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Publié le 2 Mars 2025

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy –
Opéra Comique, le 30 avril 1902)
Répétition générale du 22 février et représentation du 28 février 2025
Opéra Bastille

Pelléas Huw Montague Rendall
Mélisande Sabine Devieilhe
Golaud Gordon Bintner
Arkel Jean Teitgen
Geneviève Sophie Koch
Yniold Soliste de la Maîtrise de Radio France
Un médecin Amin Ahangaran
Vidéo : Axel Olliet (Pelléas), Delphine Gilquin (Mélisande), Azilis Arhan (Mélisande), Xavier Lenczewski (Golaud), Geneviève (Daria Pisareva)

Direction musicale Antonello Manacorda
Mise en scène Wajdi Mouawad (2025)
Nouvelle production en coproduction avec l’Abu Dhabi Festival

Retransmission en direct le 20 mars 2025 à 19h30 sur POP – Paris Opera Play, la plateforme de l’Opéra national de Paris, diffusion sur Medici.tv à partir du 20 avril 2025, et diffusion sur France Musique le 26 avril 2025 à 20h dans l’émission de Judith Chaîne ‘Samedi à l’Opéra’.

Après vingt ans de représentations, d’abord sur la scène du Palais Garnier où elle fut créée le 07 février 1997, puis sur la scène Bastille où elle fut reprise à partir de septembre 2004, la production emblématique de ‘Pelléas et Mélisande’ par Robert Wilson se retire du répertoire de l’Opéra national de Paris pour laisser place à une nouvelle vision élaborée par Wajdi Mouawad, homme de théâtre et actuel directeur du Théâtre national de la Colline.

Sabine Devieilhe (Mélisande) et Huw Montague Rendall (Pelléas)

Sabine Devieilhe (Mélisande) et Huw Montague Rendall (Pelléas)

Et ce qu’il propose, lui qui fut l'auteur en septembre 2021 d’une mise en scène d’’Œdipe’ de George Enescu qui remporta le Grand Prix du syndicat de la critique, est une fascinante mise en valeur du texte de Maurice Maeterlinck qui traduit une compréhension extrêmement fine de la symbolique de l’ouvrage au point de réussir à la transmettre au spectateur avec une surprenante sensibilité.

Pour y arriver, Wajdi Mouawad dresse un décor unique représentant en avant-scène un bassin baigné par la brume qui sera autant la fontaine de la forêt au premier acte, que la fontaine des aveugles au second, ou bien le souterrain au troisième, derrière lequel s’élève un talus et un écran sur lequel est projeté en ouverture la forêt d’Allemonde défilant lentement par effet de travelling.

Gordon Bintner (Golaud) et Sabine Devieilhe (Mélisande)

Gordon Bintner (Golaud) et Sabine Devieilhe (Mélisande)

Une étrange créature à tête de sanglier traverse lentement la scène avant que la musique ne débute, la bête traquée par Golaud, représentée comme un mystérieux esprit de la nature.

Mélisande est ce petit être pleurant au sol et perdu dans cette atmosphère nocturne si bien dépeinte par la musique, Golaud est figuré en jeune chasseur sûr de lui et conquérant, tel que décrit dans le texte, alors que Pelléas, son demi-frère, apparaît comme un jeune homme à peine sorti de l’adolescence, un être encore en construction.

Tout au long du spectacle, la vidéo évolue de simples représentations paysagères à des images où l’eau omniprésente devient l’élément de l’abstraction dans lequel les mots du texte de Maurice Maeterlinck sont utilisés par Wajdi Mouawad pour créer des images poétiques.

Huw Montague Rendall (Pelléas)

Huw Montague Rendall (Pelléas)

Ainsi, la couronne d’or est une lumière vaguement troublée par l’eau d’un étang, plus loin les vagues de la mer visibles depuis le palais balayent une plage, la tour du château et les arbres de la forêt sont montrés sous forme de reflets afin d’ajouter à l’irréalité du moment, l’ombre de Mélisande et Pelléas se détache en surimpression au quatrième acte, et l’hiver du dernier acte est évoqué par la nature recouverte de neige.

Et très régulièrement, le texte du livret s’incruste de toute part sur la vidéo pour mieux en imprégner l’auditeur.

Mais le metteur en scène ne se contente pas d’illustrer, il raconte aussi l’enjeu symbolique à travers des séquences surnaturelles qui montrent d’abord la chute de Mélisande, d’un blanc fantomatique, qui est le point de départ de l’œuvre, puis son aspiration à remonter vers le ciel et la lumière – le moment où elle mime le jet de sa bague en hauteur est très joliment décrit par l’orchestre ce qui renforce cet enjeu vertical qui parcoure les cinq actes -.

Sabine Devieilhe (Mélisande)

Sabine Devieilhe (Mélisande)

On retrouve d’ailleurs une similitude avec les vidéos de Bill Viola créées pour ‘Tristan und Isolde’ sur cette scène dès 2005 pour évoquer le rapport du couple amoureux à l‘infini de l’océan, mais ici l’image ne prend pas le dessus sur l’action théâtrale, car le dispositif est fait de façon à permettre aux chanteurs de traverser l’écran fait de multiples lamelles fixées au sol et en hauteur, et de s’évanouir dans l’ombre alors que de petites vignettes pré-filmées prennent la relève sous forme de traces imaginaires. 

Et quelle splendide scène lorsque Pelléas semble nager et se perdre dans la fantastique chevelure irréelle de Mélisande habilement déployée par l’image autour de Sabine Devieilhe!

Cette façon de faire permet ainsi de percevoir beaucoup plus flagramment ce désir de lumière, et cela change la perception de la scène d’observation du couple par Golaud et Yniold, car il ne s’agit plus d’un simple drame bourgeois et de jalousie amoureuse. La lueur de la fenêtre qu’atteint le jeune garçon est subtilement projetée à l’emplacement de l’écran où il se trouve, une lumière fluette qui reflète la quête existentielle de Mélisande et Pelléas, et donc la raison de ce qui les unit mentalement, c’est à dire sortir de leur condition pour retrouver le Soleil.

Gordon Bintner (Golaud) et un Soliste de la Maîtrise de Radio France (Yniold)

Gordon Bintner (Golaud) et un Soliste de la Maîtrise de Radio France (Yniold)

A l’inverse, l’attirance de Golaud pour le sang et la mort le différencie totalement de ces deux êtres destinés à un ailleurs salvateur. Wajdi Mouawad montre le corps du cheval de Golaud, qui avait été mystérieusement effrayé au milieu de la forêt, descendre vers le sol pour y être éviscéré par des paysans.

Des carcasses de moutons les rejoindront plus tard, l’ensemble dressant un tableau de nature morte qui sera utilisé dans la scène du souterrain pour justifier l’odeur mortelle qui y règne et le malaise qui saisit Pelléas. C’est à cet endroit qu’il perdra la vie.

Et au dernier acte, Wajdi Mouawad met en scène la mort de Mélisande avec sobriété en dissociant la réalité que vit Golaud, effondré sur le lit de mort de sa femme, alors qu’en arrière plan, l’ascension de Mélisande, rejointe par l’âme de Pelléas, parachève, sous la lumière, leur union à la nature.

Huw Montague Rendall (Pelléas) et Sabine Devieilhe (Mélisande)

Huw Montague Rendall (Pelléas) et Sabine Devieilhe (Mélisande)

A cette mise en valeur des mouvements verticaux alternant entre ciel et bas-fond tout au long du texte, un jeu sensible anime les principaux chanteurs en respectant le rythme lent de la musique, mais sans atténuer les moments où la violence surgit, les poses des regards de chacun et leur intensité transmettant toujours des sentiments profonds au spectateur.

Pour faire vivre ce poème dramatique, tous les chanteurs réunis sont des artistes qui ont récemment défendu le répertoire français sur la scène de l’Opéra de Paris, ce qui se ressent sur l’intelligibilité du texte, mais un seul d’entre eux fait une prise de rôle majeure à cette occasion, Gordon Bintner.

Le baryton-basse canadien, qui sera la saison prochaine invité à deux reprises à la Canadian Opera Company de Toronto pour défendre le répertoire français dans ‘Werther’ (Albert) et ‘Roméo et Juliette’ (Mercutio), interprète un Golaud jeune et nerveux, l’arc et les flèches dans le regard. Son élocution acérée, plus vigoureuse que dépressive et ténébreuse, lui donne de l’allure, et il trouve le plus de douceur feutrée dans sa tessiture basse.

Sabine Devieilhe (Mélisande), Gordon Bintner (Golaud) et Huw Montague Rendall (Pelléas)

Sabine Devieilhe (Mélisande), Gordon Bintner (Golaud) et Huw Montague Rendall (Pelléas)

En Mélisande, Sabine Devieilhe fait très forte impression, elle qui fréquente ce rôle depuis 10 ans, car tout le charme coloré de son timbre de voix facilement identifiable s’entend parfaitement dans l’immensité de Bastille, et une telle luminosité fait beaucoup penser à l’Ange du ‘Saint-François d’Assise’ d'Olivier Messiaen. Elle incarne un être gracile mais très expressif qui rend palpable son éphémérité.

Elle forme un magnifique couple avec Huw Montague Rendall, fils de deux artistes qui chantaient à l’Opéra de Paris au début des années 1990, Diana Montague à Garnier (‘Les Noces de Figaro’, ‘Benvenuto Cellini’) et David Rendall à Bastille (‘La Flûte enchantée’, ‘Les Contes d’Hoffmann’).

Le baryton britannique est un Pelléas renversant par l’idéalisme qui en émane, la finesse enjôleuse d’un timbre bien affermi, et l’envoûtant relief du visage qui fait vivre un romantisme à fleur de peau. En outre, il se plie à merveille au caractère très poétique, presque Pierrot lunaire, qu’il est amené à faire évoluer.

Sophie Koch (Geneviève) et Jean Teitgen (Arkel)

Sophie Koch (Geneviève) et Jean Teitgen (Arkel)

Toujours aussi doué d’un métal résonnant d’une solennité splendide, Jean Teitgen offre à Arkel une grandeur excellemment bien tenue, alors que Sophie Koch fait ressentir les tressaillements émotionnels de Geneviève avec des respirations très marquées qui ajoutent de la tension à chacune de ses phrases.

Enfin, Amin Ahangaran, membre de la troupe lyrique, est un médecin chantant avec une parfaite noirceur, et le jeune soliste de la Maîtrise de Radio France est lui aussi très juste et sensible dans son incarnation d’Yniold.

Jean Teitgen (Arkel), Sabine Devieilhe (Mélisande), Amin Ahangaran (Un médecin) et Gordon Bintner (Golaud)

Jean Teitgen (Arkel), Sabine Devieilhe (Mélisande), Amin Ahangaran (Un médecin) et Gordon Bintner (Golaud)

A la direction musicale, Antonello Manacorda s’inscrit pleinement dans cette approche singulière de la poésie de Maurice Maeterlinck. On sent de sa part un plaisir jubilatoire à faire discourir les enchevêtrements de dessins orchestraux avec acuité et une finesse de trait qui respecte la souplesse mélodique.

Il sollicite beaucoup la tension des cordes aiguës, réalise un travail véritablement plastique sur la clarté des cuivres et la légèreté de leur galbe, mais n’assombrit pas trop l’atmosphère générale, si bien qu’il arrive à entretenir un rapport très intime à la scène par l’attention de l’oreille qu’il suscite. On pourrait presque ressentir le caractère charnel de chaque instrument.

Soliste de la Maîtrise de Radio France, Jean Teitgen, Antonello Manacorda, Huw Montague Rendall et Sabine Devieilhe - Répétition générale

Soliste de la Maîtrise de Radio France, Jean Teitgen, Antonello Manacorda, Huw Montague Rendall et Sabine Devieilhe - Répétition générale

Sa signature n’est toutefois pas dénuée de sécheresse dans les instants théâtraux soudains qu’il conclut assez froidement, mais l’osmose avec les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris est prégnante pour arriver à développer une peinture paysagiste aussi précise et détaillée.

Huw Montague Rendall (Pelléas)

Huw Montague Rendall (Pelléas)

C’est donc cet alliage réussi entre poésie, matière musicale, incarnation et onirisme scénique qui fait vraiment la valeur de ce spectacle, une très grande réussite sensible et la confirmation des grandes qualités de Wajdi Mouawad à mettre en scène des œuvres lyriques basées sur des textes littéraires.

Une ample reconnaissance du public pour l'ensemble des artistes s'exprime au rideau final, et cela fait plaisir à vivre!

Huw Montague Rendall, Wajdi Mouawad et trois de ses collaborateurs, Antonello Manacorda, Sabine Devieilhe et Gordon Bintner

Huw Montague Rendall, Wajdi Mouawad et trois de ses collaborateurs, Antonello Manacorda, Sabine Devieilhe et Gordon Bintner

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Publié le 10 Mars 2022

A Quiet Place (Leonard Bernstein – 1983)
Livret Stephen Wadsworth - adaptation de 2013
Création mondiale de la nouvelle orchestration pour grand orchestre
Répétition générale du 04 mars et représentation du 09 mars 2022
Palais Garnier

Dede Claudia Boyle
François Frédéric Antoun
Junior Gordon Bintner
Sam Russell Braun
Funeral director Colin Judson
Bill Régis Mengus
Susie Hélène Schneiderman
Analyst Loïc Félix
Doc Jean-Luc Ballestra
Mrs Doc Emanuela Pascu
Mourners Soprano Marianne Croux
Mourners Alto Ramya Roy
Mourners Tenor Kiup Lee
Mourners Bass Niall Anderson
Dinah Johanna Wokalek

Direction musicale Kent Nagano                                 Johanna Wokalek (Dinah)
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2022)
Décors, Costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Collaboration artistique Claude Bardouil
Dramaturgie Miron Hakenbeck

Diffusion sur France Musique le 23 avril 2022 à 20h

L’entrée au répertoire de ‘A Quiet Place’, le dernier opéra de Leonard Bernstein, est un évènement pour l’Opéra national de Paris pour plusieurs raisons :

Claudia Boyle (Dede), Frédéric Antoun (François) et Gordon Bintner (Junior)

Claudia Boyle (Dede), Frédéric Antoun (François) et Gordon Bintner (Junior)

Premièrement, il s’agit du premier opéra d’un compositeur d’origine américaine qui soit joué sur la scène du Palais Garnier depuis son ouverture le 05 janvier 1875, et il s’agit du second opéra d’un compositeur d’origine américaine qu’ait accueilli l’institution au cours de son histoire depuis ’Porgy and Bess’ de Georg Gershwin donné sur la scène Bastille en décembre 1996 dans une production du Houston Grand Opera.

A Quiet Place (Boyle - Bintner -Nagano - Warlikowski) Opéra de Paris

Secondement, il s’agit d’une première en France. ‘A Quiet Place’ fut créé, fort à propos, au Houston Grand Opera le 17 juin 1983 dans une version en un acte, en seconde partie de son premier opéra ‘Trouble in Tahiti’ créé en 1952. 

Loïc Félix (Analyst) et Emanuela Pascu (Mrs Doc)

Loïc Félix (Analyst) et Emanuela Pascu (Mrs Doc)

Puis, Leonard Bernstein arrangea en 1984 une nouvelle version en trois actes de son opéra pour la Scala de Milan et Washington, moyennant quelques coupures et la suppression des personnages secondaires après la scène de l’enterrement, en y fondant sous forme de flash-back ‘Trouble in Tahiti’. Il l’améliora et le dirigea en 1986 à l’Opéra de Vienne. Un enregistrement de cette version est disponible aujourd’hui chez DG.

Claudia Boyle (Dede) et Danielle Gabou

Claudia Boyle (Dede) et Danielle Gabou

Kent Nagano collaborait déjà avec le compositeur à cette époque et trouvait, lui aussi, qu’une version de chambre de cet opéra correspondrait mieux à l’intimisme de la pièce. En 2013, le chef d’orchestre américain présenta au Konzerthaus de Berlin une version de chambre de ‘A Quiet Place’ orchestrée par Garth Edwin Sunderland pour 18 musiciens, qui revenait à la partition originale, sans l’insert de ‘Trouble in Tahiti’, et réintégrait les passages coupés en 1984, mais pas les personnages secondaires aux deux derniers actes. Cette version fut enregistrée pour Decca en 2018.

Et pour le Palais Garnier, Kent Nagano propose de faire découvrir au public parisien, en création mondiale, une nouvelle orchestration pour grand orchestre de cette version de 2013 afin de s’adapter aux dimensions de la salle de style Second Empire.

Colin Judson (Funeral director)

Colin Judson (Funeral director)

Enfin, troisièmement, Kent Nagano fait son grand retour sur la scène de l’Opéra national de Paris, 13 ans après avoir dirigé ‘Werther’ à l’Opéra Bastille. Il est l’un des chefs d’orchestre américains que Gerard Mortier avait pour habitude d’inviter régulièrement tout au long de son mandat de 2004 à 2009.

Hélène Schneiderman (Susie), Régis Mengus (Bill) et Claudia Boyle (Dede)

Hélène Schneiderman (Susie), Régis Mengus (Bill) et Claudia Boyle (Dede)

Et à grand chef d’orchestre grand metteur en scène, puisque c’est à Krzysztof Warlikowski qu’Alexander Neef a proposé de réaliser l’interprétation théâtrale de cet ouvrage qui traite de relations familiales abîmées, de non-dits, de la question de la bisexualité et du suicide qui éloignent cette famille des normes de bonheur bien établies de la société américaine des années 50-60.

Kent Nagano et Krzysztof Warlikowski se connaissent bien puisqu’ils ont collaboré ensemble en 2018 à Salzbourg pour la nouvelle production de ‘The Bassarids’ de Henze. Ils partagent le même goût pour les œuvres musicalement riches aux thèmes complexes, avec une véritable appétence pour la recherche et la réflexion sur leurs sens.

Johanna Wokalek (Dinah) et Gordon Bintner (Junior)

Johanna Wokalek (Dinah) et Gordon Bintner (Junior)

‘A Quiet Place’ débute par une superbe vidéographie en images de synthèse de Kamil Polak où l’on assiste aux dernières minutes de la vie de Dinah, perdue dans ses pensées au volant de son véhicule dont elle va perdre le contrôle. Malgré la violence de l’accident, le vidéaste préserve la grâce et la beauté de la victime pour faire de la mort un moment d’apaisement, comme l’évoquera Junior dans les dernières minutes de l’opéra.

La scène s’ouvre sur les funérailles qui se déroulent dans une sorte de salle de conférence aux teintes bleu-vert, une trentaine de sièges étant tournés vers la salle du Palais Garnier, un bar rose-fluo se tenant en arrière plan, avec le cercueil de Dinah disposé en position centrale.

Gordon Bintner (Junior)

Gordon Bintner (Junior)

Krzysztof Warlikowski rend extrêmement vivants tous les personnages secondaires qui animent de manière assez futile cette cérémonie. Colin Judson, le croque-mort au timbre clair et réaliste, Hélène Schneiderman, Susie pétillante aux couleurs vocales fantaisistes, Loïc Félix, psychiatre d’allure rigoriste, la somptueuse Emanuela Pascu associée à Jean-Luc Ballestra en couple Doc, et les pleureurs, installés côté cour, Marianne Croux, Ramya Roy, Kiup Lee et Niall Anderson, tous issus de l’Académie de l’Opéra.

Ce premier acte introduit, non sans violence dans les ragots que colportent cette petite communauté, la famille de Dinah. Des acteurs noirs, parmi lesquels la comédienne et chorégraphe Danielle Gabou qui tient le portrait de la victime comme pour rappeler aux invités pour qui ils sont présents, illustrent le positionnement des noirs dans cette société qui ne s’est pas encore totalement émancipée.

Gordon Bintner (Junior)

Gordon Bintner (Junior)

Kent Nagano se régale à induire dans la vivacité des interjections musicales et ses réminiscences mélodiques attendrissantes l’humanité piquante de cette grande scène sociale et chaotique qui frise l’hystérie.
Il y a même une grande similarité de texture vocale entre Frédéric Antoun (François) et Régis Mengus (Bill), dans des tons mats et austères bien que le premier soit ténor et le second baryton, et ce premier tableau révèle ceux qui étaient attachés à Dinah par un amour inabouti.

Russell Braun (Sam) et Claudia Boyle (Dede)

Russell Braun (Sam) et Claudia Boyle (Dede)

Deux chanteurs principaux présents ce soir, Claudia Boyle et Gordon Bintner, ont participé à l’enregistrement de 2018 et font, à cette occasion, leurs débuts à l’Opéra national de Paris. La soprano irlandaise est réjouissante de par son expressivité naturellement souple et sympathique qui respire l’optimisme, et de par la facilité avec laquelle elle parle en chantant avec un brillant qui fuse avec une grande netteté. 

Le baryton canadien est quant à lui absolument géant. Gordon Bintner est non seulement un immense acteur par la façon dont il s’approprie un personnage lunatique, drôle et irrévérencieux, mais aussi par sa grande largeur de voix, ferme et adaptable, et une chaleur doucereuse qui imposent un charisme éblouissant.

Gordon Bintner (Junior), Russell Braun (Sam) et Claudia Boyle (Dede)

Gordon Bintner (Junior), Russell Braun (Sam) et Claudia Boyle (Dede)

Dans le second acte, Krzysztof Warlikowski met en scène de manière très directe, côté jardin, la vie homosexuelle de Junior et sa relation en ménage par le passé avec François, tandis que côté cour, c’est l’intérieur aux couleurs vert malachite de l’appartement de ses parents qui est représenté où Sam, incarné par un Russell Braun désabusé, et Dede, cherchent à résoudre leurs problèmes en fouillant dans le passé des souvenirs de Dinah.

Claudia Boyle (Dede), Russell Braun (Sam) et Frédéric Antoun (François)

Claudia Boyle (Dede), Russell Braun (Sam) et Frédéric Antoun (François)

Comme un fantôme qui erre parmi eux, l’actrice allemande Johanna Wokalek joue avec nonchalance et mélancolie l’âme de Dinah en observant en silence comment son monde affectif réagit après sa disparition. Sa présence permet au spectateur de s’identifier aux sentiments d’un personnage disparu et de renforcer le lien émotionnel à cette histoire familiale.

Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak

Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak

Le troisième acte est véritablement le moment psychothérapeutique de cette histoire, et la résolution se joue à travers le jeu de tague que Krzysztof Warlikowski illustre par l’emploi d‘un revolver en plastique. Il s’agit de désamorcer les haines latentes. Malgré l’imbroglio émotionnel, le fait de voir que les liens entre le père et le fils, qui ne s’étaient plus vus pendant 20 ans, n’ont point perdu de force montre aussi ce qu’est la valeur de la vie, et en quoi il ne faut jamais perdre espoir dans les rapports humains.

Très belle idée aussi que de faire apparaître un petit garçon, Junior dans son enfance, qui regarde l’émission de Leonard Bernstein ‘Young People’s Concerts’ en 1958 à travers laquelle le compositeur explique aux téléspectateurs comment Tchaikovski réussit à transmettre ses émotions dans sa quatrième symphonie.

Kent Nagano

Kent Nagano

On comprend l’attachement de Kent Nagano à cette partition. Elle lui permet autant d’entrer dans un univers intimiste dynamisant en jouant sur la fragilité des sonorités ténues avec quelques instrumentistes, que de caresser des mélodies immédiatement tendres et harmonieuses, pour déployer aussi de grands ensembles richement orchestrés et luxuriants comme dans les grands opéras de Richard Strauss. Cet amour de magicien méticuleux pour l’orchestration est une autre dimension profonde de cette création française.

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