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Publié le 28 Octobre 2023

Du lundi 22 juin au vendredi 26 juin 2009, France Culture diffusait 5 entretiens de Krzysztof Warlikowski au moment où il mettait en scène à l’opéra Bastille ‘Le Roi Roger’ de Karol Szymanowski pour clôturer les 5 ans du mandat de Gerard Mortier.

Ces 5 entretiens, menés par Joelle Gayot en février 2009 pour l'émission 'A voix nue', s’intitulaient respectivement ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, ‘Je est mon autre’, ‘La leçon d’anatomie’, et ‘Le visible et l’invisible’.

Ils sont indispensables pour qui souhaite comprendre la construction de la pensée de ce très grand metteur en scène de théâtre et d’opéras.

Après ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’ 'Je est mon autre', et 'La leçon d'anatomie', le cinquième et dernier de ces 5 entretiens est intégralement retranscrit ci-dessous.

Krzysztof Warlikowski - L'Affaire Makropoulos (Opéra Bastille, le 05 octobre 2023)

Krzysztof Warlikowski - L'Affaire Makropoulos (Opéra Bastille, le 05 octobre 2023)

A voix nue : Joelle Gayot s’entretient avec Krzysztof Warlikowski (diffusion sur France Culture, le vendredi 26 juin 2009)
‘Le visible et l’invisible’

J.G : De la mise en scène du ‘Dibbouk’ , à partir du texte de Shalom Anski et de la nouvelle d’Hanna Krall, à celle de ‘Kroum l’Ectoplasme’ de l’auteur israélien Hanokh Levin, quelque chose semble avoir vacillé dans votre théâtre, un léger flottement, un suspend, un entre-deux qui a pu prendre la forme, pour vous, d’un doute, d’une hésitation ou d’une conscience nouvelle de ce que peut représenter dans votre chair et dans votre âme le théâtre.

J’aimerais aujourd’hui que nous parlions de cet invisible qui est venu avec le ‘Dibbouk’ frapper à votre porte, y frapper au risque du théâtre lui-même, un invisible qui affleure sous le visible et fait de vos scènes une porte ouverte sur d’autres scènes, venues d’ailleurs, du plus profond de vous-même, mais aussi du plus archaïque, du plus enfoui, et du plus universellement partagé.

Pour ce faire, on pourrait reparler, chez Sarah Kane, du désir de la femme de devenir homme, de cette tentative désespérée d’être l’autre, on pourrait aussi reparler dans le ‘Dibbouk’ de ces âmes qui hantent les vivants, de ces présences fantômes, on pourrait aussi évoquer avec ‘Angels in America’ et ‘Kroum’ ces injonctions du passé et de la mémoire, on pourrait aussi évoquer le Graal de ‘Parsifal' , bref, essayons de parler de ce qui n’est pas dit et de ce qui hante littéralement vos représentations.

J’aimerais savoir – la question est un peu brutale – quelle est la part de spiritualité ou de mystique qui existe dans votre théâtre, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Le premier doute est venu au moment où je mettais en scène ‘Hamlet’, où il y a la fameuse scène avec le fantôme du père qui revient, le spectre, car c’était la première fois qu’il me fallait représenter l’au-delà au théâtre.
Je me suis révolté car j’ai compris qu’il y a un paradoxe dans le théâtre quand on aborde cela comme un divertissement. Je me rappelais toutes les mises en scène de ‘Hamlet’ où le spectre apparaissait avec une armure, de la fumée, de la lumière de différentes couleurs, etc.., et je me suis demandé si c’était bien cela le risque du théâtre.

Bien évidemment, la question est de savoir si le théâtre peut toucher l’au-delà, car c’est finalement de cela que l’on parle dans ‘Hamlet’. On veut voir le fils qui est en face de l’au-delà qui lui parle et qui lui passe un message, et donc l’on admet que cela puisse arriver dans la vie.

Cela arrive à certaines personnes, mais le théâtre devrait-il se contenter d’une image plate qui suggérerait ce qu’est l’au-delà par rapport à la réalité, ou bien le théâtre devrait-il représenter un trou qui mène vers l’au-delà, de façon à ce que nous, étant dans le théâtre, puissions passer par une expérience métaphysique et côtoyer quelque chose qui n’est pas compréhensible?

A ce moment là, quand je travaillais sur cette scène avec le spectre, j’avais dans la tête la nouvelle d' Hanna Krall, ‘Le Dibbouk’, avec ce témoignage de cet homme qui disait « il y a chez moi l’âme de mon petit frère qui est mort dans le ghetto pendant la guerre, et moi, cinquante ans plus tard, j’ai toujours mon petit frère en moi, et je veux le garder ». 

Après quelques tentatives d’exorcisme, il laissera tomber, ayant compris finalement qu’il avait en lui son frère et qu’il voulait le garder. Le théâtre est-il capable de montrer cela? Je ne sais pas avec ce que l’on voit s’il en est capable, parce que c’est assez complexe.

J’ai eu la même difficulté avec l’ange dans ‘Angels in America’, car, pour Tony Kushner, ou bien dans la série télé, cette scène est traitée sur le mode de la plaisanterie, si bien que cet ange n’a rien à voir avec l’au-delà.

Or, d’après moi, il était évident que pour mon public cet ange devait faire partie de l’au-delà, et qu’à ce moment là, il fallait que j’apprenne quelque chose qui me perturbe quelque part.

 

J.G : C’est une femme qui a joué ce rôle. Vous dites que c’est la plus belle femme de Pologne.

K.W : Cette femme s’est cassé une jambe. Ce fut une longue histoire pour arriver à ce personnage. J’ai d’abord trouvé qu’elle devait jouer l’infirmière dans l’hôpital, mais qu’elle ne pouvait pas être celle de ‘Kroum’ avec sa belle poitrine, et donc qu’il fallait qu’elle soit infirme, car c’est comme cela que tu peux consacrer ta vie à t’occuper des malades du sida.

Je lui ai dit :’Comme tu es la plus belle femme de Pologne, il faut que tu sois infirme des jambes, que tu ne puisses pas marcher’. Elle avait donc deux béquilles, et à un moment on a répété la scène de l’ange.

Puis, cette comédienne qui avait incarné Gertrude dans ‘Hamlet’, Stanisława Celińska, nous dit qu’elle n’était pas d’accord pour que l’ange entre avec des béquilles, et elle est partie faire du ski.

Elle est alors revenue avec une jambe cassée. Elle ne pouvait pas mettre de talons aiguilles pour faire l’ange, si bien qu’on lui a mis des bandages, alors qu’elle pouvait à peine marcher. Cela donnait la même chose, mais pas tout à fait exactement.

Mais à partir de ce moment là, les costumes, la musique, les cheveux, le maquillage, le micro qui transforme la voix, toute cette machinerie de théâtre mise en pleine lumière nous a permis de faire de son apparition un moment très irrationnel, avec un discours qui disait qu’au départ nous étions hermaphrodites, que notre état naturel était de copuler avec Dieu, que Dieu nous a quitté et que c’était donc pour cela que l’on était malheureux. C’était, dit brièvement, le message.

Dit ainsi, cela aplatit l’au delà, mais au moment où cela agit sur nous, nous provoquons nous-mêmes l’au delà en nous, et c’est ainsi que nous pouvons rencontrer cet irrationnel ou cette métaphysique. La seule rencontre est possible non pas sur le plateau, mais dans l’intériorité du spectateur. Le seul irrationnel qui existe dans mes spectacles est donc celui du spectateur.

Kroum © Frédéric Nauczyciel / see-you-tomorrow

Kroum © Frédéric Nauczyciel / see-you-tomorrow

J.G : Que s’est-il passé, lorsque vous avez monté ‘Le Dibbouk’, qui a pu vous déstabiliser, en tout cas vous faire douter dans le désir que vous aviez de poursuivre ou non le théâtre, parce que ‘Le Dibbouk’ est quand même un texte où il est question de l’âme des vivants, de l’âme des morts, plutôt, qui vient hanter l’âme des vivants pour que ces derniers exorcisent une faute que les morts n’ont pas accompli, pour qu’on les lave de tout soupçon. 
Il y a eu une conjugaison étrange dans la mise en scène de ces deux textes, celui d’Hanna Krall et celui de Shalom Anski, mais pour vous il s’agit presque d’un impossible du théâtre, vous parlez même d’une réduction effrayante de votre théâtre à ce moment là.

K.W : Il y avait ce reportage d’Hanna Krall - qui n’est pas une fiction, sinon cela n’aurait pas la même force –, car elle est vraiment allé aux États-Unis rencontrer cet homme qui lui avait envoyé une lettre en lui disant « Si vous êtes intéressée, je peux vous raconter ma vie ».

Après avoir entendu cette histoire de ce petit frère existant en lui, elle a entendu parler de cet exorciste, bouddhiste d’origine juive, qui vivait à Boston, et qui, lui, exorcisait ce petit frère.

Donc elle a fait un second voyage pour le voir, et elle a eu deux points de vue du personnage qui disait qu’il avait son petit frère en lui.

Que pouvais-je faire avec le théâtre après avoir donné aux spectateurs, en première partie, le texte juif le plus connu dans l’histoire du théâtre juif, un reportage, un vrai personnage, comment y croire ?

Il y a d’abord un comédien qui vient en disant qu’il ne parle pas polonais, que sa mère est française, et qu’il est un américain normal. Le public rigole, car comment peut-il ne pas parler polonais s’il est un comédien polonais ? Ensuite il dit qu’il est juif et qu’il a un Dibbouk en lui.

Donc, comment oublier ce méta-niveau pour croire que nous ne racontons pas de la fiction pour nous amuser, mais qu’il s’agit bien d’un fait que l’on veut partager avec le public, et pour faire en sorte que ce public soit conscient que c’est l’un d’entre nous qui parle là devant lui, et que cela s’est vraiment passé ?

Il fallait ainsi éliminer tout le théâtre, et l’on ne savait pas comment faire. Tous les dialogues qui étaient possibles n’étaient plus indispensables, les petits situations avec le lit, le rituel de thérapie, n’ont pas marché, car cela représentait seulement une thérapie. 

Finalement j’ai dit « Toi, tu racontes ta vie, et c’est tout! ». Il y eut un court moment, puis, en une seconde, ce comédien s’est transformé en bébé et a commencé à pleurer.

On a alors compris qu’il ne voulait pas que son petit frère soit exorcisé. Mais il y a dans cette seconde partie ce moment, un seul moment, de métamorphose, où l’on veut oublier et où l’on joue avec l’illusion quand on entend un bébé dans ce corps d’un adulte. Il est arrivé à le faire d’une telle manière que cela en est devenu traumatisant, et ce sont ces quelques secondes de théâtre qu’il fallait utiliser et rien d’autre.

Et donc, après avoir fait ce spectacle, je me suis demandé si je souhaitais toujours raconter des fictions puisque je me sentais impuissant par rapport à la première partie où, quand même, l’action se passait dans un cadre ancien. Je voulais rendre cette histoire plus contemporaine, mais il y avait quand même des limites à cela.

Hanokh Levin est venu à mon secours avec ‘Kroum’, car après avoir fait tous ces textes qui étaient adressés au public polonais, des textes engagés, révoltés, contre la société polonaise, contre notre passé, contre la peur de se confronter à nous-mêmes, il y avait ce texte qui était complètement personnel, où il y avait ce ‘moi’ envers ‘moi’, ma culpabilité envers ‘moi’, et il fallait que ‘moi’ je parle à mon propre démon, et pas aux démons de la nation avec lesquels c’était plus facile.

Mais à un moment donné, cela a réduit le théâtre à un reportage, à un document, parce que je ne pouvais pas aller vers la fiction, tandis que cette fiction d’Hanokh Levin est devenue tellement intériorisée, tellement personnelle, tellement vécue par moi, que c’est devenu, non pas une fiction, sinon moi-même.

Cela m’a donc sauvé de ce carrefour menant nulle part où j’aurais pu finir comme Jerzy Grotowski qui, à un certain moment, a dépassé le théâtre, où comme Peter Brook qui a vu des limites avec les récits d’Oliviers Sacks, au point que cela te mord en toi, en tant que metteur en scène de théâtre, si bien que cela te pousse vers quelque chose qui n’existe peut-être pas, là où il n’y a plus de chemin.

Krzysztof Warlikowski - Présentation de 'Phèdre' (Théâtre de l'Odéon, le 09 avril 2016)

Krzysztof Warlikowski - Présentation de 'Phèdre' (Théâtre de l'Odéon, le 09 avril 2016)

J.G : Mais, si finalement vous poursuivez sur cette voie là, Krzysztof Warlikowski, ne faudrait-il pas que vous passiez vous-même à l’écriture de la fiction pour écrire sur votre âme ?

K.W : Le problème est que je me suis toujours beaucoup mieux senti en dialogue qu’en monologue.
Tout mon art du théâtre vient du dialogue, et ce dialogue commence avec la scénographe, le compositeur, l’acteur, mais je ne pense pas qu’il y ait la vision du metteur en scène, car tout cela est un dialogue. Et le dialogue le plus important, au début, est celui entre moi et l’auteur, entre deux visions où apparaissent des points communs, sachant que je ne me suis jamais senti bien que dans mon propre univers en tant que base.
J’ai besoin d’un ennemi ou bien d’un ami, de l’autre côté, pour commencer ce dialogue.

 

J.G : Vous avez besoin d’un interlocuteur. Mais, je pense en vous écoutant à cette formule qu’employait Jérôme David Salinger en signant ses lettres :’Avec amour et abjection’.
Et j’entends tout le temps cela lorsque vous parlez de ce qui vous anime, Krzysztof Warlikowski.

K.W : Il me faut peut-être la confirmation qu’il y a la même ‘merde’ chez l’autre pour pouvoir la ressortir de moi.

 

J.G : Le personnage de cette sœur, dans ‘Purifiés’, qui tente de devenir son frère, n’est-il pas lui même, d’une certaine manière, la scène du théâtre? N’est-ce pas dans cet impossible qu’elle essaye de réaliser que se loge le théâtre?
Et, en passant par des textes comme ‘Le Dibbouk’, n’a t-il pas fallu que vous mettiez à l’épreuve ce théâtre qui est à l’intérieur du corps fabriqué, presque ‘faustien’, de cette femme, pour, finalement, après avoir écarté toutes les chairs, après avoir écorché jusqu’à l’os ce que c’était, arriver à cette conclusion que ce n’était que vous-même? 
Cela commence avec vous, cela naît avec vous, puisque que vous dites ‘Il faut que je trouve dehors celui à qui je vais parler, celui à qui je vais m’adresser’. 

Mais, en revenant à ‘Kroum’, votre spectacle sans doute le plus autobiographique, n’est ce pas parce que vous avez su trouver en vous-même celui à qui vous deviez parler, que vous avez pu continuer dans le théâtre?

K.W : ‘Kroum’ était peut-être une façon d’être d’accord avec moi-même, car ce genre de monologue intérieur qui était partout présent m’a permis d’accepter d’être jeté dans une réalité que je pouvais représenter au théâtre, car j’ai toujours voulu échapper à l’extérieur.

On pourrait dire que ‘Kroum’ est une sorte de compromis qui me permet de me reconnaître comme ‘normal’, comme les autres, d’avoir le droit de vivre.

Après ce cri assourdissant qui ne voulait rien entendre d’autre que sa douleur et sa révolte, tout d’un coup advient une sorte d’acceptation de la réalité, et je la prends telle quelle en souffrant.

Purifiés © Stefan Okołowicz, TR Warszawa, 2002

Purifiés © Stefan Okołowicz, TR Warszawa, 2002

J.G : Ce théâtre écorché dont parle Georges Banu, serait-il en voie de se cicatriser ?

K.W : Je me demande si cela ne reprend pas la peau à partir de ‘Kroum’, quand même. 
Peut-être suis-je arrivé au bout de quelque chose qui est communicable, ou pas, et peut-être faudrait-il tout recommencer?

En Pologne, ‘Purifiés’ ne pouvait pas être largement reçu parce que cet univers était de base trop différent de ce que les Polonais pensaient d’eux-mêmes. Cela parlait des choses que cette société n’acceptait pas et qu’elle a toujours refoulé, et elle a reçu la même chose avec ‘Kroum’, emballé d’un paysage familier, ce qui a permis à cette société de faire, petit à petit, un pas vers son intérieur refoulé.

C’est peut-être cela cette peau qui vient avec ‘Kroum’, et c’est aussi cela qui vient avec Tony Kushner et son langage très sociable, en contradiction avec le langage de Sarah Kane qui est un cri égoïste très individuel, sans se soucier de la société et sa capacité à réparer ce qui lui est arrivé, ne voulant plus rien entendre pour rentrer dans sa propre douleur.

Tony Kushner s’exprime d’une manière raisonnable dans une société précise où il y a des devoirs sociaux à prendre. Dans ‘Angels in America’, autrement qu’avec ‘Purifiés’, le public qui regarde sait exactement quels sont ses devoirs, ce qu’il ne peut pas reconnaître en regardant les ‘Purifiés’.

 

J.G : Vous avez lâché quelque chose de vous-même après ‘Le Dibbouk’, quelque chose d’une colère, une violence aussi?

K.W : Je n’ai rien lâché. J’ai 45 ans aujourd’hui, j’ai donc fait un long voyage avec le théâtre à partir de 30 ans, car il y avait cette énergie qui s’accumulait dès l’enfance, ce cri, cette solitude.
Puis, vint cette compréhension comme arrive la compréhension dans la vie. Il y a une liaison que tu pensais toujours exister pour la vie ou pour la mort. 
Mais à un certain moment tu lâches, parce que tu peux comprendre que c’est impossible, ou bien parce que tu découvres les premières impossibilités.

Et comme tu découvres les premières impossibilités, tu parles autrement, peut-être d’une manière amère, ou peut-être, au contraire, avec de plus en plus d’espoir. Car moins tu espères, et de plus en plus d’espoir tu exprimes. Il y a les impossibilités qui parlent, qui commencent à posséder ton cerveau, ton corps, et il y a les maladies ou la faiblesse qui commencent à prendre ton corps, cela change donc ta démarche, du point de vue de la révolte que tu vis actuellement - et non pas de la ‘Révolte, Révolte’-, et puis tu luttes différemment en vieillissant, probablement.

 

J.G : Tout à l’heure, vous nous avez raconté une très belle anecdote, Krzysztof Warlikowski, à propos de ce fils qui rit de la blague de sa mère, et je me demande si, au fond, il n’y a pas quelque chose qui a aussi fait son apparition dans ce que vous attendez du théâtre et dans ce que vous souhaitez en faire partager, si ce n’est quelque chose qui est probablement très lié à ce temps du théâtre qui est, peut-être, proche d’une forme de bonheur.

K.W : C’est le cas de tous ces gens qui ont ce surplus dans leur cerveau, qui ont besoin de l’imagination, sinon ils en resteraient à ce qui est réel. 

D’où vient ce don d’imaginer? Et bien je pense que lorsque l’on est un enfant rêveur qui n’accepte pas la réalité, et qui plonge dans quelque chose d’autre, vient la vie que l’on imaginait, celle du possible, cette vie pour laquelle on vit, cette vie que l’on va vivre pour les autres ou pour soi-même.

 

J.G : Vous rendez les spectateurs heureux en les faisant pleurer!

K.W : En les faisant rire aussi!

 

J.G : Merci Krzysztof Warlikowski!

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Rédigé par David

Publié dans #Warlikowski

Publié le 6 Octobre 2023

L’Affaire Makropoulos (Leoš Janáček - 18 décembre 1926, Théâtre national de Brno)
D’après la pièce de Karel Čapek (21 novembre 1922, Théâtre de Vinohrady de Prague)
Répétition générale du 02 octobre et représentations du 05 et 17 octobre 2023
Opéra Bastille

Emilia Marty Karita Mattila
Albert Gregor Pavel Černoch
Jaroslav Prus Johan Reuter
Vítek Nicholas Jones
Krista Ilanah Lobel-Torres
Janek Cyrille Dubois
Maître Kolenaty Károly Szemerédy
Hauk-Sendorf Peter Bronder

Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2007)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Dramaturgie Miron Hakenbeck

Coproduction avec le Teatro Real de Madrid
Diffusion en direct sur Paris Opera Play le vendredi 13 octobre 2023

La mise en scène de ‘Věc Makropulos’ imaginée par Krzysztof Warlikowski est, jusqu’à présent, la production d’un opéra de Leoš Janáček qui a connu la plus importante longévité au répertoire de l’Opéra de Paris, puisqu’elle a été créée il y a plus de 16 ans, le 27 avril 2007, tout en bénéficiant d’une reconnaissance critique unanime - précédemment, la production de ‘Katia Kabanova’ par Götz Friedrich avait tenu 12 ans sur scène de 1988 à 2000 -.

Karita Mattila (Emilia Marty)

Karita Mattila (Emilia Marty)

Cette histoire de procès qui oppose Albert Gregor à Jaroslav Prus, descendants de deux familles qui se disputent l’héritage du Baron Prus décédé un siècle plus tôt, fait intervenir une célèbre et mystérieuse chanteuse, Emilia Marty, qui recherche aussi les preuves d’une liaison qu’elle eut avec ce personnage désormais disparu. Elle est en effet devenue immortelle après avoir bu un élixir de vie et, malgré sa froideur, elle fascine tous les êtres qui l’approchent.

Pavel Černoch (Albert Gregor) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Pavel Černoch (Albert Gregor) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Ce drame fantastique, qui pourrait être traité de manière naturaliste en présentant des êtres banalement humains perturbés par la présence d’une femme qui leur échappe, est splendidement mis en perspective sur la scène Bastille en tissant des liens avec l’univers du cinéma américain des années 50 qui brillait par la seule présence d’actrices légendaires – Krzysztof Warlikowski s’est personnellement nourri de cet art lorsqu’il vécut à Paris dans les années 80, avant d’entreprendre des études de théâtre lors de son retour en Pologne après la chute du rideau de fer -.

Károly Szemerédy (Maître Kolenaty) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Károly Szemerédy (Maître Kolenaty) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Cette approche cinématographique qui transforme Emilia – alias Elina Makropoulos – en actrice est scéniquement très exigeante pour l’interprète du rôle qui apparaît d’abord sous l’apparence de Marilyn Monroe dont la jupe se soulève avec le vent comme dans le film « The seven Year Itch » (Billy Wilder 1955), dont il restera la photographie mythique prise par Sam Shaw, puis sous les traits de Rita Hayworth , icône sensuelle de « Gilda » (Charles Vidor 1946) qui y chante ‘Put the blame on Mame’.

Ilanah Lobel-Torres (Krista), Károly Szemerédy (Maître Kolenaty), Johan Reuter (Jaroslav Prus), Cyrille Dubois (Janek), Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor) et Nicholas Jones (Vítek)

Ilanah Lobel-Torres (Krista), Károly Szemerédy (Maître Kolenaty), Johan Reuter (Jaroslav Prus), Cyrille Dubois (Janek), Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor) et Nicholas Jones (Vítek)

Il s’agit ici d’incarner une femme fatale qui suscite attirance, jalousie, désir de possession, voir désir de meurtre (Albert Gregor ira jusqu’à menacer Emilia Marty qui, en retour, lui montrera une partie des cicatrices laissées par ses soupirants passés), pulsions animales qui sont symbolisées au second acte par un immense buste de King Kong dont la main enserre l’artiste, comme pour signifier qu’elle ne pourra jamais s’échapper du destin fantasmatique qui pèse sur elle.

Cet élément de décor fabuleux de onze mètres de hauteur est d’ailleurs mis en valeur de manière très impressionnante par des lumières (Felice Ross) qui en dessinent les volumes et donnent l’illusion du réalisme de sa fourrure.

Karita Mattila (Emilia Marty) et Pavel Černoch (Albert Gregor)

Karita Mattila (Emilia Marty) et Pavel Černoch (Albert Gregor)

La vidéo et la filmographie jouent aussi un rôle prépondérant dans cette production de façon à créer un tout cohérent du début à la fin, non pas qu’il s’agisse d’une simple cohérence logique et linéaire, mais plutôt d’une unité d’ensemble qui se répond par des résonances dans le temps entre texte, images, décor et dramaturgie, et qui emportent le spectateur dans ce milieu fait de projections et d’expressions fortement théâtrales pour lui faire sentir une présence éternelle tragique.

Johan Reuter (Jaroslav Prus) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Johan Reuter (Jaroslav Prus) et Karita Mattila (Emilia Marty)

La scène d’ouverture entièrement construite sur des archives filmées est absolument grandiose, car, d’une part, elle donne un sens lyrique et cinématographique à la musique de Leoš Janáček que d’aucun n’aurait soupçonné, et, d’autre part, agrège de manière virtuose des scènes et des extraits de films de Marilyn Monroe avec ceux du ‘King Kong’ de 1933 au rythme des secousses presque sauvages de la musique.

Les sentiments de fascination et d’oppression sont aussi appuyés par la présence, dans toute cette séquence, de photographes acharnés à traquer leur proie.

Gloria Swanson dans « Sunset Boulevard »

Gloria Swanson dans « Sunset Boulevard »

Enfin, des extraits de « Sunset Boulevard » (Billy Wilder 1950) interviennent à tous les actes pour signifier l’imminence de la chute de la diva, sous les traits magnétiques de Gloria Swanson.
Une furtive image du corps de la diva flottant dans une piscine, extraite de ce même film, est glissée de façon subliminale au tout début, en écho au décor final tiré de la scène de la piscine du dernier film inachevé de Marilyn, « Something’s got to give » (George Cukor 1962).

Karita Mattila (Emilia Marty)

Karita Mattila (Emilia Marty)

C’est en effet au creux du somptueux décor laqué en bakélite de Małgorzata Szczęśniak, qui évoque une ancienne salle de cinéma, que sont insérées ces vidéos, auxquelles les néons latéraux situés en hauteur, les effets luminescents tapis sous la scène et les faisceaux provenant de la salle donnent un effet de profondeur et une unité visuelle saisissante.

Un autre décor glissant représentant des sanitaires et une salle d’eau permet d’isoler la relation trouble entre Emilia et Albert, qui ignore qu’il est son arrière petit-fils, et, à nouveau, des petits écrans permettent d’apprécier le talent de Denis Guéguin, le vidéaste, à reconstituer une filmographie vivante du visage de Karita Mattila façon ‘Pop Art’ issue d’un portrait de Marilyn peint par Andy Warhol quelques semaines après la mort de l’actrice en 1964.

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Mais beaucoup d’humour s’immisce aussi dans la dramaturgie à travers les rôles secondaires, et notamment le personnage de Hauk-Sendorf, ténor d’opérette, qui joue avec Marilyn une scène d’affection très touchante qui semble être le seul moment d’amour véritablement humain du spectacle.

Et avec une artiste telle Karita Mattila, qui a remporté il y a exactement 40 ans son premier concours de chant lors de la première compétition Cardiff Singer of the World, la scène finale où on la voit s’enfoncer lentement dans la piscine alors que la jeune soprano Ilanah Lobel-Torres, membre de la troupe de l’Opéra de Paris, achève de lui ressembler pour prendre le relai, donne une image de la transmission d’un destin qui dépasse celui de Marilyn pour s’inscrire dans une réalité artistique et humaine d’aujourd’hui.

Le spectateur est d’ailleurs lui-même interpelé dans cette mise en scène lorsqu’Emilia se tourne vers la salle pour demander qui d’autre veut la solliciter. La lassitude d’être une icône est en effet l’un sujet qui est traité avec une lucidité cruelle par le texte et par le geste.

Ilanah Lobel-Torres (Krista)

Ilanah Lobel-Torres (Krista)

Pour cette 4e série après celles de 2007, 2009 et 2013, auxquelles on pourrait rajouter celle de 2008 au Teatro Real de Madrid, deux membres de la nouvelle Troupe de l’Opéra de Paris sont mis à l’honneur dès les premières minutes.

Le premier, Nicholas Jones, incarne Vítek sous forme de présentateur avec une clarté éloquente qui laisse béat de par son aisance riante. La seconde, Ilanah Lobel-Torres, se glisse dans la peau de Krista, puis de Marilyn, avec la même confiance et une excellente résonance en salle qui s’appuie sur un timbre ambré vibrant et légèrement corsé. Son jeu est agrémenté d’une subtile touche séductrice qui lui permet d’apparaître comme une successeuse envieuse de profiter de la vie.

Et comme dans cette production elle reprend à son compte les rôles de la femme de ménage et de la femme de chambre écrits à l’origine pour une contralto, son caractère s’en trouve naturellement renforcé.

Cyrille Dubois (Janek), Ilanah Lobel-Torres (Krista) et Károly Szemerédy (Maître Kolenaty)

Cyrille Dubois (Janek), Ilanah Lobel-Torres (Krista) et Károly Szemerédy (Maître Kolenaty)

Totalement méconnaissable, Cyrille Dubois, qui célèbre tout juste ses 11 ans sur la scène Bastille, joue sans réserve le sans-gêne vivace de Janek, le fils de Prus, avec une manière délurée qu’on ne lui connaissait pas, et une excellente élocution en tchèque que peuvent constater les natifs du pays de la Bohême. Le personnage apparaît moins abrupt que dans d’autres interprétations.

Et, autre protagoniste signifiant, Hauk-Sendorf est ce soir doué de la présence si touchante de Peter Bronder, d’une fulgurante expressivité vocale, qui nous vaut le plus authentique duo avec Emilia Marty, au point de faire réapparaître des traits très enfantins.

Habitué des rôles véristes et naturalistes, Johan Reuter n’a aucun mal à traduire la muflerie de Jaroslav Prus, et Károly Szemerédy donne une image impertinente et très spontanée de Maître Kolenaty.

Peter Bronder (Hauk-Sendorf) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Peter Bronder (Hauk-Sendorf) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Quant aux deux grands rôles de cet opéra extravagant, ils sont confiés à Pavel Černoch et Karita Mattila.

Le premier, habitué à l’univers de Krzysztof Warlikowski auquel il s’est confronté sur cette même scène dans ‘Don Carlos’ et Lady Macbeth de Mzensk’, fait ressortir le tempérament écorché d’Albert Gregor en perpétuelle lutte avec la passion charnelle qu’il éprouve pour Emilia et qui le rend très dangereux.

Le brillant de ses intonations slaves et les teintes mates de sa voix induisent ainsi un charme impulsif et dépressif qui sont les meilleurs alliés de son interprétation excellemment figurée.

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Karita Mattila, elle, découvre pour la première fois l’approche très sensible du metteur en scène qui attache beaucoup d’importance aux expressions du corps et à leurs interactions.

Son galbe vocal s’est considérablement épaissi et assombri, mais avec une souplesse tonique qui lui permet de donner de l’effet percutant à ses exclamations dont on entend un déploiement phénoménal au dernier acte.  C’est effectivement très émouvant de reconnaître ce qui a toujours fait l’unicité de son timbre depuis sa toute jeunesse, ainsi que de la voir tenir ce rôle avec une rage de vivre qu’elle n’accepte finalement de lâcher que lorsqu’elle se laisse entraîner au fond de la piscine.

Karita Mattila

Karita Mattila

Et si l’on ajoute la direction de Susanna Mälkki qui semble intérioriser beaucoup plus le discours musical qu’en 2013 avec une grande profondeur de son et une grande précision dans l’association des interjections musicales au chant des solistes, on obtient un rendu musical de nature plus crépusculaire qui accentue le sentiment d’une fin d’époque.

Ilanah Lobel-Torres, Susanna Mälkki et Johan Reuter

Ilanah Lobel-Torres, Susanna Mälkki et Johan Reuter

Ce spectacle, servi par une esthétique magnifique, porte en lui une telle leçon sur la vie et sur la relation de l’artiste à la société qu’il est une référence dont il serait à l’honneur de l’Opéra de Paris de ne jamais se départir.

Susanna Mälkki, Krzysztof Warlikowski, Karita Mattila, Małgorzata Szczęśniak, Pavel Černoch, Felice Ross, Károly Szemerédy et Denis Guéguin

Susanna Mälkki, Krzysztof Warlikowski, Karita Mattila, Małgorzata Szczęśniak, Pavel Černoch, Felice Ross, Károly Szemerédy et Denis Guéguin

Karita Mattila, lors de la dernière représentation de l'Affaire Makropoulos, le 17 octobre 2023

Karita Mattila, lors de la dernière représentation de l'Affaire Makropoulos, le 17 octobre 2023

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Publié le 3 Octobre 2023

Interviews réalisées par Axel Driffort

L'Affaire Makropoulos à Bastille : du cinéma sur scène, du sublime par moment et de l'action tout le temps

Fascinant cas pour un directeur de salle que cette production de l''Affaire Makropoulos' de Leoš Janáček, car elle fait mentir la corrélation supposée entre la qualité d'un spectacle et son taux de remplissage. Interrogez n'importe qui ayant assisté à une représentation, il vous en dira le plus grand bien.

C'est d'ailleurs ce que nous avons voulu faire en donnant la parole à trois protagonistes différents pour avoir leurs visions sur ce spectacle si particulier, dont tous attendent beaucoup.

Ilanah Lobel-Torres, soprano

Que fais-tu dans la vie ?

Je viens de finir ma formation à l’Académie de l’Opéra national de Paris où je suis rentrée en 2019 et je suis désormais membre de la Troupe de l’Opéra national de Paris. Sur cette scène, j’ai déjà eu l’opportunité de chanter dans des productions de l’'Enfant et les Sortilèges', 'Manon', 'Les Noces de Figaro' et 'Peter Grimes'.

 

Dans cette production, j’interprète le rôle de Krista. Cette version est particulière car j’y chante également le rôle des deux caméristes.

 

Cela rend le personnage encore plus important et cela fait plus de sens, car on la voit être obsédée par Marty et s’approcher d'elle de plus en plus jusqu'à prendre sa place.

 

Est-ce la première fois que tu chantes du Janáček  ? Que penses-tu de sa musique ?

Il s’agit de mon premier Janáček. J’ai commencé à chanter en tchèque cet été à l’opéra de Santa Fe dans 'Rusalka', mais la composition est très différente, Dvořák est axé sur le beau, Janáček est davantage axé sur le théâtre, l’action et le drame, ainsi que la réaction émotionnelle qui en découle.

Comment as-tu géré cette prise de rôle ?

On fait une reprise qui date d’il y a plus de dix ans. On se sent beaucoup plus impliqué dans le processus créatif car on a l’impression de recréer ce spectacle. Ce n’est pas toujours le cas dans les reprises.

J’ai fait la découverte de la pièce à la demande de l’Opéra. J’ai d’abord eu peur car il n’y a pas d’aria, ce n’est presque que du théâtre ; on ne sait jamais comment s’achève la mélodie. En plus, tout est en tchèque !

Pour la langue, j’ai d’abord pensé l’aborder comme j’avais abordé le russe. Mais ça n’a pas bien fonctionné, les consonnes sont beaucoup plus rapides et il n’y a pas de longue ligne sur les voyelles. Il faut travailler le texte en langage parlé pendant très longtemps. Ensuite, il est possible de mémoriser les mélodies. Cela m’a pris près d’un mois à plein temps ; heureusement, Irène Kudela, la coach de tchèque à l’Opéra, était là.

J’ai travaillé en m’interrogeant sur la finalité de la musique. Sur chaque phrase, je me demandais quelle était l’émotion voulue, car la mélodie nous donne toutes les indications. Une fois que l’on a compris où Janáček veut nous emmener, tout fait sens.

Maintenant, je me rends compte que tout ce travail m’ouvre à un nouveau répertoire. Cela me donne très envie de faire 'La Petite Renarde rusée'.  Avant, j’aurais eu trop peur, et cela ne me parlait pas, j’étais plus axée sur la musique romantique. 

Que penses-tu de la chef d’orchestre ?  

Elle est très claire, c’est une présence très rassurante. Si on a un problème, elle est toujours là pour nous rattraper. Elle a été très patiente durant les répétitions.

Qu’as-tu le plus aimé ?

La sensation de succès quand on commence à maîtriser le rôle. Ce n’est pas naturel comme pour Mozart, et beaucoup plus gratifiant. J’adore aussi l’idée que l’Opéra soit comme un film. Finalement, j’aime particulièrement dans cet opéra les moments de beauté éparse dans l'œuvre qui surgissent subrepticement.

D’un point de vue musical, j’aime particulièrement le début du deuxième acte quand Emilia Marty apparaît dans la main de King Kong avant de sortir de l’écran. J’aime énormément le troisième acte, pour son propos et son efficacité dramatique, notamment quand Emilia Marty s’explique.

Que penses-tu de la mise en scène ?

Il n’y a pas d’aria ou de duo qui explique quelque chose durant cinq minutes, la vision cinématographique permet vraiment de souligner efficacement l’intrigue.  D’un point de vue visuel, on est vraiment dans quelque chose d’abouti et de somptueux.

Et quid de la distribution ?

Le casting est très diversifié ; fait notable, nous avons tous une nationalité différente (américaine, française, danoise, finlandaise, tchèque, australienne et hongroise). Cela montre que cette musique peut parler à tout le monde, quelle que soit l'origine ou l'expérience.

J’aime beaucoup Karita Mattila, bien sûr, mais aussi Pavel Černoch qui interprète le rôle d'Albert Gregor. Il a une voix sombre, romantique et chaude. De plus, son timbre et sa projection sont très très bons, et donnent l’impression qu’il traverse le rôle naturellement et sans effort.

Fabien Wallerand, tuba solo

Quand es-tu rentré à l'orchestre de l'Opéra ?

En 2004, après le conservatoire, j’ai été intermittent pendant trois ans dont deux ans à l’Opéra de Lyon avec plusieurs concerts aux orchestres Philharmonique de Radio France et de Paris, puis je suis rentré dans cet orchestre.

 

 

Avais-tu participé à la création en 2007 ? Si oui, que penses-tu de son évolution ?

Oui. Pour ce qui est de l’évolution, je la vois surtout au niveau orchestral. Quand je suis rentré, il n’y avait pas de directeur musical et je trouve que cela manquait. Puis Philippe Jordan est arrivé et a apporté beaucoup de choses musicalement et humainement durant ses onze années de mandat.

Depuis 2007, j’ai vu beaucoup d’évolution au sein de l’orchestre et de progression, notamment d’un point de vue musical et disciplinaire. Le son de l’orchestre s’est enrichi et considérablement développé au fil de ces années.

La chance de travailler avec des grands chefs, tels que Semyon Bychkov, Valery Gergiev et Seiji Ozawa nous a permis d’apprendre beaucoup en s’ouvrant et en leur faisant confiance. Récemment, l’entrée dans l'orchestre de beaucoup de jeunes à des postes prestigieux a relancé cette dynamique, notamment grâce à leurs capacités d’adaptation.

Concrètement, sur du Janáček, on le sent au niveau des lectures d’orchestres. Ces lectures nous permettent de bien adapter nos phrasés et de trouver un son. Sur cette partition, la densité et la délicatesse sont d'ailleurs redoutables et nous n'avons que quelques lectures pour effectuer ce travail.

Quel est la force de la musique de Janáček, et spécialement de cette partition ?

L’orchestre y a une grande présence, mais ce qui est particulièrement intéressant musicalement ce sont les couleurs orchestrales. Janáček, ce sont des couleurs particulières auxquelles le public de l’Opéra n’est pas forcément habitué, cela fait presque penser à du Korngold

Sur cette partition, la musique est très rythmique, très dense, et notre travail de musicien se concentre certes sur le rythme, mais aussi sur les phrases, car il y a des superpositions de plusieurs motifs pas toujours simples à mettre en place, et finalement, l’attention est portée aux couleurs. C’est indubitablement une musique à découvrir. Le fait que cela soit très rythmé rend la musique captivante et facile d’accès.

Y a t-il des moments particulièrement marquants selon toi ?

L’ouverture, avec ses percussions accentuées, quasi tribales. S’ajoutent ces accords marqués comme si l’orchestre était un orgue, le résultat est captivant avec un rendu très riche et très dense d’entrée.

Beaucoup de moments sont au demeurant magnifiques, mais j’aime particulièrement la fin.  On frise la dissonance puis le spectre s’ouvre et de nouvelles harmonies surgissent.

Que penses-tu de la direction de Susanna Mälkki et de la distribution ? L’un des chanteurs ressort-il ?

C’est un répertoire où elle est à l’aise, elle connaît parfaitement la partition et la gestuelle est très précise. Elle a beaucoup d'énergie, le rendu final marche. Elle est juste obligée de contrôler simultanément l’orchestre et les chanteurs qui se situent parfois très loin sur le plateau, ce qui la force à prendre en compte le délai causé par la vitesse du son, le tout sur une partition redoutable.

Sur scène, Karita Mattila campe une Emilia Marty charismatique, et elle a la couleur vocale et le lyrisme qui conviennent pour ce rôle. On n’en est qu’aux répétitions, mais elle s’en sort déjà très bien.

Denis Guéguin, vidéaste

Que fais-tu dans la vie ?

Je suis vidéaste réalisateur vidéo. Je fais des films essentiellement au théâtre et à l’opéra avec Krzysztof Warlikowski, avec qui j’ai fait près 25 spectacles.

Comment as tu commencé à travailler avec Krzysztof Warlikowski ?

Nous nous sommes rencontrés lorsqu’on nous étions encore étudiants, je faisais des études de cinéma et de théâtre ; lui était en Pologne, moi en France.

A cette époque la vidéo n’était quasiment pas utilisée dans les opéras et les moyens techniques n’étaient pas du tout les mêmes.

Toutefois, nous nous rejoignions sur le monde fascinant de l’opéra et aussi sur ses « lacunes », sur le fait qu’un  livret d’opéra n’est pas un roman et qu’il faut parfois pouvoir l’étoffer.

Ensuite, Krzysztof a eu l’opportunité de monter 'Ubu Rex' de Krzysztof Penderecki à Varsovie, puis il a fait ses débuts français (après le Festival Avignon) au Théâtre National de Nice avec 'Le Songe d’une nuit d’été'.  C’est alors que l’on a commencé à travailler sur l’insertion vidéo au sein même de la dramaturgie pour compléter le récit, pour créer un récit complémentaire. Cela nous intéressait beaucoup d’explorer les potentiels de l’image

Que penses-tu de l’évolution de cette production au fil du temps?

Je pense que la création est ce qu’il y a de mieux, car la reprise perd toujours un petit peu.

Mais je suis nostalgique ! Les interprètes ont gagné en puissance musicale, mais ont perdu en jeu sur le plateau, en souplesse…  Mais l’émotion musicale et théâtrale reste au fil des reprises - le spectacle, donné à Paris en 2007, 2009 et 2013, s’est également exporté au Teatro Real de Madrid en 2008 -.

On est dans le cœur du problème de l’opéra. Gerard Mortier avait choisi Krzysztof pour faire des mises en scène très théâtrales et étudier la profondeur des personnages et du récit, là où se porte sa valeur ajoutée. C’est aussi ce qu’il répète et peaufine à chaque reprise.

Quelle est selon toi la place de la vidéo au sein des œuvres lyriques ?

Je considère que la vidéo est un art presque muet, je ne veux être ni dans la provocation ni dans un suivi trop scolaire des didascalies. La force lyrique et dramatique des vidéos réside dans les contrepoints.

Globalement, on cherche à mettre la vidéo à un niveau d’art, de « haute culture », et je pense que l’on a besoin de cela ; surtout à un moment où Mickey et la Joconde sont sur le même piédestal. C’est pour cela qu’il me paraît important de mettre la barre plus haut au niveau des interventions vidéo dans l’Opéra.

L'Affaire Makropoulos à Bastille : du cinéma sur scène, du sublime par moment et de l'action tout le temps

Quelle est la spécificité de la vidéo dans cette mise en scène ?

Dans l’'Affaire Makropoulos', le plus réside dans le fait que Krzysztof Warlikowski utilise le thème du Cinéma. Le personnage d’Emilia Marty, normalement une cantatrice, devient véritablement une icône à la Marilyn Monroe.

Qu’est ce qu’il t’y plait particulièrement ?

Je suis particulièrement sensible à tout l’univers cinématographique évoqué, entre King Kong, Marilyn Monroe et Gloria Swanson dans 'Sunset Boulevard'.  La notion d’icône y est abordée dans toute sa complexité, avec ce qu’il y a derrière, leurs moments de doute et la chute. J’aime également beaucoup les décors : l’opéra devient un cinéma, « un movie Theater ». J’adore le fait que toute la scénographie soit liée au cinéma ; avec, par exemple, la présence de King Kong sur scène, qui apparaît comme un énorme accessoire qui reviendrait à la vie.

Comment vois-tu les liens entre les visuels et la musique ?

Cela dépend. 
Par exemple, durant l’ouverture on projette un montage des images des reportages sur Marilyn Monroe, 'Sunset Boulevard' et King Kong pendant que, dans la fosse, la masse orchestrale part dans tous les sens. Cela faisait vraiment sens de montrer des plans chaotiques, à la frontière du cinéma expérimental, des plans décadrés, surexposés, granuleux ; j’ai suivi les envolées de l’orchestre.

L’ouverture donne un ton au spectacle, ça monte et ça descend, c’est vertigineux et ça mêle les images de gloire et les images de mort. Le film en introduction est très singulier et différent des autres.

L’autre exemple, très différent, qui me vient à l’esprit est un extrait de 'Sunset Boulevard', au début du deuxième acte, où il y a pendant 10 minutes un couple qui valse, avec un zoom progressif dans l’image qui devient floue, la séquence devient alors un récit décalé et parallèle où la vidéo crée une boucle hypnotique avec la musique.

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Publié le 24 Août 2023

Du lundi 22 juin au vendredi 26 juin 2009, France Culture diffusait 5 entretiens de Krzysztof Warlikowski au moment où il mettait en scène à l’opéra Bastille ‘Le Roi Roger’ de Karol Szymanowski pour clôturer les 5 ans du mandat de Gerard Mortier.

Ces 5 entretiens, menés par Joelle Gayot en février 2009 pour l'émission 'A voix nue', s’intitulaient respectivement ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, ‘Je est mon autre’, ‘La leçon d’anatomie’, et ‘Le visible et l’invisible’.

Ils sont indispensables pour qui souhaite comprendre la construction de la pensée de ce très grand metteur en scène de théâtre et d’opéras.

Après ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’ et 'Je est mon autre',  le quatrième de ces 5 entretiens est intégralement retranscrit ci-dessous.

Krzysztof Warlikowski et Malgorzata Szczesniak ('Hamlet' d'Ambroise Thomas) - Opéra Bastille, le 12 mars 2023

Krzysztof Warlikowski et Malgorzata Szczesniak ('Hamlet' d'Ambroise Thomas) - Opéra Bastille, le 12 mars 2023

A voix nue : Joelle Gayot s’entretient avec Krzysztof Warlikowski (diffusion sur France Culture, le jeudi 25 juin 2009)
‘La leçon d’anatomie’

J.G : Nous avons traversé en votre compagnie la Pologne, nous avons arpenté des langues shakespeariennes, et nous avons exploré ce théâtre que vous édifiez, c’est à dire un espace et un temps où les individus ont encore la possibilité de se rencontrer, de se trouver et de se retrouver.

Aujourd’hui, je vous propose d’aborder des rivages périlleux, ceux de la fiction, et d’y opérer ce que vous opérez vous même lors de vos spectacles, une dissection des âmes, une découpe des identités, et une mise à nue des émotions.
Pour ouvrir cette séquence, on pourrait repartir de la figure d’Hamlet que nous avons croisé il y a deux jours, et lui adjoindre celle de Sarah Kane, auteur britannique qui s’est suicidée en 1999 à l’âge de 28 ans, dont vous avez créé ‘Purifiés’, présenté au Festival d’Avignon en 2002.

Pourquoi ces deux là, Hamlet et Sarah Kane? Parce qu’à travers eux, c’est l’être humain qui immédiatement apparaît dans sa plus grande solitude, une solitude qui naît dans l’indifférence et s’accompagne de violences.

Alors, Krzysztof Warlikowski, la mise en scène de ‘Hamlet’ a t-elle pu ouvrir les chemins qui ont conduit à Sarah Kane? Lorsque l’on a parlé de Shakespeare vous avez constamment associé Shakespeare, Koltès et Sarah Kane, mais 'Hamlet' a t-il été précisément un pas sur la voie de Sarah Kane?

K.W : Hamlet est ce que l’on appelle culturellement quelqu’un de fou. C’est état d’être mal dans sa peau devient quelque chose de plus concret, de plus physiologique, car la folie peut être esthétique.

On a l’habitude de voir au cinéma ou au théâtre la représentation de la folie, mais elle n’a rien d’effrayant. C’est quelque chose d’apprivoiser par l’art. Tandis que la folie que montre Sarah Kane n’est pas apprivoisée et n’est pas quelque chose que l’on peut supporter.

Ce n’est pas seulement mental, il y a un mal être qui est tellement profond que cela peut agir contre nous-mêmes et nous anéantir.

Il y a une différence entre la façon dont on a vu ‘Hamlet’ de Shakespeare, et la façon dont Sarah Kane souhaite qu’on la voit, elle, ou ses personnages, dans sa pièce de théâtre.

C’était bien évidemment l’erreur de la tradition d’atténuer la folie d’Hamlet en la rendant trop spectaculaire. Cela lui coûtait moins, cela le consommait moins, que ce qui était montré au spectateur, parce que c’était un moyen supplémentaire de divertir le public anglais.

Tandis que lorsque l’on voit ‘4.48 Psychosis’, c’est presque un tourment pour le spectateur d’être là et de supporter ce qu’elle fabrique et ce qu’elle nous jette, et nous vomit presque, à la figure. 

 

J.G : A un moment donné vous avez dit ‘anéantir’ qui est un des titres des pièces de Sarah Kane, qu’essayez-vous de mettre à nu en travaillant ces textes là? Je dis ‘mettre à nu’ car c’est Georges Banu qui parle, en ce qui vous concerne, d’un ‘théâtre écorché’, expression extrêmement forte, et on le rejoindrait volontiers sur cette métaphore d’une chair dont vous couperiez les fils petit-à-petit, les nerfs, mais pour accéder à quoi?

K.W : Que mettons-nous à nu? Le point de départ des ‘Purifiés’ est un homme qui se suicide par overdose. Sa sœur sait qu’il est mort, mais ne veut pas en savoir plus si c’est une overdose ou autre chose, elle souhaite juste récupérer ses vêtements.

Une fois qu’elle a récupéré les vêtements de son frère, elle s’habille avec. Elle commence alors à renifler ses vêtements. Elle aurait pu prendre les vêtements, les emballer, rentrer à la maison, les mettre dans un placard, et les conserver comme souvenir de son frère.

Et bien non, elle n’a pas besoin de se souvenir, elle a besoin de mettre les vêtements de son frère sur elle, de sentir l’odorat de son frère, et on se rend compte que cela ne s’arrête pas là.

On va plus loin, et elle commence à être comme lui, elle commence à avoir des visions. Lui, habillé en face d’elle, de la même manière qu’elle, lui dit ‘Tu m’imites parfaitement, tu es parfaitement moi’. Et elle lui dit que non, qu’il faut qu’il lui apprenne à être ‘lui’, et donc elle commence à devenir de plus en plus ‘lui’, et on arrive à un moment où ce n’est pas suffisant de l’imiter, il faut devenir ‘lui’. Elle change de sexe, elle veut être comme son frère et devenir ‘homme’. 

Que met-on à nu? En fait, une histoire très compliquée. On voit cet amour incroyable qui dépasse cette fille. Elle ne veut pas se faire à l’idée que son frère n’est plus là et elle commence à le remplacer, à devenir comme lui afin qu’il soit de nouveau là. Cet amour dépasse l’entendement.

On met alors à nu l’impossibilité d’accepter la mort de quelqu’un de si proche, le refus d’être un autre, d’être une femme différente de son frère, et on entre dans des vérités que l’on ne voudrait pas connaître, ou bien dans des vérités qu’elle enferme dans sa propre chambre, sans nous montrer ce qu’elle va en faire, comment elle est. Et ce que l’on montre, finalement, est très humain et très normal, alors que l’on voudrait dire que ce n’est pas normal.

Voilà ce qu’est ce processus de mise à nue de la nature humaine, qui est insupportable dans sa folie ou dans son chemin très raisonnable vers quelque objet du désir, quelque objet d’amour, quand cette femme ne peut supporter cette overdose, et donc qu’elle doit remplacer son frère dans la vie comme s’il ne s’était rien passé.

Under the skin: Sarah Kane - Mai 1998 - (c) The Independant (UK)

Under the skin: Sarah Kane - Mai 1998 - (c) The Independant (UK)

J.G : Il est vrai qu’avec cette histoire qui est racontée dans ‘Purifiés’ on touche à un extrême qu’à la limite on ne peut même pas appréhender de manière raisonnée ou rationnelle.

Néanmoins, si on prend les choses à rebours, et si l’on revient sur les autres textes que vous avez pu mettre en scène, je pense notamment à ‘Angels in America’, mais on va aussi parler du ‘Dibbouk’ parce cela va nous y amener, la chose qui semble à la fois insupportable et indispensable pour vous n’est-elle pas l’affirmation de l’altérité, c’est à dire mettre en scène l’autre qui est fondamentalement étranger, parce que l’autre est fondamentalement tout seul?

Cela passe sans doute par la figure de l’homosexuel, la figure du travesti qui est récurrente dans vos spectacles, la judaïté aussi que vous avez travaillé et qui apparaît dans ‘Krum’ et évidemment ‘Le Dibbouk’, il y a quelque chose qui tourne autour de l’altérité comme si c’était un noyau dur qui rayonnerait autour de lui d’une sphère impénétrable.

K.W : On nous apprend, et l’on nous impose en entrant dans la vie, que nous faisons partie d’une famille, d’un certain groupe, d’une nation, d’un continent, d’une certaine profession ou d’un certain cercle, et c’est quelque chose de vraiment présent qui est considéré comme normal.

Mais il y a, dès l’enfance, le soupçon intérieur qui contredit tout cela, et qui nous dit que l’on ne fait pas partie de telle famille, que l’on ne fait pas partie d’un groupe, que tout en étant en groupe l’on ne fait pas partie du groupe, et si l’on commence à devenir malade, on est seul avec notre maladie, que lorsque l’on commence à mourir, où lorsque l’on se suicide, on est seul, et l’on lutte tout seul avec l’impossibilité qui nous entoure.

C’est cette expérience parallèle que l’on nous enseigne à dominer en nous, à ne pas voir, parce que l’on nous ment et que l’on nous aveugle dès l’enfance, parce qu’il faut être ‘raisonnable’ dans une société ‘raisonnable’, et ne pas voir le démon en toi qui contredit à tout cela.

Ces démons sont quand même en chacun de nous, et ils font partie d’une culture de civilisation.

Comme on peut le voir, la société française est beaucoup plus éduquée dans cette forme qui contredit les démons que la société polonaise, par exemple, où il y a plus d’espace pour ces démons que l’on n’arrive pas à dompter.

 

J.G : Peut-être que la société polonaise fonctionne presque comme un surmoi beaucoup plus fort qui fait que, pour exister, il faut exister contre. C’est d’ailleurs un peu le rapport paradoxal que vous entretenez avec la Pologne qui est que, vous contredisant dans ce que vous êtes, vous avez été obligé de lui opposer ce que vous étiez, et donc d’être, Krzysztof Warlikowski.

Je parle toujours des mises en scène qui sont les vôtres, vous avez mis en scène Sarah Kane face à cette société polonaise, vous avez mis en scène ‘Hamlet’ face à cette société polonaise, c’était une façon, en creux, de dire que vous étiez là et que vous étiez comme cela.

K.W : Et puis, c’était surtout pour leur dire qu’ils ont trop peur, et qu’ils ont trop de complexes pour s’identifier avec quoi que ce soit, qu’il n’y a pas de mal à dire à voix haute ce qu’ils sont.

Jan Tomasz Gross - (C) The Guardian

Jan Tomasz Gross - (C) The Guardian

J.G : Quand, par exemple, vous mettez en scène ‘Le Dibbouk’ à partir du texte de Shalom Anski et de la nouvelle d’Hanna Krall, quel est votre désir de dialogue, à ce moment là, avec la Pologne?

K.W : On est dans une situation paradoxale parce qu’il y a le livre de Jan Tomasz Gross, ‘La Peur : L’Antisémitisme en Pologne après Auschwitz’, qui vient de sortir en Pologne. Il s’agit de son second livre après ‘Les Voisins, Un Massacre de Juifs en Pologne, 10 juillet 1941’, à propos du massacre de Jedwabne, qui a créé une polémique dans tous les journaux polonais pendant un an, où il fallait que les Polonais se confrontent à leur passé et à leur comportement par rapport aux juifs pendant la Guerre.

Et aujourd’hui on passe par le même trauma, car cette fois ci l’écrivain nous confronte avec ce qu’il s’est passé après la Guerre, notamment la conduite de pogrom en 1945 et 1946 dans des villes comme Cracovie ou Kielce, ce qui n’est pas arrivé dans d’autres pays. On se demande alors s’il s’agit d'antisémitisme polonais ou pas.

Mais Marek Edelman, l’un des rares survivants de l’insurrection du ghetto de Varsovie, qui était l’un des chefs de l’insurrection, dit : ‘Mais de quoi parlez-vous? Vous parlez de ces gens qui tuaient d’autres gens, que ce soit d’un pogrom ou d’une fille que l’on a tuée dans un tramway parce qu’elle était ‘foncée’, ou bien d’une famille qui a été tuée, au moment où elle frappait à une porte, parce que l’on pensait qu’elle venait chercher ses biens, et bien non, on ne parle pas de l’antisémitisme mais de la ‘bestialité’’.

Avec Tomasz Gross et Marek Edelman, il y a une confrontation entre la défense d’un peuple polonais martyr du partage du pays pendant 100 ans après le communisme, qui considère que ce sont les autres qui sont responsables, et le fait que c’est lui-même qui a tué d’autres gens au moment où ces ‘autres’ n’étaient plus là.

Effectivement, que sommes nous devenus? Il y a le peuple allemand qui est complètement détruit moralement avec la Guerre, et l’autre peuple tout aussi détruit sont les Polonais. Il n’y a pas de pouvoir en 1945 et 1946, il n’y a que des bêtes l’un pour l’autre. On voit un autre, on le tue, qu’il soit juif ou pas. Ces démons sont le point de départ de ‘l’année zéro’, pas seulement pour les Allemands, mais aussi pour les Polonais. Il faut donc se confronter à cette ‘année zéro’.

Ce dialogue qui a commencé avec ‘Le Dibbouk’ va se poursuivre avec mon prochain projet, car il faut se confronter à une autre facette que celle du ‘martyr’, celle du Polonais bestial, réduit au néant. Et bien évidemment, il s’agit aussi d’une confrontation culturelle car on se confronte à l’humanité polonaise, là où se pose un point d’interrogation.

Culturellement on peut parler d’antisémitisme, mais il s’agit de la bestialité de ce peuple à un certain moment de son passé, et il leur faut donc se confronter eux-mêmes aux bêtes. 

C’est un travail très rude, très brutal, et c’est un travail très difficile à faire.

 

J.G : Krzysztof Warlikowski, pensez-vous que le théâtre permet cette descente aux enfers et même cette mise sur la table des entrailles, d’une certaine manière?

K.W : Je crois que nous, Polonais, n’avons pas l’habitude d’une conversation bien formelle. S’il n’y a pas d’entrailles, les ‘pattes sales’, on ne va jamais comprendre ce qu’il s’est passé.

 

J.G : Faut-il passer en force?

K.W : Cela exige la même brutalité que le meurtre qui traîne derrière nous. On a tous nos démons derrière nous et c’est avec nos ‘sales pattes’ qu’il faut pouvoir rentrer dedans pour commencer un processus non pas de pardon, bien évidemment, mais afin d’échapper à la punition, aux remords, à ceux qui nous disent de dormir tranquillement.

Allemagne année zéro (Roberto Rossellini - 1948)

Allemagne année zéro (Roberto Rossellini - 1948)

J.G : La culpabilité, dont vous seriez l’héritier, peut-elle être motrice dans votre rapport au théâtre et dans la façon dont vous le mettez en scène, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Ce n’est pas seulement de la culpabilité de la nation polonaise dont j’hérite, car j’ai ma propre culpabilité. Je me sens coupable depuis le moment où je suis conscients de moi-même, la culpabilité étant quelque chose qui s’accumule dans la vie en fonction de la manière dont on sait agir avec elle.

La première séparation à l’âge de 15 ans avec quelqu’un qu’on aime augmente déjà ta culpabilité, tu quittes ensuite ta famille à l’âge de 18 ans, tu te sens coupable, tu ne vois pas ta mère pendant 15 ans, tu te sens coupable, tu es homosexuel, tu te sens coupable par rapport à ton père, à ta mère, à ta famille, et tout cela se cumule et devient l’essence de ta vie.

Il y en a qui se débrouillent pour lui échapper, il y a pas mal de thérapies qui aident à cela, mais lorsque l’on est dans l’univers d’'Angels in America’, il y a ce personnage qui quitte son ami, malade du sida, en disant qu’il souhaite vivre, qu’il est positiviste, qu’il a une vision claire et lumineuse de la vie et qu’il ne souhaite pas choisir les ténèbres, qu’il croit en la vie, et peut-on dire qu’il est-il coupable de son choix de s’en aller? 

Bien sûr qu’il est coupable, mais en même temps on peut comprendre pourquoi il quitte son ami, même s’il ne pourra jamais se libérer de ses remords et de ce qu’il a fait.

 

J.G : Croyez vous à l’un des fondamentaux du théâtre qui est qu’il opère une catharsis, Krzysztof Warlikowski? C’est à dire que lorsque vous mettez en scène ‘Purifiés’, est-ce que vous vous purgez de cette violence que vous reconnaissez en Sarah Kane et qui serait également vôtre?

K.W : C’est très intuitif. Il y a un moment très drôle dans ‘Krum’, au cours d’une scène de repas de deuil, où le personnage principal demande à sa mère de raconter une blague. La mère raconte la blague, mais le comédien n’a jamais aimé cette blague. Une fois, elle a même raconté deux blagues, parce que je pensais qu’à cet instant le public commençait à oublier qu’il était au théâtre, comme s’il était au restaurant et avait l’impression de se libérer du spectacle et de l’exigence culturelle de comprendre ce qu’il se passe.

Mais le comédien était tellement désespéré par cette scène de la blague, qu’il a commencé à rire comme un fou. Il est tombé par terre et se tenait le ventre vraiment en rigolant, peut-être parce que ce que je lui ai demandé l’a fait rigolé, mais je lui ai dit que c’est l’un des moments les plus cathartiques dans ce spectacle tellement il est vrai, parce qu’il n’y a presque pas de moment d’amour direct de sa part envers sa mère, comme s'il ne savait pas exprimer son amour. 

Et dans ce moment là où tu es le seul à rigoler de la blague de la mère qui n’est pas drôle, toi, le fils qui est par terre tellement que tu rigoles de la blague de sa mère, tu ne peux pas mieux exprimer l’amour que de cette manière là.

Et c’est autant cathartique pour lui qui rigole par terre pendant une minute en détestant cette blague, que pour moi qui lui ai imposé cette blague en me disant qu’il y a un sens tellement profond dedans, que nous, nous rigolons lorsque notre mère raconte une blague mal réussie, et qu’apparaît, par la seule manière possible, l’amour que l’on ne sait pas exprimer. On se laisse ainsi aller.

 

J.G : Le théâtre peut donc consoler, Krzysztof Warlikowski?

K.W : C’est tranchant, cela passe parfois par tout l’organisme, cela te met en spasmes, cela te fait rigoler, cela provoque des choses très contradictoires avec toi-même, tout en ayant une bonne action sur toi.

 

J.G : On se retrouve demain pour la dernière émission, Krzysztof Warlikowski?

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Rédigé par David

Publié dans #Warlikowski

Publié le 7 Août 2023

Du lundi 22 juin au vendredi 26 juin 2009, France Culture diffusait 5 entretiens de Krzysztof Warlikowski au moment où il mettait en scène à l’opéra Bastille ‘Le Roi Roger’ de Karol Szymanowski pour clôturer les 5 ans du mandat de Gerard Mortier.

Ces 5 entretiens, menés par Joelle Gayot en février 2009 pour l'émission 'A voix nue', s’intitulaient respectivement ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, ‘Je est mon autre’, ‘La leçon d’anatomie’, et ‘Le visible et l’invisible’.

Ils sont indispensables pour qui souhaite comprendre la construction de la pensée de ce très grand metteur en scène de théâtre et d’opéras.

Après ‘Pologne, je te « haime »’ et ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, le troisième de ces 5 entretiens est intégralement retranscrit ci-dessous.

Ewa Dalkowska et Krzysztof Warlikowski (La Fin.) - Théâtre de Odéon, le 05 février 2011

Ewa Dalkowska et Krzysztof Warlikowski (La Fin.) - Théâtre de Odéon, le 05 février 2011

A voix nue : Joelle Gayot s’entretient avec Krzysztof Warlikowski (diffusion sur France Culture, le mercredi 24 juin 2009)
‘Je’ est mon autre

J.G : Nous nous somme quittés hier sur la figure d’Hamlet qui fut l’objet d’une mise en scène en Pologne que certains critiques avaient qualifié de pornographique. 

J’aimerais qu’en partant de cette représentation nous arrivions aujourd’hui à ce qui est au centre de votre travail, Krzysztof Warlikowski, et qui touche à cet autre que vous tentez d’atteindre, spectacle après spectacle. 
L’autre, bien sûr, c’est le public. Mais avant d’arriver jusqu’à lui, le travail est un long processus de quête de soi-même. 
‘Je’ est-il un autre, et est-ce que dans ce ‘je’ les autres se reconnaîtront? Il me semble que ce qui vous anime est cette quête d’universalité que vous puisez dans le singulier, et pour y parvenir vous passez par les textes – on en parlera -, mais vous utilisez aussi ce qui est votre matière première, c’est à dire les acteurs.

Aujourd’hui, je vous propose de tracer les lignes qui relient tous ces points entre eux.

Entre solitude et multitude, que se bâtit-il en tensions, en dialogues, en écoutes, en conflits entre vous, les acteurs, et le public? Commençons par les acteurs puisqu’ils sont véritablement au centre du dispositif, et je pense même que l’on peut aller plus loin puisque vous avez trois acteurs qui sont particulièrement meneurs, représentatifs, emblématiques et porteurs de votre projet artistique, Krzysztof Warlikowski. 

Par exemple, comment amenez-vous cet acteur, Jacek Poniedzialek, à être là où il doit être sur le plateau, parce que l’on sent bien que tout s’effondre s’il n’y est pas?

K.W : Je suis en train de réaliser que je n’ai jamais bien défini ce processus. Je me mets, d’une certaine manière, à nu devant un comédien en parlant d’un texte, où j’essaye de me faire un personnage à partir de ce texte. Je commence à parler de ma vie - donc je ne cache rien -, je deviens très émotionnel - parfois cela me coûte beaucoup car je ne reste pas calme -, et parfois je sens qu’il y a trop d'émotions que je n’arrive pas à dominer.

Du côté du comédien, il comprend alors qu’il doit se mettre à nu devant un spectateur, de manière à avoir le même rapport direct avec le public. Donc cela passe par ma propre personne, et l’expérience personnelle propre des comédiens devient la base qu’ils peuvent commencer à transformer en un personnage. On ne peut pas dire qu’ils se mettent à nu de la manière que je le souhaite, car ce sont eux qui rajoutent ce quelque chose que j’appelle ‘métamorphose’.

Mais je n’ai jamais aimé ce que l’on appelle la ‘métamorphose’ d’un comédien à la manière des acteurs américains hollywoodiens qui passent d’un film à l’autre, qui changent de nez, qui peuvent voir leur corps totalement modifié ou bien perdre 30 kilos, c’est à dire ce que j’appelle de la ‘singerie’.

Cependant, je commence de plus en plus à apprécier ces comédiens qui cherchent dans leurs défis artistiques cette ‘métamorphose’, alors qu’au départ je ne voulais pas de cette ‘métamorphose’ en disant aux comédiens de ne pas sortir d’eux-mêmes. C’est pour cela que je parle de certains comédiens qui sont des comédiens ‘guides’.

Dans ‘Krum’, je voulais que le personnage principal ait toujours un rapport très direct avec le public pendant toute la durée du spectacle, et que cela se passe en temps réel sans avoir besoin de se cacher derrière une ‘métamorphose’ comme on peut le voir chez d’autres comédiens qui sont dans le même spectacle.

Doupa, par exemple, la fille en noir, un peu punk, ou bien Tswitsa, symbole d’une femme qui a réussi à Hollywood et qui fait la couverture des magazines de femmes, sont ‘métamorphosées’, et donc je n’attends pas qu’elles se mettent à nu comme je l’attends avec le personnage principal.

Mais l’essentiel, bien évidemment, est de vivre ces émotions entre nous en parlant de la vie, et de comprendre par ces conversations ce qu’il y a de profond dans le texte avec lequel on travaille.

Bartosz Gelner, Jacek Poniedziałek et Ewa Dałkowska  (On s’en va, d’après 'Sur les valises' d’Hanokh Levin) - Théâtre Chaillot, le 13 novembre 2019

Bartosz Gelner, Jacek Poniedziałek et Ewa Dałkowska (On s’en va, d’après 'Sur les valises' d’Hanokh Levin) - Théâtre Chaillot, le 13 novembre 2019

J.G : Si je comprends bien ce que vous dites, Krzysztof Warlikowski, c’est aussi une façon d’être à l’origine du spectacle, mais d’en être aussi extrêmement responsable et d’être responsable de son ratage, parce que si vous n’êtes pas vous-même dans une absolue sincérité dans cette mise à nu, le processus ne pourra pas s’enclencher.

K.W : Il faut que le comédien voit, dans cette relation avec le texte, ce que ce texte produit en moi, ce que ce texte sort de moi, ce que ce texte fait avec moi. Dans l’exemple de ‘Krum’, la relation avec la mère est ce qu’il y a de plus fort, puis, à partir de moi, il y a la relation avec tous ces comédiens qui participent au projet.

 

J.G : Vous avez le texte en main, mais vous n’avez pas le spectacle en main. Donc, à un moment, le spectacle va être dans leurs mains. Est-ce une façon de continuer à tenir dans vos mains ce spectacle en cours de naissance, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Je crois aux bonnes intentions dans le sens que plus on est honnête avec nous-mêmes et avec le texte que l’on analyse, ou avec notre vie que l’on analyse, moins on se trompe sur l’acte théâtral.

On ne peut pas commencer par être apeuré du résultat de ce voyage en commun. Je me dis toujours que le dernier succès pèse énormément, et au moment où l’on accepte un nouveau projet, la seule manière d’oublier le succès précédent est de ne pas penser comment le refaire, mais de rentrer profondément dans le texte, de se blesser, le problème étant finalement que l’on n’en sort pas indemne.

Et cela coûte énormément de rester pendant six mois dans l’univers d’’Angels in America’ de Tony Kuschner, où l’on ne parle que de Sida, que de couples qui se quittent, de couples qui s’aiment et qui se haïssent, où l’on est homosexuel alors que l’on prétend être hétérosexuel, où l’on est avec une femme à qui l’on a menti, où l’on est complètement déchiré sans savoir comment s’en sortir, ou bien lorsque l’on se retrouve en face de la mère à qui l’on a aussi menti par le mariage, à qui l’on veut à un certain moment dire la vérité qu’elle ne veut pas accepter.

De toute façon, après être restés pendant six mois dans cet univers, je ne peux pas vous dire si, en en ressortant, ces comédiens sont toujours dans la même situation avec leur vie par rapport au début du projet.

Ensuite, je vois les malheurs qui leur arrivent, les mêmes choses ressortent parfois dans leur vie comme dans la vie de leurs personnages. Tout le monde n’est pas capable de ce genre d’identification, car c’est une qualité intérieure de ne pas traiter cette profession en tant que profession, de jouer avec sa vie, avec ses émotions, avec ce qui est constant dans sa vie et ce qui n’est pas constant. Il y a grand risque à en sortir complètement détruit.

Tomasz Tyndyk - Angels in America (Tony Kushner) - Théâtre du Rond Point, le 17 mai 2008

Tomasz Tyndyk - Angels in America (Tony Kushner) - Théâtre du Rond Point, le 17 mai 2008

J.G : Lorsque vous voyez des acteurs, ou lorsque des acteurs viennent vous voir pour travailler avec vous, qu’est ce qui fait qu’ils ne se prêteront pas à cette mise en péril d’eux-mêmes, qu’ils n’opéreront pas cette traversée, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Si je sens qu’ils veulent faire un personnage, je me désintéresse. Il faut que je vois le poids de la vie chez eux pour pouvoir démarrer quelque chose, il faut que je vois quelqu’un qui saigne, il faut cette intuition vis-à-vis de quelqu’un afin de voir qu’il se sent mal dans sa peau, car c’est à partir de là que je crois qu’il y a de l’étoffe pour le théâtre. 

Autrement, ce n’est pas la peine de devenir comédien, car, bien sûr, il y a toute la tendance ‘singerie’, il y a tellement de jeunes qui ont cette capacité à imiter facilement ce que l’on voit souvent dans le cinéma américain, qui ont toutes ces capacités à performer, alors que cela ne m’intéresse pas au théâtre.

Ce qui m’intéresse est un être humain en face de moi, vraiment humain, c’est la base pour la suite, et le théâtre est son dernier lieu.

Par exemple, jusqu’à deux semaines avant ‘La tempête’, on avait travaillé trois mois et l’on n’avait rien de théâtral. On continuait à parler, on faisait des essais en situation mais nous n’étions jamais contents. On était dans une situation tellement compliquée que je sentais que l’on n’était pas au niveau d’interpréter une œuvre aussi mature de Shakespeare, et je pensais que, n’ayant qu’une quarantaine d’années à ce moment là, j’étais trop jeune, et qu’il était plus facile de faire ‘Hamlet’ quand j’avais l’âge du personnage de Shakespeare. Peut-être n’étais-je pas capable de comprendre et n’étais-je pas prêt, car je n’avais pas suffisamment de cette richesse qu’est l’expérience.

 

J.G : J’ai l’impression, en vous écoutant, qu’il y a toutes ces conversations avec les acteurs préalables au travail sur le plateau, et c’est finalement dans ces conversations que s’édifie l’espace, que s’édifie la scénographie, que s’édifie le plateau, le volume du théâtre, sa durée, sa densité. Vous parler de ‘La Tempête’ en disant que la mise en place arrive très tard.

K.W : C’est pour cela que, pendant très longtemps, je refuse même de répéter dans la salle de répétition que je déteste, car je préfère être dans des endroits qui reflètent complètement le hasard.
On a ainsi répété dernièrement ‘Angels in America’ dans un magasin vide qui avait une grande vitrine qui donnait sur la rue.

 

J.G : Vous allez à l’inverse de toute une tradition théâtrale qui fait qu’il faudrait pouvoir s’installer très vite dans les lieux, sur la scène, pour s’en imprégner.

K.W : Justement, je déteste le noir lors des répétitions. Je veux voir la rue, car ce qui m’aide c’est de voir les gens passer à côté de moi afin de me confronter à la réalité, et non pas de m’enfermer dès le début dans quelque chose d’imaginatif qu’est la scène de théâtre. Car la scène de théâtre coupe l’imagination, on s’y sent enfermé.

 

J.G : C’est un vase clos. Quand le public entre sur le plateau – ‘sur le plateau’, quel lapsus! -, quand il entre dans la salle, d’une certaine manière c’est de nouveau la vie qui entre dans un endroit qu’au fond vous n’aimez pas tellement, puisque vous n’aimez pas la scène. Vous aimeriez pouvoir abolir la distance ?

K.W : Cela change à ce moment là, car l’on n’est pas dans un espace sinon devant d’autres êtres humains et devant leur énergie. Leur énergie est tellement forte – vous imaginez le tract des comédiens qui rentrent en pleine lumière dans un espace où, en face d’eux, ils voient les têtes des gens et se sentent comme faisant presque partie du public, confrontation qui est très cruelle – que les comédiens oublient l’endroit où ils sont et se laissent, dans un certain sens, guider par ce public.

Je peux vous dire que la vraie vie du spectacle commence le jour de la confrontation avec le public, et c’est après ces rencontres que l’on discute et que l’on se demande si le sens que l’on voulait mettre en valeur ressort ou disparaît, s’il faut changer quelque chose pour mieux faire ressortir la direction où l’on souhaite aller. 

Parfois, il n’y a pas besoin de ces analyses, et seules nos intuitions comptent. Il est arrivé en tournée que nous ne soyons pas prêts à 100 % alors que le public était déjà là, et j’ai même eu un talkie walkie pour changer, en cours de spectacle, une lumière dont je sentais quelle induisait quelque chose dans le public, alors que l’on n’avait pas eu cette lumière auparavant.

J’ai vécu souvent cela au Festival d’Avignon, où l’on ne pouvait travailler la lumière que la nuit, si bien que lorsque l’on a joué de jour avec le public, la lumière fut tellement bizarre que cela m’a poussé à aller jouer ailleurs.

 

J.G : D’une certaine manière, vous remettez en scène la mise en scène elle même, mais avec cet autre participant qu’est le spectateur.

K.W : Les spectateurs sont entraînés dans cela, et lorsqu’ils voient des changements, ils commencent à comprendre ce que je veux dire. Et comme je ne suis jamais intervenu dans leur parcours, j’essaye de les accompagner pour les aider à trouver la solution du soir.

Waltraud Meier (Kundry dans 'Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

Waltraud Meier (Kundry dans 'Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

J.G : Qu’est ce pour vous un spectacle raté – je parle des vôtres -? Qu’est-ce qu’une représentation ratée - plutôt qu’un spectacle -, Krzysztof Warlikowski?

K.W : C’est lorsqu’il y a un silence dans le public que l’on n’arrive pas à comprendre, car les réactions te suggèrent des choses. Tu sens l’écoute, tu sens la compréhension, surtout en tournée lorsqu’il y a les sous-titres où l’on sait que le discours n’est pas direct et qu’il ne passe pas par la parole. 

Le silence est alors un ennemi à ce moment là. On ne sait pas si c’est de la concentration – il faut suivre le plateau et les sous-titres -, et c’est seulement la réaction à la fin qui peut aider à réaliser que l’on était parfaitement bien suivis.

Mais ce qui est raté est le silence, l’indifférence et la convention des applaudissements, car si l’on sent que les applaudissements sont conventionnels, alors cela veut dire que notre spectacle n’a pas abouti.

 

J.G : Mais cherchez-vous chaque soir quelque chose qui serait de l’ordre de l’exception dans la relation avec le spectateur, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Absolument. On veut explorer des zones extrêmes chaque soir, que ce soit différent chaque soir, qu’il ait parfois des choses moins bien, que l’on essaye des choses au risque de les perdre en luttant avec la matière.

Waltraud Meier et Christopher Ventris ('Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

Waltraud Meier et Christopher Ventris ('Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

J.G : Nous parlerons du texte demain, mais j’aimerais que l’on dise un mot aujourd’hui de l’apport de la musique quand vous travaillez à l’opéra, et de ce plus qu’est la musique dans le dialogue que vous pouvez établir avec le public.

K.W : Dans mes spectacles, la musique a un rôle d’accompagnement, d’accouchement, elle élève  le spectateur de la Terre, car il faut le perdre dans un espace abstrait pour le reprendre dans un espace très concret du spectacle, l’enlever d’abord de la vie normale.

Cette musique, souvent de transe, qui travaille sur tous les sens, intuitionnelle et qui élimine le cerveau, permet en même temps au cerveau de saisir l’essentiel de la même manière que la musique travaille dans l’opéra.

La musique est un passeport pour le spectateur qui crée une liaison très forte qui le rapproche de ce qu’il reçoit, quelque chose d’irrationnel à partir duquel on peut construire autre chose. 

Dans l’opéra, cette force qui est donnée est parfaite, mais elle a une force tellement engloutissante que le danger est de perdre le sens. Dans le théâtre c’est l’opposé. Il y a le sens, mais pour que ce sens ne soit pas appauvri, qu’il anime tous les sens et tout l’organisme, il faut créer une base supplémentaire, car le spectateur refuse souvent de se perdre dans un univers de fiction qu’il contrôle avec le cerveau

Renate Jett ('Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

Renate Jett ('Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

J.G : Rêveriez-vous d’un spectacle où l’on puisse idéalement concilier cette surpuissance de la musique qui n’a effectivement pas d’équivalent, et arriver en même temps à ce que le sens soit véhiculé? Serait-ce un spectacle très utopique,  Krzysztof Warlikowski?

K.W : Ce n’est peut-être pas très utopique car je commence actuellement les répétitions de ‘Parsifal’, et mon grand problème, mon grand péché et ma confession seraient de comprendre ce qu’est cette histoire où la femme serait la source du péché, où il faudrait un jeune innocent pour sauver le monde parce que l’un des hommes a succombé à la tentation de coucher avec une femme, et qu’il saigne, si bien que l’univers s’apprête à s’écrouler parce qu’il a touché au mal.

Pouvez-vous comprendre cette vision et de quoi parle cette histoire? Bien évidemment, la tradition sait représenter cet opéra, mais d’après moi, représenter cet opéra c’est confirmer le radotage de cette histoire que je ne comprends pas. Je peux comprendre ce radotage si j’ai recours à la psychanalyse et si j’essaye de comprendre ce que signifie pour Richard Wagner, et pour l’homme en général, la figure de la mère et la figure de la femme.

Quand on est jeune et que l’on a un rapport avec la mère, quand on a 21 ans et que l’on passe par l’initiation avec la femme, toutes nos peurs et tous nos symboles se mélangent, et donc je peux essayer de comprendre cette histoire de ‘Parsifal’ telle que Wagner la raconte, mais je ne peux pas représenter ce que la tradition met habituellement sur le plateau.

Bien évidemment, ce ne sera pas le ‘Parsifal’ qu’ils ont toujours vu, c’est à dire un péché, car je veux représenter le sens que l’on n’a jamais voulu donner à cet opéra, parce que j’essaye de raconter cette histoire en posant la question de son sens aujourd’hui dans cette société moderne où l’on se pose tellement de questions sur la femme et sur sa différence avec l’homme, et j’essaye de comprendre ce que Wagner voulait dire de la différence entre ces deux univers.

La force de cette musique est incontestable, mais, d’après moi, cela vaut la peine de l’enrichir par le sens, même si cela ruine tout ce que l’on peut imaginer de cet opéra. 

Ainsi, je prends le risque de la confrontation avec les chanteurs qui n’ont jamais imaginé qu’il s’agit peut-être, dans ce récit, d’intériorisations de la part Wagner et de psychanalyse, alors qu’ils voudraient raconter cette histoire comme ils l’ont toujours raconté dans les mises en scène précédentes.

 

J.G : Je vous donne rendez-vous demain, Krzysztof Warlikowski, où l’on parlera plus précisément du sens.

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Rédigé par David

Publié dans #Warlikowski

Publié le 2 Août 2023

Macbeth (Giuseppe Verdi - 14 mars 1847, Florence)
Version révisée du 21 avril 1865, Paris - Théâtre Lyrique (Place du Châtelet)
Représentation du 29 juillet 2023
Großes Festspielhaus - Salzburg

Macbeth Vladislav Sulimsky
Banco Tareq Nazmi
Lady Macbeth Asmik Grigorian
Dame de Chambre de Lady Macbeth Caterina Piva
Macduff Jonathan Tetelman
Malcom Evan LeRoy Johnson
Un médecin Aleksei Kulagin
Serviteur de Macbeth Grisha Martirosyan
Tueur / Héraut Hovhannes Karapetyan
Apparitions : solistes du St Florian Boy's Choir 

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2023)
Décors et costumes Malgorzata Szczesniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin et Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp
Angelika Prokopp Sommerakademie der Wiener Philharmoniker
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor 
Wiener Philharmoniker

Les opéras de Giuseppe Verdi qui ont été donnés pour la première fois au Festival de Salzbourg depuis sa création en 1920 sont 'Falstaff' (1935), 'Otello' (1951) et Don Carlo (1958), c'est à dire deux ouvrages basés sur des textes de William Shakespeare et un ouvrage inspiré d'une pièce de Friedrich von Schiller.  Il s'agit par ailleurs d'oeuvres de la maturité du compositeur.

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Cet intérêt du festival pour les grands dramaturges se confirmera par la suite avec l'entrée au répertoire du 'Macbeth' de Giuseppe Verdi en 1964, qui sera monté à la Felsenreitschule dans une mise en scène d'Oscar Fritz Schuh, sous la direction musicale de Wolfgang Sawallisch et avec Grace Bumbry en Lady Macbeth, production qui sera reprise l'année suivante avec la même équipe artistique.

Macbeth (Salzburg - 1964) - Orfeo

Macbeth (Salzburg - 1964) - Orfeo

Depuis cet événement qui a été immortalisé (Enregistrement disponible sous le label Orfeo), deux autres productions ont été créées au Festival, la première au Großes Festspielhaus en 1984 et 1985, mise en scène par Piero Faggioni et dirigée par Riccardo Chailly avec Ghena Dimitrova dans le rôle de la Lady, la seconde à la Felsenreitschule en 2011, dans une mise en scène de Peter Stein, sous la direction musicale de Riccardo Muti avec Tatiana Serjan en Lady.

Krzysztof Warlikowski

Krzysztof Warlikowski

Ainsi, avec la nouvelle et donc quatrième production de 'Macbeth' confiée cette fois ci à Krzysztof Warlikowski et toute son équipe, cette oeuvre de jeunesse du compositeur italien devient une référence dramaturgique incontournable du célèbre festival autrichien.

Et lorsque l'on sait à quel point Shakespeare fut une passion de jeunesse forte pour le metteur en scène polonais, dont il a mis en scène aussi bien la tragédie 'Macbeth' en 2004 que l'opéra éponyme de Verdi en 2010 au Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles, on ne peut qu'être intrigué de découvrir quelle sera son approche cette fois-ci.

Macbeth (Grigorian Sulimsky Nazmi Jordan Warlikowski) Salzburg

Il faut tout d'abord occuper les 31 m de largeur de la scène du Großes Festspielhaus, et le décor conçu par Malgorzata Szczesniak, inspiré de la 'Salle du Jeu de Paume' de Versailles en tant que symbole révolutionnaire, s'empare de cet espace pour disposer en son centre un immense banc en bois étalé sur toute sa longueur, alors qu'en arrière plan, le mur de ce grand hall est entaillé à mi-hauteur par une zone de passage longitudinale protégée par des vitres. 

Côté jardin, un décor coulissant d'intérieur de maison survient et se retire au gré des apparitions mentales de Macbeth, et côté cour, un recoin recouvert de bâches opaques apparait ou disparait à chaque fait décisif. 

En clair, on verra à gauche les images mentales prédictives, et à droite, l'action traumatique et criminelle qui détermine l'avenir.

Lili Marleen - Rainer Werner Fassbinder (1981)

Lili Marleen - Rainer Werner Fassbinder (1981)

Et tel un long tunnel dont les vitres ne sont pas suffisamment hautes pour voir les visages des intervenants, l'entaille de l'arrière du décor sert également à créer un relief lumineux supplémentaire.

Enfin, sur la partie supérieure du mur sont projetées des vidéos de différentes natures : temps-réel afin de montrer, par exemple, l'arrivée de Duncan à travers le tunnel vitré de la mort, ou bien extraites de films choisis pour leur rapport avec la nature infanticide du drame, 'Oedipe Roi' ou 'L'Evangile selon Saint-Matthieu' de Pier Paolo Pasolini, ou bien encore des images de synthèse représentant un enfant en fuite. Et parmi ces images, le regard de Marie semble refléter toute la détresse du monde.

La puissance de ce dispositif immerge ainsi le spectateur dans un climat bien précis.

Vladislav Sulimsky (Macbeth), Tareq Nazmi (Banco) et les sorcières

Vladislav Sulimsky (Macbeth), Tareq Nazmi (Banco) et les sorcières

Dans la restitution du monde qu'il imagine, Krzysztof Warlikowski fait intervenir des personnages muets qui ont leur propre autonomie existentielle. Il est difficile de les suivre tous et de tous les analyser en une seule vision, mais il y en a un qui attire en particulier l'attention, cette vieille dame qui tricote la plupart du temps au milieu de l'action en cours, mais que l'on verra plus tard courir dans le même tunnel employé par Duncan, et qui aidera Fléance, le fils de Banco, à s'échapper du piège tendu à son père. 

On peut y voir la possibilité qu'une personne d'habitude ordinaire, et qui sache analyser la situation, ait le courage et la capacité, à un moment bien précis, d'intervenir sur le destin afin de l'infléchir de façon décisive, tout en ayant un profonde compassion pour chaque être quel qu'il soit.

Macbeth (Grigorian Sulimsky Nazmi Jordan Warlikowski) Salzburg

Pour sa construction dramaturgique, Krzysztof Warlikowski situe l'action dans l'entre deux-guerres au moment de la montée des fascismes. Les sorcières sont de vieilles dames aveugles - elles portent un brassard jaune avec trois points noirs, ce qui crée une image ambiguë - regroupées et isolées de la société dans une pièce bien à part.

Macbeth et Lady Macbeth se tiennent très éloignés, assis aux extrémités du banc central. Mais quand le guerrier se retrouve parmi les sorcières situées sur la gauche de la scène, le metteur en scène montre en parallèle, sur la droite du plateau, comment la Lady va prendre conscience lors d'un examen médical qu'elle ne peut avoir d'enfants. 

La source du traumatisme de cette femme, qui est évoquée dans la pièce de Shakespeare mais pas dans l'opéra de Verdi, est ainsi présentée dès les premières minutes.

A l'Opéra de Paris, il y a 25 ans, Phyllida Lloyd, avait aussi évoqué ce désir impossible dans son interprétation de 'Macbeth', mais elle le révélait plus tard, dans le court ballet des Sylphes à la fin du troisième acte (ballet coupé dans la version de ce soir).

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Avant la scène de la lettre, on peut ainsi voir Asmik Grigorian, magnifiquement glamour, s'allonger sur le banc et sangloter de désespoir. Il s'agit de la première scène d'humanisation de la Lady.

S'en suivent les retrouvailles du couple, tendres, et très finement expressives dans les moindres gestes, puis l'arrivée conventionnelle de Duncan dont on verra le meurtre filmé comme si le spectateur était l'œil d'une caméra de vidéo-surveillance.

La largeur de la scène accentue la petitesse et l'isolement des Macbeth, excellemment joués aussi bien dans leurs tiraillements que leur sang-froid, et il y a de quoi être sidéré par tant de détermination et d'emballement dans le jeu des chanteurs, ce qui crée souvent des images fortes et marquantes par leur réalisme.

Asmik Grigorian (Lady Macbeth) et Vladislav Sulimsky (Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth) et Vladislav Sulimsky (Macbeth)

On retrouve ensuite, dans la scène de découverte du meurtre du Roi, cette impressionnante marche funéraire des enfants portant le cercueil déjà prêt du défunt, image reprise avec un sens du spectaculaire tout aussi fort de la première version de 'Macbeth' mis en scène en 2010.

Puis silence, et le couple, une fois seul, est pris d'un fou-rire qui ne dure que quelques secondes avant qu'il ne réalise qu'il est nécessaire d'aller plus loin. Très belle image d'un miroir diffractant des éclats de lumière, tel un poignard planté dans le sol, quand Lady Macbeth interprète 'La Luce langue'.

Vladislav Sulimsky (Macbeth) et Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Vladislav Sulimsky (Macbeth) et Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Le meurtre de Banco est par la suite mis en scène dans un coin à la façon d'un règlement de compte de mafieux, et l'on assiste à la fuite de Fléance, aidé de la vieille dame, au même moment où une vidéo de synthèse débute l'histoire d'un jeune garçon qui s'évade vers l'inconnu. L'association avec Fléance, à moins qu'il ne s'agisse d'une projection du metteur en scène cherchant à fuir le monde, devient assez naturelle.

La grande scène de banquet chez les Macbeth est alors l'occasion d'offrir au public un splendide numéro de cabaret tiré du film de Rainer Werner Fassbinder 'Lili Marleen', où l'on pouvait voir l'actrice allemande Hanna Schygulla chanter sa mélodie pour enjôler les soldats nazis devant un décor de Soleil rayonnant. 

Macbeth (Grigorian Sulimsky Nazmi Jordan Warlikowski) Salzburg

Dans sa restitution, ce soleil est encore plus impressionnant sur la scène du Großes Festspielhaus dont il épouse toute la largeur, et Asmik Grigorian est tellement éblouissante qu'elle parait être le double de la célèbre héroïne warlikowskienne Magdalena Cielecka que l'on retrouve dans toutes les pièces de théâtre de ce dernier.

Après ce show qui en met plein la vue scéniquement mais aussi vocalement, les hallucinations de Macbeth sont mises en scène de façon assez amusantes à partir de ballons d'anniversaire qu'il prendra à deux reprises pour la tête de Banco.

Si la première tête disparait lorsqu'un invité s'assied devant, la seconde est directement explosée par Macbeth lui même, moment où il devient sauvagement fou.

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Retour chez les sorcières au troisième acte où la folie de Macbeth ne met plus aucune limite au nombre d'infanticides nécessaires. On aperçoit des enfants aux traits de Banco détruire des poupées de bébés, alors qu'une autre sorcière-enfant torture le monarque au moyen d'un rite vaudou. Quand les apparitions s'évanouissent, Macbeth s'effondre et finit en fauteuil roulant. Il n'est plus rien.

Krzysztof Warlikowski reprend par la suite une idée très forte issue de sa première version de 'Macbeth' qui montre, au moment du grand air de Macduff 'O figli, o figli miei', sa femme attristée donnant à chacun de ses enfants, prêts à s'endormir, une boisson empoisonnée qui leur permettra de mourir sans souffrance afin d'échapper au massacre que projette Macbeth.

Lady Macduff (Début acte IV)

Lady Macduff (Début acte IV)

Effondrée et déformée au sol, une lampe d'interrogatoire à la main, la Lady effectue sa scène de somnambulisme en errant vers la dame et le médecin, en toute déraison, puis vers son mari, avant de s'entailler les veines au moment du suraigu final qu'Asmik Grigorian va réaliser avec un aplomb et une netteté absolument fantastiques.

Puis, lors de la scène de déchéance de Macbeth rampant à terre, le médecin intervient pour éviter à sa femme de mourir. Toute la population en tenue de deuil entoure finalement le couple pour le faire disparaitre.

Macduff, devenu très violent, et Malcom, qui lui ressemble, ne paraissent pas en mesure d'incarner une succession meilleure, si bien que l'on n'assiste pas au couronnement de ce dernier. 

Début Acte IV

Début Acte IV

Sur le chœur final, une projection de la forêt de Birnam envahit tout l'espace, et c'est sur une immense vidéo de l'enfant marchant dans la forêt, lieu de réconfort de la psyché humaine, afin d'y retrouver des esprits d'enfants pour se livrer avec eux à une danse symbolique, que s'achève la tragédie.

Il s'agit ainsi d'un travail de la part de Krzysztof Warlikowki et toute son équipe qui recherche à la fois une mise en forme visuelle très poétique du texte, la constitution d'un climat infanticide qui accentue les séquelles de la quête du pouvoir sur les enfants qui en deviennent victimes, tout en rendant palpable les projections monstrueuses que Macbeth fait sur eux, mais qui cherche aussi à rendre une certaine beauté à Lady Macbeth.

Vladislav Sulimsky (Macbeth)

Vladislav Sulimsky (Macbeth)

6 ans après l'inoubliable 'Don Carlos' de l'opéra Bastille, Philippe Jordan retrouve à nouveau toute l'équipe du metteur en scène, et à la tête du Philharmonique de Vienne, il insuffle une puissance dramatique phénoménale à la musique, avec une impulsivité qui ne laisse aucun répit. Cela s'entend lors de l'intervention du premier chœur qui n'a même pas le temps d'achever sa première phrase que les contrebasses attaquent une rythmique endiablée.

Particulièrement impressionnante dans les grandes scènes spectaculaires où l'emphase s'y déploie avec une majestueuse tonitruance, la direction musicale conserve une prégnance et une cohésion d'ensemble qui démultiplient les effets de couleurs et de textures tout en sculptant un élancement des formes qui se prolonge magnifiquement avec le galbe des chœurs. 

Les lignes des vents soulignent les lignes de chant des solistes d'une profonde poésie, les variations de cadences précipitent le drame avec un bouillonnement sanguin trépidant, et les accentuations de volume donnent un superbe relief aux interventions des chanteurs.

Véritablement, c'est un très grand Verdi, moderne et racé, que nous offre Philippe Jordan.

Philippe Jordan

Philippe Jordan

Et c'est à une très grande équipe de chanteurs qu'il est associé, à commencer par Asmik Grigorian qui fait découvrir le personnage de Lady Macbeth avec une très grande assurance.

Le timbre de voix est souple, rayonnant et d'un très grand impact dans les aigus aux vibrations corsées, qui peuvent être coupées avec un tranchant net. Une telle aisance, et surtout une telle clarté d'élocution, lui permettent de décrire une femme d'aujourd'hui avec un aplomb fantastique exempt de tout effet de méchanceté caricatural, les colorations graves étant d'ailleurs moins sombres que celles d'autres interprètes.

Il en résulte une incarnation d'une vitalité et d'un charisme confondants, et d'une beauté à en étoiler le regard d'émerveillement, qui traduisent toute l'intelligence de cette artiste hors du commun.

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

En Macbeth, Vladislav Sulimsky est un excellent tragédien tant dans l'incarnation théâtrale que l'expression vocale. D'emblée happé par un rôle de bandit intrigant, il a une voix belle et mature, variant en ampleur et en couleur tout en préservant l'unité de sa personnalité, ce qui en fait un grand baryton verdien. Les duos avec sa Lady sont toujours très humains, les scènes d'hallucinations impressionnantes de nervosité,  si bien que l' on peut éprouver de la sympathie pour ce caractère qui semble dépassé par lui même et roulé par ses propres déraillements mentaux.

Enterrement de Duncan

Enterrement de Duncan

Tareq Nazmi est lui aussi un Banco de tout premier ordre, très sonore dans les graves mais aussi avec une certaine douceur qui le distingue des profils plus rocailleux. Il en tire d'ailleurs une salve d'applaudissements méritée à la fin de son air 'Come dal ciel precipita', alors que son personnage s'apprête à se faire assassiner dans les secondes qui suivent.

Jonathan Tetelman (Macduff) et Lady Macduff (Début Acte 4)

Jonathan Tetelman (Macduff) et Lady Macduff (Début Acte 4)

Et c'est un très grand Macduff qu'exalte Jonathan Tetelman, sanguin et incisif, affichant une virilité sombre que l'on n'attend pas chez ce personnage qui subit le destin, mais qui, dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, est bien plus enclin à la vengeance hargneuse avec un très fort dramatisme qui va dans le sens d'un Verdi qui cherchait, à travers cette oeuvre, à s'écarter du pur bel canto au profit de la crédibilité humaine.

Rôle encore plus court, celui de Malcom se taille également une solide stature sous les traits d'Evan LeRoy Johnson, et tous les autres rôles secondaires sont, eux-aussi, très bien caractérisés avec des tonalités vocales saisissantes, que ce soit Caterina Piva en Dame de Chambre ou bien Aleksei Kulagin en médecin.

Scène finale

Scène finale

La version jouée ce soir est celle révisée en 1865 pour le Théâtre Lyrique de Paris, pour laquelle un tiers de la partition fut réécrite par rapport à l'originale florentine de 1847.

Le ballet des sorcières et le chœur des Sylphes sont cependant supprimés afin de mieux concentrer l'action scénique, mais l'air final de la version 1847 de 'Macbeth', 'Mal per me che m'affidai' , est réintégré pour donner toute sa force au désespoir du Roi déchu.

Denis Guéguin (Vidéo)

Denis Guéguin (Vidéo)

Avec des chœurs aussi bien splendides par leur élan qu'élégiaques dans le grand moment de déploration du quatrième acte, cette interprétation de 'Macbeth' apporte un nouveau souffle qui rapproche les spectateurs de ces deux personnages extrêmes.

L'excellent accueil reçu par tous les artistes de cette production en témoigne, et comme il s'agit du spectacle au monde pour lequel il était le plus difficile d'obtenir de places cette saison, il sera possible de le revoir en 2025.

Malgorzata Szczesniak, Philippe Jordan et Krzysztof Warlikowski

Malgorzata Szczesniak, Philippe Jordan et Krzysztof Warlikowski

Pour revoir la diffusion de la première de 'Macbeth' sur Arte-Concert, c'est ici.

Asmik Grigorian et Vladislav Sulimsky

Asmik Grigorian et Vladislav Sulimsky

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Publié le 24 Juillet 2023

Tristan und Isolde (Richard Wagner - Munich, 10 juin 1865)
Représentation du 21 juillet 2023
Bayerische Staatsoper - Munich

Tristan Stuart Skelton
König Marke René Pape
Isolde Anja Kampe
Kurwenal Wolfgang Koch
Melot Sean Michael Plumb
Brangäne Jamie Barton
Ein Hirte Jonas Hacker
Ein Steuermann Christian Regier    
Ein junger Seemann Liam Bonthrone

Direction musicale Lothar Koenigs
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2021)

                                                                                      Lothar Koenigs

La création de la nouvelle production de 'Tristan und Isolde' dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, le 29 juin 2021, avait créé une très forte émotion, non seulement parce qu'elle réunissait Anja Harteros, Jonas Kaufmann et Kirill Petrenko à la direction musicale, mais aussi parce les contraintes sanitaires étaient toujours en vigueur, si bien que le gouvernement allemand n'avait fait connaitre les jauges autorisées pour les salles fermées que quelques jours avant cette première. Ainsi, seule la moitié des places furent disponibles.

Stuart Skelton (Tristan) et Anja Kampe (Isolde)

Stuart Skelton (Tristan) et Anja Kampe (Isolde)

Dans le premier acte de cette production, la lecture réalisée par le metteur en scène polonais surprend un peu car elle n'induit pas de tension véritable entre le texte de Richard Wagner et ce qui est raconté sur scène. C'est seulement après cette phase introductive, dans le second acte, que le positionnement devient plus saillant et que l'on assiste au désir fantasmé d'Isolde, puis de Tristan, de mettre en scène leur propre suicide, eux qui n'arrivent même pas à se toucher dans ce monde qui ne leur convient pas.

Anja Kampe (Isolde)

Anja Kampe (Isolde)

Le décor mortuaire, sorte de tombeau sans lumière du jour, prend tout son sens, et le texte évolue dans sa signification. Ainsi, lorsque le Roi Marke surgit pour éviter de peu, non pas une scène d'amour, mais un double suicide dont la mise en scène semble sortie de l'imaginaire romantique d'une Virginia Woolf, tout ce qu'il dit, comme la peur de perdre deux êtres aimés de lui, diffère alors des reproches plus conventionnels d'un homme découvrant qu'il est trompé.

La blessure de Tristan ne provient plus d'un acte délibéré et meurtrier de la part de Melot, qui s'enfuit paniqué, mais d'un destin représenté par deux faux-mannequins asexués qui viennent provoquer le désir le plus profond du chevalier, qui est de se donner la mort.

Stuart Skelton (Tristan) et Anja Kampe (Isolde)

Stuart Skelton (Tristan) et Anja Kampe (Isolde)

Le dernier acte représente ensuite, dans une splendide lueur glaciale et lunaire, le monde inerte que Tristan est en train de rejoindre, un monde où les souvenirs d'enfance sont gelés et inaccessibles.

Et à la grande scène finale, l'on assiste à la disparition de tout le monde social et décevant qui entoure Isolde, afin qu'elle puisse enfin rejoindre Tristan dans une mort sublimée par la montée d'un univers marin qui recouvre les corps, et qui les débarrasse de leurs névroses, jusqu'à ce que l'on observe le couple allongé enfin se réveiller pour se regarder, les mains posées l'une sur l'autre.

On retrouve ainsi un esprit récurrent de la part de Krzysztof Warlikowski chez Richard Wagner, qui est de mettre en scène les délires et les cauchemars de la psyché humaine, pour ensuite revenir à l'humain dans sa plus pure simplicité.

Tristan und Isolde (Kampe Skelton Pape Koenigs Warlikowski) Munich

Pour cette reprise au Festival d'opéras de Munich, la direction musicale est confiée à Lothar Koenigs, et quelle surprise d'entendre d'emblée une ouverture d'une troublante profondeur mue par des mouvements en tension qui jamais ne se relacheront de toute la soirée.

Le chef d'orchestre allemand a visiblement le goût pour la volupté chaleureuse qui engage les chanteurs avec corps, et il révèle également un sens de l'urgence dramatique affolant (incroyable ouverture au second acte avec des cors pétaradants mais toujours justes) tout en laissant s'épanouir la poétique solitaire et wagnérienne grâce au magnifique talent des instrumentistes de l'Orchestre de l'Opéra de Bavière.

Anja Kampe (Isolde)

Anja Kampe (Isolde)

Le résultat est extraordinairement exaltant, et Anja Kampe est la première a en tirer bénéfice en affichant, dès sa première apparition, un aplomb de feu. Avec un art de la déclamation souple et mordant à la fois, un regard perçant et une fulgurance imparable dans les aigus, elle a cette présence de femme forte et déterminée d'une ampleur qui égale, voir surpasse, celle de Waltraud Meier lorsqu'elle était à son zénith dans ce même rôle d'Isolde. Et aucune faiblesse ne se fait sentir dans le Liebestod final.

Stuart Skelton (Tristan) et Anja Kampe (Isolde) - Salut final

Stuart Skelton (Tristan) et Anja Kampe (Isolde) - Salut final

La plénitude des couleurs est de plus somptueuse, et elle dépeint une personnalité étrangement non dénuée de joie et d'optimisme qui contraste fortement avec le naturel dépressif dans lequel Stuart Skelton plonge Tristan de sa voix doucereusement homogène et sombre qui évoque, au début, par son élégance de style, le jeune Siegmund de 'La Walkyrie'.

Stuart Skelton (Tristan)

Stuart Skelton (Tristan)

Son corps est certes imposant, mais il arrive pourtant à l'utiliser au mieux pour appuyer des expressions de vie, notamment au 3e acte, comme s'il voulait finalement montrer, une fois mortellement blessé, comment Tristan se débat vaillamment avec la douleur. 

Solide de bout en bout, et fort touchant, doué d'une théâtralité hallucinée, il forme avec sa partenaire un duo qui fonctionne très bien, et tous deux nous emmènent dans cette histoire avec une humanité prégnante.

D'ailleurs, on peut remarquer qu'à la dernière image, les deux amants se tiennent plus pleinement la main que dans la version originale de 2021.

René Pape (Le Roi Marke) et Stuart Skelton (Tristan)

René Pape (Le Roi Marke) et Stuart Skelton (Tristan)

Et en Roi Marke, René Pape s'écarte de ses postures habituelles inflexibles, afin de mieux faire ressortir les affects du monarque, si bien que lui-même s'humanise de la plus belle des façons.

C'est un peu le contraire que l'on observe avec Jamie Barton qui tient très efficacement le rôle de Brangäne avec beaucoup d'assurance, mais la prive d'une sensualité de timbre qui fait défaut dans les appels à la Lune. 

Jamie Barton (Brangäne)

Jamie Barton (Brangäne)

Parfois imprévisible selon les productions, on retrouve cette fois Wolfgang Koch à son meilleur dans une interprétation de Kurwenal dont il modère le tempérament pour en faire un être sensible, avec de la vigueur et un timbre un peu oscillant mais aux intonations bienveillantes. Une justesse d'incarnation qui fait plaisir à voir et à entendre de sa part.

Wolfgang Koch (Kurwenal)

Wolfgang Koch (Kurwenal)

Quant à Sean Michael Plumb, il donne une très grande densité à Melot , sans le caricaturer, avec un timbre de voix bien saillant, et Christian Regier et Liam Bonthrone, respectivement en marin et pilote, complètent sans réserve une distribution qui fait honneur à un ouvrage qu'il est difficile de monter sans aucune faille. Une grande réussite du festival d'opéras de Munich 2023.

Jamie Barton, Anja Kampe et Stuart Skelton

Jamie Barton, Anja Kampe et Stuart Skelton

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Publié le 19 Juillet 2023

Du lundi 22 juin au vendredi 26 juin 2009, France Culture diffusait 5 entretiens de Krzysztof Warlikowski au moment où il mettait en scène à l’opéra Bastille ‘Le Roi Roger’ de Karol Szymanowski pour clôturer les 5 ans du mandat de Gerard Mortier.

Ces 5 entretiens, menés par Joelle Gayot en février 2009 pour l'émission 'A voix nue', s’intitulaient respectivement ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, ‘Je est mon autre’, ‘La leçon d’anatomie’, et ‘Le visible et l’invisible’.

Ils sont indispensables pour qui souhaite comprendre la construction de la pensée de ce très grand metteur en scène de théâtre et d’opéras.

Après ‘Pologne, je te « haime »’, le second de ces 5 entretiens est intégralement retranscrit ci-dessous.

Krzysztof Warlikowski - Les Contes africains (Théâtre Chaillot, le 17 mars 2012)

Krzysztof Warlikowski - Les Contes africains (Théâtre Chaillot, le 17 mars 2012)

A voix nue : Joelle Gayot s’entretient avec Krzysztof Warlikowski (diffusion sur France Culture, le mardi 23 juin 2009)
Shakespeare, père et mère de théâtre

J.G : Hier, nous avons évoqué la terre natale du metteur en scène, c’est à dire la Pologne, et nous allons pour cette seconde rencontre nous attarder sur une autre terre, celle de William Shakespeare, une terre qui est une maîtrise d’un autre genre, tout aussi décisif dans le travail qui est le votre, Krzysztof Warlikowski, puisque sans le passage dans ces territoires, votre rapport au théâtre et à la mise en scène serait probablement tout autre. 

Pour autant, il n’y a pas de hasard si  Shakespeare est à ce point nourricier, à la fois père et mère de votre geste artistique, et dès lors que vous l’avez découvert, vous ne l’avez plus lâché, Shakespeare lu avidement alors que vous étiez, je crois , lycéen, et objet ensuite d’une dizaine de vos mises en scène. Il y eut en 1994 ‘Le Marchand de Venise’, en 1997 ‘Le Conte d’Hiver’, en 1997 puis 1999 ‘Hamlet’, en 1998 ‘La Mégère apprivoisée’, en 1999 ‘La Nuit des Rois’, en 2003 ‘La Tempête’, en 2004 ‘Macbeth’, et bien sûr le ‘Le Songe d’une nuit d’été’ que vous avez mis en scène avec des acteurs français à Nice.

Alors, ‘Shakespeare, votre contemporain’,  pour reprendre une célèbre formule de Jan Kott qui lui avait consacré un important essai,  si ce n’est pas une passion pour vous, Krzysztof Warlikowski, cela y ressemble à s’y méprendre. C’est une passion?

K.W : C’est une passion, c’est une connaissance, c’est la ressemblance, c’est le personnage, c’est lui-même, c’est l’humain, Shakespeare, qui, à un certain moment, est apparu en homme concret comme quelqu’un que je connaissais très bien après avoir travaillé sur plusieurs mises en scène.

Mais, en travaillant sur Shakespeare, j’ai fait la connaissance de Bernard-Marie Koltès et de Sarah Kane, et en revenant à Shakespeare après les avoir rencontrés, cela a enrichi la continuation avec lui.

Avec Koltès, Sarah Kane et Shakespeare, j’avais donc des partenaires pour mon travail, et, à part toute la machinerie théâtrale, comédiens, scénographes, etc., il y avait un autre ego que je plaçais dans ces trois auteurs.

Bien sûr, c’était plus facile avec Koltès et Sarah Kane, car ils étaient beaucoup plus mes contemporains, et avec ce que j’avais compris d’eux, de la part du Français et de l’Anglaise, mon contact avec cet anglais d’une autre époque en devenait facilité. Je pouvais enfin dire que je les connaissais tous les trois, car ils étaient des écrivains avec lesquels je pouvais partager mes angoisses, mes peurs, ma lutte et ma révolte.

 

J.G : Des auteurs avec qui vous partagiez ces angoisses, ces peurs, cette révolte, Krzysztof Warlikowski, ou qui vous ont sans doute permis de les mettre à jour et de les exprimer? Shakespeare a t-il été également un révélateur de vous-même?

K.W : Oui, c’était une écriture qui, au fur et à mesure, s’est avérée être la mienne. Elle m’exprimait autant qu’elle les exprimait, et je ne crois pas les avoir trahis dans mes interprétations. Ces trois rares auteurs, dont il ne m’est pas possible d’être au même niveau, ni de les dépasser, et avec lesquels tu n’es jamais satisfait de ton propre travail, ouvrent des options et des questions sans jamais clore quoi que ce soit.

 

J.G : Est-ce que cela ouvre le geste formel du metteur en scène?

K.W: Grâce à ces trois auteurs qui sont tellement du côté du contenu, qui sont tellement du côté du sens, qui sont tellement du côté des émotions, de leurs peurs, de quelque chose de très personnel, et donc qui sont du côté de ce qu’ils disent, et non pas de comment ils le disent, le geste théâtral formel reste second par rapport au dialogue avec ce qu’ils veulent dire, ce qui est le plus important.

Le geste théâtral formel vient facilement après, comme une partie de moi, une certaine poétique, une certaine forme, mais cette forme n’est jamais là au départ, et c’est grâce à ces auteurs qui sont tellement riches de ce qu’ils disent, de ce qu’ils sentent, de ce qu’ils expriment sur l’univers, que le geste formel reste sans importance.

Et comme je le disais, moi, artiste, jeune égocentrique, excentrique, qui cherche sa forme, j’ai mis du temps à comprendre qu’il fallait commencer avec ce qui me tourmente et non pas comment le dire. C’était cela, la leçon de ces trois auteurs.

 

J.G : Est-ce que l’on rentre facilement, sans rencontrer d’opposition, à l’intérieur d’une pièce de Shakespeare?  Car on peut rencontrer des obstacles sérieux qu’il faut contourner, et d’ailleurs, quand vous mettez en scène, il vous arrive parfois de bousculer Shakespeare, d’inverser l’ordre des scènes.

K.W: Shakespeare est très pervers si l’on s’intéresse à trois de ses pièces exemplaires telles ‘La Mégère apprivoisée’, ‘Otello’ et ‘Le Marchand de Venise’, car on a donné pendant des siècles des interprétations opposées au sens que j’avais trouvé chez lui.

Jusqu’au film de Franco Zeffirelli et les mises en scène que l’on peut voir aujourd’hui, ‘La Mégère apprivoisée’ est simplement une mégère, avec ce monologue final où elle dit qu’elle a finalement compris que son mari est son maître, et que sa vie est totalement soumise à la sienne, qu’elle ne peut lui donner que son amour, alors que son mari lutte pour elle quelque part sur un bateau. 

Et en même temps, il s’agit d’un texte dit par une femme qui est humiliée, qui est complètement anéantie, en temps que personne, donc cette notion de ‘mégère’ est une notion qui provient de l’univers qui l’entoure, qui la qualifie ainsi, où qui la rend ‘mégère’. 

‘La femme’ n’est pas par définition ‘mégère’, et n’a pas besoin d’être apprivoisée comme un animal, donc, dans le titre, il y avait déjà un paradoxe dont il a fallu des siècles entiers pour le faire ressortir, parce que rarement a-t-on dit que Shakespeare avait fait une plaisanterie anti-misogyne pour dire qu’il était contre cet univers de machos qui est resté dominant jusqu’à aujourd’hui.

Ce monologue final est donc quelque chose de très amer, une prière comme dans la Bible lorsqu’elle nous dit que la femme doit être soumise, que la femme doit aimer quoi que fasse l’homme. Il y avait donc une opposition qu’il n’était pas possible de faire ressortir. 

Ainsi, pendant un certain temps, j’avais considéré que c’était une comédie légère, mais ce fut un véritable choc lorsque je suis rentré dans le texte et que j’ai constaté à quel point ce qu’il voulait dire était révolutionnaire.

De la même manière, dans ‘Le Marchand de Venise’, par cette façon de s’intéresser à un juif dans son temps, est-ce un texte antisémite ou bien un texte anti-antisémite? Et ‘Otello’, est-ce un texte raciste ou anti-raciste? J’ai eu du mal, dernièrement, à lire ‘Otello’, tant il y a d’invectives contre les noirs dans ce texte à un point que je n’en ai pas autant entendu au cours des trois dernières années de ma vie.

On voit ainsi la perversité de ces sujets cruciaux jusqu’à aujourd’hui, qu’ils traitent de la race, de la femme ou des juifs, et Shakespeare a eu du courage de mettre le juif, qui veut le cœur du chrétien, du côté des personnages négatifs. Il y a un jugement, et lui même est jugé à ce moment là, si bien qu’on ne lui laisse pas prendre le cœur du chrétien. Mais le chrétien souhaite qu’il change de religion. A cette époque, il était facile d’imposer une religion à quelqu’un en le menaçant de mort.

Aujourd’hui, et surtout depuis l’Holocauste, on se pose cette question et l’on essaye de respecter la religion de chacun.

Mais quand on entend toutes les déclarations qui viennent de Rome, ces bonnes paroles du dimanche auxquelles on ne comprend rien, on voit que le monde est toujours à rebours comme l’a présenté Shakespeare.

Andrzej Chyra, Isabelle Huppert et Krzysztof Warlikowski lors d'une rencontre avec le public à propos de "Un Tramway" nommé désir (Théâtre de l'Odéon, le 13 février 2010)

Andrzej Chyra, Isabelle Huppert et Krzysztof Warlikowski lors d'une rencontre avec le public à propos de "Un Tramway" nommé désir (Théâtre de l'Odéon, le 13 février 2010)

J.G : Au fond, dans ce que vous pouvez dire des mises en scène de Shakespeare, Krzysztof Warlikowski, vous êtes très agacé que l’on monte Shakespeare sagement en respectant les conventions, et j’ai l’impression que vous êtes en train de dire que c’était sans doute un vilain garçon, et qu’il ne faut pas hésiter à faire apparaître ce côté là.

K.W: Quand j’ai commencé à travailler sur ‘Le Songe d’une nuit d’été’, équipé de Jan Kott, j’ai pris l’exemplaire de l’édition française, une édition ‘Acte Sud’, je crois, et j'ai lu la chose suivante : ‘Le Songe d’un nuit d’été’, l’une des comédies les plus joyeuses, pleine de lumière. 

Avec cette première phrase, je me suis demandé où l’on était, car je pensais que la porte ouverte par Kott restait ouverte, mais avec une introduction comme celle-ci, qu’apprend-on de Shakespeare?

On ne sait alors rien de Shakespeare et l’on revient à chaque fois en arrière.

Parce qu’en me confrontant à ce texte – alors que je m’étais attaqué à des textes marginaux où les interprétations n’étaient pas tellement apprivoisées –, j’approchais le centre de ce qu’était la pièce de Shakespeare la plus jouée et la plus joyeuse.

Et en lisant cette pièce, je me suis dit que c’était un bon scénario pour un club, genre souterrain défendu, une boite de nuit comme dans le film de Stanley Kubrick ‘Eyes wide shut’, un club qui ne fait pas partie de la vie officielle, où l’on n’a pas d’entrée si l’on ne connaît pas quelqu’un.

Le climax de la programmation de cette boite serait la copulation d’une femme avec un âne, et je n’y ai vu que les ténèbres, et absolument rien de joyeux.

Bien sûr, il s’agissait d’un Shakespeare jeune, plus révolté et direct, qui osait les choses, même si pendant plusieurs siècles nous avons travaillé à atténuer ce qu’il nous donne comme matière de sa révolte de jeunesse, cette découverte du paradoxe qu’il n’appartient pas vraiment à cette société où il vit.

Il y a un grand problème, dans ce texte, à se sentir d’un seul coup seul, avec ses imaginations, ses désirs, ses peurs, et avec les mensonges culturels qui nous entourent, qui nous sont imposés, et qui nous cachent nous-mêmes à nous-mêmes.

Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski répétant 'Hamlet', opéra d'Ambroise Thomas inspiré de Shakespeare (Opéra Bastille, le 02 mars 2023)

Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski répétant 'Hamlet', opéra d'Ambroise Thomas inspiré de Shakespeare (Opéra Bastille, le 02 mars 2023)

J.G : On peut parler effectivement du ‘Songe d’une nuit d’été’, mais on pourrait aussi parler d’’Hamlet’ – une mise en scène de Patrice Chéreau l’avait d’ailleurs parfaitement mis à jour il y a quelques années -, pour montrer que ce qu’il y a dans Shakespeare est à la fois de l’ordre du fantasme mais aussi de l’ordre d’une certaine sauvagerie qui serait inhérente à la personne humaine. Êtes-vous sensible à cette sauvagerie, Krzysztof Warlikowski?

K.W:  quand j’ai commencé à travailler sur ‘Hamlet’, j’ai commencé à me sentir complètement sauvage. J’étais dans un théâtre qui commençait à peine, où il n’y avait plus de public, l’intelligentsia polonaise avait disparu du théâtre, à un moment où l’on était en chute, où nous n’avions plus d’argent pour aller au théâtre, et où l’on ne faisait plus attention à faire partie de cette vie culturelle en Pologne.

J’étais avec plusieurs comédiens, un peu perdus comme moi, ex-alcooliques, homos, des gens de province, un mélange absolument pas classique, absolument pas au niveau du théâtre national où l’on aurait pu donner la représentation de ‘Hamlet’. 

Dans le vide de Varsovie où il n’y avait pas de ‘Hamlet’, je me suis décidé à faire ma version de ‘Hamlet’ avec mes ratés. Ce serait un Hamlet raté, y compris tous les autres personnages.

Stanisława Celińska, qui incarnait Gertrude, était une ex-alcoolique, et l’on voulait commencer par le mariage avec Claudius. Je voulais qu’elle se marie en robe blanche, ce qui n’est pas convenable pour le second mariage après le deuil.

Elle ne rentrait pas dans la robe, et tout son corps ressortait de cette robe, et quand elle s’est vue dans le miroir, elle qui était une ex-beauté qui était allée à Cannes avec Monica Vitti pour un film d’Andrzej Wajda ‘Paysage après la bataille’, elle a commencé à pleurer quand elle a vu ce qu’elle était devenue avec le temps.

C’était une femme rousse avec plein de grains de beauté, et tout son corps était exposé dans sa déformation qui faisait aussi la beauté de ce corps. Et lorsque l’on a commencé ce spectacle antihéroïque, nous avons complètement abîmé Jacek Poniedzialek, comédien polonais qui revient dans chaque mise en scène, pour être un Hamlet un peu bizarre, alors qu’il était beau garçon, et en faire un écorché vif.

En tant qu’écorché vif, il a commencé à répéter cet Hamlet, et peut-être était-il homosexuel?

Et Varsovie est venu voir cet Hamlet et l’a refusé. Je leur disais que c’était le Hamlet des années 1980-1990, que pour la Pologne ils étaient des ratés, des déformés, des malades, qu’ils souffraient, que leur langage était nul et qu’ils ne parlaient plus avec le langage hautain qu’ils avaient tenu pendant longtemps dans les théâtres, et qu’ils devenaient maintenant des humains polonais.

Dans l’état où ils étaient après la guerre, après le communisme, ainsi était devenu leur univers.

 

J.G : Les critiques en Pologne ont dit que c’était un ‘Hamlet’ pornographique. Et si Shakespeare était pornographique, serait-ce à ce point un problème?

K.W:  Je dirais qu’en tant que bon auteur, Shakespeare ne s’évade pas de la zone érotique, de la zone corporelle, parce que c’est la moitié de notre nature. C’est quelqu’un qui est d’accord avec son corps, et qui exprime à chaque fois la transcendance du corps, comme on le voit dans chaque pièce de théâtre.

Quand tu entends ces jugements naïfs sur Shakespeare, à propos des personnages de Rosencrantz et Guildenstern où on pensait traditionnellement que c’étaient des ‘homosexuels’, alors que le public ne voyaient pas les vrais homosexuels, car presque chaque être chez Shakespeare est assez ambigu sur ce plan là.

 

J.G : Sans parler du rapport incestueux qui est également très fort et très déployé dans toutes les pièces. Il n’y a pas de tabou. Quand on met en scène, faut-il s’imposer à soi même des limites, sinon cela pourrait aller trop loin d’un point de vue artistique?

K.W: On n’a pas de limites de la même manière que l’on n’a pas de préjugés. Et l’on croit que les choses sont toujours ainsi. Dans la fameuse scène où Hamlet va voir sa mère dans sa chambre – scène extrêmement difficile et essentielle -, l’acteur nous a surpris en se mettant à poil. 

Les analyses viennent plus tard et l’on nous dit que c’est l’enfant qui vient, et il vaut mieux qu’il soit à poil parce qu’il se met en situation du faible en découvrant sa faiblesse à sa maman.

Et à partir de là, on peut multiplier les théories, mais il s’agit d’intuitions qui ne sont pas prévues au départ, et qui arrivent pourtant.

Magdalena Cielecka et Krzysztof Warlikowski - La Fin. (Koniec) (Théâtre de l'Odéon, le 5 février 2011)

Magdalena Cielecka et Krzysztof Warlikowski - La Fin. (Koniec) (Théâtre de l'Odéon, le 5 février 2011)

J.G : Pour revenir à la perversité dont vous parliez à propos de Shakespeare, vous dites aussi qu’il fait de fausses résolutions, mais il ne faut pas croire qu’il y a chez lui de dénouement heureux, et qu’il y a aussi une habileté de l’auteur à clore tout en réouvrant sur un champ de mines.

K.W: Dans ‘La Nuit des Rois’, je n’avais qu’un seul personnage pour jouer les rôles de Sébastien et Viola qui sont des jumeaux, fille et garçon. Et puis il y a la Comtesse et le Duc. L’homme devrait aimer la femme. Or, il est resté tout le temps avec le garçon dont il est amoureux, mais à la fin il va avec la femme, car il ne peut pas faire autrement. Et la Comtesse, qui est amoureuse de la jeune femme, doit aller avec l’homme.

Ce final peut paraître heureux, puisque chacun a ce qu’il veut. Mais à la base n’y a t’il pas ce désir du même sexe chez les deux personnages? La question reste ouverte, et c’est ce que Shakespeare nous donne à contempler. C’est donc très pervers comme happy end.

 

J.G : Vous avez dit, pour conclure, Krzysztof Warlikowski, que notre enthousiasme est shakespearien, en parlant de vous et de vos acteurs. On dit que pour jouer Claudel il faut parler Claudel, et l’on a un peu le sentiment que vous avez appris à parler Shakespeare.

K.W : Je crois qu’il y a chez moi et chez lui ce besoin de percevoir l’univers, de comprendre la nature humaine, de croire que le théâtre peut nous mener vers des réponses à tout l’univers, et non pas nous donner une partie de la réalité comme miroir que l’on représente sur le plateau, que le théâtre est le terrain où l’on se questionne et se requestionne le monde, et que c’est essentiel.

 

J.G : Et bien l’on parlera demain de ce théâtre comme lieu de partage, s’il est aussi un moyen de se connaître et de connaître le monde. Merci, Krzysztof Warlikowski.

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Rédigé par David

Publié dans #Warlikowski

Publié le 18 Juillet 2023

Du lundi 22 juin au vendredi 26 juin 2009, France Culture diffusait 5 entretiens de Krzysztof Warlikowski au moment où il mettait en scène à l’opéra Bastille ‘Le Roi Roger’ de Karol Szymanowski pour clôturer les 5 ans du mandat de Gerard Mortier.

Ces 5 entretiens, menés par Joelle Gayot en février 2009 pour l'émission 'A voix nue', s’intitulaient respectivement ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, ‘Je est mon autre’, ‘La leçon d’anatomie’, et ‘Le visible et l’invisible’.

Ils sont indispensables pour qui souhaite comprendre la construction de la pensée de ce très grand metteur en scène de théâtre et d’opéras.

Le premier de ces 5 entretiens est intégralement retranscrit ci-dessous.

Krzysztof Warlikowski : Les Français - Francuzi (Théâtre Chaillot, 19 novembre 2016)

Krzysztof Warlikowski : Les Français - Francuzi (Théâtre Chaillot, 19 novembre 2016)

A Voix nue : Joelle Gayot s’entretient avec Krzysztof Warlikowski (diffusion sur France Culture, le lundi 22 juin 2009)
Pologne je te ‘haime’

J.G : Krzysztof Warlikowski, nous sommes dans votre appartement parisien, mais ce n’est pas à Paris que vous vivez.

Si vous êtes un grand voyageur, votre travail de metteur en scène vous mène un peu partout en Europe et aussi en Israël. 

La Pologne est votre pays natal, et c’est en Pologne qu’a démarré ce trajet artistique qui, aujourd’hui, vous place au premier plan sur la carte des metteurs en scène qui comptent. 
Vous êtes un metteur en scène de théâtre principalement, mais également d’opéras, et on vous a connu en France grâce au Festival d’Avignon que vous retrouvez d’ailleurs très régulièrement. 

On vous a découvert avec ’Hamlet’ de Shakespeare, puis on va a retrouvé avec Sarah Kane, avec un travail mémorable sur ‘Purifiés’, sont ensuite arrivés à Avignon, et ailleurs, ‘Le Songe d’une nuit d’été’, ‘Le Dibbouk’ d’après Shalom Anski et Hanna Krall, ‘Kroum l'ectoplasme’ d’Hanokh Levin, ‘Angels in America’ de Tony Kushner, et ajoutons à l’opéra ‘Iphigénie en Tauride’ de Gluck, ‘L’Affaire Makropoulos’ de Janáček, ‘Parsifal’ de Wagner.

Mais, reprenons les choses par le début, avec cette Pologne que vous semblez aimer tout autant qu’elle vous pose encore problème, cette Pologne qui vous construit, précisément parce qu’elle contient peut-être en elle tout ce qui pourrait vous détruire. Alors, première question, Krzysztof Warlikowski, vous êtes né quand et où?

K.W: A question concrète, réponse concrète. Je suis né en 1962 à Sczescin, une ville allemande avant la guerre qui est devenue polonaise après la guerre. Donc, je suis né à-peu-près 15 ans après la fin de la guerre, dans une ville qui, à ce moment là, n’appartenait à personne, car les Polonais n’étaient pas tellement sûrs de pouvoir conserver la ville longtemps.

 

J.G : Vous avez grandi dans cette ville, mais ensuite êtes-vous parti à Cracovie faire des études de théâtre ou plutôt des études de philosophie ?

K.W: Quand j’ai eu mon baccalauréat, je suis parti à Cracovie pour faire mes études de philosophie et d’histoire à l’université Jagellon. Je me suis alors rendu compte plus tard, lorsque j’ai débuté en tant que metteur en scène à Hambourg, que cette ville allemande et Sczescin avaient beaucoup de points en commun, c’est à dire qu’il s’agissait de villes totalement différentes d’une ville comme Cracovie qui a un passé polonais lourd d’histoire et de traditions.

 

J.G : A Cracovie vous vous lancez dans des études d’histoire et de philosophie, puis vous obtenez le diplôme de l’Académie de Théâtre.

K.W: Après mes études d’histoire et de philosophie, je suis parti pour Paris où je suis resté plusieurs années. J’ai donc vécu entre la capitale française et Cracovie un certain moment. Puis, je suis revenu définitivement à Cracovie afin de commencer, à l’âge de 29 ans, mes études théâtrales et de mise en scène à l’Académie de Théâtre.

Le Roi Roger - mise en scène Krzysztof Warlikowski (Opéra Bastille, 18 juin 2009)

Le Roi Roger - mise en scène Krzysztof Warlikowski (Opéra Bastille, 18 juin 2009)

J.G : Qu’est-ce qui fait qu’un jeune homme décide de venir à Paris pour poursuivre ses études ?

K.W: J’ai commencé mes études en 1981, année de grève à l’université, mais aussi de grève à Gdansk et Szczecin, année lourde d’évènements en Pologne. Puis, il y eut l’état de guerre, et donc je suis parti pour Paris. 
Après avoir vu ce qu’était la vie d’étudiant à Cracovie, c’est la curiosité qui m’a poussé à aller plus loin, à un moment où l’on n’était pas trop conditionné par la situation extérieure pour faire des études qui vous donnent une profession ou un métier qui vous placent dans la société. 
Paris était juste une ouverture et une aventure d’apprentissage dans ma recherche qui me mène ailleurs.

 

J.G : Rien qu’à vous écouter parler, Krzysztof Warlikowski, on sent que votre engagement dans cette vie parisienne, quand vous étiez étudiant, a été extrême, parce que lorsque l’on entend la façon dont vous parlez le français, on se dit qu’il y a une pleine adhésion de votre personne à ce pays.

K.W: En effet, lorsque j’étais en Pologne, il m’arrivait d’aller faire du ski, et quand je prenais le téléphérique, j’en profitais pour répéter les conjugaisons latines et grecques. Puis, quand j’étais en refuge, j’apprenais des passages de Proust, au point que je connaissais des pages entières par cœur. C’était donc des moments un peu bizarres.

 

J.G : D’ailleurs, comment expliquez-vous cette très belle façon que vous avez eu de vous immerger dans la langue française? Est-ce la structure de cette langue que vous aimez?

K.W : Quand on revient sur ce qui est polonais, même si Sczescin ne ressemblait en rien à ce qu’est la Pologne, ce dont je ne me rendais pas encore compte, je recherchais mon identité et donc détestais ma ville qui me plaçait nulle part.
Et à partir du moment où je me suis confronté à Cracovie, j’ai vu une ville bourgeoise avec des jeunes de mon âge, et j'ai constaté que mes amis de la faculté avaient une autre culture que moi.

Or, j’étais du côté de Witold Gombrowicz qui s’était installé à l’étranger après la guerre, et qui, bien avant la guerre, était désespérément en recherche de la signification de l’identité polonaise, puisqu’on refusait de le reconnaître comme Polonais. 

J’étais en recherche de ce qui pouvait être ma base, et je n’avais pas conscience à cette époque que c’était dans ce refus d’appartenir à quoi que ce soit que se trouvait la source de moi même.
Je voulais ainsi échapper à tout ce qui pouvait me définir. Je ne pouvais pas me définir en tant que Polonais, et le 1er novembre, jour important pour les Polonais qui vont tous au cimetière, je souffrais de n’avoir pas de tombe où allumer des chandelles. Car à Sczescin, terre allemande, les tombeaux étaient allemands.

Mais à Cracovie, où je pouvais dire que j’étais au cœur de la culture polonaise, je ne pouvais pas m’identifier non plus, car les gens avaient leurs familles, leurs racines, qui les définissaient dans cette société polonaise, et donc tout restait à trouver. Et en cherchant, je me suis rendu compte que c’est dans le refus de ces identités qui me tombaient dessus que je pouvais peut-être identifier le vrai ‘Moi’.

Kabaret warszawski : Krzysztof Warlikowski, Maciej Stuhr et Wojciech Kalarus (Théâtre Chaillot, 12 février 2014)

Kabaret warszawski : Krzysztof Warlikowski, Maciej Stuhr et Wojciech Kalarus (Théâtre Chaillot, 12 février 2014)

J.G : Et quand vous êtes à Varsovie, Krzysztof Warlikowski, vous dites que vous avez le sentiment de vivre dans un cimetière.

K.W : C’était une expérience existentielle, comparable à celle de Sczescin, existentielle dans le sens où l’on se trouve nulle part. Autour de moi, il n’y avait que des exilés, des Allemands, des Juifs, des Polonais de l’Est, un assemblage de cultures qui forment un monde de cultures qui ne pouvaient pas se mélanger. Et Varsovie, après la guerre, était aussi une ville complètement détruite, la population également, parce que les juifs, qui en composaient un tiers, n’étaient plus là, et aussi parce que toute l’intelligentsia avait disparu, plus tard, dans l’insurrection de Varsovie. 

Donc, on semblait être les ‘Nouveaux’, là-bas, au point que l’on avait imaginé déménager la capitale à Łódź en 1945, ou bien construire une ville à côté où la vie serait plus facile.

De toute façon, je me suis rendu à Varsovie à l’époque de la chute du mur de Berlin où il y avait des Polonais qui venaient de partout avec une nouvelle énergie pour se mettre à travailler et former ce nouveau pays qui existe depuis 16 ou 17 ans. Et moi, j’étais l’un d’eux.

Nous étions tous nouveaux, et nous arrivions, métaphoriquement, dans un cimetière, puisque cette ville n’existait plus et que nous allions la reconstruire, et donc le point de départ était le même pour tout le monde. Ce n’était donc pas la même situation qu’à Cracovie, ville bourgeoise très catholique, intelligentsia depuis la guerre, bastion de quelque chose où je ne voulais pas vraiment rentrer.

 

J.G : De quelle manière le théâtre est-il venu à un moment donné se superposer, un peu comme une deuxième terre, à cette terre qu’était la Pologne, Krzysztof Warlikowski?

K.W : J’ai commencé mes études avec l’intention d’un apprentissage assez vague, pas mature. J’avais 18 ans, je lisais Eisler, je partais en voyage pour apprendre ce qu’était l’univers, j’errais quelque part entre philosophie et religion, si bien que j’avais même envisagé de me mettre en retrait de la vie pour, peut-être, devenir moine. En fait, je ne savais pas exactement ce qui allait arriver.

Le théâtre est arrivé au moment où toutes ces options universitaires ou religieuses se sont épuisées, lorsque j’ai compris que je n’étais pas scientifique, que je n’étais bien nulle part, et que je n’étais pas bien en Pologne ou à Paris. 

Le Théâtre est d’abord venu comme la continuation de cet apprentissage. Il y avait cette recherche et cette curiosité de me comprendre, de toujours comprendre l’univers, avec les mêmes questions qui allaient dorénavant passer par ce nouveau moyen. Mais je ne savais pas comment cela allait se passer, ni si c’était exactement ce que je cherchais.
J’ai donc commencé avec cette école de théâtre, et les quatre années qui suivirent allaient m’apporter la réponse.

Ce fut un moment tragique quand je suis sorti de cette école. C’était une sorte de fatum, car si je ne continuais pas, cela signifiait que je n’étais pas assez bon, et donc que je devais renoncer et passer à une vie civile, vie civile qui serait une déception. Or, je ne pouvais pas revenir à cette vie civile que j’avais déjà exploré, et où je n’avais pas trouvé de place pour moi.

Mais il y avait la question du talent, de savoir si j’avais des choses à dire. C’est ainsi que le théâtre a commencé, comme un moyen de comprendre l’univers.

Krzysztof Warlikowski et Maja Ostaszewska - L’Odyssée. Scénario pour Hollywood (La Comédie de Clermont Ferrand, 17 mars 2022)

Krzysztof Warlikowski et Maja Ostaszewska - L’Odyssée. Scénario pour Hollywood (La Comédie de Clermont Ferrand, 17 mars 2022)

J.G : A quel moment avez-vous croisé cette grande figure qu’est Krystian Lupa, puisqu’il a été important pour votre formation ? A-t-il été déterminant, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Cela s’est passé à l’école où il enseignait. C’était peut-être le seul homme suffisamment ouvert pour me séduire, le seul personnage dans cette école qui ouvrait les horizons, sinon il ne s’agissait que d’une école spécialisée comme les autres.

Pour moi, c’était un retour à mes racines, un retour à moi-même. J’ai découvert, en commençant les études de théâtre, autre chose que le théâtre. Le théâtre n’était pas aussi important au départ. C’était plutôt moi et mon langage qui comptaient, et j’ai d’ailleurs découvert que je parlais avec un langage très artificiel, avec des notions se situant entre ‘Journal télévisé’ et ‘Conférence d’Université’.

J’ai alors commencé à revenir à ma façon de parler lorsque j’étais à Sczescin, avec un langage simple, direct, car pour travailler avec les comédiens il fallait revenir à soi-même pour être soi-même face à eux. Il était donc important d’être ‘moi’ et de comprendre ce que l’on me dit, plutôt que d’être un théoricien qui multiplie des théories. 

C’est donc la première chose et la bonne chose que j’ai reçu à l’école.

Ensuite, est arrivée la rencontre avec quelqu’un comme Krystian Lupa, qui est un homme de théâtre sans l’être à 100%, car c’est plutôt un philosophe qui se pose, lui aussi, des questions sur la vie.

 

J.G : Y a t-il des points des communs qui relieraient ces hommes, Krystian Lupa, Peter Brook, Giorgio Strehler, qui ont été importants pour vous et dont vous avez aussi croisé la route à un moment donné, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Entre Krystian Lupa et Peter Brook, c’était comme l’orient face à l’occident, la Pologne en tant que Pays de l’Est face à une culture rationaliste, qu’elle soit anglaise ou française.

D’un côté il y avait l’irrationnel de Lupa, de l’autre côté il y avait le milieu d’or, cette mesure qui est au milieu, qui n’est pas irrationnelle, où il y a la raison et l’exigence d’être compris, d’être audible, d’être suivi. Alors que dans la nature polonaise, il y a ce contact intuitif qui ne tient pas forcément compte de ce qui est rationnel. Je me trouvais probablement entre ces deux forces là.

Cette rencontre avec ces metteurs en scène reproduisait donc ce qui m’était arrivé dans ma vie auparavant, cette dichotomie entre ce qui est polonais et ce qui est français, par exemple.

 

J.G : En vous écoutant, je pense à une phrase de Rimbaud qui dit ‘J’ai tendu des cordes de clocher à clocher  et je danse’. Au fond, c’est un travail d’équilibriste.

K.W : Je ne sais pas si c’était ce que je cherchais, mais à un moment je me suis rendu compte que j’étais entre les deux.

 

J.G : C’est périlleux comme position,  Krzysztof Warlikowski, et c’est très instable d’être entre les deux.

K.W : C’est très instable, mais il y a un moment où il n’y a plus d‘autre option, car dès ma naissance je ne me sentais pas attaché à un endroit précis. A ce moment là, je vacille en les choses, et comme je suis du signe des ‘Gémeaux’, cela ne fait que le confirmer (sourire).

 

J.G : Au fond, on peut donc dire que la terre où votre place est la plus juste est une terre de mouvement, et c’est d’ailleurs plus une mer qu’une terre.

K.W : Vous pouvez dire aussi que cette place se trouve entre vie et théâtre car elle englobe ces deux situations.

Ewa Dalkowska et Krzysztof Warlikowski - (A)pollonia (Théâtre Chaillot, 08 novembre 2009)

Ewa Dalkowska et Krzysztof Warlikowski - (A)pollonia (Théâtre Chaillot, 08 novembre 2009)

J.G : Et quelle place a occupé Strehler que vous avez également rencontré? J’imagine que l’on ne croise pas quelqu’un comme Strehler comme on croise n’importe qui dans une vie artistique.

K.W : Il m’a appris à respecter ce qui est classique, et de voir le sens, la force, la beauté et la clarté dans ce qui est très classique. 

Pour quelqu’un de très jeune comme moi - j’exagère, je n’étais pas très jeune, j’avais plus de la trentaine lorsque je les ai rencontré, car je suis rentré dans le théâtre très tard -, qui est un jeune excentrique, égocentrique, qui cherche à trouver sa propre forme, ou qui cherche ce qu’il a à dire au public, et qui cherche en général ce rapport dans lequel le place ce théâtre face à ce public, qui a plein d’idées et plein de formes dans la tête qu’il avait vu pendant des années à Paris, ville où il a vu les plus grands films après avoir vu les plus grands films en Pologne, donc qui est très riche en références, rencontrer quelqu’un de très mature, qui a travaillé sa forme pendant trente ou quarante ans, et qui est arrivé à une simplicité qui dérange ce jeune qui cherche à s’exprimer de façon plus sophistiquée et plus enchevêtrée, pas claire, avec plein d’intuitions, il y a là une contradiction.

Je me confrontais à des contradictions avec Peter Brook ou Giorgio Strehler, car je ne pouvais pas comprendre cet envoûtement qu’il y avait autour des costumes d’époque de Strehler, je ne pouvais pas comprendre que le son de la matière de la robe faisait passer des frissons dans le dos du public, alors que je n’étais pas sensible à cela et que cela ne me touchait en rien.

Après avoir rencontré le théâtre un peu ésotérique de Krystian Lupa, et les domaines qu’il voulait toucher et ouvrir par rapport au théâtre qui se contentait de pièces aussi bien écrites, comme Goldoni ou Shakespeare, c’est de cette contradiction qu’apparaissait mon propre ‘Moi’ personnel à venir.

 

J.G : Shakespeare, on en parlera demain,  Krzysztof Warlikowski.

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Rédigé par David

Publié dans #Warlikowski

Publié le 12 Mars 2023

Hamlet (Ambroise Thomas – 09 mars 1868, Salle Le Peletier)
Répétition générale du 06 mars et représentations du 11, 30 mars et 02, 09 avril 2023
Opéra Bastille

Hamlet Ludovic Tézier
Claudius Jean Teitgen
Laërte Julien Behr
Le Spectre Clive Bayley
Horatio Frédéric Caton
Marcellus Julien Henric
Gertrude Eve-Maud Hubeaux
Ophélie Lisette Oropesa (Mars) / Brenda Rae (Avril)
Polonius Philippe Rouillon
Premier Fossoyeur Alejandro Baliñas Vieites
Second Fossoyeur Maciej Kwaśnikowski

Direction musicale Pierre Dumoussaud
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2023)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphe Claude Bardouil
Nouvelle production

Diffusion en direct le 30 mars 2023 à 19h30 sur Arte Concert, et ultérieurement sur Arte
Diffusion sur France Musique le 22 avril 2023 à 20h

Après ‘Oedipe’ de George Enescu présenté en ouverture de la saison 2021/2022, Alexander Neef poursuit son exploration du patrimoine de l’Opéra de Paris en faisant revivre un grand opéra créé spécifiquement pour l’institution et qui connaîtra un grand succès (20ème opéra le plus joué à la salle Le Peletier avec 100 représentations, et 12ème opéra le plus joué au Palais Garnier jusqu’à la Seconde Guerre mondiale avec 267 représentations – il y aura aussi 10 représentations données à la salle Ventadour en 1874), avant de disparaître des planches du Palais Garnier au soir du 28 septembre 1938.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Cette renaissance à Bastille était d’autant plus nécessaire qu’’Hamlet’ est apparu un an après la création de ‘Don Carlos’ de Giuseppe Verdi (11 mars 1867) et un an avant l’entrée de ‘Faust’ de Charles Gounod (3 mars 1869) au répertoire, alors que ces deux derniers ouvrages ont été récemment joués à l’Opéra de Paris dans les productions respectives de Krzysztof Warlikowski (2017) et Tobias Kratzer (2022).

Hamlet - Acte 1, premier tableau

Hamlet - Acte 1, premier tableau

Et au-delà de la découverte que cette œuvre représente pour une large partie du public, l’intérêt est de voir comment ce grand opéra basé sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré, lui même dérivé de l’’Hamlet, prince de Danemark’ d’Alexandre Dumas (1847), inspiré de Shakespeare mais adapté au goût de la bourgeoisie parisienne du XIX siècle, va trouver une nouvelle forme artistique qui touche et ne lâche pas le spectateur d’aujourd’hui.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Et à l’instar de Jean-Baptiste Faure, grand baryton français de la seconde partie du XIXe siècle qui créa le rôle de Rodrigue à Paris dans ‘Don Carlos’, et pour le lequel Ambroise Thomas transposa sa première version pour ténor d’’Hamlet’ (1863) afin de lui permettre d’assurer la création de ce nouveau rôle, Ludovic Tézier est à l’honneur de l’Opéra Bastille afin d’incarner ce grand personnage littéraire.

Revenir à ce rôle qu’il aborda au Capitole de Toulouse en avril 2000, en alternance avec Thomas Hampson qui y vit son meilleur successeur, et qu’il reprit en janvier 2001 à Turin dans la même production, c’est revenir aux origines de son parcours au moment où il atteint l’un de ses points culminants.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Krzysztof Warlikowski - Séance de travail d'Hamlet

Ludovic Tézier (Hamlet) et Krzysztof Warlikowski - Séance de travail d'Hamlet

Mais, alors que très souvent les directeurs d’opéras choisissent eux-mêmes, où en concertation avec leur directeur musical, les metteurs en scène qui devront apporter une lecture des œuvres qui soit signifiante, dans ce cas précis, c’est Alexander Neef qui a demandé au grand chanteur de choisir le directeur scénique avec lequel il souhaiterait travailler.

Il a alors proposé Krzysztof Warlikowski avec lequel il s’était très bien entendu dans la nouvelle production de ‘Don Carlos’ jouée à Bastille en 2017, car, comme le rappelle Ludovic Tézier lors de sa récente interview donnée le 27 février 2023 sur France Musique, il faut d’abord défendre l’intelligence du propos. 

Et ce terme d’’intelligence’, qu’il appuie avec force, montre bien que la pertinence de l’opéra aujourd’hui se mesure à des questions qui dépassent très largement celle de l’esthétique.

Les ombres de la Lune - Vidéo Denis Guéguin

Les ombres de la Lune - Vidéo Denis Guéguin

Krzysztof Warlikowski signe donc sa neuvième mise en scène à l’Opéra de Paris depuis ‘Iphigénie en Tauride’ (2006), et se retrouve face à un personnage d’inspiration shakespearienne, auteur dont il a abordé au théâtre une dizaine de mises en scène avec notamment ‘Le Marchand de Venise’ en 1994, ‘Hamlet’ en 1997 et 1999, ou bien ‘La Tempête’ en 2003 et ‘Macbeth’ en 2004.

C’est d’ailleurs avec ‘Hamlet’ qu’il se fit connaître en France au Festival d’Avignon de 2001 (avec Jacek Poniedzialek - présent ce soir - et Magdalena Cielecka dans les rôles d' Hamlet et Ophélie), au même moment où Ludovic Tézier triomphait à l’opéra dans le même rôle titre.
Hasard annonciateur?

Frédéric Caton (Horatio) et Julien Henric (Marcellus)

Frédéric Caton (Horatio) et Julien Henric (Marcellus)

Le cadre de cette nouvelle production se situe dans un immense décor enserré de grilles imposantes d’une froideur d’acier, conçu par Małgorzata Szczęśniak, qui accroît la sensation d’emprisonnement d’une âme livrée à un asile psychiatrique où la fonction de contrôle prédomine sur celle du soin.
Le long du sas, sur la droite, fous, gardes, et personnages y apparaissent, et ce long couloir crée une impression de tunnel sans espoir.

Clive Bayley (Le Spectre)

Clive Bayley (Le Spectre)

Cependant, la dramaturgie de la mise en scène ne suit pas tout à fait le déroulé temporel du livret, puisque le premier et le dernier acte sont situés 20 ans après la révolte d’Hamlet contre sa mère et son beau père, et l’histoire est donc racontée sous forme de souvenir comme dans ‘Les Contes d’Hoffmann’ de Jacques Offenbach.

Hamlet est ainsi un être vieillissant vivant auprès de sa mère dans un asile d’aliénés, hanté par la mémoire du couronnement de Claudius, souffrant des visions du spectre de son père dépeint sous une forme extrêmement poétique d’un Pierrot tout blanc au visage peint de traits noirs. La symbolique du Pierrot romantique renvoie à l’enfance du héros et à son mal être intérieur, et tend aussi à dissoudre le côté trop solennel du fantôme pour lui donner une valeur plus fantastique et même ironique. 

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Dans ce premier acte, Ophélie et son frère Laërte jouent aux cartes avec Claudius, comme une remembrance d’une vie banale passée, alors que Gertrude, au seuil de sa vie, fixe obsessionnellement et mystérieusement un téléviseur où est diffusé ‘Les Dames du Bois de Boulogne’ de Robert Bresson, une histoire de vengeance.
Horatio et Marcellus, eux, sont moins des amis d’Hamlet que des surveillants douteux. 

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Une immense vidéo des phases de la Lune, un astre éteint, sur fond de ciel constellé d’étoiles, accentue l’impression de surnaturel et d’évocation de la mort, et, aux actes suivants, les rapprochements entre ces images de Lune et les splendides séquences de Denis Guéguin, le vidéaste, sur le visage du spectre modelé par les mêmes jeux d’ombre, créent des associations d’idées autour du 'Pierrot lunaire' d’Arnold Schönberg et l’âme mélancolique d’Hamlet.

Jean Teitgen (Claudius) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Jean Teitgen (Claudius) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

A partir du second acte, débute l’histoire passée d’Hamlet, interné une fois Gertrude et Claudius mariés suite au meurtre de son père, et Ophélie est présentée comme une femme littéraire qui cherche à intéresser le Prince avec son art du conte.

Mais lui, en apparence détaché et aidé par les autres malades, les courtisans, avec lesquels il vit, est occupé à préparer son grand spectacle destiné à démasquer le couple royal. Cette scène de vie dans l’hôpital rappelle celle que Krzysztof Warlikowski avait imaginé dans la maison de retraite de son ‘Iphigénie en Tauride’.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

L’immaturité du Prince, feinte ou réelle, est assez drôlement mise en scène lorsqu’il apparaît au commande d’une voiture de course téléguidée, dérisoire attribut de virilité inaboutie. Après la séquence d’effroi entre le Roi et la Reine, survient le grand moment de la pantomime qui va être jouée spectaculairement avec une joie irradiante.

Krzysztof Warlikowski s’appuie sur une troupe de figurants qui font partie de son univers artistique, et la danseuse Danielle Gabou, qui participe à toutes les mises en scène parisiennes du directeur polonais depuis ‘Don Carlos’ en 2017, mais que l’on a vu aussi dans la dernière production de ‘Manon’, incarne une impressionnante Reine Genièvre, au glamour expressif avec beaucoup d’emprise.

La beauté des lignes ornementales de son visage, surlignées par le maquillage, révèle aussi une concordance avec les traits du visage du spectre. 

Danielle Gabou et Ludovic Tézier (Hamlet)

Danielle Gabou et Ludovic Tézier (Hamlet)

Le meurtre du Roi Gonzague est joué avec deux autres acteurs noirs, scène fascinante par son mélange d’envoûtement et de folie macabre, et Daniel Gremelle, le joueur de saxophone – nouvel instrument introduit à l’Opéra de Paris par Ambroise Thomas en 1868 au moment où Adolphe Sax enseignait l’art de son invention au conservatoire de Paris –, achève son air solo sur une variation jazzy pleinement fantaisiste.

Danielle Gabou et Daniel Gremelle (saxophone)

Danielle Gabou et Daniel Gremelle (saxophone)

Puis, le troisième acte, qui débute sur le fameux ‘Etre ou ne pas être’, avec en arrière fond les motifs des phases de la Lune qui évoquent les mouvements de l’âme, les successions de nuits et de jours, et les cycles de la vie et de la mort, est celui qui révèle les grands talents vocaux mais aussi d’actrice d’Eve-Maud Hubeaux. Une séparation recouverte de velours fuchsia, couleurs royales que l’on retrouvait pareillement dans la production salzbourgeoise d’’Elektra’, rend l’espace plus intime.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Entrée théâtrale de la Reine dans un grand cri déchirant, magnifique et majestueuse projection du Pierrot sur un large fond d’écran, confrontation intense avec Ludovic Tézier, et impuissance d’Ophélie à interagir, la nuit d’épouvante et d’horreur s’achève par la couche du fils et de la mère dans le même lit en toute tranquillité, comme de bons amis. Une très forte affectivité est mise en avant dans cette partie.

Ces trois premiers actes, liés entre eux, auront duré 2h10 sans interruption jusqu’à l’entracte.

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Le IVe acte est le plus flamboyant. 
‘Hamlet’ est joué ce soir dans sa version intégrale - le duo du Roi et de la Reine au second acte n’est pas coupé - .  Cependant, seuls les deux premiers mouvements du ballet, les ‘Pas des chasseurs’ et la ‘Pantomime’, sont conservés, ce qui est mieux que rien car, habituellement, il est totalement omis de nos jours.

Les quatre autres passages, ‘Valse-Mazurka’, ‘Scène du bouquet’, ‘La Freya’ et la ‘Strette finale’ sont supprimés, ce qui fait que seules 4 minutes sont retenues sur les 17 minutes que constituent cet ensemble musical qui s’ajoute au divertissement qui ouvre cette nouvelle partie.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Tous les talents de l’équipe de figurants, mais aussi du chœur, sont mis à l’épreuve sous la direction chorégraphique de Claude Bardouil. Une ballerine ouvre le bal derrière la gigantesque grille, et le divertissement met en valeur un mélange de choristes et d’acteurs grimés en danseuses colorées qui défilent à la façon d’un gala humoristique, exécutant même des pas de trois. Nous assistons au grand spectacle joué par les pensionnaires de l’asile.

A nouveau, il s’agit de débarrasser l’œuvre de toute sa pompe, et de séduire un public plus jeune et bigarré, de la même façon que les images du Pierrot s’adressent aussi aux sentiments les plus enfantins de chacun d’entre nous.

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Le couple royal, accompagné d’Ophélie et son père, Polonius, sont présents, mais lorsque Ophélie revient habillée d’une robe transparente parcourue de jolis motifs floraux, une orange à la main, c’est la nature sexuelle, vivante et joyeuse de la femme qui est mise en avant. A nouveau, elle chante sa ballade comme si elle lisait un conte, portée par un danseur, et c’est donc une performance qui est donnée sous le regard consterné de la Reine, et non plus un adieu mélancolique à la vie.

Clive Bayley (Le Spectre) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Clive Bayley (Le Spectre) et Ludovic Tézier (Hamlet)

C’est uniquement au moment de la sortie du ballet qu’Ophélie retire sa perruque, retrouve une coupe de garçonne blonde, et se libère de son attente vis à vis d’Hamlet. Le suicide paraît plus symbolique qu’effectif à se moment là, lorsqu’elle disparaît en finesse dans une baignoire qui s’éloigne sous les applaudissements enchantés, comme si elle rejoignait pour le reste de sa vie l’univers de l’asile.

Acte IV : chœur et figurants - Chorégraphie Claude Bardouil

Acte IV : chœur et figurants - Chorégraphie Claude Bardouil

Le Ve acte signe le retour au temps du premier acte, mais cette fois, Hamlet s’est transformé en Pierrot noir, la figure du vengeur immature qui porte sur lui la malédiction de son père. Car nous sommes dorénavant dans la psyché de cet homme perturbée par le ressassement de son passé.
Les deux fossoyeurs chantent auprès d’un corps allongé sur un brancard – l’acteur est celui qui incarnait le roi meurtrier au cours de la pantomime -, en rappelant que chacun va recevoir la visite de la Mort, y compris ceux qui complotent. C’est le moment de réflexion sur notre préparation à cet évènement définitif.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Laërte apparaît en personnage plutôt sombre, un peu brigand, et il faut que le spectre réapparaisse pour qu’enfin Hamlet passe symboliquement à l’action et tue l’image de Claudius. Et à ce moment là, le rideau semi-transparent se baisse alors qu’Ophélie souffle sur sa main des poussières de cendres, peut-être celle de son bonheur illusoire, comme si c’était elle qui nous avait raconté cette histoire.

A travers une poétique visuelle magnifiée par les jeux de lumières, Felice Ross utilise beaucoup les perspectives des lignes du décor grillagé pour induire des jeux d’ombres et de lumières fascinants, jusqu’à ajouter des jeux de motifs étincelants sur le grand rideau d’avant scène.

Philippe Rouillon (Polonius), Lisette Oropesa (Ophélie) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Philippe Rouillon (Polonius), Lisette Oropesa (Ophélie) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Le grand mérite de cette production qui analyse l’émergence de la folie sous un cerveau en apparence calme, est de sortir d’une lecture simple et évènementielle, de mélanger plusieurs niveaux temporels en laissant l’ambiguïté sur qui est fou et qui est lucide, de privilégier le sourire mélancolique mais joyeux à la pompe dépressive et ennuyeuse, et, surtout, de transcender tous les chanteurs en renforçant la façon de jouer de chacun d’entre eux.

Le premier à en tirer profit est bien entendu Ludovic Tézier.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Depuis sa rencontre avec Krzysztof Warlikowski en 2017 dans Don Carlos’, puis son passage dans les mains de Calixto Bieito (‘Simon Boccanegra’ - 2018) et Kirill Serebrennikov à Vienne (‘Parsifal’ - 2021), le chanteur toulousain s’est métamorphosé. Il donne à Hamlet une ampleur dramatique inédite, un art déclamatoire qui s’appuie sur une force de geste et d’intonation qui en font un immense personnage.

Et ce sens de l’ironie et de l’influx sanguin font ici merveille. Le timbre est somptueusement massif et travaillé avec souplesse, tout n’est que justesse de sens, et son autorité, particulièrement dans son duo avec Gertrude, s’impose tout en ne se prenant pas au sérieux.

Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski (Les Fossoyeurs) et Danielle Gabou

Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski (Les Fossoyeurs) et Danielle Gabou

Et en même temps, il y a toute cette affection qui déborde au salut final, et il faut voir avec quelle chaleur il encourage ses partenaires, et va chercher Krzysztof Warlikowski pour le rejoindre afin de lui témoigner une reconnaissance riante qui fait plaisir à voir. 

Ambroise Thomas, ce soir, doit beaucoup à la  rencontre entre ces deux intelligences, mais pas seulement.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Chaque apparition d’Eve-Maud Hubeaux à l’Opéra de Paris va crescendo et permet d’admirer son évolution artistique qui ne cesse de prendre de nouvelles dimensions. En Gertrude, elle démontre une capacité expressive fauve phénoménale, une irradiance incendiaire, un déploiement de noirceur hypnotique, au point qu’une telle énergie dramatique alliée à un physique splendide accroît la nature séductrice de la Reine.

Et, bien entendu, la précision et intelligibilité de son français sont impeccables, tout en affichant, au moment des saluts, une modestie très surprenante.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Julien Behr (Laërte)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Julien Behr (Laërte)

Lisette Oropesa est aussi l’une des stars de la soirée puisque le rôle d’Ophélie a été écrit pour mettre en valeur les grandes qualités de virtuosité des meilleurs cantatrices de l’Opéra. Progressivement, les colorations de sa voix s’imprègnent de teintes chaleureuses vivifiées par une fine vibration qui ne peut que déclencher l’enthousiasme. Clarté riante, agilité, abattage et plénitude d’élocution magnifiques, tout n’est qu’apparente candeur et éblouissement pour le public qui le lui rend pleinement aux derniers adieux.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Il incarnait, cet hiver, Swallow dans ‘Peter Grimes’ joué au Palais Garnier, Clive Bayley revient ce soir dans le rôle du spectre en lui donnant un impact saisissant de par son costume de Pierrot, bien évidemment, mais aussi par sa déclamation qui parcelle d’éclats très clairs un timbre mordant d’une très grande présence. Ce n’est pas du tout un spectre fantomatique à la voix d’outre-tombe, mais bien un être sensible, larmoyant même, quand il s’adresse à Hamlet.

Son timbre de voix s’identifie beaucoup à cette figure de la Commedia dell’arte, et la beauté ambivalente des mimiques de son visage est, en outre, poétisée au fil de la musique avec une belle légèreté de mouvement par les vidéographies de Denis Guéguin.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

D’une très grande résonance sonore qui fait ressortir le métal de sa voix, Jean Teitgen joue très bien ce nouveau Roi, Claudius, viril mais tourmenté qui laisse ressortir des failles très humaines, et Philippe Rouillon, en Polonius, lui oppose une personnalité plus feutrée et autoritaire.

Le père d’Ophélie apparaît ici comme la figure la plus inébranlable du drame, comme s’il était vis à vis de Claudius ce que le Grand Inquisiteur est à Philippe II, c’est à dire une froide autorité supérieure.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Tous les rôles secondaires révèlent des qualités ou des particularités de personnalité qui leur sont propres, comme la droiture de Laërte soutenue par Julien Behr, au timbre de voix sévère et fortement canalisé, l’Horatio souple et décontracté de Frédéric Caton, et le beau délié ombré de Julien Henric en Marcellus, chanteur qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris après avoir remporté en 2022 le premier prix Mélodie française du Concours International de chant de Marmande.

Et c’est avec plaisir que l’on retrouve en fossoyeurs deux brillants artistes issus de l’Atelier Lyrique, Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski qui, tous deux, projettent leurs lignes de chant très harmonieusement dans Bastille.

Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak, Felice Ross et Denis Guéguin

Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak, Felice Ross et Denis Guéguin

Si une partie des chœurs est scéniquement fortement sollicitée dans cette production, ce qui est très drôle à regarder, tous font preuve d’une expansivité fantastique par leur ardeur mais aussi leur extrême finesse dans le passage recueilli chanté à bouche fermée avant le dernier air d’adieux d’Ophélie.

Ludovic Tézier, Krzysztof Warlikowski, Alessandro di Stefano (Chef des Choeurs) et Pierre Dumoussaud

Ludovic Tézier, Krzysztof Warlikowski, Alessandro di Stefano (Chef des Choeurs) et Pierre Dumoussaud

Pierre Dumoussaud, appelé à la rescousse fin janvier pour remplacer Thomas Hengelbrock qui s’était accidentellement cassé un bras, est aussi pour beaucoup dans la réussite de ce retour d’Hamlet’ au répertoire de l’Opéra de Paris.
Dès l’ouverture, il fait ressortir les plus beaux alliages orchestraux de la partition, la rutilance des cuivres se mêlant au métal des cordes avec un sens ample de la respiration d’une très belle majesté.

La musique d’Ambroise Thomas comporte aussi beaucoup de passages où les lignes sont à peine esquissées pour souligner l’art déclamatoire des chanteurs, et là aussi, le chef d’orchestre français dessine avec beaucoup d’élégance et de poésie ces traits fins au fusain, ce qui montre qu’il sait tirer profit au mieux des couleurs que lui offre l’orchestre de l’Opéra de Paris.

Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski

Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski

Avoir réussi à redonner une modernité à cet ‘Hamlet’ avec un tel lustre, et lui donner une capacité à toucher la part la plus jeune du public en la stimulant par des interrogations qui défient son sens de l’inventivité, est à mettre au crédit d’une équipe artistique qui réitère la grande réussite de ‘Lady Macbeth de Mzensk’ qui triompha en 2019 sur cette même scène.

Encore faut-il que chaque spectateur accepte de se laisser absorber par ces mouvements incessants entre intrigue, imaginaire et fantasmes psychiques, ce qui fait le charme de toutes les productions de Krzysztof Warlikowski.

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