Warlikowski (Opéra Bastille 2008), Calixto Bieito (Stuttgart 2010) ou bien plus récemment Kirill Serebrennikov (Vienne 2021), si bien que celle de Richard Jones se présente comme une antithèse qui choisit de raconter l’histoire de manière factuelle sans tenir compte de la symbolique attachée aux divers objets ou à son contexte chrétien.

Les faits se déroulent au sein d’une confrérie d’aujourd’hui (les tuniques vertes des adeptes sont marquées de l'année 1958 en caractères romains) qui veille les derniers jours de son maître spirituel et opère un rite autour d’une coupe dorée dans l’espoir de retrouver l’autre objet perdu par Amfortas, la lance.

Klingsor est présenté littéralement comme celui qui « a fait du désert un jardin de délices où poussent de démoniaques beautés », comme le raconte Gurnemanz au premier acte, et devient ainsi un généticien inventeur de créatures mi-humaines mi-plantes que Parsifal affrontera et détruira. Mais dès l’arrivée de Kundry au second acte, le metteur en scène ne travaille plus qu’une seule idée afin de montrer par un jeu d’ombres habile la métamorphose de celle-ci, mère protectrice, en femme séductrice.

Kwangchul Youn (Gurnemanz) et William Thomas (Second chevalier)

Kwangchul Youn (Gurnemanz) et William Thomas (Second chevalier)

Le principal atout de cette dramaturgie est de reposer sur un immense décor tout en longueur qui bénéficie des larges espaces latéraux de la scène pour défiler selon les différents lieux de l’action de manière totalement fluide. Richard Jones arme Parsifal d’un glaive pour bien montrer que la lance n’est qu’un objet décoratif, et non une arme magique et destructrice, et une fois de retour dans la communauté, le jeune innocent libère ses occupants en leur faisant prendre conscience qu’ils doivent se libérer avant tout de leur endoctrinement et des ‘mots’ (‘Wort’ en allemand) qui les éloignent de la vie.

Parsifal part ainsi avec Kundry vers une nouvelle spiritualité, et Jones, par son refus de relire le texte de l’ouvrage, montre à travers sa mise en scène toute la distance qu’il entretient avec ce texte qu’il invite de manière sous-jacente à laisser de côté.

Parsifal (O'Neill Prudenskaya Mulligan Young Jones) Opéra de Paris

Simone Young n’était jusqu’à présent venue qu’une seule fois à l’Opéra de Paris à l’occasion de la production des 'Contes d’Hoffmann' jouée sur la scène Bastille dans la mise en scène de Roman Polanski en octobre 1993.

Pour son retour près de trois décennies plus tard, elle se saisit d’un orchestre éblouissant avec lequel elle se livre à une lecture mesurée dans le prélude pour gagner progressivement en ampleur à partir de la scène du rituel du premier acte. Avec beaucoup de réussite dans les moments spectaculaires où la puissance des percussions et des cuivres soulève la masse orchestrale tout en préservant la chaleur du son, elle met magnifiquement en valeur la poésie et la rondeur des timbres et s’approprie l’entièreté de l’espace sonore avec une grande clarté. Et si elle ne laisse aucun silence s’installer, transparaît surtout une envie de ne pas rompre la narration et le mouvement des chanteurs et de les emporter dans une grande respiration symphonique d’une superbe luminosité. C’est particulièrement convaincant lors de la confrontation entre Parsifal et Kundry où il ne se passe quasiment rien sur une scène sombre et dépouillée.

Brian Mulligan (Amfortas)

Brian Mulligan (Amfortas)

Les ensembles de chœurs sont également splendides, et parfois féroces pour ceux qui sont sur scène, d’une élégie un peu tourmentée pour ceux qui œuvrent dans les coulisses, et d’une touchante picturalité pour les femmes situées en couloirs de galeries.

On ne présente plus Kwangchul Youn qui chante Gurnemanz sur toutes les scènes du monde et qui a laissé un souvenir mémorable dans la production de Stefan Herheim à Bayreuth. Le timbre est dorénavant plus austère mais toujours d’une pleine homogénéité si bien qu’il incarne une sagesse un peu taciturne. 

Doué d’une tessiture acide et très claire qui évoque plus naturellement l’héroïsme tête-brûlée de Siegfried, Simon O'Neill n’en est pas moins un Parsifal intéressant par la précision de son élocution et la détermination qu’il affiche, imperturbable en toute situation. Son endurance dénuée de tout glamour est un atout précieux car elle assoit un caractère viril fort.

Simon O'Neill (Parsifal) et Marina Prudenskaya (Kundry)

Simon O'Neill (Parsifal) et Marina Prudenskaya (Kundry)

Brian Mulligan ne fait certes pas oublier les accents de tendresse blessée qui font le charme des incarnations de Peter Mattei, sa voix métallique est cependant une gangue impressionnante pour faire ressentir les tortures de douleurs presque bestiales que subit Amfortas, et son personnage est en tout cas bien mieux dessiné que celui de Klingsor auquel Falk Struckmann apporte une certaine expressivité rocailleuse qui solidifie beaucoup trop le magicien dans une peinture prosaïque.

La Kundry de Marina Prudenskaya est évidemment le portrait le plus fort de la soirée, elle qui est corporellement si souple et fine et qui dispose pourtant d’une voix aux graves très développés. D’une très grande aisance théâtrale, les exultations en tessiture aiguë se font toujours avec une légère adhérence pour finalement s’épanouir en un tranchant vif et coloré, et ce mélange de sensualité et de monstruosité en fait un véritable caractère wagnérien troublant.

Marina Prudenskaya, Ching-Lien Wu, Simone Young et Simon O'Neill

Marina Prudenskaya, Ching-Lien Wu, Simone Young et Simon O'Neill

Et les filles fleurs intensément vivantes de Tamara Banjesevic, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Ramya Roy, Kseniia Proshina, Andrea Cueva Molnar et Claudia Huckle, ont de quoi impressionner par leur débauche de traits fusés avec une violence implacable.

Enfin, parmi les rôles secondaires, Maciej Kwaśnikowski se fait remarquer par sa droiture et sa clarté juvénile, ainsi que William Thomas pour sa noble noirceur hypnotique.

Malgré toutes les réserves que l’on peut avoir sur le parti pris de la mise en scène qui trivialise beaucoup trop le livret, la beauté de cette interprétation musicale sublime tout, d’autant plus que la dernière représentation s’est jouée sans surtitres sur le panneau central, ce qui a accru la prégnance de la musique et permis de voir nombre de spectateurs échanger aux entractes sur le sens de ce qu’ils venaient de voir.

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Publié le 25 Janvier 2022

Hamlet (Ambroise Thomas – 1868)
Représentation du 24 janvier 2022
Opéra Comique – Salle Favart

Hamlet Stéphane Degout
Ophélie Sabine Devieilhe
Claudius Laurent Alvaro
Gertrude Géraldine Chauvet
Laërte Pierre Derhet
Le Spectre Jérôme Varnier
Marcellus, 2ème Fossoyeur Yu Shao
Horatio, 1er Fossoyeur Geoffroy Buffière
Polonius Nicolas Legoux

Direction musicale Louis Langrée
Mise en scène Cyril Teste (2018)
Orchestre des Champs-Élysées & Chœur Les Eléments

AvecRoméo et Juliette’ de Charles Gounod puis, ce soir, ‘Hamlet’ d’Ambroise Thomas,  l’Opéra Comique présente en moins de deux mois deux opéras français en cinq actes créés à Paris à moins d’un an d’intervalle, respectivement en avril 1867 et en mai 1868, au crépuscule de l’ère du Grand opéra. Cette conjonction est d’autant plus remarquable que ces deux ouvrages sont inspirés de deux tragédies shakespeariennes qui feront les belles soirées du Théâtre national de l’Opéra jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, avant de décliner durablement.

Sabine Devieilhe (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

Sabine Devieilhe (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

Mais si ‘Roméo et Juliette’ fut souvent représenté à la Salle Favart, ce ne fut pas le cas d’’Hamlet‘ qui ne fit son entrée au répertoire de cette salle qu’en 2018, dans la production de Cyril Teste qui est reprise en ce début d’année 2022.

‘Hamlet’ n’était en effet réapparu sur la scène parisienne qu’en l’an 2000 au Théâtre du Châtelet dans la production du Capitole de Nicolas Joel, avec Thomas Hampson, Natalie Dessay et José van Dam, à un moment où ce grand théâtre parisien rouvrait pour concurrencer l’Opéra national de Paris.

Sabine Devieilhe (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

Sabine Devieilhe (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

La scénographie de Cyril Teste inscrit les errances d’Hamlet dans l’univers mondain d’une grande famille d’aujourd’hui à partir d’un décor facilement modulable et épuré, éclairé avec un goût raffiné et légèrement glacé, qui représente les différents lieux d’un grand appartement bourgeois avec chambres et salle de réception qui se succèdent. 

Le sol et l’arrière-scène noirs semble isoler cet espace du reste du monde, et la direction d’acteur privilégie la lenteur comme si Hamlet vivait dans un temps décalé par rapport à un milieu qui ne lui convient pas. 

L’emploi de vidéographies permet sur toute la hauteur du cadre de scène de projeter les visages sévères, éperdus ou dépressifs des différents protagonistes avec une grande force expressive. 

Après une succession d’horizons pastels, de gris océaniques et une plongée calme dans des eaux abyssales, la mort d’Ophélie constitue le climax de ce travail de vidéaste qui n’est pas sans rappeler les réflexions de Bill Viola sur la mort de Tristan.

Stéphane Degout (Hamlet) et Géraldine Chauvet (Gertrude)

Stéphane Degout (Hamlet) et Géraldine Chauvet (Gertrude)

L’utilisation des espaces entourant la salle de l’Opéra-Comique, et le suivi filmé en direct du Roi ou du chœur avant qu'ils ne pénètrent au niveau du parterre, contribuent à l’immersion de l’auditeur, avec toutefois une réserve sur le spectre du père d’Hamlet – chanté par Jérôme Varnier avec une présence vocale d’outre-tombe saisissante, légèrement grisaillante et fortement impressive – qui s’extrait des rangs des spectateurs en tant qu’observateur, ce qui ne permet plus de l’associer à une conscience immatérielle.

Ce beau travail visuel, dont la complexité est savamment masquée, prend cependant le dessus sur l’envie d’enrichir le livret par une relecture forte des symboles contenus dans l’œuvre shakespearienne. En 2012, au Theater an der Wien, Olivier Py avait brillamment analysé les aspects œdipiens du drame, par exemple.

Fureur d'Hamlet après la pièce du Meurtre de Gonzague

Fureur d'Hamlet après la pièce du Meurtre de Gonzague

10 ans après ses débuts en Hamlet, justement dans la production d’Olivier Py, Stéphane Degout est au summum de sa maturité vocale et dramatique. Grande force éruptive, désarroi poétique, chant et déclamation superbement liés et d’une grande netteté, il s’impose aujourd'hui comme l’un des interprètes majeurs du prince danois, lucide et torturé, et surtout moderne. Et pourtant, n’y a-t-il pas des sentiments encore plus noirs et encore plus profonds qui pourraient être montrés?

Auprès de lui, Sabine Devieilhe trouve ici probablement son rôle le plus abouti et le plus complet à la scène jusqu’à présent, car il met à l’épreuve sa virtuosité - dans son grand air final intime et si purement aérien, évidemment -, et il fait également exprimer les couleurs joliment teintées et les accents les plus touchants que l’on puisse entendre de sa part. Son regard sur Hamlet est d’une totale sollicitude, et quel malheur que ce soit le personnage le plus équilibré de l’histoire qui finisse par disparaître ! Cyril Teste cherche probablement à créer une connivence forte entre le public féminin et Ophélie.

Sabine Devieilhe (Ophélie)

Sabine Devieilhe (Ophélie)

D’une solide homogénéité de timbre, Laurent Alvaro dépeint un Claudius robuste avec une excellente assise, mais son personnage ne sort pas beaucoup d’un certain monolithisme. Géraldine Chauvet connaît bien le personnage de Gertrude depuis son incarnation au Grand Opéra d’Avignon en 2015, et offre ainsi un beau portrait de la mère d’Hamlet, sensible et réservé, sans aucun trait excessif, avec un timbre de voix ambré peu altéré qui contribue à la dignité de son caractère. 

Et par ailleurs, l’excellent Laërte de Pierre Derhet, avec un véritable sens de l’urgence et un impact vocal poignant, ne fait que donner envie de l’entendre dans des rôles bien plus consistants.

Enfin, la magie du chœur des Eléments opère formidablement dans cette salle qui permet d’en apprécier l’unité élégiaque et le raffinement jusque dans les murmures, et même si la salle Favart parait un peu restreinte pour déployer toute l’étendue du tissu orchestral d’'Hamlet', Louis Langrée lui apporte du nerf, attache une grande attention à la poésie des motifs des instruments en solo, bien mis en valeur ici, et la scène du meurtre de Gonzague est véritablement le confluent des forces instrumentales qu’il conduit sur une ligne théâtrale d’une grande efficacité.

Pierre Derhet (Laërte) et Sabine Devieilhe (Ophélie)

Pierre Derhet (Laërte) et Sabine Devieilhe (Ophélie)

Le final est celui de la création, c’est-à-dire l’avènement d’ Hamlet au trône du Danemark - mais Cyril Teste nous montre en ultime image le visage d’un Hamlet intérieurement ravagé, et c’est avec grande impatience que l’on attend de savoir si c’est cette version d’'Hamlet' que l’Opéra de Paris présentera au cours des prochaines saisons, ou bien si ce sera celle modifiée par Ambroise Thomas pour Londres (1869) qui s’achève sur la mort de l’anti-héros afin de rapprocher un peu plus son œuvre lyrique de l’esprit de la pièce de Shakespeare.

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Publié le 4 Mai 2012

Hamlet (Ambroise Thomas)
Représentation du 30 avril 2012
Theater an der Wien
Das neue Opernhaus

Hamlet Stéphane Degout
Ophélie Christine Schäfer
Claudius Phillip Ens
Gertrude Stella Grigorian
Laërte Frédéric Antoun
Le Spectre Jérôme Varnier
Polonius Pavel Kudinov
Horatio Martijn Cornet
Marcellus Julien Behr

Coproduction Théâtre de la Monnaie

Mise en scène Olivier Py
Direction musicale Marc Minkowski
Wiener Symphoniker
Arnold Schoenberg Chor
Saxophone Michaela Reingruber            Stéphane Degout (Hamlet) et Stella Grigorian (Gertrude)

Lorsque l’on s’intéresse de près au travail d’un metteur un scène, il devient passionnant de suivre la logique qui le guide dans le choix des œuvres, les techniques théâtrales et les sentiments personnels développés au fil de ses créations.

Pour l’ouverture de sa dernière saison à la direction du Théâtre de l’Odéon, Olivier Py a porté sur la scène - avec un immense succès - le Roméo et Juliette de Shakespeare, et s’est attaché à décrire la dérive romantique mortelle des jeunes amants.

Puis, au cours de l’hiver, son adaptation française de sa propre pièce créée à Berlin peu avant, Die Sonne [Le Soleil], est apparue comme un manifeste des thèmes qui lui sont chers, signification et sublimation de la souffrance, sens du théâtre, goût pour la beauté classique, prégnance de la culpabilité et du désespoir, identité de genre.
 

Et même si le Hamlet d’Ambroise Thomas est une adaptation lyrique remaniée de la pièce de Shakespeare, la substance philosophique est suffisamment préservée pour y trouver des ressorts psychologiques à éclairer.

La scénographie repose sur un imposant décor de briques modulable en forme de grand escalier, en dessous duquel se révèle un large plateau pivotant pouvant supporter les cloisons et les estrades des différents appartements du palais.

L'architecture souterraine devient un complexe enchevêtrement d'arceaux, et ses éléments que l'on retrouve fréquemment dans les pièces d'Olivier Py engendrent inévitablement la question du lieu original qui en est l'inspiration.

                                                                                          Stéphane Degout (Hamlet)

Pas de sites champêtres, de jardins en fleurs, de ciel ensoleillé, tout se passe dans cet espace fermé sur lequel pèse l'ombre du meurtre, et Hamlet hante les lieux d'une pénombre à une autre.

Dans ce rôle, Stéphane Degout dessine un Prince saisissant de présence et de mélancolie, mais aussi de froideur.
Son timbre est toujours aussi homogène, soutenu par un souffle et un superbe legato qui en font le charme unique. Néanmoins, ce sentiment d'émotions retenues et de détachement provient aussi du manque de contraste des inflexions vocales.

Christine Schäfer (Ophélie)

Christine Schäfer (Ophélie)

Acteur simple et convaincant, aucun geste n'est inutile et faux, il est confondant de réalisme au troisième acte, le plus théâtral de l’œuvre.
Car, si depuis le prélude les propres scarifications d‘Hamlet - image habituelle chez Olivier Py - répondent au paroles « Je suis le roi de mes propres douleurs » de Richard II, un autre personnage de Shakespeare en proie au doute existentiel, l’impossibilité d’aimer Ophélie du fait de la culpabilité de son père, Polonius, fait perdre toute son âme à Hamlet.

Ce passage symbolique est figuré par la baignoire dans laquelle le Prince se lave de ses blessures, totalement nu, avant d’affronter sa mère. Cette scène ambigüe, on pourrait croire à une scène de purification alors qu'elle en est le contraire, est d’une force étonnante par sa violence et sa dimension œdipienne, la marque d’une damnation irréversible.

Le Meurtre de Gonzague. Au saxo solo, Michaela Reingruber

Le Meurtre de Gonzague. Au saxo solo, Michaela Reingruber

Stella Grigorian n’a peut être pas une fluidité musicale parfaite, mais elle compense cela par une intense expressivité, quoique un peu surjouée. Elle a de la personnalité, cela se ressent, et son portrait de Gertrude en femme aimante - de tous ses proches - et déchirée est d’une profonde authenticité.

Par de subtils jeux d’ombres, la lutte verbale et physique avec la baryton français préserve autant que possible la pudeur du chanteur, mais le plaisir de la contemplation esthétique pour les admiratrices et admirateurs n’est pas oublié pour autant, une autre valeur incontournable du metteur en scène.

Christine Schäfer (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

Christine Schäfer (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

De cet enchaînement de tableaux sans temps morts, la scène reconstituant « Le meurtre de Gonzague » est une saisissante démonstration de la force de vie du théâtre - la pièce se joue sur un théâtre miniature évocateur de la Grèce classique - avec, encore et toujours, les codes d’Olivier Py.

On y retrouve la spiritualité du féminin – c'est une très belle femme, Michaela Reingruber, qui interprète le solo de saxophone, instrument nouveau et moderne à l'époque d'Ambroise Thomas – et ce bâtiment est surplombé d'un Dôme sur lequel un personnage travesti joue le rôle de la reine.

 Autre très belle scène, celle du suicide d'Ophélie dans le lac simplement représenté par le plateau pivotant qui emporte Christine Schäfer et son air de folie dans la grisaille, un adieu d'une tristesse irrésistible.

Stella Grigorian (Gertrude)

Stella Grigorian (Gertrude)

C'est à ce moment précis que la soprano allemande est la plus émouvante, même si la légèreté des coloratures lui échappe, car elle a la sincérité de l'expression et le pathétique d'un timbre singulier avec elle.

Plus avant, son esprit semble un peu ailleurs, moins impliqué, alors qu'on l'avait connue si bouleversante dans La Traviata à l'Opéra Garnier.

Parmi les interventions marquantes, l'humaine douleur de Claudius effondré au pied du mur doit autant à la force de l'image qu'au sens tragique de Phillip Ens, et Jérôme Varnier, dont le diadème est devenu un masque scintillant, révèle la diction la plus claire et incisive de la scène, mais elle est presque trop présente pour suggérer idéalement l'âme surnaturelle du revenant.

On peut imaginer plusieurs raisons au peu de reconnaissance de l'Hamlet d'Ambroise Thomas.

Le drame de Shakespeare y est simplifié et modifié, la musique comprend des platitudes, et les coloratures d'Ophélie sont antithéâtrales. Et en même temps, sa poésie mélancolique, la force théâtrale du 3ème acte et les réminiscences de motifs raffinés le rendent attachant.

Stéphane Degout (Hamlet)

Stéphane Degout (Hamlet)

Ainsi, Marc Minkowski oriente son interprétation musicale vers une théâtralité prenante et peu modérée. Elle se conjugue relativement bien avec la mise en scène d'Olivier Py en mettant en valeur la dimension dramatique de l'opéra.
C'est un travail sur les couleurs et l'énergie musicale plus que sur la finesse du tissu orchestral, qu'il sera possible de réentendre au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles à partir de l'automne 2013.

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