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Publié le 2 Mars 2024

The Exterminating Angel (Thomas Adès – Festival de Salzburg, 28 juillet 2016)
Livret de Tom Cairns, d’après le film éponyme de Luis Buñuel (1962)
Répétition du 24 février et représentations du 29 février et 09 mars 2024
Opéra Bastille

Lucia de Nobile Jacquelyn Stucker
Leticia Maynar Gloria Tronel
Leonora Palma Hilary Summers
Silvia de Avila Claudia Boyle
Blanca Delgado Christine Rice
Beatriz Amina Edris
Edmundo de Nobile Nicky Spence
Comte Raul Yebenes Frédéric Antoun
Colonel Álvaro Gómez Jarrett Ott
Francisco de Ávila Anthony Roth Costanzo
Eduardo Filipe Manu
Señor Russell Philippe Sly
Alberto Roc Paul Gay
Doctor Carlos Conde Clive Bayley
Julio Thomas Faulkner
Enrique Nicholas Jones
Pablo Andres Cascante
Meni Ilanah Lobel-Torres
Camila Bethany Horak-Hallett
Lucas Julien Henric
Padre Sanson Régis Mengus
Yoli Arthur Harmonic / Artiste de la Maîtrise des Hauts-de-Seine

Direction musicale Thomas Adès (du 26/02 au 09/03) / Robert Houssart (du 13/03 au 23/03)
Mise en scène Calixto Bieito (2024)
Nouvelle production (Entrée au répertoire)

Diffusion en direct sur Paris Opera Play, la Plateforme de l’Opéra national de Paris, le samedi 09 mars à 20h00, puis à compter du vendredi 22 mars sur Medici.TV
Diffusion sur France Musique le samedi 20 avril 2024 à 20h00 dans l’émission ‘Samedi à l’opéra’ présentée par Judith Chaine.

Créé au Festival de Salzbourg en 2016 dans une coproduction de Tom Cairns qui l’a amené à Toronto (2016), New-York (2017) et Copenhague (2018), ‘The Exterminating Angel’ est le troisième opéra de Thomas Adès

L'arrivée des hôtes et invités

L'arrivée des hôtes et invités

L’œuvre est basée sur le film de Luis Buñuel, ‘L’Ange Exterminateur’ (1962), qui se déroule dans les années 1960, au Mexique, après une représentation de l’opéra ‘Lucia di Lammermoor’, lorsque plusieurs couples de riches bourgeois, réunis dans une villa pour finir la soirée autour d’un dîner, se trouvent dans l’incapacité de sortir de la demeure.

Il s’agit d’une réflexion sur les barrières mentales, le conformisme, les artifices sociaux, et sur les travers d’une bourgeoisie, en apparence à l’aise, qui vont être révélés sous la pression d’un espace contraint.

Dans un contexte de ressentiment pour les riches drainé par certains mouvements extrémistes, ‘The Exterminating Angel’ apparaît donc comme un exutoire sans concession.

Claudia Boyle (Silvia), Filipe Manu (Eduardo), Anthony Roth Costanzo (Francisco), Clive Bayley (Le docteur) et Gloria Tronel (Leticia)

Claudia Boyle (Silvia), Filipe Manu (Eduardo), Anthony Roth Costanzo (Francisco), Clive Bayley (Le docteur) et Gloria Tronel (Leticia)

La production intégralement maison de cet opéra surréaliste, confiée au metteur en scène catalan Calixto Bieito qui est un grand admirateur du cinéaste aragonais, est donc la seconde au monde après celle montée par le librettiste, Tom Cairns, et est dirigée par Thomas Adès pour les premières représentations, puis par Robert Houssart qui avait assuré la première danoise en 2018.

Et pour mettre le spectateur dans l’ambiance, les sonneries des cloches se font entendre dans la salle Bastille pendant les 15 minutes qui précèdent le spectacle, manifestation malicieuse du metteur en scène au moment où le public rejoint ses places, et reflet mimétique des moutons se pressant à l’église dans la scène finale du film original.

Jacquelyn Stucker (Lucia de Nobile) et Christine Rice (Blanca Delgado)

Jacquelyn Stucker (Lucia de Nobile) et Christine Rice (Blanca Delgado)

Le rideau se lève sur une immense nef blanche, espace unique où va se dérouler toute l’action, donnant ainsi une dimension monumentale à l’espace de la salle à manger qui ne comprend aucun recoin pour se soustraire au regard d’autrui. L’ambiance est chic mais froide, et, dès lors, l’intimisme et les obscurités du film de Buñuel ne sont pas recréés.

Les différents couples peuvent donc être librement scrutés, et les comportements de chacun peuvent être suivis sans discontinuité. La grande table longitudinale, perpendiculaire à la salle, permet un défilé frontal des participants, et seul un piano est ajouté en fond de scène.

Gloria Tronel (Leticia Maynar) et Philippe Sly (Señor Russell)

Gloria Tronel (Leticia Maynar) et Philippe Sly (Señor Russell)

Calixto Bieito a soigneusement habillé les personnages avec goût et soin pour, par la suite, donner plus de force visuelle à leur déchéance spectaculaire.

La scène inaugurale fait intervenir des domestiques spasmodiques, Julio et Lucas, qui, sous les traits respectifs de Thomas Faulkner et Julien Henric d’une présence vocale bien accentuée, se préparent à fuir. Puis, leur succèdent Camilla et Meni, incarnées par Bethany Horak-Hallett et Ilanah Lobel-Torres, cette dernière affichant un dramatisme qui rappelle celui de Karine Deshayes à ses débuts.

Anthony Roth Costanzo (Francisco de Ávila) et Hilary Summers (Leonora Palma)

Anthony Roth Costanzo (Francisco de Ávila) et Hilary Summers (Leonora Palma)

La présentation des invités est marquée par la puissance percutante de Nicky Spence en Edmundo de Nobile, l’hôte principal qui finira par se proposer en sacrifice au final, et de Jacquelyn Stucker, qui va décrire tout au long de la soirée l’extraversion nymphomane de Lucia de Nobile avec un très beau galbe vocal, affûté et brillant. Son jeu décomplexé sera par ailleurs d’un primitivisme délirant jusqu’au-boutiste.

Claudia Boyle (Silvia), Anthony Roth Costanzo (Francisco), Hilary Summers (Leonora), Nicky Spence (Edmundo), Thomas Faulkner (Julio), Gloria Tronel (Leticia Maynar), Jarrett Ott (Le Colonel) et Paul Gay (Alberto)

Claudia Boyle (Silvia), Anthony Roth Costanzo (Francisco), Hilary Summers (Leonora), Nicky Spence (Edmundo), Thomas Faulkner (Julio), Gloria Tronel (Leticia Maynar), Jarrett Ott (Le Colonel) et Paul Gay (Alberto)

Et impossible d’être insensible à la voix extrêmement aiguë et surnaturelle de Gloria Tronel, absolument charmante. La soprano bordelaise, dont la mère est une artiste du chœur de l’opéra de Bordeaux, fait vivre Leticia Maynar avec une agilité facétieuse. L’étrangeté des sons qu’elle obtient résonne d’ailleurs avec les ondes Mathenot qui évoquent les voix fantomatiques de l’Ange exterminateur.

Amina Edris (Beatriz) et Filipe Manu (Eduardo)

Amina Edris (Beatriz) et Filipe Manu (Eduardo)

C’est en fait une véritable décomposition humaine qui se déroule sur scène à travers un jeu déjanté qui, parfaitement allié à la musique, a quelque chose d’enivrant à la vue de ces artistes qui se donnent à fond pour faire se déchaîner exultations vocales et comportements fortement débridés et difficiles à crédibiliser.

A travers cette déliquescence, Calixto Bieito montre comment la perte de repères et de dignité ramène chacun à une sexualité primaire, tous les protagonistes étant pris dans une spirale de l’angoisse qui les anéantit.

The Exterminating Angel (Stucker Tronel Spence Adès Bieito) Opéra de Paris

Le baryton américain Jarrett Ott, qui s’était fortement fait remarquer la saison dernière à l’Opéra Comique dans ‘Breaking the waves’, un opéra de Missy Mazzoli créé 2 mois seulement après ‘The Exterminating Angel’, est très impressionnant autant par sa caractérisation vocale très soutenue que par son engagement physique, lui qui doit jouer avec force le Colonel amant de Lucia.

Christine Rice et Frédéric Antoun, deux interprètes des créations salzbourgeoise (2016) et new-yorkaise (2017) de l’œuvre, se retrouvent pour cette nouvelle production, la mezzo anglaise imposant, elle aussi, une forte personnalité, le ténor québecois ayant plus naturellement tendance à garder de l’allure même quand il doit se montrer violent.

Clive Bayley (Le Docteur) et Jarrett Ott (Le Colonel)

Clive Bayley (Le Docteur) et Jarrett Ott (Le Colonel)

Les différents couples invités génèrent également des émotions très différentes, celui formé par le vieux docteur et Leonora - chanté par un Clive Bayley acéré et une Hilary Summers au timbre baillé et mélancolique - est sans doute le plus attendrissant, les jeunes fiancés un peu à part, incarnés par Amina Edris et Filipe Manu, obtiennent un magnifique duo ‘Fold your body’ avant de s’éteindre sous un beau jeu d’ombre à l’avant scène, mais le frère et la sœur de Ávila sont bien plus hystérisés, Anthony Roth Costanzo, contre-ténor nerveux et très percutant dans l’enceinte Bastille, poussant, en réalité, très loin la destructuration de sa personnalité, et Claudia Boyle lui donnant le change avant d'offrir une très touchante étreinte finale pour son enfant, Yoli, qu’elle ne peut atteindre.

Le metteur en scène rend plus claire la symbolique des moutons avec cet enfant qui se promène avec ses ballons en forme d’ovins, et la scène d'abattage des ovidés est adaptée pour faire surgir des murs des peaux de moutons dont se recouvriront les invités.

Arthur Harmonic, Claudia Boyle, Thomas Adès et Jacquelyn Stucker

Arthur Harmonic, Claudia Boyle, Thomas Adès et Jacquelyn Stucker

La musique de Thomas Adès est d’un foisonnement sonore étourdissant mais, surtout, comprend un discours dramaturgique puissant, le compositeur se révélant un chef d’orchestre d’un punch implacable. 

La violence peut atteindre des moments paroxysmiques d’une même brutalité qu’’Elektra’ de Richard Strauss - voir la scène d'escamotage du plancher pour trouver de l'eau -, des tensions menaçantes sont par ailleurs entretenues pour ne pas lâcher l’auditeur, mais s’adjoint aussi une virtuose et pétaradante évocation de l’exotisme mexicain, jouée avec la rythmique et l’éclat d’un Chostakovitch, et, malgré le désastre humain, une lueur de poésie peut surgir sous forme de mélopées sensibles.

L’énergie saisissante qui s’en dégage, faisant toujours corps avec les expressions chevillées-au-corps des chanteurs, induit au fur et à mesure de la soirée un sentiment de débordement excessif qui ne peut se vivre que dans les conditions de la représentation.

Ching-Lien Wu (Cheffe de choeur)

Ching-Lien Wu (Cheffe de choeur)

Sans oublier le chœur très élégiaque provenant des hauteurs et arrières de la salle au final, pour renforcer cette impression d’enfermement dans un crane humain suggérée par le décor - qui pivotera d’ailleurs au moment où les invités comprendront, peut-être, que ce sont leurs névroses qui les empêchaient de sortir -, c’est finalement un triomphe qui est réservé à toute l’équipe artistique à laquelle se joint même Tom Cairns

Amina Edris, Jarrett Ott, Jacquelyn Stucker, Gloria Tronel, Claudia Boyle, Anthony Roth Costanzo, Nicky Spence, Frédéric Antoun et Hilary Summers

Amina Edris, Jarrett Ott, Jacquelyn Stucker, Gloria Tronel, Claudia Boyle, Anthony Roth Costanzo, Nicky Spence, Frédéric Antoun et Hilary Summers

Ce n’est en effet pas tous les jours que l’on assiste à un ouvrage du XXIe siècle dirigé par son compositeur en personne et qui, de plus, montre qu’il est capable d’accepter deux visions scéniques très différentes, celle de Cairns, assez littérale et proche de l’ambiance du film, et celle de Bieito, plus sévèrement psychologique et excessive, Alexander Neef étant le seul directeur d'opéra à avoir produit ou coproduit ces deux mises en scène.

Arthur Harmonic, Claudia Boyle, Calixto Bieito, Tom Cairns, Anna-Sofia Kirsch, Ingo Krügler, Thomas Adès, Bettina Auer et Jacquelyn Stucker

Arthur Harmonic, Claudia Boyle, Calixto Bieito, Tom Cairns, Anna-Sofia Kirsch, Ingo Krügler, Thomas Adès, Bettina Auer et Jacquelyn Stucker

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Publié le 10 Mars 2022

A Quiet Place (Leonard Bernstein – 1983)
Livret Stephen Wadsworth - adaptation de 2013
Création mondiale de la nouvelle orchestration pour grand orchestre
Répétition générale du 04 mars et représentation du 09 mars 2022
Palais Garnier

Dede Claudia Boyle
François Frédéric Antoun
Junior Gordon Bintner
Sam Russell Braun
Funeral director Colin Judson
Bill Régis Mengus
Susie Hélène Schneiderman
Analyst Loïc Félix
Doc Jean-Luc Ballestra
Mrs Doc Emanuela Pascu
Mourners Soprano Marianne Croux
Mourners Alto Ramya Roy
Mourners Tenor Kiup Lee
Mourners Bass Niall Anderson
Dinah Johanna Wokalek

Direction musicale Kent Nagano                                 Johanna Wokalek (Dinah)
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2022)
Décors, Costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Collaboration artistique Claude Bardouil
Dramaturgie Miron Hakenbeck

Diffusion sur France Musique le 23 avril 2022 à 20h

L’entrée au répertoire de ‘A Quiet Place’, le dernier opéra de Leonard Bernstein, est un évènement pour l’Opéra national de Paris pour plusieurs raisons :

Claudia Boyle (Dede), Frédéric Antoun (François) et Gordon Bintner (Junior)

Claudia Boyle (Dede), Frédéric Antoun (François) et Gordon Bintner (Junior)

Premièrement, il s’agit du premier opéra d’un compositeur d’origine américaine qui soit joué sur la scène du Palais Garnier depuis son ouverture le 05 janvier 1875, et il s’agit du second opéra d’un compositeur d’origine américaine qu’ait accueilli l’institution au cours de son histoire depuis ’Porgy and Bess’ de Georg Gershwin donné sur la scène Bastille en décembre 1996 dans une production du Houston Grand Opera.

A Quiet Place (Boyle - Bintner -Nagano - Warlikowski) Opéra de Paris

Secondement, il s’agit d’une première en France. ‘A Quiet Place’ fut créé, fort à propos, au Houston Grand Opera le 17 juin 1983 dans une version en un acte, en seconde partie de son premier opéra ‘Trouble in Tahiti’ créé en 1952. 

Loïc Félix (Analyst) et Emanuela Pascu (Mrs Doc)

Loïc Félix (Analyst) et Emanuela Pascu (Mrs Doc)

Puis, Leonard Bernstein arrangea en 1984 une nouvelle version en trois actes de son opéra pour la Scala de Milan et Washington, moyennant quelques coupures et la suppression des personnages secondaires après la scène de l’enterrement, en y fondant sous forme de flash-back ‘Trouble in Tahiti’. Il l’améliora et le dirigea en 1986 à l’Opéra de Vienne. Un enregistrement de cette version est disponible aujourd’hui chez DG.

Claudia Boyle (Dede) et Danielle Gabou

Claudia Boyle (Dede) et Danielle Gabou

Kent Nagano collaborait déjà avec le compositeur à cette époque et trouvait, lui aussi, qu’une version de chambre de cet opéra correspondrait mieux à l’intimisme de la pièce. En 2013, le chef d’orchestre américain présenta au Konzerthaus de Berlin une version de chambre de ‘A Quiet Place’ orchestrée par Garth Edwin Sunderland pour 18 musiciens, qui revenait à la partition originale, sans l’insert de ‘Trouble in Tahiti’, et réintégrait les passages coupés en 1984, mais pas les personnages secondaires aux deux derniers actes. Cette version fut enregistrée pour Decca en 2018.

Et pour le Palais Garnier, Kent Nagano propose de faire découvrir au public parisien, en création mondiale, une nouvelle orchestration pour grand orchestre de cette version de 2013 afin de s’adapter aux dimensions de la salle de style Second Empire.

Colin Judson (Funeral director)

Colin Judson (Funeral director)

Enfin, troisièmement, Kent Nagano fait son grand retour sur la scène de l’Opéra national de Paris, 13 ans après avoir dirigé ‘Werther’ à l’Opéra Bastille. Il est l’un des chefs d’orchestre américains que Gerard Mortier avait pour habitude d’inviter régulièrement tout au long de son mandat de 2004 à 2009.

Hélène Schneiderman (Susie), Régis Mengus (Bill) et Claudia Boyle (Dede)

Hélène Schneiderman (Susie), Régis Mengus (Bill) et Claudia Boyle (Dede)

Et à grand chef d’orchestre grand metteur en scène, puisque c’est à Krzysztof Warlikowski qu’Alexander Neef a proposé de réaliser l’interprétation théâtrale de cet ouvrage qui traite de relations familiales abîmées, de non-dits, de la question de la bisexualité et du suicide qui éloignent cette famille des normes de bonheur bien établies de la société américaine des années 50-60.

Kent Nagano et Krzysztof Warlikowski se connaissent bien puisqu’ils ont collaboré ensemble en 2018 à Salzbourg pour la nouvelle production de ‘The Bassarids’ de Henze. Ils partagent le même goût pour les œuvres musicalement riches aux thèmes complexes, avec une véritable appétence pour la recherche et la réflexion sur leurs sens.

Johanna Wokalek (Dinah) et Gordon Bintner (Junior)

Johanna Wokalek (Dinah) et Gordon Bintner (Junior)

‘A Quiet Place’ débute par une superbe vidéographie en images de synthèse de Kamil Polak où l’on assiste aux dernières minutes de la vie de Dinah, perdue dans ses pensées au volant de son véhicule dont elle va perdre le contrôle. Malgré la violence de l’accident, le vidéaste préserve la grâce et la beauté de la victime pour faire de la mort un moment d’apaisement, comme l’évoquera Junior dans les dernières minutes de l’opéra.

La scène s’ouvre sur les funérailles qui se déroulent dans une sorte de salle de conférence aux teintes bleu-vert, une trentaine de sièges étant tournés vers la salle du Palais Garnier, un bar rose-fluo se tenant en arrière plan, avec le cercueil de Dinah disposé en position centrale.

Gordon Bintner (Junior)

Gordon Bintner (Junior)

Krzysztof Warlikowski rend extrêmement vivants tous les personnages secondaires qui animent de manière assez futile cette cérémonie. Colin Judson, le croque-mort au timbre clair et réaliste, Hélène Schneiderman, Susie pétillante aux couleurs vocales fantaisistes, Loïc Félix, psychiatre d’allure rigoriste, la somptueuse Emanuela Pascu associée à Jean-Luc Ballestra en couple Doc, et les pleureurs, installés côté cour, Marianne Croux, Ramya Roy, Kiup Lee et Niall Anderson, tous issus de l’Académie de l’Opéra.

Ce premier acte introduit, non sans violence dans les ragots que colportent cette petite communauté, la famille de Dinah. Des acteurs noirs, parmi lesquels la comédienne et chorégraphe Danielle Gabou qui tient le portrait de la victime comme pour rappeler aux invités pour qui ils sont présents, illustrent le positionnement des noirs dans cette société qui ne s’est pas encore totalement émancipée.

Gordon Bintner (Junior)

Gordon Bintner (Junior)

Kent Nagano se régale à induire dans la vivacité des interjections musicales et ses réminiscences mélodiques attendrissantes l’humanité piquante de cette grande scène sociale et chaotique qui frise l’hystérie.
Il y a même une grande similarité de texture vocale entre Frédéric Antoun (François) et Régis Mengus (Bill), dans des tons mats et austères bien que le premier soit ténor et le second baryton, et ce premier tableau révèle ceux qui étaient attachés à Dinah par un amour inabouti.

Russell Braun (Sam) et Claudia Boyle (Dede)

Russell Braun (Sam) et Claudia Boyle (Dede)

Deux chanteurs principaux présents ce soir, Claudia Boyle et Gordon Bintner, ont participé à l’enregistrement de 2018 et font, à cette occasion, leurs débuts à l’Opéra national de Paris. La soprano irlandaise est réjouissante de par son expressivité naturellement souple et sympathique qui respire l’optimisme, et de par la facilité avec laquelle elle parle en chantant avec un brillant qui fuse avec une grande netteté. 

Le baryton canadien est quant à lui absolument géant. Gordon Bintner est non seulement un immense acteur par la façon dont il s’approprie un personnage lunatique, drôle et irrévérencieux, mais aussi par sa grande largeur de voix, ferme et adaptable, et une chaleur doucereuse qui imposent un charisme éblouissant.

Gordon Bintner (Junior), Russell Braun (Sam) et Claudia Boyle (Dede)

Gordon Bintner (Junior), Russell Braun (Sam) et Claudia Boyle (Dede)

Dans le second acte, Krzysztof Warlikowski met en scène de manière très directe, côté jardin, la vie homosexuelle de Junior et sa relation en ménage par le passé avec François, tandis que côté cour, c’est l’intérieur aux couleurs vert malachite de l’appartement de ses parents qui est représenté où Sam, incarné par un Russell Braun désabusé, et Dede, cherchent à résoudre leurs problèmes en fouillant dans le passé des souvenirs de Dinah.

Claudia Boyle (Dede), Russell Braun (Sam) et Frédéric Antoun (François)

Claudia Boyle (Dede), Russell Braun (Sam) et Frédéric Antoun (François)

Comme un fantôme qui erre parmi eux, l’actrice allemande Johanna Wokalek joue avec nonchalance et mélancolie l’âme de Dinah en observant en silence comment son monde affectif réagit après sa disparition. Sa présence permet au spectateur de s’identifier aux sentiments d’un personnage disparu et de renforcer le lien émotionnel à cette histoire familiale.

Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak

Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak

Le troisième acte est véritablement le moment psychothérapeutique de cette histoire, et la résolution se joue à travers le jeu de tague que Krzysztof Warlikowski illustre par l’emploi d‘un revolver en plastique. Il s’agit de désamorcer les haines latentes. Malgré l’imbroglio émotionnel, le fait de voir que les liens entre le père et le fils, qui ne s’étaient plus vus pendant 20 ans, n’ont point perdu de force montre aussi ce qu’est la valeur de la vie, et en quoi il ne faut jamais perdre espoir dans les rapports humains.

Très belle idée aussi que de faire apparaître un petit garçon, Junior dans son enfance, qui regarde l’émission de Leonard Bernstein ‘Young People’s Concerts’ en 1958 à travers laquelle le compositeur explique aux téléspectateurs comment Tchaikovski réussit à transmettre ses émotions dans sa quatrième symphonie.

Kent Nagano

Kent Nagano

On comprend l’attachement de Kent Nagano à cette partition. Elle lui permet autant d’entrer dans un univers intimiste dynamisant en jouant sur la fragilité des sonorités ténues avec quelques instrumentistes, que de caresser des mélodies immédiatement tendres et harmonieuses, pour déployer aussi de grands ensembles richement orchestrés et luxuriants comme dans les grands opéras de Richard Strauss. Cet amour de magicien méticuleux pour l’orchestration est une autre dimension profonde de cette création française.

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Publié le 19 Mars 2019

Otello (Giuseppe Verdi)
Représentations du 07 et 16 mars 2019
Opéra Bastille

Otello Roberto Alagna (mars)
           Aleksandr Antonenko (avril)
Iago George Ganidze
Cassio Frédéric Antoun
Roderigo Alessandro Liberatore
Lodovico Paul Gay
Montano Thomas Dear
Desdemona Aleksandra Kurzak (mars)
                    Hibla Gerzmava (avril)
Emilia Maris Gautrot

Direction Musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Andrei Serban (2004)                                 
Frédéric Antoun (Cassio)

C’est dans une nouvelle production d’Otello par Andrei Serban que le public parisien découvrit, le 08 mars 2004, un jeune ténor fougueux, Jonas Kaufmann, incarner avec un jeu d’acteur inoubliablement éclatant le rôle de Cassio. Et peu soupçonnaient qu'il serait plus tard l'un des grands interprètes d'Otello de sa génération. 

Et au cours du mois d’avril qui suivit, le public de Bastille put assister à la prise de rôle du chevalier Des Grieux (Manon) par Roberto Alagna. Depuis, la voix du ténor sicilien dans l’âme s’est solidifiée d’un bronze doré chaleureux, si bien qu’il incarne le rôle du Maure de Venise avec un timbre vaillant et solaire qui montre des versants sombres et torturés quand la paranoïa prend possession de tout son corps.

Roberto Alagna (Otello) et Aleksandra Kurzak (Desdemone)

Roberto Alagna (Otello) et Aleksandra Kurzak (Desdemone)

Nous en avons à nouveau la démonstration au cours de la représentation de ce soir dès l’’Esultate !’ chanté avec un rayonnement qui, progressivement, se gorge d’un son chaud et ambré alors que les aigus poursuivent leur émission ascendante avec un sentiment de plénitude absolument somptueux. Et l’on peut même dire que sa belle chevelure aux reflets cuivrés appariée au rouge profond de son long manteau est en harmonie avec cette émission mordante d’une présence insolente, présence aujourd’hui absolument inimitable par sa clarté d’élocution. Et il y a toujours ce timbre unique au chanteur qui exprime sa personnalité entière même dans la force de ses suraigus.

Roberto Alagna (Otello)

Roberto Alagna (Otello)

Et avec son épouse, Aleksandra Kurzak, ils forment à eux deux le véritable pivot central du spectacle de par l’alchimie amoureuse naturelle en jeu, bien évidemment, mais aussi par une complémentarité de voix, subtile et finement filée de la part de la soprano polonaise, qui prend des accents plus corsés et réalistes dans les moments de grande tension qui font écho à cette entièreté unique que l’on retrouve dans les expressions de son homme

Roberto Alagna joue plutôt un être troublé et humain sans exagération animale, Aleksandra Kurzak se voue à un rôle fortement admiratif et soumis qui vire au mélodrame puccinien au dernier acte, et leur duo atteint un magnifique sommet fusionnel dans la première partie, lorsque l’ombre des voiles de scènes immatériels sublime une vision fortement classique de leur couple idéalisé.

Aleksandra Kurzak (Desdemone)

Aleksandra Kurzak (Desdemone)

Dans le rôle du triste manipulateur, Iago, George Ganidze soigne particulièrement sa grande scène du ‘Credo’ jouée seul devant le rideau noir et soutenue par une appréciable homogénéité de timbre et de souffle. Il évite de forcer la caricature de son personnage, manque sans doute d’incisivité, mais ne peut imposer une stature à la hauteur de celle de Roberto Alagna, même si ce dernier dessine une faiblesse attachante.

En revanche, le Roderigo d’Alessandro Liberatore fait forte impression par son impact vocal, et dépasse même la présence un peu éteinte de Frédéric Antoun qui prête à Cassio une ligne vocale noble et fumée qui s’assourdit néanmoins dans les graves.

Roberto Alagna (Otello)

Roberto Alagna (Otello)

Et l’Emilia de Maris Gautrot, quoique fortement conventionnelle par son jeu scénique, n’incite à aucune réserve si ce n’est une précaution inutile quand il s’agit d’incarner une révolte outrancière face à la folie d’Otello.

Quant à la mise en scène d’Andrei Serban, s’il ne reste plus grand-chose des incongruités des premières représentations, elle offre un cadre illustratif visuellement agréable, dont les plus belles images restent celles des voiles du dernier acte, flottant aux vents, ou recouvrant des paravents semi-transparents, autour d’un lit virginal glacial comme une tombe. 

La vidéographie de mers déchaînées illustre clairement l'agitation des débuts et fins d’actes, la perspective des arcades évoque le sentiment de solitude des tableaux de Chirico, les lumières délimitent les scènes d’intérêt et les zones d’ombre qui les entourent, et le tout enferme le drame passionnel dans une atmosphère neutre et énigmatique qui agit en filigrane de l’action scénique.

Aleksandra Kurzak (Desdemone) et Roberto Alagna (Otello)

Aleksandra Kurzak (Desdemone) et Roberto Alagna (Otello)

Il faut dire aussi que Bertrand de Billy épouse une ligne dénuée de toute fulgurance, centre totalement sa direction sur le rythme des chanteurs principaux, comme si l’essentiel pour lui était de mettre à l’aise les solistes en renonçant à une interprétation engagée qui pourrait trop les contraindre, délaissant ainsi la force d’une ligne dramatique irréversible.

Et c’est bien dommage, car le chœur a un bel éclat qui ne demande qu’à être encore plus empreint d’urgence, mais l’on apprécie énormément le chœur d’enfant chantant ‘Dove guardi spiendono’ sur scène et non plus en coulisses comme lors de la création.

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Publié le 27 Janvier 2017

Cosi fan Tutte (Wolfgang Amadé Mozart)
Répétition du 20 janvier 2017 et représentations du 04 et 10 février 2017
Palais Garnier

Fiordiligi Ida Falk-Winland / Jacquelyn Wagner / Cynthia Loemij*
Dorabella Stéphanie Lauricella / Michèle Losier / Samantha van Wissen*
Ferrando Cyrille Dubois / Frédéric Antoun /Julien Monty*
Guglielmo Philippe Sly / Michaël Pomero*
Don Alfonso Simone Del Savio / Paulo Szot / Bostjan Antoncic*
Despina Maria Celeng / Ginger Costa-Jackson / Marie Goudot*

*Danseurs de la Compagnie Rosas

Direction musicale Philippe Jordan
Chorégraphie Anne Teresa De Keersmaeker (2017)
Dramaturgie Jan Vandenhouwe

                                                                                           Stéphanie Lauricella (Dorabella)

Patrice Chéreau ayant préféré ne plus reprendre sa mise en scène de Cosi fan Tutte, et la production Ezio Toffolutti créée à Garnier en 1996 ayant fait son temps, s’ouvre dorénavant une nouvelle jeunesse pour le dernier volet de la collaboration légendaire entre Mozart et le librettiste italien Da Ponte.

Philippe Sly (Guglielmo) et Stéphanie Lauricella (Dorabella)

Philippe Sly (Guglielmo) et Stéphanie Lauricella (Dorabella)

Ainsi, plutôt que de faire appel à un pur metteur en scène de théâtre ou d’opéra, Stéphane Lissner a choisi de confier à une chorégraphe, qui connait le monde lyrique, le renouvellement scénique d’un des chefs-d’œuvre du compositeur autrichien.

Anne Teresa de Keersmaker a en effet déjà chorégraphié des opéras tels Le Château de Barbe-Bleue et I Due Foscari, et son nom, qui évoque, pour un large public, la danse contemporaine, a le pouvoir d’attirer au Palais Garnier des spectateurs qui ne privilégient pas forcément l’art lyrique dans leur monde culturel.

Chanteurs et danseurs

Chanteurs et danseurs

Sur une scène nue, débarrassée de ses parois latérales, totalement repeinte en blanc jusqu’au mur arrière qui fait partie intégrante du théâtre, des diagonales, figures géométriques et cercles concentriques définissent des contours sur lesquels les chanteurs - deux distributions sont prévues en janvier et février - et les danseurs qui les doublent respirent, se synchronisent, et jouent avec l’espace et la pesanteur en fonction des pulsations et du rythme de la musique de Mozart.

Inévitablement, cette évocation des sciences mathématiques met à découvert des structures parfaites dont les lois reflètent celles sur lesquelles l’écriture musicale est fondamentalement construite.

Les artistes paraissent ainsi liés les uns aux autres par des forces invisibles, mais le plus beau, dans ce spectacle, qui prive de décor le spectateur, réside dans le choix des chanteurs dont le chant est d’une très belle homogénéité, auquel se rajoute, chez les femmes, des lignes physiques savamment exploitées pour leur fascinante souplesse.

Ida Falk-Winland (Fiordiligi)

Ida Falk-Winland (Fiordiligi)

A ce titre, Ida Falk-Winland, qui ne chante que pour deux soirs, est une Fiordiligi longiligne, sophistiquée, véhémente dans ses injections vocales, et pourtant d’une classe irradiante, un peu comme une Isolde fantasmée, lignes aux vents, ayant la capacité de capter par la totalité de son être le regard admiratif du spectateur.

Stéphanie Lauricella, plus physique, mais tout aussi charmante, incarne une Dorabella très lumineuse, en décalage complet avec les interprétations sulfureuses et profondément sensuelles des mezzo-sopranos dramatiques, mélange de maitrise de soi et de sensibilité touchante réservée.

Chanteurs et danseurs

Chanteurs et danseurs

Leurs partenaires, Cyrille Dubois et Philippe Sly, représentent une jeunesse pleine de fraîcheur et de sincérité, chez lesquels on ne peut soupçonner la moindre perversion. 

Le premier, jeune ténor issu de l’atelier lyrique, rend à Ferrando une épure adolescente, un peu lunaire, teintée d’immature timidité, alors que le second joue avec les sentiments en usant des facettes les plus alanguies de son timbre coulé de tendresse. 

Ida Falk-Winland (Fiordiligi) et, de dos, Cynthia Loemij

Ida Falk-Winland (Fiordiligi) et, de dos, Cynthia Loemij

Cette vision fluide qui s’accompagne du Don Alfonso bon vivant et léger de Simone Del Savio et de la spontanéité de Maria Celeng, qui rend Despine plus agréable que bon nombre d’interprétations, est bien entendu portée par les danseurs de la compagnie Rosas, dont les mouvements peuvent paraître simples, mais qui ont véritablement en eux un sens du balancement qui tisse ce lien subliminal entre les trajectoires chorégraphiques et la musique.

Une des danseuses, Samantha van Wissen, est particulièrement captivante dans ses déplacements, avant, arrière, et son attention portée à Dorabella.

Cyrille Dubois (Ferrando), Cynthia Loemij et Ida Falk-Winland (Fiordiligi)

Cyrille Dubois (Ferrando), Cynthia Loemij et Ida Falk-Winland (Fiordiligi)

Quelques scènes reviennent à la pure théâtralité du livret, comme celle de l’empoisonnement qui s’amuse de l’effet d’attraction des deux beaux torses des garçons comme le faisait Michael Haneke dans sa mise en scène de l’œuvre à Madrid, et, dans la seconde partie, Anne Teresa De Keersmaeker utilise l’espace entier pour permettre à chaque danseuse de représenter en arrière scène les tourments des deux jeunes femmes.

Dans la fosse d’orchestre, Philippe Jordan, chef, mais également claveciniste, livre une de ses meilleures interprétations de Mozart entendues à ce jour. L’orchestre ne sonne ni lourd, ni trop étoffé, et le directeur musical prend un plaisir visible à entraîner les musiciens, à les envelopper avec un panache jubilatoire, à s’accorder avec la chorégraphie, et à soutenir son attention pour chaque artiste. 

Le son, qui peut être aussi piqué que fondu dans une patine rutilante, se pare d'une beauté moderne et inventive qui en magnifie la verve jouissive.

Jacquelyn Wagner (Fiordiligi) et, de dos, Cynthia Loemij

Jacquelyn Wagner (Fiordiligi) et, de dos, Cynthia Loemij

Quelques jours plus tard, nous retrouvons la distribution choisie pour interpréter la majorité des représentations.

Personnage d’une puissante allure adoucie par l’onde de sa longue chevelure blonde, Jacquelyn Wagner, qui évoque ainsi la déesse de la sagesse, Athéna, incarne l’idéal mozartien d’une grâce lyrique rarement aussi aboutie dans le rôle de Fiordiligi. 

Michèle Rosier, en Dorabella, aurait du paraître encore plus voluptueuse, mais sa vitalité, très humaine, et sa tessiture grave, plus modeste, la révèlent plutôt comme le prolongement espiègle de Zerlina, une des héroïnes d’un autre opéra de Mozart et de Da Ponte, Don Giovanni.

Au cours du duo de séduction avec le beau Philippe Sly, il serait alors naturel, après un long silence, d’entendre l’air ‘La ci darem la mano’ s’élever pour unir les deux artistes.

Frédéric Antoun (Ferrando) et Philippe Sly (Guglielmo)

Frédéric Antoun (Ferrando) et Philippe Sly (Guglielmo)

Et dans le rôle de Ferrando, Frédéric Antoun, fascinant de son regard sombre et méditerranéen, et de son timbre doux et légèrement noir, donne lui aussi une épaisseur mystérieuse à son personnage.

Rarement aura-t-on admiré Despina plus séductrice, libre et entreprenante que celle de Ginger Costa-Jackson, un regard brillant magnifique.

Quant à Paulo Szot, encore jeune pour incarner un vieil Don Alfonso, rusé et désabusé, il est en premier lieu un acteur charismatique d’une ironie mordante.

A la veille de diriger Lohengrin, dimanche, Philippe Jordan est, à nouveau, maître d’une interprétation magistrale de Mozart, nuancée et théâtrale à la fois.

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Publié le 4 Mai 2012

Hamlet (Ambroise Thomas)
Représentation du 30 avril 2012
Theater an der Wien
Das neue Opernhaus

Hamlet Stéphane Degout
Ophélie Christine Schäfer
Claudius Phillip Ens
Gertrude Stella Grigorian
Laërte Frédéric Antoun
Le Spectre Jérôme Varnier
Polonius Pavel Kudinov
Horatio Martijn Cornet
Marcellus Julien Behr

Coproduction Théâtre de la Monnaie

Mise en scène Olivier Py
Direction musicale Marc Minkowski
Wiener Symphoniker
Arnold Schoenberg Chor
Saxophone Michaela Reingruber            Stéphane Degout (Hamlet) et Stella Grigorian (Gertrude)

Lorsque l’on s’intéresse de près au travail d’un metteur un scène, il devient passionnant de suivre la logique qui le guide dans le choix des œuvres, les techniques théâtrales et les sentiments personnels développés au fil de ses créations.

Pour l’ouverture de sa dernière saison à la direction du Théâtre de l’Odéon, Olivier Py a porté sur la scène - avec un immense succès - le Roméo et Juliette de Shakespeare, et s’est attaché à décrire la dérive romantique mortelle des jeunes amants.

Puis, au cours de l’hiver, son adaptation française de sa propre pièce créée à Berlin peu avant, Die Sonne [Le Soleil], est apparue comme un manifeste des thèmes qui lui sont chers, signification et sublimation de la souffrance, sens du théâtre, goût pour la beauté classique, prégnance de la culpabilité et du désespoir, identité de genre.
 

Et même si le Hamlet d’Ambroise Thomas est une adaptation lyrique remaniée de la pièce de Shakespeare, la substance philosophique est suffisamment préservée pour y trouver des ressorts psychologiques à éclairer.

La scénographie repose sur un imposant décor de briques modulable en forme de grand escalier, en dessous duquel se révèle un large plateau pivotant pouvant supporter les cloisons et les estrades des différents appartements du palais.

L'architecture souterraine devient un complexe enchevêtrement d'arceaux, et ses éléments que l'on retrouve fréquemment dans les pièces d'Olivier Py engendrent inévitablement la question du lieu original qui en est l'inspiration.

                                                                                          Stéphane Degout (Hamlet)

Pas de sites champêtres, de jardins en fleurs, de ciel ensoleillé, tout se passe dans cet espace fermé sur lequel pèse l'ombre du meurtre, et Hamlet hante les lieux d'une pénombre à une autre.

Dans ce rôle, Stéphane Degout dessine un Prince saisissant de présence et de mélancolie, mais aussi de froideur.
Son timbre est toujours aussi homogène, soutenu par un souffle et un superbe legato qui en font le charme unique. Néanmoins, ce sentiment d'émotions retenues et de détachement provient aussi du manque de contraste des inflexions vocales.

Christine Schäfer (Ophélie)

Christine Schäfer (Ophélie)

Acteur simple et convaincant, aucun geste n'est inutile et faux, il est confondant de réalisme au troisième acte, le plus théâtral de l’œuvre.
Car, si depuis le prélude les propres scarifications d‘Hamlet - image habituelle chez Olivier Py - répondent au paroles « Je suis le roi de mes propres douleurs » de Richard II, un autre personnage de Shakespeare en proie au doute existentiel, l’impossibilité d’aimer Ophélie du fait de la culpabilité de son père, Polonius, fait perdre toute son âme à Hamlet.

Ce passage symbolique est figuré par la baignoire dans laquelle le Prince se lave de ses blessures, totalement nu, avant d’affronter sa mère. Cette scène ambigüe, on pourrait croire à une scène de purification alors qu'elle en est le contraire, est d’une force étonnante par sa violence et sa dimension œdipienne, la marque d’une damnation irréversible.

Le Meurtre de Gonzague. Au saxo solo, Michaela Reingruber

Le Meurtre de Gonzague. Au saxo solo, Michaela Reingruber

Stella Grigorian n’a peut être pas une fluidité musicale parfaite, mais elle compense cela par une intense expressivité, quoique un peu surjouée. Elle a de la personnalité, cela se ressent, et son portrait de Gertrude en femme aimante - de tous ses proches - et déchirée est d’une profonde authenticité.

Par de subtils jeux d’ombres, la lutte verbale et physique avec la baryton français préserve autant que possible la pudeur du chanteur, mais le plaisir de la contemplation esthétique pour les admiratrices et admirateurs n’est pas oublié pour autant, une autre valeur incontournable du metteur en scène.

Christine Schäfer (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

Christine Schäfer (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

De cet enchaînement de tableaux sans temps morts, la scène reconstituant « Le meurtre de Gonzague » est une saisissante démonstration de la force de vie du théâtre - la pièce se joue sur un théâtre miniature évocateur de la Grèce classique - avec, encore et toujours, les codes d’Olivier Py.

On y retrouve la spiritualité du féminin – c'est une très belle femme, Michaela Reingruber, qui interprète le solo de saxophone, instrument nouveau et moderne à l'époque d'Ambroise Thomas – et ce bâtiment est surplombé d'un Dôme sur lequel un personnage travesti joue le rôle de la reine.

 Autre très belle scène, celle du suicide d'Ophélie dans le lac simplement représenté par le plateau pivotant qui emporte Christine Schäfer et son air de folie dans la grisaille, un adieu d'une tristesse irrésistible.

Stella Grigorian (Gertrude)

Stella Grigorian (Gertrude)

C'est à ce moment précis que la soprano allemande est la plus émouvante, même si la légèreté des coloratures lui échappe, car elle a la sincérité de l'expression et le pathétique d'un timbre singulier avec elle.

Plus avant, son esprit semble un peu ailleurs, moins impliqué, alors qu'on l'avait connue si bouleversante dans La Traviata à l'Opéra Garnier.

Parmi les interventions marquantes, l'humaine douleur de Claudius effondré au pied du mur doit autant à la force de l'image qu'au sens tragique de Phillip Ens, et Jérôme Varnier, dont le diadème est devenu un masque scintillant, révèle la diction la plus claire et incisive de la scène, mais elle est presque trop présente pour suggérer idéalement l'âme surnaturelle du revenant.

On peut imaginer plusieurs raisons au peu de reconnaissance de l'Hamlet d'Ambroise Thomas.

Le drame de Shakespeare y est simplifié et modifié, la musique comprend des platitudes, et les coloratures d'Ophélie sont antithéâtrales. Et en même temps, sa poésie mélancolique, la force théâtrale du 3ème acte et les réminiscences de motifs raffinés le rendent attachant.

Stéphane Degout (Hamlet)

Stéphane Degout (Hamlet)

Ainsi, Marc Minkowski oriente son interprétation musicale vers une théâtralité prenante et peu modérée. Elle se conjugue relativement bien avec la mise en scène d'Olivier Py en mettant en valeur la dimension dramatique de l'opéra.
C'est un travail sur les couleurs et l'énergie musicale plus que sur la finesse du tissu orchestral, qu'il sera possible de réentendre au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles à partir de l'automne 2013.

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