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Publié le 20 Août 2024

Der Idiot (Mieczysław Weinberg – 1986-1989 – 09 mai 2013, Mannheim)
Livret de Alexander Medwedew d’après le roman de Fiodor Dostoïevski
Représentation du 10 août 2024
Felsenreitschule
Salzburger Festspiele 2024

Fürst Lew Nikolajewitsch Myschkin Bogdan Volkov
Nastassja Filippowna Baraschkowa Ausrine Stundyte
Parfjon Semjonowitsch Rogoschin Vladislav Sulimsky
Lukjan Timofejewitsch Lebedjew Iurii Samoilov
Iwan Fjodorowitsch Jepantschin, General Clive Bayley
Jelisaweta Prokofjewna Jepantschina, seine Frau Margarita Nekrasova
Aglaja Iwanowna Jepantschina Xenia Puskarz Thomas
Alexandra Iwanowna Jepantschina Jessica Niles
Gawrila (Ganja) Ardalionowitsch Iwolgin Pavol Breslik
Warwara (Warja) Ardalionowa Iwolgina Daria Strulia
Afanassi Iwanowitsch Totzki Jerzy Butryn
Messerschleifer Alexander Kravets
Adelaida Iwanowna Jepantschina Jutta Bayer

Direction musicale Mirga Gražinytė-Tyla
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2024)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp

Herren der Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor
Wiener Philharmoniker


                                                           Mirga Gražinytė-Tyla, Krzysztof Warlikowski et Bogdan Volkov
                                                                                                (Photo Festival Salzburg)
Nouvelle production du Festival de Salzbourg (Première le 02 août 2024)
Diffusion sur Medici TV et Stage + le 23 août 2024 à 20h

Depuis la première scénique de ‘Die Passagierin’ au Festival de Bregenz en juillet 2010, à celle de ‘Der Idiot’ à Mannheim en mai 2013, les œuvres de Mieczysław Weinberg trouvent une reconnaissance tardive, et c’est un véritable coup de maître que vient de provoquer le directeur artistique Markus Hinterhäuser en choisissant le dernier opéra du compositeur russe comme première nouvelle production scénique du Festival de Salzbourg 2024.

Ausrine Stundyte (Nastassja) et Bogdan Volkov (Myschkin)

Ausrine Stundyte (Nastassja) et Bogdan Volkov (Myschkin)

Juif polonais ayant du fuir Varsovie suite à l’avancée de la Wehrmacht, ce qui aboutira à l’extermination de toute sa famille sous le régime Nazi, Mieczysław Weinberg se réfugia en URSS, d’abord à Minsk, puis à Tachkent, quand les Allemands envahirent les territoires soviétiques.

Il sera cependant victime des persécutions antisémites du régime stalinien après la guerre, et devra endurer 11 semaines d’emprisonnement jusqu’à la mort du dictateur en mars 1953. C’est sans doute à ce moment que son amitié avec Dmitri Chostakovitch atteindra son paroxysme, puisque ce dernier n’hésitera pas à s’adresser aux autorités pour le faire libérer, geste éminemment risqué.

Malgré les propos de Fiodor Dostoïevski sur ‘la question juive’ tenus dans son ‘Journal d’un écrivain’, Mieczysław Weinberg a traduit son intérêt pour la littérature russe en adaptant de 1985 à 1989 l’un de ses romans, ‘L’Idiot’, sous forme d’une œuvre lyrique qui connaîtra une première en version de concert réduite et orchestration de chambre le 19 décembre 1991 à Moscou, la seule interprétation jouée du vivant du compositeur.

Der Idiot - Weinberg (Volkov Gražinytė-Tyla Warlikowski) Salzbourg

Après Mannheim (2013), Oldenbourg (2014), Saint-Pétersbourg (2016), Moscou (2017) et Vienne (2023), la production de 'Der Idiot' que présente le Festival de Salzbourg prend une forte valeur politique, car elle est confiée à une équipe artistique qui partage une histoire commune avec la Russie, et une même vision des Russes.

Un metteur en scène polonais, Krzysztof Warlikowski, un héros interprété par un chanteur ukrainien, Bogdan Volkov, soit deux artistes originaires de deux pays en conflit avec la Russie depuis le XVIIe siècle (‘La Khovanchtchina’ de Modeste Moussorgski est un exemple d’opéra qui intègre dans son livret des éléments historiques liés à cette période), une cheffe d’orchestre lituanienne, Mirga Gražinytė-Tyla, originaire d’un état balte qui a aussi subi l’occupation soviétique, sa consœur, Ausrine Stundyte, qui chante le rôle de Nastassja, tous ont en eux la méfiance des Russes, voir une profonde peur commune.

‘Weinberg: Symphonies Nos. 2 & 21’  par Gidon Kremer et Mirga Gražinytė-Tyla

‘Weinberg: Symphonies Nos. 2 & 21’ par Gidon Kremer et Mirga Gražinytė-Tyla

Gidon Kremer, violoniste letton dont le père est un survivant juif de l’holocauste, a connu Mieczysław Weinberg lorsque ce dernier participait en tant que pianiste à la création de ‘Sept romances’ de Chostakovitch, le 25 octobre 1967 à Moscou.

Mais à l’époque, Gidon Kremer le considérait comme appartenant à une ancienne génération de musiciens. Il regrette ce jugement hâtif et défend dorénavant le compositeur à travers des concerts et des enregistrements discographiques.

Il a ainsi transmis sa passion à Mirga Gražinytė-Tyla avec qui il a édité un disque en 2019  ‘Weinberg: Symphonies Nos. 2 & 21’ chez Deutsche Grammophon. Et il y a quelques mois encore, elle dirigeait ‘Die Passagierin’ au Teatro Real de Madrid dans la production originale de Bregenz mise en scène par David Pountney.

Mirga Gražinytė-Tyla et Bogdan Volkov

Mirga Gražinytė-Tyla et Bogdan Volkov

La conséquence de cette passion partagée est que Mirga Gražinytė-Tyla fait œuvre d’un contrôle somptueux du Wiener Philharmoniker avec lequel elle emmène l’auditeur dans les méandres sombres de ‘Der Idiot’ avec une patience et une précision qui laissent fasciné. Les transitions au piano, les mouvements de fond coulant des contrebasses, les grands moments dramatiques, voir épiques, que les cuivres puissamment alliés aux cordes font intensément ressentir avec éclat mais sans stridences excessives, créent une atmosphère méditative d’une beauté mystérieuse qui fait aussi parfois penser à celle de Ligeti. Mais l’écriture de Weinberg mêle également les motifs mélancoliques des bois au chant des solistes, et la profondeur poignante de l’orchestre fait merveille ici, car elle est rendue avec tout son pouvoir immersif que l’on pourrait presque trouver trop embaumant.

Qu’une telle osmose entre le Wiener Philharmoniker et Weinberg se réalise sous la direction de Mirga Gražinytė-Tyla signe l’adoption définitive de celle-ci par l’orchestre, car la cheffe lituanienne sera la première femme à le diriger au Musikverein les 3 et 4 mai 2025 à l’occasion de deux concerts d’abonnement, une reconnaissance historique.

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

L’équipe de Krzysztof Warlikowski est également pour beaucoup dans la réussite absolue de cette mise en valeur à couper le souffle. Le large cadre de scène de la Felsenreitschule est décomposé avec clarté, à droite un espace confortable où logent en premier lieu les fauteuils mobiles des wagons du train qui ramène le Prince Myschkin de Suisse à Saint-Pétersbourg, à gauche, l’univers de l’argent et de la mort (appuyé par la présence d’un squelette) symbolisé par une salle de marché qui est liée à l’enjeu que représente Nastassja pour ses courtisans, un peu plus au centre une chambre coulissante recouverte d’art traditionnel russe, prémonitoire du destin fatal de l’héroïne, et, légèrement décentré, un tableau où seront gravées des formules de la physique newtonienne et d’Einstein qui traduisent la fascination pour les lois fondamentales et élégantes de la nature.

Bogdan Volkov (Myschkin), Ausrine Stundyte (Nastassja) et Vladislav Sulimsky (Rogoschin)

Bogdan Volkov (Myschkin), Ausrine Stundyte (Nastassja) et Vladislav Sulimsky (Rogoschin)

Le tout est serti d’un fond de décor boisé conçu avec goût par Małgorzata Szczęśniak, qui renvoie à la prévalence de ce matériau dans la tradition russe.

Les vidéos de Kamil Polak sont utilisées parcimonieusement, d’abord pour donner l’illusion sur toute la longueur de scène du défilé des paysages avec l’avancée du train, laissant entrevoir des quartiers de villes détruits ou abîmés, une image destructrice et délabrée de la Russie, ensuite en temps réel, lorsque Nastassja filme narcissiquement son propre visage, jusqu’à cette sublime scène finale où l’on voit Myschkin, Nastassja et Rogoschin réunis l’un à côté de l’autre dans le même lit, trois visages de l’humanité qui se rejoignent, mélange de pureté et de noirceur qui se retrouve dans la musique lancinante qui s’éteint.

Bogdan Volkov (Myschkin) et ‘Le Christ mort’ de Hans Hoblein - photo SF / Bernd Uhlig

Bogdan Volkov (Myschkin) et ‘Le Christ mort’ de Hans Hoblein - photo SF / Bernd Uhlig

Mais le plus touchant réside dans l’extrême sensibilité avec laquelle Krzysztof Warlikowski vise à ne surtout pas briser le caractère fragile du Prince en poussant très loin la caractérisation de la beauté pure de Myschkin. 

Bogdan Volkov connaît bien ce caractère puisqu’il l'a déjà interprété à plusieurs reprises au Théâtre du Bolshoi depuis 2017. Dans les mains d’un tel metteur en scène, son personnage semble comme irradié à fleur de peau par sa perception des êtres humains qui l’entourent, et son expressivité solide et plaintive, homogène de clarté de timbre dans une tonalité slave, est véritablement poignante. 

Héros à la fois adulte sincère et enfant authentique, supportant par compassion les faiblesses de son entourage malade, Krzysztof Warlikowski lui offre une image magnifique lorsqu’il le représente à demi nu allongé sous la peinture ‘Le Christ mort’ de Hans Hoblein, une référence au roman où il est évoqué, eux deux se situant sous les deux formules de Newton et Einstein inscrites sur le tableau. Serait-ce une manière de dire que par sa blancheur immaculée, Myschkin porte en lui quelque chose d’encore plus grand que le Christ?

Cette surprenante scène apparaît d’ailleurs après une crise d’épilepsie extraordinairement jouée par Bogdan Volkov, avec des mimiques compulsives, alors que l’orchestre atteint une telle emphase dans la violence qu’elle résonne comme un cri provenant des entrailles, un mode d’expression cher à Krzysztof Warlikowski.

Pavol Breslik (Ganja) et Jerzy Butryn (Totzki)

Pavol Breslik (Ganja) et Jerzy Butryn (Totzki)

Nastassja et Rogoschin sont eux aussi très bien dessinés par le metteur en scène. Ausrine Stundyte use beaucoup de sa voix fauve et noire pour caractériser la jeune femme à coups de traits outranciers, pouvant se montrer séductrice par le corps, provocante avec les hommes, mais témoignant aussi d’une passion affective pour le Prince qui l’absout de tout. Elle aussi a un jeu qui s’enflamme, tout en la rendant très humaine. Elle incarne quelqu'un d'assez extraordinaire lorsqu'elle adjure le Prince de ne pas l'aimer, sinon il en serait abîmé.

Vladislav Sulimsky a tout autant de noirceur à revendre, un regard très ancré, une incarnation du mal lucide qui trouve sa place dans cette société calculatrice, et quelque peu une bête rampante, sans tomber dans le manichéisme pour autant.

Et bien que le livret aborde de façon plus parcellaire les autres caractères, ils sont tous incarnés de manière très vivante et colorée, Margarita Nekrasova, la femme exubérante du général Jepantschin, joué par un Clive Bayley en pleine forme, Pavol Breslik toujours aussi fortement impliqué en Ganja, l’autre amoureux de Nastassja, ou bien le très marquant Jerzy Butryn dans le rôle de Totzki, pourtant souvent limité à de simples interjections.

Enfin, le chœur d'hommes, mené de manière très active sur scène, forme un personnage social à part entière d'une très grande éloquence.

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

La richesse de ce spectacle mériterait d’être revue, surtout lorsque l’on en admire la complexité et la précision du montage (très impressives sont les différentes nuances de bleu que Felice Ross injecte dans les lumières de la scène finale, et quelle magnifique vidéo numérique signée Kamil Polak qui identifie le Prince au 'Voyageur' de Caspar David Friedrich lorsqu’il chante ses souvenirs de jeunesse à la montagne, un hommage aux 250 ans de la naissance du peintre).

Le public ne s’y est pas trompé, ni la presse lyrique internationale qui a salué avec grand enthousiasme l’importance de cet évènement, car il s'agit d'une découverte majeure qui est rendue avec une force et une lisibilité qui font honneur à Mieczysław Weinberg.

Et pour retrouver le duo Mirga Gražinytė-Tyla / Krzysztof Warlikowski, il ne faudra attendre que peu de temps jusqu'à la première de Káťa Kabanová prévue au Bayerische Staastoper le 17 mars 2025. 

Bogdan Volkov, Ausrine Stundyte et Vladislav Sulimsky

Bogdan Volkov, Ausrine Stundyte et Vladislav Sulimsky

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Publié le 23 Juillet 2024

Elizabeth Costello - Seven Lectures and Five Moral Tales (Nowy Theatr, 11 avril 2024)
Représentation du 16 juillet 2024
Festival d’Avignon

Artistes du Nowy Theatr  Mariusz Bonaszewski, Magdalena Cielecka, Andrzej Chyra, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska

Artistes invités  Jadwiga Jankowska-Cieślak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami

Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2024)
Décor et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumière Felice Ross
Collaboration artistique Claude Bardouil
Video et animations Kamil Polak
Musique Paweł Mykietyn
Dramaturgie Piotr Gruszczyński

 

Textes basés sur les œuvres de John Maxwell Coetzee ‘Elizabeth Costello’ (2003), ‘Slow Man’ (2005), ‘Moral Tales’ – dont sont tirés des extraits de 'Woman Grows Older', 'Vanity', 'The Glass Abattoir' – (2017) et une interview de J.M. Coetzee par Soledad Costantini (2018)

Extraits musicaux  ‘Symphony N°2’ de Pawel Mykietyn, ‘First Six Months of Love’ de Michelle Gurevich

Coproduction: Schauspiel Stuttgart, Festival d’Avignon, Théâtre de Liège, La Colline – théâtre national, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Athens Epidaurus Festival, Malta Festival Poznań 2024

Pour la première fois, Krzysztof Warlikowski dédie intégralement un de ses spectacles à un auteur contemporain qui compte énormément pour lui depuis au moins une quinzaine d’année, John Maxwell Coetzee, romancier sud-africain installé à présent à Adélaïde, qui reçut le prix Nobel en 2003.

Ce dernier a imaginé un personnage, Elizabeth Costello, écrivaine invitée à des colloques dans le monde entier pour recevoir des récompenses pour ses œuvres, voix par laquelle il développe librement des idées destinées à bousculer la société bien-pensante. Elizabeth Costello fait l’objet d’un livre qui lui est entièrement consacré - ‘Elizabeth Costello’ (2003) -, mais elle apparaît aussi dans des ouvrages ultérieurs - ‘Moral Tales’ (2017) -.

Jadwiga Jankowska-Cieślak, Andrzej Chyra (le singe), Jacek Poniedziałek, Mariusz Bonaszewski, Hiroaki Murakami et Ewelina Pankowska (Photo Magda Huecke)

Jadwiga Jankowska-Cieślak, Andrzej Chyra (le singe), Jacek Poniedziałek, Mariusz Bonaszewski, Hiroaki Murakami et Ewelina Pankowska (Photo Magda Huecke)

A l’occasion de trois de ses pièces – ‘(A)pollonia’ (Avignon, 2009), ‘La Fin’ (Odéon, 2011) et ‘Phèdre(s)’ (Odéon, 2016), Krzysztof Warlikowski avait préalablement inséré la parole d’Elizabeth Costello dans ses réflexions. Elle devient dorénavant le personnage central de sa dernière création qui signe son retour au Festival d’Avignon après 11 ans d’absence et le souvenir de ‘Kabaret warszawski’ (2013).

Pas moins de cinq actrices et un acteur incarnent cette femme aux multiples visages, Jadwiga Jankowska-Cieślak (La conférencière de ‘Réalisme’), Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (La conférencière du paquebot des mers du sud du ‘Roman en Afrique’), Maja Ostaszewska (la jeune Elizabeth dans ‘Le problème du mal’), Ewa Dałkowska (La grand-mère de ‘Vanité’ et ‘Une femme en train de vieillir’), Maja Komorowska (la suppliante dans ‘La Porte’), et Andrzej Chyra (Elizabeth dans ‘L’Homme ralenti’).

Hiroaki Murakami, Krzysztof Warlikowski et Magdalena Cielecka

Hiroaki Murakami, Krzysztof Warlikowski et Magdalena Cielecka

Krzysztof Warlikowski construit la première partie de sa pièce, la plus longue et la plus difficile, principalement sur les récits d’’Elizabeth Costello’ et sa vie de conférencière, et dédie la seconde partie, plus courte, à des thèmes de deux ouvrages ultérieurs, ‘Slow Man’ et ‘Moral Tales’, qui confrontent le déclin de l’énergie existentielle aux traits de la vieillesse.

Le décor de Małgorzata Szczęśniak, d’une épure géométrique réglée au millimètre près, représente, côté cour, une cage transparente sertie d’un cadre d’un beau bois foncé pouvant pivoter pour être présentée soit de face, soit sur toute sa longueur.

Un petit salon, sobre, se tient sur la gauche, surmonté d’un grand écran téléviseur, et sur le mur côté jardin s’étirent des toilettes, lieu intime très prégnant dans la symbolique warlikowskienne mais qui découle pourtant bien d’une scène du ‘Problème du mal’. Cette estrade servira un peu plus loin d’étrange lieu de conférence.
Au sol, de larges cercles concentriques – il faut être un peu en hauteur pour bien les voir – donnent l’impression que la cage de verre flotte sur les eaux et qu’elle se situe au centre du champ de force du pôle sud.

Mariusz Bonaszewski, Magdalena Popławska, Bartosz Gelner et Jadwiga Jankowska-Cieślak (Photo Magda Huecke)

Mariusz Bonaszewski, Magdalena Popławska, Bartosz Gelner et Jadwiga Jankowska-Cieślak (Photo Magda Huecke)

La pièce commence par une installation vidéo de Philippe Parreno qui présente un esprit virtuel, Ann Lee, issu du marché numérique, destiné à animer des êtres redessinés par leurs créateurs. Le spectateur est de suite interpelé afin de différencier la simulation de la vie, d’une part, et les qualités qui font qu’un être humain est pleinement humain, d’autre part.

Puis, débute la présentation de J.M Coetzee et de son personnage d’Elizabeth Costello lors d’une remise de prix. L’écrivain est incarné par Mariusz Bonaszewski qui lui ressemble de par sa tenue et ses cheveux blancs, bien qu’il paraisse de carrure plus massive, et Jadwiga Jankowska-Cieślak se livre, dans son beau costume vert-émeraude, à un hypnotisant numéro de captation du public, douée qu’elle est d’une déclamation en polonais extrêmement séduisante.
Sur un divan, son fils prévenant, sous les traits de Bartosz Gelner, joue aussi les séducteurs.

A la différence du livre qui, par son style clair et bien rythmé, interpelle de son écriture le lecteur, c’est ici la manière d’être de chacun, et la façon de regarder l’autre et de s’exprimer avec vérité, qui crée l’illusion du réel à partir du réel. 

Hiroaki Murakami, Ewa Dałkowska, Maja Ostaszewska, Magdalena Cielecka, Maja Komorowska, Jacek Poniedziałek, Ewelina Pankowska, Bartosz Gelner et Andrzej Chyra

Hiroaki Murakami, Ewa Dałkowska, Maja Ostaszewska, Magdalena Cielecka, Maja Komorowska, Jacek Poniedziałek, Ewelina Pankowska, Bartosz Gelner et Andrzej Chyra

Krzysztof Warlikowski introduit le personnage du singe, évoqué en début de roman, pour ajouter au doute. Celui ci peut aussi bien être un double de l’auteur ou du metteur en scène, silencieux et observateur, un miroir de la cause animale qu’Elizabeth Costello va défendre en rapprochant la cruauté des abattoirs et les horreurs de la Shoah, et peut être autrement une figure qui questionne l’humanité, puisque ce singe inspire aussi, par son comportement, la bienveillance et un naturel non altéré. 

Et toute la première partie s’appuie sur le texte pour brouiller la distinction entre l’humain et l’animal en cherchant à faire perdre pied au spectateur. Il y a, par exemple, cette grande conférence où les protagonistes sont installés latéralement le long d’une grande table tout en déjeunant, sans regard direct vers le public. Leur discussion est filmée et projetée sur le fond de scène, si bien que c’est une image virtuelle qui est regardée. Qu’est donc l’homme lorsqu’il est en représentation? Une parole qui lui appartient? Une imitation?  Le décalage entre le repas et la réflexion sur la nécessité de montrer aux gens ce qu’est la violence d’un abattoir, en proposant d’en construire un totalement en verre, est au centre de la question de la duplicité humaine.

Ewelina Pankowska, Andrzej Chyra et Maja Ostaszewska (Photo Magda Huecke)

Ewelina Pankowska, Andrzej Chyra et Maja Ostaszewska (Photo Magda Huecke)

Le problème du mal est approfondi à travers une séquence où la jeune Elizabeth Costello, échappant à un agresseur rencontré par hasard, réussit à se réfugier dans les toilettes pour laisser éclater sa douleur. Maja Ostaszewska joue de manière bouleversante un saisissant sens de l’urgence.

L’homme est un loup pour l’homme, et défile ensuite un sombre et inquiétant travelling sur un champ recouvert de moutons, rassemblés de manière serrée, ce qui dit tout du regard que certains hommes peuvent porter sur d’autres hommes qui seront leurs victimes, image qui renvoie aussi à leur mentalité grégaire et suiviste qui rappelle une célèbre image du film de Luis Buñuel, ‘L’Ange Exterminateur’

Il s’agit bien sûr d’une autre illustration de la menace de la Shoah telle que Krzysztof Warlikowski l’aborde dans nombre de ses spectacles, y compris dernièrement dans ‘Le Grand Macabre’ qui vient d’ouvrir le festival lyrique de Munich.

Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Photo Magda Huecke)

Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Photo Magda Huecke)

L’être humain ainsi décrit n’est donc sûrement pas sympathique, mais des images d’un troublant onirisme ponctuent également ce discours, comme lorsque l’image d’Elizabeth Costello, incarnée cette fois par Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, se dépouille et se dissout sur fond de neiges en Antarctique – car l’impact de la présence humaine sur le climat est aussi suggérée sur scène -.

En seconde partie, le spectateur peut se projeter plus directement et se sentir plus immédiatement touché, puisque les thèmes de la perte des moyens physiques et de la dépendance au cours de la vie sont au cœur de la préoccupation de l’auteur. On y voit Ewa Dałkowska jouer le rôle d’une femme qui cherche à sauver la face devant ses enfants qui voient bien qu’elle aura besoin d’assistance un jour. 
Ses petits enfants sont masqués, comme pour signifier que l’expérience de la vie n’a pas encore forgé leur personnalité.

Magdalena Cielecka et Mariusz Bonaszewski (Photo Magda Huecke)

Magdalena Cielecka et Mariusz Bonaszewski (Photo Magda Huecke)

Cette petite scène de famille réunie et attendrissante, mais aussi angoissante, se déroule dans la cage translucide, alors que, côté jardin, on assiste à une poignante scène de ‘Slow man’ où Paul, un homme unijambiste, se raccroche à une femme, scène dont Elizabeth Costello est en fait l’autrice. Un jeu torturé et déboussolé y est représenté dans tout son désespoir.

C’est cependant le visage de l’actrice polonaise Maja Komorowska qui marque définitivement la dernière partie, car elle exprime dans la voix et le regard la charge tragique des souffrances du passé et des sentiments saisis à vif. Elle dessine ainsi un portrait humain d’une grande puissance impressive. L’actrice, âgée de 87 ans, a une capacité extraordinaire à transmettre un vécu, si bien qu’à l’entendre le cœur se serre instinctivement. Jamais, dans le théâtre français, vous ne pourrez voir cela.

Bartosz Gelner, Mariusz Bonaszewski, Maja Komorowska, Magdalena Popławska, Andrzej Chyra et Maja Ostaszewska

Bartosz Gelner, Mariusz Bonaszewski, Maja Komorowska, Magdalena Popławska, Andrzej Chyra et Maja Ostaszewska

Finalement, elle se décide à traverser la porte, ouverte par le singe attentionné, ce qui laisse donc imaginer qu’Elizabeth Costello a choisi par elle même, et de façon très réfléchie, le moment de quitter le monde en toute liberté. ‘Les étoiles sont des traces de lumière vieilles de millions d’années’.

Krzysztof Warlikowski, Magdalena Cielecka et Małgorzata Hajewska-Krzysztofik

Krzysztof Warlikowski, Magdalena Cielecka et Małgorzata Hajewska-Krzysztofik

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Publié le 7 Juillet 2024

Le Grand Macabre (György Ligeti – Stockholm, le 12 avril 1978)
Représentations du 28 juin et 01 juillet 2024
Münchner Opernfestspiele 2024
Bayerische Staatsoper

Chef der Geheimen Politischen Polizei (Gepopo)
           Sarah Aristidou
Venus Sarah Aristidou
Amanda Seonwoo Lee
Amando Avery Amereau
Fürst Go-Go John Holiday
Astradamors Sam Carl
Mescalina Lindsay Ammann
Piet vom Fass Benjamin Bruns
Nekrotzar Michael Nagy
Ruffiack Andrew Hamilton
Schobiack Thomas Mole
Schabernack Nikita Volkov
Weißer Minister Kevin Conners
Schwarzer Minister Bálint Szabó
Refugees (Chorsoli) Isabel Becker, Sabine Heckmann, Saeyong Park, Sang-Eun Shim

Direction musicale Kent Nagano
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2024)               
      Kent Nagano
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp, Olaf Roth

Né au sein d’une famille juive hongroise le 28 mai 1923, György Ligeti étudia en Roumanie à Cluj-Napoca. Il désirait devenir scientifique, mais les lois antisémites nazis contrarièrent ce projet.

Il connut le travail forcé sous ce régime et perdit son père et son frère dans les camps de concentration. Sa mère survivra à Auschwitz, mais il devra fuir Budapest en 1956 au moment de la révolution hongroise qui sera écrasée par Staline.

Michael Nagy (Nekrotzar)

Michael Nagy (Nekrotzar)

Réfugié à Vienne puis à Cologne, il étudie la musique d’avant-garde et commence à composer. Il connaît son premier véritable succès avec ‘Atmosphères’ (1961), une pièce orchestrale d’une durée de 9 mn qui sera par la suite popularisée en 1968 à travers le film de Stanley Kubrick ‘2001, A Space Odyssey’ dont elle fera l’ouverture.

Sa créativité engendre par la suite nombre de concertos pour orchestre ou instrument seul, ainsi que des pièces chorales – le célèbre ‘Lux Aeterna’, autre composition utilisée dans ‘2001’ -, et ce sens pour le développement de textures denses et surnaturelles combinées à des sonorités mécaniques inspirera nombre de musiciens.

Le Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

Le Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

De 1974 à 1977, il compose son unique opéra ‘Le Grand Macabre’ d’après la pièce de Michel de Ghelderode ‘La balade du Grand Macabre’ (1934), qui connaîtra sa première le 12 avril 1978 à l’Opéra Royal de Stockholm, en suédois – le compositeur souhaitait que l’ouvrage soit interprété dans la langue du pays qui l’accueille -. Bien qu’amalgame d’inspirations diverses, la musique décrit un univers ayant son identité propre. 

La première à l’Opéra de Paris aura lieu trois ans plus tard, le 23 mars 1981.

Ouverture du 'Grand Macabre' - ms Krzysztof Warlikowski

Ouverture du 'Grand Macabre' - ms Krzysztof Warlikowski

György Ligeti crée par la suite, en 1996, une version révisée en langue anglaise qui réduit les passages parlés et retravaille la structure orchestrale. Cette nouvelle version sera mise en scène en 1997 par Peter Sellars au Festival de Salzbourg sous la direction de Esa-Pekka Salonen, en coproduction avec le Théâtre du Châtelet (une coproduction Gerard MortierStéphane Lissner, si l'on peut dire ainsi), et c’est celle-ci qui est jouée pour la première fois à l’opéra d’État de Bavière à l’occasion de l’ouverture du Festival lyrique d’été 2024.

Salle du Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

Salle du Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

Pour mettre en scène cet ouvrage difficile à interpréter, vocalement et musicalement, Serge Dorny a choisi Krzysztof Warlikowski qui en est à sa septième production munichoise depuis ‘Eugène Onéguine’ donné le 31 octobre 2007 sous la direction du chef d’orchestre américain Kent Nagano, lorsque ce dernier était directeur musical de l’institution.

Avec ‘Le Grand Macabre’, les deux artistes en sont dorénavant à leur quatrième collaboration en incluant ‘The Bassarids’ (Salzbourg, 2018) et ‘A Quiet Place’ (Palais Garnier, 2022).

Benjamin Bruns (Piet vom Fass)

Benjamin Bruns (Piet vom Fass)

Le décor monumental représente une salle d’accueil de réfugiés aux murs gris comprenant plusieurs larges fenêtres quadrillées de barreaux donnant une impression de grande froideur. Cette salle prendra de plus en plus la forme d’une salle de sport.

Dès l’ouverture, un écran longitudinal descend des cintres pour montrer à contre-jour l’arrivée de personnes dans ce centre où un gardien vérifie l’identité de chacun. Ce gardien, vêtu d’un long manteau noir, n’est autre que Nekrotzar qui annonce la fin du monde. Visage de mort, blanc blafard et les yeux cernés de noir, cette symbolique se retrouve sur tous les personnages qui incarnent une autorité policière. 

Seonwoo Lee (Amanda) et Avery Amereau (Amando)

Seonwoo Lee (Amanda) et Avery Amereau (Amando)

Éprises de narcissisme, le visage bandé par une opération de chirurgie esthétique traduisant leur désir de jeunesse éternelle afin de contrer l’arrivée de la mort, Amando et Amanda livrent une charmante danse d’amoureuses.

Krzysztof Warlikowski superpose les scènes selon un art du contrepoint théâtral qui lui est propre. Ainsi, au même moment que la première scène menée par Nekrotzar et l’ivrogne Piet se développe, les personnages principaux de la seconde scène, Astradamors et Mescalina, se préparent à l’exposition de leur relation sadomasochiste qui, une fois passée au premier plan, joue avec beaucoup d’humour sur les interprétations sexuelles qui tendent à accentuer l’identité homosexuelle du jeune astronome.

Sarah Aristidou (Gepopo), Bálint Szabó (Schwarzer Minister) et Kevin Conners (Weißer Minister)

Sarah Aristidou (Gepopo), Bálint Szabó (Schwarzer Minister) et Kevin Conners (Weißer Minister)

Une cage grillagée se plante en plein centre de la scène pour constituer une zone d’enfermement. 

Au fur et à mesure de la représentation, devient ainsi sensible, en trame de fond, l’expérience que connut Ligeti face aux régimes autoritaires avec leurs tribunaux administratifs chargés de sélectionner les personnes et de les enfermer, ce qui se produira dans cette production lorsque le prince Go-Go passera sous l’influence de deux ministres et du chef de la police, Gepopo.

Scène d'ouverture de 'Melancholia' de Lars von Trier

Scène d'ouverture de 'Melancholia' de Lars von Trier

Les impressions musicales, mélange de brusqueries et d’atmosphères métalliques, se retrouvent dans cette conception visuelle acerbe, mais l’équipe de production révèle aussi un rapport très poétique à l’univers par sa manière de présenter l’imminence de la catastrophe planétaire sous des lumières bleu nuit-orangé impressives (Felice Ross), toujours magnifiquement alliées à la musique surnaturelle de Ligeti, à travers un choix de vidéos montrant un astre incandescent tournant sur lui-même, ou bien en reprenant l’ouverture du film de Lars von Trier ‘Melancholia’ (2011mettant en scène la collision entre une planète gigantesque et la Terre.

Sam Carl (Astradamors) découvrant l'arrivée de la Comète

Sam Carl (Astradamors) découvrant l'arrivée de la Comète

Il y a ainsi l’apocalypse engendrée par une catastrophe stellaire – on peut d’ailleurs voir, à travers la scène des enfants écoutant Astradamors autour de son écran d’ordinateur, une référence à l’envie originelle de Ligeti de devenir scientifique, ce qui apparaîtra sous force de témoignage du compositeur en fin de spectacle -, mais il y a aussi l’apocalypse engendrée par la démesure et la folie humaine, l’holocauste, bien sûr, tout autant que les guerres dévastatrices des grands conquérants tels Gengis-Khan ou Napoléon.

Scène de la mort de Nekrotzar et de l'apocalypse

Scène de la mort de Nekrotzar et de l'apocalypse

Krzyzstof Warlikowski et Kamil Polak font défiler au moment de l’impact irrépressible une série d’extraits de plusieurs films muets issus de l’entre-deux-Guerres où naquit Ligeti, ‘Faust’ (Murnau), ‘Napoléon (Gance), ‘Les Dix Commandements’ (DeMille), ‘Sodom und Gomorrha’ (Curtiz), tous fascinants par leur imagerie poétique, ainsi que la scène finale de ‘Theorem’ (Pasolini) qui montre l’anéantissement de l’homme dans le désert.

En aparté, on peut remarquer qu'Abel Gance fut l'auteur en 1931 d'un film de transition entre le muet et le parlant intitulé 'La fin du monde', sur une musique d'Arthur Honegger et d'après le roman éponyme de l'astronome et écrivain français Camille Flammarion (1893), dont le thème du passage d'une comète, qui croise la trajectoire de la Terre en l'évitant de justesse, suscitant des scènes d'orgie, rejoint totalement l'histoire du 'Grand Macabre'.

Michael Nagy (Nekrotzar)

Michael Nagy (Nekrotzar)

Car le cataclysme a bien lieu – la manière dont le décor se recouvre d’une noirceur macabre le long des grilles est d’un très grand impact dramatique -, et à la toute fin, trois astronautes ayant découvert les restes de cette planète récupèrent le seul souvenir de tous ces gens que nous avons vu enfermés, puis revenir affublés de masques d’animaux fantomatiques, une émouvante collection de photographies de familles.

Lindsay Ammann (Mescalina) et Sam Carl (Astradamors)

Lindsay Ammann (Mescalina) et Sam Carl (Astradamors)

A travers le costume laid et dénudé de Nekrotzar, puis de Mescalina, au second acte, le grotesque insiste également sur l’obsession de la détérioration des corps, et c’est donc une réflexion sur l’angoisse de la vieillesse qui est renforcée dans ce spectacle en renvoyant férocement chaque individu à sa finitude.

Il y a donc quelque chose de particulièrement savoureux, mais aussi de malicieux de la part du directeur du théâtre, à programmer ‘Le Grand Macabre’ en ouverture de festival, lorsque le public munichois vient parader dans ses plus beaux effets. Il faut d’ailleurs souhaiter que la personne qui a fait un malaise au parterre, lors de la seconde représentation, au paroxysme de la brutalité musicale qui démultipliait les effets hystérisés du chef de la police, s’en est bien remise depuis.

John Holiday (Go-Go)

John Holiday (Go-Go)

Virevoltant sur leurs chaises à roulettes, comme en apesanteur, Go-Go et Piet semblent passés dans un autre monde, et les trois gardes qui les rejoignent révèlent, sous leurs tenues de policiers d’état, des vêtements résilles qui les érotisent. La perspective de la mort est ainsi faussement dédramatisée à travers un grand cocktail partagé à l’avant scène, en montrant en arrière plan ce qu’il reste de tous ceux qui ont disparu par la faute des régimes politiques, comme si le destin de l’homme n’était que dérisoire.

Scène finale

Scène finale

Pour un chanteur, travailler avec Krzysztof Warlikowski ne consiste pas seulement à s’intégrer dans une dramaturgie originale qui fait très souvent se croiser plusieurs histoires personnelles et parfois plusieurs niveaux temporels, mais également à étoffer sa propre manière d’incarner sur scène afin de conserver cet acquis dans le temps. Et c’est pour cela que beaucoup d’artistes apprécient de s'en remettre avec ce metteur en scène qui les fait se dépasser.

Ainsi, ceux qui ont connu Benjamin Bruns en Pilote du ‘Vaisseau Fantôme’ (Bayreuth, 2012), en Tamino (Vienne, 2015) ou bien Lohengrin (Munich, 2024) seront surpris du jeu absolument clownesque qu’il imprime à Piet, avec une expressivité sardonique mêlée de clarté adoucie.

Sarah Aristidou (Gepopo)

Sarah Aristidou (Gepopo)

La même sidération s’impose face à Sarah Aristidou, soprano franco-chypriote née à Paris mais surtout connue en Allemagne où elle chante régulièrement Zerbinette à Frankfurt et Berlin, tout en se passionnant pour la musique contemporaine, qui se retrouve dorénavant à interpréter les rôles de Vénus et du Chef de la Police après les avoir abordés à la Maison de la Radio et de la Musique, en français, en décembre 2023. 

Non seulement son agilité vocale fait merveille, mais elle tire aussi des sonorités formidablement malléables et puissamment effilées dans les aigus, tout en leur donnant un métal consistant d’une grande souplesse avec des glissandi surnaturels, en se livrant à un jeu qui peut se révéler assez acrobatique, notamment avec l’utilisation du cheval d’arçons. Cette soirée est autant importante pour elle que pour le public qui n’a pas manqué de lui transmettre, au rideau final, ses fortes impressions.

Salut final

Salut final

Autre voix assez atypique, celle du contre-ténor américain John Holiday a une capacité à glisser de la clarté baroque à une étrange vocalité purement féminine qui ajoute une ambiguïté considérable à son personnage, accrochant en permanence l’auditeur par les changements de représentations mentales qu’il engendre naturellement. Il joue ainsi le rôle d’un homme politique qui vire au portrait d’un enfant gâté qui fuit ses responsabilités en envoyant au front médiatique ses deux ministres.

Baryton d’origine hongroise né à Stuttgart, Michael Nagy donne de l’épaisseur à Nekrotzar tout en suggérant une mélancolie désabusée qui fait penser à celle d’Amfortas. Son personnage, qui évolue de l’inquiétant au grotesque maladif, évoque pas son évolution esthétique glauque un rapport morbide à la mort.

Krzysztof Warlikowski avec en arrière-plan Avery Amereau et Sam Carl

Krzysztof Warlikowski avec en arrière-plan Avery Amereau et Sam Carl

En parallèle, la contralto Lindsay Ammann et le basse-baryton Sam Carl mettent beaucoup de vivacité et de drôlerie dans la peinture décomplexée de la relation entre l’astronome et sa femme, jouée avec beaucoup de présence.

Enfin, il y a une concordance idéale dans la fusion sensuelle des timbres des deux amants incarnés par Seonwoo Lee et Avery Amereau, Bálint Szabó et Kevin Conners sont deux ministres aux très grands talents de comédiens, et Andrew Hamilton, Thomas Mole et Nikita Volkov forment un groupe de trois soldats cerbériques aux profils de grands gaillards espiègles.

Kent Nagano, avec en arrière plan Sarah Aristidou, Sam Carl et Michael Nagy

Kent Nagano, avec en arrière plan Sarah Aristidou, Sam Carl et Michael Nagy

En grand défenseur des œuvres contemporaines, Kent Nagano impressionne beaucoup par sa maîtrise d’un orchestre d’une telle complexité, engageant les musiciens dans une théâtralité sans ambages dans les passages les plus violents – le paroxysme étant atteint dans la scène délirante de l’officier de la police secrète -, avec une très grande densité du son, mais aussi avec un soin merveilleux accordé à l'immatérialité des tissures orchestrales. La nature chaotique de la musique est aussi très bien contrôlée de manière à ce qu’elle respire avec le jeu des solistes, les jaillissements des cuivres sont toujours éclatants, et le sentiment d’unité du spectacle en est renforcé.

Seonwoo Lee, Krzysztof Warlikowski et Avery Amereau

Seonwoo Lee, Krzysztof Warlikowski et Avery Amereau

Avec une telle lecture d’ensemble, ce ‘Grand Macabre’ immerge l’auditeur dans le génie artistique de György Ligeti autant que dans son histoire personnelle, et montre à quel point celle-ci recouvre des résonances avec notre monde et ses images inquiétantes.

Kent Nagano, John Holiday, Felice Ross et Claude Bardouil

Kent Nagano, John Holiday, Felice Ross et Claude Bardouil

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Publié le 30 Mai 2024

Le Château de Barbe-Bleue (Béla Bartók)
Opéra de Budapest, le 24 mai 1918
La Voix humaine (Francis Poulenc)

Opéra Comique, le 06 février 1959

Représentation du 24 mai 2024
Teatro di San Carlo – Napoli 1737

Le Château de Barbe-Bleue 
Le Duc Barbe-Bleue John Relyea
Judith Elīna Garanča

La Voix humaine
La Femme Barbara Hannigan
Lui Giuseppe Ciccarelli

Direction musicale Edward Gardner
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2015)
Décors/Costumes Malgorzata Szczesniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp
Production de l’Opéra national de Paris et du Teatro Real de Madrid 

Créé le 23 novembre 2015 au Palais Garnier, le diptyque Le Château de Barbe-Bleue - La Voix humaine’ signait le retour à l’Opéra de Paris de Krzysztof Warlikowski et de toute son équipe après six ans d’absence, et du chef d’orchestre finlandais Esa-Pekka Salonen après dix ans d’absence.

Ce spectacle, édité en DVD par le label munichois Arthaus Musik, fut repris en mars 2018, sous la direction musicale d’Ingo Metzmacher, et arrive dorénavant au Teatro di San Carlo où Stéphane Lissner entend bien surprendre et fasciner l’audience du théâtre qu’il dirige.

Barbara Hannigan - La Voix Humaine

Barbara Hannigan - La Voix Humaine

C’est tout d’abord un évènement historique pour le chef d’œuvre lyrique de Béla Bartók, car c’est au San Carlo de Naples que ‘Le Château de Barbe-Bleue’ débuta véritablement sa carrière internationale, en 1951, sous la direction du chef hongrois Ferenc Fricsay, et dans une mise en scène de Günther Rennert.

Mais dans le spectacle de Krzysztof Warlikowski, il est prolongé par ‘La Voix humaine’ de Francis Poulenc, ce qui va permettre d’explorer en profondeur deux relations d’emprises psychologiques qui s’achèvent mal, tout en créant des résonances entre les deux ouvrages.

Décor du Château de Barbe-Bleue et salle du Teatro di San Carlo

Décor du Château de Barbe-Bleue et salle du Teatro di San Carlo

Pour Judith, comme pour le spectateur, l’aventure commence pourtant bien à travers un intriguant numéro de lévitation et de tour de magie avec lapin et tourterelle, joué devant un rideau scintillant sous des lumières bleu mauve. Le magnétisme de John Relyea fait merveille, mais, assise dans l’assistance, Judith est trop intriguée par cet homme capé de noir si différent du monde plus conventionnel dont elle provient. Le théâtre devient le lieu d’une illusion dangereuse.

Débute un grand numéro de séduction de la part de la jeune femme attirée par la face occulte de Barbe-Bleue qui l’emmène sur le plateau, interactions humaines qui se déroulent autour de deux éléments symboliques, l’intimisme d’un canapé, et le réconfort illusoire d’un minibar.

John Relyea (Barbe-Bleue) et Barbara Hannigan (l'assistante)

John Relyea (Barbe-Bleue) et Barbara Hannigan (l'assistante)

Le jeu tactile est très développé, Judith alternant entre crainte, audace et sensualisme, Barbe-Bleue jouant d’abord la surprise, puis l’enthousiasme et l’éblouissement naïf de l’enfance – à l’aide de sa boule à neige où se reflète une langueur inexplicable -, tout en révélant un malaise latent.

Les ouvertures des différentes portes sont spectaculairement rendues par une superposition de cages translucides - des éléments utilisés de façon récurrente par Krzysztof Warlikowski et Malgorzata Szczesniak dans la plupart de leurs pièces -, qui font apparaître successivement une salle de bain ensanglantée – dont la robinetterie, vue de loin, donne l’illusion d’une forme de cœur humain -, trois colliers autour de têtes inertes, un tapis de fleurs ensanglantées, puis trois femmes sophistiquées prisonnières de l’homme qu’elles ont aimé. Les différents plans s’interpénètrent, complexifiant au fur et à mesure ce portrait intérieur.

John Relyea (Barbe-Bleue), Elīna Garanča (Judith) et Barbara Hannigan (l'assistante)

John Relyea (Barbe-Bleue), Elīna Garanča (Judith) et Barbara Hannigan (l'assistante)

Pour accentuer l’étrangeté du dispositif, la vidéographie de Denis Guéguin insère le visage d’un enfant filmé de manière esthétiquement sombre afin de suggérer un mélange de grâce innocente, de tristesse et de hantise, les larmes de sang – plus discrètes qu’à la création – faisant écho aux souffrances intérieures de Barbe-Bleue. La lenteur et la mélancolie visuelle se nouent très intimement aux respirations de la musique de Bartok, et la palette de lumières utilisé par Felice Ross unifie l’ambiance scénique tout en accentuant l’impression de mystère à l’intérieur des cages où se démultiplient les espaces mentaux.

Elīna Garanča (Judith) et John Relyea (Barbe-Bleue)

Elīna Garanča (Judith) et John Relyea (Barbe-Bleue)

L’enfant est également présent sur scène, un lapin dans les bras, image intérieure de l’hôte principal, lorsqu’il était jeune, qui renvoie à une affectivité possessive.  Il pleure un manque.

La compassion qu’éprouve Judith l’aide à surmonter elle-même ses propres peurs, à avoir le courage d’aller se perdre dans le labyrinthe qui s’échafaude, mais lorsqu’elle voit comment les trois femmes se mettent au service du Duc, elle comprend trop tard que son sort est scellé et qu’elle restera piégée à jamais par son attraction irrépressible.

John Relyea (Barbe-Bleue) et Elīna Garanča (Judith)

John Relyea (Barbe-Bleue) et Elīna Garanča (Judith)

Pour Elīna Garanča, il s’agit d’une prise de rôle dans une langue qu’elle aborde pour la première fois. Elle développe un personnage qui s’inscrit dans un rapport de compréhension maternel plus que de séduction, une fascination qui semble défaire Judith, et qui accroît très visiblement ses sentiments angoissés.

Intensité de la voix, noirceur pénétrante, soin apporté à l’élocution, il est vrai que l’on attend de sa part un rapport de force plus marqué avec Barbe-Bleue, qui est incarné par un John Relyea qui vit très fortement la nature dépressive de cet homme introverti.

Présent dès la création de ce spectacle en 2015, le chanteur canadien a conservé ce timbre à la fois séducteur et caverneux qui s’allie naturellement aux multiples visages de ce personnage morne caché derrière l’éblouissante de sa prestance.

Le Château de Barbe-Bleue - La Voix humaine (Garanča Relyea Hannigan Gardner Warlikowski) San Carlo Napoli

La transition vers 'La Voix humaine' est toujours aussi hypnotisante, lorsque Barbara Hannigan avance fantomatiquement depuis l’arrière de la structure des cages, au même moment où est projeté un extrait du film de Jean Cocteau ‘La Belle et la Bête’. Le visage gigantesque de la Bête disparaît dans le décor de la salle du Teatro di San Carlo, vision symbolique du Château de Barbe-Bleue qui s’efface à son tour.

Depuis sa première apparition dans cette production en 2015, l’artiste canadienne a complètement mûri ce personnage de femme esseulée attachée à son amour passé.

Elīna Garanča (Judith)

Elīna Garanča (Judith)

Elle a d’ailleurs conçu en pleine pandémie une production scénique des 'Métamorphoses' et de la 'Voix humaine' avec le vidéaste Denis Guéguin et le technicien vidéo Clemens Malinowski, où elle est à la fois interprète et chef d’orchestre avec des ensembles tels le Philharmonique de Radio France et l’orchestre symphonique de Montréal, la vidéo permettant aux spectateurs de suivre son expressivité théâtrale lorsqu’elle dirige.

'Métamorphoses' et 'La Voix Humaine' : Barbara Hannigan - Denis Guéguin - Clemens Malinowski (Radio France - 2021)

Ce soir, cet aboutissement exceptionnel se lit par la qualité impeccable de la diction, mais aussi par la manière dont Barbara Hannigan pose un regard lucide et plus attachant sur ‘La femme’ qu’à ses débuts, lorsqu’elle n’hésitait pas à convulsionner dans une hystérie outrancière son incarnation.

Barbara Hannigan - La Voix Humaine

Barbara Hannigan - La Voix Humaine

Son engagement physique est tout aussi dingue, d’une vive félinité, et la pureté de sentiment est encore plus palpable.

Krzysztof Warlikowski lui offre une combinaison de poses et d’attitudes qui extériorisent dans un mouvement sans cesse changeant les alternances de mal-être, de tendresse, de reprise puis de lâcher-prise, et qui accentue aussi le poids des mots.

Son regard est toujours aussi poétisé par des traces de pleurs bleutées, mais aucun affect mélodramatique n’est concédé. Il s’agit d’une lutte physique avec le risque d’effondrement, et Barbara Hannigan possède cette souplesse qui semble fuir le trop de fragilité.

Barbara Hannigan - La Voix Humaine

Barbara Hannigan - La Voix Humaine

Dans cette mise en scène, ‘La Femme’ opère un mouvement inverse à Judith. Elle a survécu à une emprise, mais à quel prix ! Petit à petit, sort de l’ombre l’amant qu’elle a blessé à mort, ensanglanté, avec lequel elle initie une chorégraphie macabre - retenu à Munich pour préparer la nouvelle production du 'Grand Macabre', Claude Bardouil est remplacé ce soir par le danseur Giuseppe Ciccarelli, dans le rôle de l'amant - .

Car malgré sa blessure mortelle, il ne l’a pas totalement lâché et vit toujours dans l’âme de son amante. Le tragique né de l’impossibilité pour elle de réaliser ce détachement, si bien qu’il ne lui reste plus comme autre issue, pour se libérer de cette souffrance, qu’à mettre fin à ses jours.

Barbara Hannigan et Giuseppe Ciccarelli

Barbara Hannigan et Giuseppe Ciccarelli

A la direction orchestrale, Edward Gardner veille à l’unité des forces musicales du San Carlo et au soyeux du rendu des textures. On sent une certaine prudence avec un orchestre qui est habitué à jouer les trois quarts du temps des œuvres de compositeurs italiens traditionnels du XIXe siècle.

Ainsi, dans la première partie, l’écriture de Bartok pousse aux limites l’agilité des vents que l’on sent très approximative, mais le chef d’orchestre britannique sait impulser une énergie et une théâtralité efficaces. Toutefois, la volupté orchestrale, chargée de profondeur psychologique, manque encore de relief et de noirceur insondable.

Dans ‘La Voix humaine’, le discours orchestral est parfaitement mené, plus naturel et fondu au jeu théâtral et à la musicalité de Barbara Hannigan. L’homogénéité d’ensemble est atteinte, et c’est à un spectacle complètement uni que nous assistons cette fois.

Barbara Hannigan, John Relyea, l'enfant et Elīna Garanča

Barbara Hannigan, John Relyea, l'enfant et Elīna Garanča

En proposant ce diptyque, Stéphane Lissner souhaitait faire découvrir aux Napolitains un langage théâtral et visuel neuf, mais cette proposition artistique permet aussi de familiariser les musiciens avec une écriture très sophistiquée. Il faut souhaiter que le successeur de ce directeur charismatique aura à cœur de prolonger son travail d’ouverture au répertoire comme le fait actuellement Joan Matabosch à Madrid, dans les pas de Gerard Mortier, afin que l’orchestre napolitain suive la même progression qui lui ouvrira de nouvelles dimensions.

Krzysztof Warlikowski sous les regards admiratifs de Giuseppe Ciccarelli, Barbara Hannigan et Edward Gardner

Krzysztof Warlikowski sous les regards admiratifs de Giuseppe Ciccarelli, Barbara Hannigan et Edward Gardner

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Publié le 28 Octobre 2023

Du lundi 22 juin au vendredi 26 juin 2009, France Culture diffusait 5 entretiens de Krzysztof Warlikowski au moment où il mettait en scène à l’opéra Bastille ‘Le Roi Roger’ de Karol Szymanowski pour clôturer les 5 ans du mandat de Gerard Mortier.

Ces 5 entretiens, menés par Joelle Gayot en février 2009 pour l'émission 'A voix nue', s’intitulaient respectivement ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, ‘Je est mon autre’, ‘La leçon d’anatomie’, et ‘Le visible et l’invisible’.

Ils sont indispensables pour qui souhaite comprendre la construction de la pensée de ce très grand metteur en scène de théâtre et d’opéras.

Après ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’ 'Je est mon autre', et 'La leçon d'anatomie', le cinquième et dernier de ces 5 entretiens est intégralement retranscrit ci-dessous.

Krzysztof Warlikowski - L'Affaire Makropoulos (Opéra Bastille, le 05 octobre 2023)

Krzysztof Warlikowski - L'Affaire Makropoulos (Opéra Bastille, le 05 octobre 2023)

A voix nue : Joelle Gayot s’entretient avec Krzysztof Warlikowski (diffusion sur France Culture, le vendredi 26 juin 2009)
‘Le visible et l’invisible’

J.G : De la mise en scène du ‘Dibbouk’ , à partir du texte de Shalom Anski et de la nouvelle d’Hanna Krall, à celle de ‘Kroum l’Ectoplasme’ de l’auteur israélien Hanokh Levin, quelque chose semble avoir vacillé dans votre théâtre, un léger flottement, un suspend, un entre-deux qui a pu prendre la forme, pour vous, d’un doute, d’une hésitation ou d’une conscience nouvelle de ce que peut représenter dans votre chair et dans votre âme le théâtre.

J’aimerais aujourd’hui que nous parlions de cet invisible qui est venu avec le ‘Dibbouk’ frapper à votre porte, y frapper au risque du théâtre lui-même, un invisible qui affleure sous le visible et fait de vos scènes une porte ouverte sur d’autres scènes, venues d’ailleurs, du plus profond de vous-même, mais aussi du plus archaïque, du plus enfoui, et du plus universellement partagé.

Pour ce faire, on pourrait reparler, chez Sarah Kane, du désir de la femme de devenir homme, de cette tentative désespérée d’être l’autre, on pourrait aussi reparler dans le ‘Dibbouk’ de ces âmes qui hantent les vivants, de ces présences fantômes, on pourrait aussi évoquer avec ‘Angels in America’ et ‘Kroum’ ces injonctions du passé et de la mémoire, on pourrait aussi évoquer le Graal de ‘Parsifal' , bref, essayons de parler de ce qui n’est pas dit et de ce qui hante littéralement vos représentations.

J’aimerais savoir – la question est un peu brutale – quelle est la part de spiritualité ou de mystique qui existe dans votre théâtre, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Le premier doute est venu au moment où je mettais en scène ‘Hamlet’, où il y a la fameuse scène avec le fantôme du père qui revient, le spectre, car c’était la première fois qu’il me fallait représenter l’au-delà au théâtre.
Je me suis révolté car j’ai compris qu’il y a un paradoxe dans le théâtre quand on aborde cela comme un divertissement. Je me rappelais toutes les mises en scène de ‘Hamlet’ où le spectre apparaissait avec une armure, de la fumée, de la lumière de différentes couleurs, etc.., et je me suis demandé si c’était bien cela le risque du théâtre.

Bien évidemment, la question est de savoir si le théâtre peut toucher l’au-delà, car c’est finalement de cela que l’on parle dans ‘Hamlet’. On veut voir le fils qui est en face de l’au-delà qui lui parle et qui lui passe un message, et donc l’on admet que cela puisse arriver dans la vie.

Cela arrive à certaines personnes, mais le théâtre devrait-il se contenter d’une image plate qui suggérerait ce qu’est l’au-delà par rapport à la réalité, ou bien le théâtre devrait-il représenter un trou qui mène vers l’au-delà, de façon à ce que nous, étant dans le théâtre, puissions passer par une expérience métaphysique et côtoyer quelque chose qui n’est pas compréhensible?

A ce moment là, quand je travaillais sur cette scène avec le spectre, j’avais dans la tête la nouvelle d' Hanna Krall, ‘Le Dibbouk’, avec ce témoignage de cet homme qui disait « il y a chez moi l’âme de mon petit frère qui est mort dans le ghetto pendant la guerre, et moi, cinquante ans plus tard, j’ai toujours mon petit frère en moi, et je veux le garder ». 

Après quelques tentatives d’exorcisme, il laissera tomber, ayant compris finalement qu’il avait en lui son frère et qu’il voulait le garder. Le théâtre est-il capable de montrer cela? Je ne sais pas avec ce que l’on voit s’il en est capable, parce que c’est assez complexe.

J’ai eu la même difficulté avec l’ange dans ‘Angels in America’, car, pour Tony Kushner, ou bien dans la série télé, cette scène est traitée sur le mode de la plaisanterie, si bien que cet ange n’a rien à voir avec l’au-delà.

Or, d’après moi, il était évident que pour mon public cet ange devait faire partie de l’au-delà, et qu’à ce moment là, il fallait que j’apprenne quelque chose qui me perturbe quelque part.

 

J.G : C’est une femme qui a joué ce rôle. Vous dites que c’est la plus belle femme de Pologne.

K.W : Cette femme s’est cassé une jambe. Ce fut une longue histoire pour arriver à ce personnage. J’ai d’abord trouvé qu’elle devait jouer l’infirmière dans l’hôpital, mais qu’elle ne pouvait pas être celle de ‘Kroum’ avec sa belle poitrine, et donc qu’il fallait qu’elle soit infirme, car c’est comme cela que tu peux consacrer ta vie à t’occuper des malades du sida.

Je lui ai dit :’Comme tu es la plus belle femme de Pologne, il faut que tu sois infirme des jambes, que tu ne puisses pas marcher’. Elle avait donc deux béquilles, et à un moment on a répété la scène de l’ange.

Puis, cette comédienne qui avait incarné Gertrude dans ‘Hamlet’, Stanisława Celińska, nous dit qu’elle n’était pas d’accord pour que l’ange entre avec des béquilles, et elle est partie faire du ski.

Elle est alors revenue avec une jambe cassée. Elle ne pouvait pas mettre de talons aiguilles pour faire l’ange, si bien qu’on lui a mis des bandages, alors qu’elle pouvait à peine marcher. Cela donnait la même chose, mais pas tout à fait exactement.

Mais à partir de ce moment là, les costumes, la musique, les cheveux, le maquillage, le micro qui transforme la voix, toute cette machinerie de théâtre mise en pleine lumière nous a permis de faire de son apparition un moment très irrationnel, avec un discours qui disait qu’au départ nous étions hermaphrodites, que notre état naturel était de copuler avec Dieu, que Dieu nous a quitté et que c’était donc pour cela que l’on était malheureux. C’était, dit brièvement, le message.

Dit ainsi, cela aplatit l’au delà, mais au moment où cela agit sur nous, nous provoquons nous-mêmes l’au delà en nous, et c’est ainsi que nous pouvons rencontrer cet irrationnel ou cette métaphysique. La seule rencontre est possible non pas sur le plateau, mais dans l’intériorité du spectateur. Le seul irrationnel qui existe dans mes spectacles est donc celui du spectateur.

Kroum © Frédéric Nauczyciel / see-you-tomorrow

Kroum © Frédéric Nauczyciel / see-you-tomorrow

J.G : Que s’est-il passé, lorsque vous avez monté ‘Le Dibbouk’, qui a pu vous déstabiliser, en tout cas vous faire douter dans le désir que vous aviez de poursuivre ou non le théâtre, parce que ‘Le Dibbouk’ est quand même un texte où il est question de l’âme des vivants, de l’âme des morts, plutôt, qui vient hanter l’âme des vivants pour que ces derniers exorcisent une faute que les morts n’ont pas accompli, pour qu’on les lave de tout soupçon. 
Il y a eu une conjugaison étrange dans la mise en scène de ces deux textes, celui d’Hanna Krall et celui de Shalom Anski, mais pour vous il s’agit presque d’un impossible du théâtre, vous parlez même d’une réduction effrayante de votre théâtre à ce moment là.

K.W : Il y avait ce reportage d’Hanna Krall - qui n’est pas une fiction, sinon cela n’aurait pas la même force –, car elle est vraiment allé aux États-Unis rencontrer cet homme qui lui avait envoyé une lettre en lui disant « Si vous êtes intéressée, je peux vous raconter ma vie ».

Après avoir entendu cette histoire de ce petit frère existant en lui, elle a entendu parler de cet exorciste, bouddhiste d’origine juive, qui vivait à Boston, et qui, lui, exorcisait ce petit frère.

Donc elle a fait un second voyage pour le voir, et elle a eu deux points de vue du personnage qui disait qu’il avait son petit frère en lui.

Que pouvais-je faire avec le théâtre après avoir donné aux spectateurs, en première partie, le texte juif le plus connu dans l’histoire du théâtre juif, un reportage, un vrai personnage, comment y croire ?

Il y a d’abord un comédien qui vient en disant qu’il ne parle pas polonais, que sa mère est française, et qu’il est un américain normal. Le public rigole, car comment peut-il ne pas parler polonais s’il est un comédien polonais ? Ensuite il dit qu’il est juif et qu’il a un Dibbouk en lui.

Donc, comment oublier ce méta-niveau pour croire que nous ne racontons pas de la fiction pour nous amuser, mais qu’il s’agit bien d’un fait que l’on veut partager avec le public, et pour faire en sorte que ce public soit conscient que c’est l’un d’entre nous qui parle là devant lui, et que cela s’est vraiment passé ?

Il fallait ainsi éliminer tout le théâtre, et l’on ne savait pas comment faire. Tous les dialogues qui étaient possibles n’étaient plus indispensables, les petits situations avec le lit, le rituel de thérapie, n’ont pas marché, car cela représentait seulement une thérapie. 

Finalement j’ai dit « Toi, tu racontes ta vie, et c’est tout! ». Il y eut un court moment, puis, en une seconde, ce comédien s’est transformé en bébé et a commencé à pleurer.

On a alors compris qu’il ne voulait pas que son petit frère soit exorcisé. Mais il y a dans cette seconde partie ce moment, un seul moment, de métamorphose, où l’on veut oublier et où l’on joue avec l’illusion quand on entend un bébé dans ce corps d’un adulte. Il est arrivé à le faire d’une telle manière que cela en est devenu traumatisant, et ce sont ces quelques secondes de théâtre qu’il fallait utiliser et rien d’autre.

Et donc, après avoir fait ce spectacle, je me suis demandé si je souhaitais toujours raconter des fictions puisque je me sentais impuissant par rapport à la première partie où, quand même, l’action se passait dans un cadre ancien. Je voulais rendre cette histoire plus contemporaine, mais il y avait quand même des limites à cela.

Hanokh Levin est venu à mon secours avec ‘Kroum’, car après avoir fait tous ces textes qui étaient adressés au public polonais, des textes engagés, révoltés, contre la société polonaise, contre notre passé, contre la peur de se confronter à nous-mêmes, il y avait ce texte qui était complètement personnel, où il y avait ce ‘moi’ envers ‘moi’, ma culpabilité envers ‘moi’, et il fallait que ‘moi’ je parle à mon propre démon, et pas aux démons de la nation avec lesquels c’était plus facile.

Mais à un moment donné, cela a réduit le théâtre à un reportage, à un document, parce que je ne pouvais pas aller vers la fiction, tandis que cette fiction d’Hanokh Levin est devenue tellement intériorisée, tellement personnelle, tellement vécue par moi, que c’est devenu, non pas une fiction, sinon moi-même.

Cela m’a donc sauvé de ce carrefour menant nulle part où j’aurais pu finir comme Jerzy Grotowski qui, à un certain moment, a dépassé le théâtre, où comme Peter Brook qui a vu des limites avec les récits d’Oliviers Sacks, au point que cela te mord en toi, en tant que metteur en scène de théâtre, si bien que cela te pousse vers quelque chose qui n’existe peut-être pas, là où il n’y a plus de chemin.

Krzysztof Warlikowski - Présentation de 'Phèdre' (Théâtre de l'Odéon, le 09 avril 2016)

Krzysztof Warlikowski - Présentation de 'Phèdre' (Théâtre de l'Odéon, le 09 avril 2016)

J.G : Mais, si finalement vous poursuivez sur cette voie là, Krzysztof Warlikowski, ne faudrait-il pas que vous passiez vous-même à l’écriture de la fiction pour écrire sur votre âme ?

K.W : Le problème est que je me suis toujours beaucoup mieux senti en dialogue qu’en monologue.
Tout mon art du théâtre vient du dialogue, et ce dialogue commence avec la scénographe, le compositeur, l’acteur, mais je ne pense pas qu’il y ait la vision du metteur en scène, car tout cela est un dialogue. Et le dialogue le plus important, au début, est celui entre moi et l’auteur, entre deux visions où apparaissent des points communs, sachant que je ne me suis jamais senti bien que dans mon propre univers en tant que base.
J’ai besoin d’un ennemi ou bien d’un ami, de l’autre côté, pour commencer ce dialogue.

 

J.G : Vous avez besoin d’un interlocuteur. Mais, je pense en vous écoutant à cette formule qu’employait Jérôme David Salinger en signant ses lettres :’Avec amour et abjection’.
Et j’entends tout le temps cela lorsque vous parlez de ce qui vous anime, Krzysztof Warlikowski.

K.W : Il me faut peut-être la confirmation qu’il y a la même ‘merde’ chez l’autre pour pouvoir la ressortir de moi.

 

J.G : Le personnage de cette sœur, dans ‘Purifiés’, qui tente de devenir son frère, n’est-il pas lui même, d’une certaine manière, la scène du théâtre? N’est-ce pas dans cet impossible qu’elle essaye de réaliser que se loge le théâtre?
Et, en passant par des textes comme ‘Le Dibbouk’, n’a t-il pas fallu que vous mettiez à l’épreuve ce théâtre qui est à l’intérieur du corps fabriqué, presque ‘faustien’, de cette femme, pour, finalement, après avoir écarté toutes les chairs, après avoir écorché jusqu’à l’os ce que c’était, arriver à cette conclusion que ce n’était que vous-même? 
Cela commence avec vous, cela naît avec vous, puisque que vous dites ‘Il faut que je trouve dehors celui à qui je vais parler, celui à qui je vais m’adresser’. 

Mais, en revenant à ‘Kroum’, votre spectacle sans doute le plus autobiographique, n’est ce pas parce que vous avez su trouver en vous-même celui à qui vous deviez parler, que vous avez pu continuer dans le théâtre?

K.W : ‘Kroum’ était peut-être une façon d’être d’accord avec moi-même, car ce genre de monologue intérieur qui était partout présent m’a permis d’accepter d’être jeté dans une réalité que je pouvais représenter au théâtre, car j’ai toujours voulu échapper à l’extérieur.

On pourrait dire que ‘Kroum’ est une sorte de compromis qui me permet de me reconnaître comme ‘normal’, comme les autres, d’avoir le droit de vivre.

Après ce cri assourdissant qui ne voulait rien entendre d’autre que sa douleur et sa révolte, tout d’un coup advient une sorte d’acceptation de la réalité, et je la prends telle quelle en souffrant.

Purifiés © Stefan Okołowicz, TR Warszawa, 2002

Purifiés © Stefan Okołowicz, TR Warszawa, 2002

J.G : Ce théâtre écorché dont parle Georges Banu, serait-il en voie de se cicatriser ?

K.W : Je me demande si cela ne reprend pas la peau à partir de ‘Kroum’, quand même. 
Peut-être suis-je arrivé au bout de quelque chose qui est communicable, ou pas, et peut-être faudrait-il tout recommencer?

En Pologne, ‘Purifiés’ ne pouvait pas être largement reçu parce que cet univers était de base trop différent de ce que les Polonais pensaient d’eux-mêmes. Cela parlait des choses que cette société n’acceptait pas et qu’elle a toujours refoulé, et elle a reçu la même chose avec ‘Kroum’, emballé d’un paysage familier, ce qui a permis à cette société de faire, petit à petit, un pas vers son intérieur refoulé.

C’est peut-être cela cette peau qui vient avec ‘Kroum’, et c’est aussi cela qui vient avec Tony Kushner et son langage très sociable, en contradiction avec le langage de Sarah Kane qui est un cri égoïste très individuel, sans se soucier de la société et sa capacité à réparer ce qui lui est arrivé, ne voulant plus rien entendre pour rentrer dans sa propre douleur.

Tony Kushner s’exprime d’une manière raisonnable dans une société précise où il y a des devoirs sociaux à prendre. Dans ‘Angels in America’, autrement qu’avec ‘Purifiés’, le public qui regarde sait exactement quels sont ses devoirs, ce qu’il ne peut pas reconnaître en regardant les ‘Purifiés’.

 

J.G : Vous avez lâché quelque chose de vous-même après ‘Le Dibbouk’, quelque chose d’une colère, une violence aussi?

K.W : Je n’ai rien lâché. J’ai 45 ans aujourd’hui, j’ai donc fait un long voyage avec le théâtre à partir de 30 ans, car il y avait cette énergie qui s’accumulait dès l’enfance, ce cri, cette solitude.
Puis, vint cette compréhension comme arrive la compréhension dans la vie. Il y a une liaison que tu pensais toujours exister pour la vie ou pour la mort. 
Mais à un certain moment tu lâches, parce que tu peux comprendre que c’est impossible, ou bien parce que tu découvres les premières impossibilités.

Et comme tu découvres les premières impossibilités, tu parles autrement, peut-être d’une manière amère, ou peut-être, au contraire, avec de plus en plus d’espoir. Car moins tu espères, et de plus en plus d’espoir tu exprimes. Il y a les impossibilités qui parlent, qui commencent à posséder ton cerveau, ton corps, et il y a les maladies ou la faiblesse qui commencent à prendre ton corps, cela change donc ta démarche, du point de vue de la révolte que tu vis actuellement - et non pas de la ‘Révolte, Révolte’-, et puis tu luttes différemment en vieillissant, probablement.

 

J.G : Tout à l’heure, vous nous avez raconté une très belle anecdote, Krzysztof Warlikowski, à propos de ce fils qui rit de la blague de sa mère, et je me demande si, au fond, il n’y a pas quelque chose qui a aussi fait son apparition dans ce que vous attendez du théâtre et dans ce que vous souhaitez en faire partager, si ce n’est quelque chose qui est probablement très lié à ce temps du théâtre qui est, peut-être, proche d’une forme de bonheur.

K.W : C’est le cas de tous ces gens qui ont ce surplus dans leur cerveau, qui ont besoin de l’imagination, sinon ils en resteraient à ce qui est réel. 

D’où vient ce don d’imaginer? Et bien je pense que lorsque l’on est un enfant rêveur qui n’accepte pas la réalité, et qui plonge dans quelque chose d’autre, vient la vie que l’on imaginait, celle du possible, cette vie pour laquelle on vit, cette vie que l’on va vivre pour les autres ou pour soi-même.

 

J.G : Vous rendez les spectateurs heureux en les faisant pleurer!

K.W : En les faisant rire aussi!

 

J.G : Merci Krzysztof Warlikowski!

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Rédigé par David

Publié dans #Warlikowski

Publié le 6 Octobre 2023

L’Affaire Makropoulos (Leoš Janáček - 18 décembre 1926, Théâtre national de Brno)
D’après la pièce de Karel Čapek (21 novembre 1922, Théâtre de Vinohrady de Prague)
Répétition générale du 02 octobre et représentations du 05 et 17 octobre 2023
Opéra Bastille

Emilia Marty Karita Mattila
Albert Gregor Pavel Černoch
Jaroslav Prus Johan Reuter
Vítek Nicholas Jones
Krista Ilanah Lobel-Torres
Janek Cyrille Dubois
Maître Kolenaty Károly Szemerédy
Hauk-Sendorf Peter Bronder

Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2007)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Dramaturgie Miron Hakenbeck

Coproduction avec le Teatro Real de Madrid
Diffusion en direct sur Paris Opera Play le vendredi 13 octobre 2023

La mise en scène de ‘Věc Makropulos’ imaginée par Krzysztof Warlikowski est, jusqu’à présent, la production d’un opéra de Leoš Janáček qui a connu la plus importante longévité au répertoire de l’Opéra de Paris, puisqu’elle a été créée il y a plus de 16 ans, le 27 avril 2007, tout en bénéficiant d’une reconnaissance critique unanime - précédemment, la production de ‘Katia Kabanova’ par Götz Friedrich avait tenu 12 ans sur scène de 1988 à 2000 -.

Karita Mattila (Emilia Marty)

Karita Mattila (Emilia Marty)

Cette histoire de procès qui oppose Albert Gregor à Jaroslav Prus, descendants de deux familles qui se disputent l’héritage du Baron Prus décédé un siècle plus tôt, fait intervenir une célèbre et mystérieuse chanteuse, Emilia Marty, qui recherche aussi les preuves d’une liaison qu’elle eut avec ce personnage désormais disparu. Elle est en effet devenue immortelle après avoir bu un élixir de vie et, malgré sa froideur, elle fascine tous les êtres qui l’approchent.

Pavel Černoch (Albert Gregor) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Pavel Černoch (Albert Gregor) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Ce drame fantastique, qui pourrait être traité de manière naturaliste en présentant des êtres banalement humains perturbés par la présence d’une femme qui leur échappe, est splendidement mis en perspective sur la scène Bastille en tissant des liens avec l’univers du cinéma américain des années 50 qui brillait par la seule présence d’actrices légendaires – Krzysztof Warlikowski s’est personnellement nourri de cet art lorsqu’il vécut à Paris dans les années 80, avant d’entreprendre des études de théâtre lors de son retour en Pologne après la chute du rideau de fer -.

Károly Szemerédy (Maître Kolenaty) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Károly Szemerédy (Maître Kolenaty) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Cette approche cinématographique qui transforme Emilia – alias Elina Makropoulos – en actrice est scéniquement très exigeante pour l’interprète du rôle qui apparaît d’abord sous l’apparence de Marilyn Monroe dont la jupe se soulève avec le vent comme dans le film « The seven Year Itch » (Billy Wilder 1955), dont il restera la photographie mythique prise par Sam Shaw, puis sous les traits de Rita Hayworth , icône sensuelle de « Gilda » (Charles Vidor 1946) qui y chante ‘Put the blame on Mame’.

Ilanah Lobel-Torres (Krista), Károly Szemerédy (Maître Kolenaty), Johan Reuter (Jaroslav Prus), Cyrille Dubois (Janek), Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor) et Nicholas Jones (Vítek)

Ilanah Lobel-Torres (Krista), Károly Szemerédy (Maître Kolenaty), Johan Reuter (Jaroslav Prus), Cyrille Dubois (Janek), Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor) et Nicholas Jones (Vítek)

Il s’agit ici d’incarner une femme fatale qui suscite attirance, jalousie, désir de possession, voir désir de meurtre (Albert Gregor ira jusqu’à menacer Emilia Marty qui, en retour, lui montrera une partie des cicatrices laissées par ses soupirants passés), pulsions animales qui sont symbolisées au second acte par un immense buste de King Kong dont la main enserre l’artiste, comme pour signifier qu’elle ne pourra jamais s’échapper du destin fantasmatique qui pèse sur elle.

Cet élément de décor fabuleux de onze mètres de hauteur est d’ailleurs mis en valeur de manière très impressionnante par des lumières (Felice Ross) qui en dessinent les volumes et donnent l’illusion du réalisme de sa fourrure.

Karita Mattila (Emilia Marty) et Pavel Černoch (Albert Gregor)

Karita Mattila (Emilia Marty) et Pavel Černoch (Albert Gregor)

La vidéo et la filmographie jouent aussi un rôle prépondérant dans cette production de façon à créer un tout cohérent du début à la fin, non pas qu’il s’agisse d’une simple cohérence logique et linéaire, mais plutôt d’une unité d’ensemble qui se répond par des résonances dans le temps entre texte, images, décor et dramaturgie, et qui emportent le spectateur dans ce milieu fait de projections et d’expressions fortement théâtrales pour lui faire sentir une présence éternelle tragique.

Johan Reuter (Jaroslav Prus) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Johan Reuter (Jaroslav Prus) et Karita Mattila (Emilia Marty)

La scène d’ouverture entièrement construite sur des archives filmées est absolument grandiose, car, d’une part, elle donne un sens lyrique et cinématographique à la musique de Leoš Janáček que d’aucun n’aurait soupçonné, et, d’autre part, agrège de manière virtuose des scènes et des extraits de films de Marilyn Monroe avec ceux du ‘King Kong’ de 1933 au rythme des secousses presque sauvages de la musique.

Les sentiments de fascination et d’oppression sont aussi appuyés par la présence, dans toute cette séquence, de photographes acharnés à traquer leur proie.

Gloria Swanson dans « Sunset Boulevard »

Gloria Swanson dans « Sunset Boulevard »

Enfin, des extraits de « Sunset Boulevard » (Billy Wilder 1950) interviennent à tous les actes pour signifier l’imminence de la chute de la diva, sous les traits magnétiques de Gloria Swanson.
Une furtive image du corps de la diva flottant dans une piscine, extraite de ce même film, est glissée de façon subliminale au tout début, en écho au décor final tiré de la scène de la piscine du dernier film inachevé de Marilyn, « Something’s got to give » (George Cukor 1962).

Karita Mattila (Emilia Marty)

Karita Mattila (Emilia Marty)

C’est en effet au creux du somptueux décor laqué en bakélite de Małgorzata Szczęśniak, qui évoque une ancienne salle de cinéma, que sont insérées ces vidéos, auxquelles les néons latéraux situés en hauteur, les effets luminescents tapis sous la scène et les faisceaux provenant de la salle donnent un effet de profondeur et une unité visuelle saisissante.

Un autre décor glissant représentant des sanitaires et une salle d’eau permet d’isoler la relation trouble entre Emilia et Albert, qui ignore qu’il est son arrière petit-fils, et, à nouveau, des petits écrans permettent d’apprécier le talent de Denis Guéguin, le vidéaste, à reconstituer une filmographie vivante du visage de Karita Mattila façon ‘Pop Art’ issue d’un portrait de Marilyn peint par Andy Warhol quelques semaines après la mort de l’actrice en 1964.

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Mais beaucoup d’humour s’immisce aussi dans la dramaturgie à travers les rôles secondaires, et notamment le personnage de Hauk-Sendorf, ténor d’opérette, qui joue avec Marilyn une scène d’affection très touchante qui semble être le seul moment d’amour véritablement humain du spectacle.

Et avec une artiste telle Karita Mattila, qui a remporté il y a exactement 40 ans son premier concours de chant lors de la première compétition Cardiff Singer of the World, la scène finale où on la voit s’enfoncer lentement dans la piscine alors que la jeune soprano Ilanah Lobel-Torres, membre de la troupe de l’Opéra de Paris, achève de lui ressembler pour prendre le relai, donne une image de la transmission d’un destin qui dépasse celui de Marilyn pour s’inscrire dans une réalité artistique et humaine d’aujourd’hui.

Le spectateur est d’ailleurs lui-même interpelé dans cette mise en scène lorsqu’Emilia se tourne vers la salle pour demander qui d’autre veut la solliciter. La lassitude d’être une icône est en effet l’un sujet qui est traité avec une lucidité cruelle par le texte et par le geste.

Ilanah Lobel-Torres (Krista)

Ilanah Lobel-Torres (Krista)

Pour cette 4e série après celles de 2007, 2009 et 2013, auxquelles on pourrait rajouter celle de 2008 au Teatro Real de Madrid, deux membres de la nouvelle Troupe de l’Opéra de Paris sont mis à l’honneur dès les premières minutes.

Le premier, Nicholas Jones, incarne Vítek sous forme de présentateur avec une clarté éloquente qui laisse béat de par son aisance riante. La seconde, Ilanah Lobel-Torres, se glisse dans la peau de Krista, puis de Marilyn, avec la même confiance et une excellente résonance en salle qui s’appuie sur un timbre ambré vibrant et légèrement corsé. Son jeu est agrémenté d’une subtile touche séductrice qui lui permet d’apparaître comme une successeuse envieuse de profiter de la vie.

Et comme dans cette production elle reprend à son compte les rôles de la femme de ménage et de la femme de chambre écrits à l’origine pour une contralto, son caractère s’en trouve naturellement renforcé.

Cyrille Dubois (Janek), Ilanah Lobel-Torres (Krista) et Károly Szemerédy (Maître Kolenaty)

Cyrille Dubois (Janek), Ilanah Lobel-Torres (Krista) et Károly Szemerédy (Maître Kolenaty)

Totalement méconnaissable, Cyrille Dubois, qui célèbre tout juste ses 11 ans sur la scène Bastille, joue sans réserve le sans-gêne vivace de Janek, le fils de Prus, avec une manière délurée qu’on ne lui connaissait pas, et une excellente élocution en tchèque que peuvent constater les natifs du pays de la Bohême. Le personnage apparaît moins abrupt que dans d’autres interprétations.

Et, autre protagoniste signifiant, Hauk-Sendorf est ce soir doué de la présence si touchante de Peter Bronder, d’une fulgurante expressivité vocale, qui nous vaut le plus authentique duo avec Emilia Marty, au point de faire réapparaître des traits très enfantins.

Habitué des rôles véristes et naturalistes, Johan Reuter n’a aucun mal à traduire la muflerie de Jaroslav Prus, et Károly Szemerédy donne une image impertinente et très spontanée de Maître Kolenaty.

Peter Bronder (Hauk-Sendorf) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Peter Bronder (Hauk-Sendorf) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Quant aux deux grands rôles de cet opéra extravagant, ils sont confiés à Pavel Černoch et Karita Mattila.

Le premier, habitué à l’univers de Krzysztof Warlikowski auquel il s’est confronté sur cette même scène dans ‘Don Carlos’ et Lady Macbeth de Mzensk’, fait ressortir le tempérament écorché d’Albert Gregor en perpétuelle lutte avec la passion charnelle qu’il éprouve pour Emilia et qui le rend très dangereux.

Le brillant de ses intonations slaves et les teintes mates de sa voix induisent ainsi un charme impulsif et dépressif qui sont les meilleurs alliés de son interprétation excellemment figurée.

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Karita Mattila, elle, découvre pour la première fois l’approche très sensible du metteur en scène qui attache beaucoup d’importance aux expressions du corps et à leurs interactions.

Son galbe vocal s’est considérablement épaissi et assombri, mais avec une souplesse tonique qui lui permet de donner de l’effet percutant à ses exclamations dont on entend un déploiement phénoménal au dernier acte.  C’est effectivement très émouvant de reconnaître ce qui a toujours fait l’unicité de son timbre depuis sa toute jeunesse, ainsi que de la voir tenir ce rôle avec une rage de vivre qu’elle n’accepte finalement de lâcher que lorsqu’elle se laisse entraîner au fond de la piscine.

Karita Mattila

Karita Mattila

Et si l’on ajoute la direction de Susanna Mälkki qui semble intérioriser beaucoup plus le discours musical qu’en 2013 avec une grande profondeur de son et une grande précision dans l’association des interjections musicales au chant des solistes, on obtient un rendu musical de nature plus crépusculaire qui accentue le sentiment d’une fin d’époque.

Ilanah Lobel-Torres, Susanna Mälkki et Johan Reuter

Ilanah Lobel-Torres, Susanna Mälkki et Johan Reuter

Ce spectacle, servi par une esthétique magnifique, porte en lui une telle leçon sur la vie et sur la relation de l’artiste à la société qu’il est une référence dont il serait à l’honneur de l’Opéra de Paris de ne jamais se départir.

Susanna Mälkki, Krzysztof Warlikowski, Karita Mattila, Małgorzata Szczęśniak, Pavel Černoch, Felice Ross, Károly Szemerédy et Denis Guéguin

Susanna Mälkki, Krzysztof Warlikowski, Karita Mattila, Małgorzata Szczęśniak, Pavel Černoch, Felice Ross, Károly Szemerédy et Denis Guéguin

Karita Mattila, lors de la dernière représentation de l'Affaire Makropoulos, le 17 octobre 2023

Karita Mattila, lors de la dernière représentation de l'Affaire Makropoulos, le 17 octobre 2023

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Publié le 3 Octobre 2023

Interviews réalisées par Axel Driffort

L'Affaire Makropoulos à Bastille : du cinéma sur scène, du sublime par moment et de l'action tout le temps

Fascinant cas pour un directeur de salle que cette production de l''Affaire Makropoulos' de Leoš Janáček, car elle fait mentir la corrélation supposée entre la qualité d'un spectacle et son taux de remplissage. Interrogez n'importe qui ayant assisté à une représentation, il vous en dira le plus grand bien.

C'est d'ailleurs ce que nous avons voulu faire en donnant la parole à trois protagonistes différents pour avoir leurs visions sur ce spectacle si particulier, dont tous attendent beaucoup.

Ilanah Lobel-Torres, soprano

Que fais-tu dans la vie ?

Je viens de finir ma formation à l’Académie de l’Opéra national de Paris où je suis rentrée en 2019 et je suis désormais membre de la Troupe de l’Opéra national de Paris. Sur cette scène, j’ai déjà eu l’opportunité de chanter dans des productions de l’'Enfant et les Sortilèges', 'Manon', 'Les Noces de Figaro' et 'Peter Grimes'.

 

Dans cette production, j’interprète le rôle de Krista. Cette version est particulière car j’y chante également le rôle des deux caméristes.

 

Cela rend le personnage encore plus important et cela fait plus de sens, car on la voit être obsédée par Marty et s’approcher d'elle de plus en plus jusqu'à prendre sa place.

 

Est-ce la première fois que tu chantes du Janáček  ? Que penses-tu de sa musique ?

Il s’agit de mon premier Janáček. J’ai commencé à chanter en tchèque cet été à l’opéra de Santa Fe dans 'Rusalka', mais la composition est très différente, Dvořák est axé sur le beau, Janáček est davantage axé sur le théâtre, l’action et le drame, ainsi que la réaction émotionnelle qui en découle.

Comment as-tu géré cette prise de rôle ?

On fait une reprise qui date d’il y a plus de dix ans. On se sent beaucoup plus impliqué dans le processus créatif car on a l’impression de recréer ce spectacle. Ce n’est pas toujours le cas dans les reprises.

J’ai fait la découverte de la pièce à la demande de l’Opéra. J’ai d’abord eu peur car il n’y a pas d’aria, ce n’est presque que du théâtre ; on ne sait jamais comment s’achève la mélodie. En plus, tout est en tchèque !

Pour la langue, j’ai d’abord pensé l’aborder comme j’avais abordé le russe. Mais ça n’a pas bien fonctionné, les consonnes sont beaucoup plus rapides et il n’y a pas de longue ligne sur les voyelles. Il faut travailler le texte en langage parlé pendant très longtemps. Ensuite, il est possible de mémoriser les mélodies. Cela m’a pris près d’un mois à plein temps ; heureusement, Irène Kudela, la coach de tchèque à l’Opéra, était là.

J’ai travaillé en m’interrogeant sur la finalité de la musique. Sur chaque phrase, je me demandais quelle était l’émotion voulue, car la mélodie nous donne toutes les indications. Une fois que l’on a compris où Janáček veut nous emmener, tout fait sens.

Maintenant, je me rends compte que tout ce travail m’ouvre à un nouveau répertoire. Cela me donne très envie de faire 'La Petite Renarde rusée'.  Avant, j’aurais eu trop peur, et cela ne me parlait pas, j’étais plus axée sur la musique romantique. 

Que penses-tu de la chef d’orchestre ?  

Elle est très claire, c’est une présence très rassurante. Si on a un problème, elle est toujours là pour nous rattraper. Elle a été très patiente durant les répétitions.

Qu’as-tu le plus aimé ?

La sensation de succès quand on commence à maîtriser le rôle. Ce n’est pas naturel comme pour Mozart, et beaucoup plus gratifiant. J’adore aussi l’idée que l’Opéra soit comme un film. Finalement, j’aime particulièrement dans cet opéra les moments de beauté éparse dans l'œuvre qui surgissent subrepticement.

D’un point de vue musical, j’aime particulièrement le début du deuxième acte quand Emilia Marty apparaît dans la main de King Kong avant de sortir de l’écran. J’aime énormément le troisième acte, pour son propos et son efficacité dramatique, notamment quand Emilia Marty s’explique.

Que penses-tu de la mise en scène ?

Il n’y a pas d’aria ou de duo qui explique quelque chose durant cinq minutes, la vision cinématographique permet vraiment de souligner efficacement l’intrigue.  D’un point de vue visuel, on est vraiment dans quelque chose d’abouti et de somptueux.

Et quid de la distribution ?

Le casting est très diversifié ; fait notable, nous avons tous une nationalité différente (américaine, française, danoise, finlandaise, tchèque, australienne et hongroise). Cela montre que cette musique peut parler à tout le monde, quelle que soit l'origine ou l'expérience.

J’aime beaucoup Karita Mattila, bien sûr, mais aussi Pavel Černoch qui interprète le rôle d'Albert Gregor. Il a une voix sombre, romantique et chaude. De plus, son timbre et sa projection sont très très bons, et donnent l’impression qu’il traverse le rôle naturellement et sans effort.

Fabien Wallerand, tuba solo

Quand es-tu rentré à l'orchestre de l'Opéra ?

En 2004, après le conservatoire, j’ai été intermittent pendant trois ans dont deux ans à l’Opéra de Lyon avec plusieurs concerts aux orchestres Philharmonique de Radio France et de Paris, puis je suis rentré dans cet orchestre.

 

 

Avais-tu participé à la création en 2007 ? Si oui, que penses-tu de son évolution ?

Oui. Pour ce qui est de l’évolution, je la vois surtout au niveau orchestral. Quand je suis rentré, il n’y avait pas de directeur musical et je trouve que cela manquait. Puis Philippe Jordan est arrivé et a apporté beaucoup de choses musicalement et humainement durant ses onze années de mandat.

Depuis 2007, j’ai vu beaucoup d’évolution au sein de l’orchestre et de progression, notamment d’un point de vue musical et disciplinaire. Le son de l’orchestre s’est enrichi et considérablement développé au fil de ces années.

La chance de travailler avec des grands chefs, tels que Semyon Bychkov, Valery Gergiev et Seiji Ozawa nous a permis d’apprendre beaucoup en s’ouvrant et en leur faisant confiance. Récemment, l’entrée dans l'orchestre de beaucoup de jeunes à des postes prestigieux a relancé cette dynamique, notamment grâce à leurs capacités d’adaptation.

Concrètement, sur du Janáček, on le sent au niveau des lectures d’orchestres. Ces lectures nous permettent de bien adapter nos phrasés et de trouver un son. Sur cette partition, la densité et la délicatesse sont d'ailleurs redoutables et nous n'avons que quelques lectures pour effectuer ce travail.

Quel est la force de la musique de Janáček, et spécialement de cette partition ?

L’orchestre y a une grande présence, mais ce qui est particulièrement intéressant musicalement ce sont les couleurs orchestrales. Janáček, ce sont des couleurs particulières auxquelles le public de l’Opéra n’est pas forcément habitué, cela fait presque penser à du Korngold

Sur cette partition, la musique est très rythmique, très dense, et notre travail de musicien se concentre certes sur le rythme, mais aussi sur les phrases, car il y a des superpositions de plusieurs motifs pas toujours simples à mettre en place, et finalement, l’attention est portée aux couleurs. C’est indubitablement une musique à découvrir. Le fait que cela soit très rythmé rend la musique captivante et facile d’accès.

Y a t-il des moments particulièrement marquants selon toi ?

L’ouverture, avec ses percussions accentuées, quasi tribales. S’ajoutent ces accords marqués comme si l’orchestre était un orgue, le résultat est captivant avec un rendu très riche et très dense d’entrée.

Beaucoup de moments sont au demeurant magnifiques, mais j’aime particulièrement la fin.  On frise la dissonance puis le spectre s’ouvre et de nouvelles harmonies surgissent.

Que penses-tu de la direction de Susanna Mälkki et de la distribution ? L’un des chanteurs ressort-il ?

C’est un répertoire où elle est à l’aise, elle connaît parfaitement la partition et la gestuelle est très précise. Elle a beaucoup d'énergie, le rendu final marche. Elle est juste obligée de contrôler simultanément l’orchestre et les chanteurs qui se situent parfois très loin sur le plateau, ce qui la force à prendre en compte le délai causé par la vitesse du son, le tout sur une partition redoutable.

Sur scène, Karita Mattila campe une Emilia Marty charismatique, et elle a la couleur vocale et le lyrisme qui conviennent pour ce rôle. On n’en est qu’aux répétitions, mais elle s’en sort déjà très bien.

Denis Guéguin, vidéaste

Que fais-tu dans la vie ?

Je suis vidéaste réalisateur vidéo. Je fais des films essentiellement au théâtre et à l’opéra avec Krzysztof Warlikowski, avec qui j’ai fait près 25 spectacles.

Comment as tu commencé à travailler avec Krzysztof Warlikowski ?

Nous nous sommes rencontrés lorsqu’on nous étions encore étudiants, je faisais des études de cinéma et de théâtre ; lui était en Pologne, moi en France.

A cette époque la vidéo n’était quasiment pas utilisée dans les opéras et les moyens techniques n’étaient pas du tout les mêmes.

Toutefois, nous nous rejoignions sur le monde fascinant de l’opéra et aussi sur ses « lacunes », sur le fait qu’un  livret d’opéra n’est pas un roman et qu’il faut parfois pouvoir l’étoffer.

Ensuite, Krzysztof a eu l’opportunité de monter 'Ubu Rex' de Krzysztof Penderecki à Varsovie, puis il a fait ses débuts français (après le Festival Avignon) au Théâtre National de Nice avec 'Le Songe d’une nuit d’été'.  C’est alors que l’on a commencé à travailler sur l’insertion vidéo au sein même de la dramaturgie pour compléter le récit, pour créer un récit complémentaire. Cela nous intéressait beaucoup d’explorer les potentiels de l’image

Que penses-tu de l’évolution de cette production au fil du temps?

Je pense que la création est ce qu’il y a de mieux, car la reprise perd toujours un petit peu.

Mais je suis nostalgique ! Les interprètes ont gagné en puissance musicale, mais ont perdu en jeu sur le plateau, en souplesse…  Mais l’émotion musicale et théâtrale reste au fil des reprises - le spectacle, donné à Paris en 2007, 2009 et 2013, s’est également exporté au Teatro Real de Madrid en 2008 -.

On est dans le cœur du problème de l’opéra. Gerard Mortier avait choisi Krzysztof pour faire des mises en scène très théâtrales et étudier la profondeur des personnages et du récit, là où se porte sa valeur ajoutée. C’est aussi ce qu’il répète et peaufine à chaque reprise.

Quelle est selon toi la place de la vidéo au sein des œuvres lyriques ?

Je considère que la vidéo est un art presque muet, je ne veux être ni dans la provocation ni dans un suivi trop scolaire des didascalies. La force lyrique et dramatique des vidéos réside dans les contrepoints.

Globalement, on cherche à mettre la vidéo à un niveau d’art, de « haute culture », et je pense que l’on a besoin de cela ; surtout à un moment où Mickey et la Joconde sont sur le même piédestal. C’est pour cela qu’il me paraît important de mettre la barre plus haut au niveau des interventions vidéo dans l’Opéra.

L'Affaire Makropoulos à Bastille : du cinéma sur scène, du sublime par moment et de l'action tout le temps

Quelle est la spécificité de la vidéo dans cette mise en scène ?

Dans l’'Affaire Makropoulos', le plus réside dans le fait que Krzysztof Warlikowski utilise le thème du Cinéma. Le personnage d’Emilia Marty, normalement une cantatrice, devient véritablement une icône à la Marilyn Monroe.

Qu’est ce qu’il t’y plait particulièrement ?

Je suis particulièrement sensible à tout l’univers cinématographique évoqué, entre King Kong, Marilyn Monroe et Gloria Swanson dans 'Sunset Boulevard'.  La notion d’icône y est abordée dans toute sa complexité, avec ce qu’il y a derrière, leurs moments de doute et la chute. J’aime également beaucoup les décors : l’opéra devient un cinéma, « un movie Theater ». J’adore le fait que toute la scénographie soit liée au cinéma ; avec, par exemple, la présence de King Kong sur scène, qui apparaît comme un énorme accessoire qui reviendrait à la vie.

Comment vois-tu les liens entre les visuels et la musique ?

Cela dépend. 
Par exemple, durant l’ouverture on projette un montage des images des reportages sur Marilyn Monroe, 'Sunset Boulevard' et King Kong pendant que, dans la fosse, la masse orchestrale part dans tous les sens. Cela faisait vraiment sens de montrer des plans chaotiques, à la frontière du cinéma expérimental, des plans décadrés, surexposés, granuleux ; j’ai suivi les envolées de l’orchestre.

L’ouverture donne un ton au spectacle, ça monte et ça descend, c’est vertigineux et ça mêle les images de gloire et les images de mort. Le film en introduction est très singulier et différent des autres.

L’autre exemple, très différent, qui me vient à l’esprit est un extrait de 'Sunset Boulevard', au début du deuxième acte, où il y a pendant 10 minutes un couple qui valse, avec un zoom progressif dans l’image qui devient floue, la séquence devient alors un récit décalé et parallèle où la vidéo crée une boucle hypnotique avec la musique.

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Publié le 24 Août 2023

Du lundi 22 juin au vendredi 26 juin 2009, France Culture diffusait 5 entretiens de Krzysztof Warlikowski au moment où il mettait en scène à l’opéra Bastille ‘Le Roi Roger’ de Karol Szymanowski pour clôturer les 5 ans du mandat de Gerard Mortier.

Ces 5 entretiens, menés par Joelle Gayot en février 2009 pour l'émission 'A voix nue', s’intitulaient respectivement ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, ‘Je est mon autre’, ‘La leçon d’anatomie’, et ‘Le visible et l’invisible’.

Ils sont indispensables pour qui souhaite comprendre la construction de la pensée de ce très grand metteur en scène de théâtre et d’opéras.

Après ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’ et 'Je est mon autre',  le quatrième de ces 5 entretiens est intégralement retranscrit ci-dessous.

Krzysztof Warlikowski et Malgorzata Szczesniak ('Hamlet' d'Ambroise Thomas) - Opéra Bastille, le 12 mars 2023

Krzysztof Warlikowski et Malgorzata Szczesniak ('Hamlet' d'Ambroise Thomas) - Opéra Bastille, le 12 mars 2023

A voix nue : Joelle Gayot s’entretient avec Krzysztof Warlikowski (diffusion sur France Culture, le jeudi 25 juin 2009)
‘La leçon d’anatomie’

J.G : Nous avons traversé en votre compagnie la Pologne, nous avons arpenté des langues shakespeariennes, et nous avons exploré ce théâtre que vous édifiez, c’est à dire un espace et un temps où les individus ont encore la possibilité de se rencontrer, de se trouver et de se retrouver.

Aujourd’hui, je vous propose d’aborder des rivages périlleux, ceux de la fiction, et d’y opérer ce que vous opérez vous même lors de vos spectacles, une dissection des âmes, une découpe des identités, et une mise à nue des émotions.
Pour ouvrir cette séquence, on pourrait repartir de la figure d’Hamlet que nous avons croisé il y a deux jours, et lui adjoindre celle de Sarah Kane, auteur britannique qui s’est suicidée en 1999 à l’âge de 28 ans, dont vous avez créé ‘Purifiés’, présenté au Festival d’Avignon en 2002.

Pourquoi ces deux là, Hamlet et Sarah Kane? Parce qu’à travers eux, c’est l’être humain qui immédiatement apparaît dans sa plus grande solitude, une solitude qui naît dans l’indifférence et s’accompagne de violences.

Alors, Krzysztof Warlikowski, la mise en scène de ‘Hamlet’ a t-elle pu ouvrir les chemins qui ont conduit à Sarah Kane? Lorsque l’on a parlé de Shakespeare vous avez constamment associé Shakespeare, Koltès et Sarah Kane, mais 'Hamlet' a t-il été précisément un pas sur la voie de Sarah Kane?

K.W : Hamlet est ce que l’on appelle culturellement quelqu’un de fou. C’est état d’être mal dans sa peau devient quelque chose de plus concret, de plus physiologique, car la folie peut être esthétique.

On a l’habitude de voir au cinéma ou au théâtre la représentation de la folie, mais elle n’a rien d’effrayant. C’est quelque chose d’apprivoiser par l’art. Tandis que la folie que montre Sarah Kane n’est pas apprivoisée et n’est pas quelque chose que l’on peut supporter.

Ce n’est pas seulement mental, il y a un mal être qui est tellement profond que cela peut agir contre nous-mêmes et nous anéantir.

Il y a une différence entre la façon dont on a vu ‘Hamlet’ de Shakespeare, et la façon dont Sarah Kane souhaite qu’on la voit, elle, ou ses personnages, dans sa pièce de théâtre.

C’était bien évidemment l’erreur de la tradition d’atténuer la folie d’Hamlet en la rendant trop spectaculaire. Cela lui coûtait moins, cela le consommait moins, que ce qui était montré au spectateur, parce que c’était un moyen supplémentaire de divertir le public anglais.

Tandis que lorsque l’on voit ‘4.48 Psychosis’, c’est presque un tourment pour le spectateur d’être là et de supporter ce qu’elle fabrique et ce qu’elle nous jette, et nous vomit presque, à la figure. 

 

J.G : A un moment donné vous avez dit ‘anéantir’ qui est un des titres des pièces de Sarah Kane, qu’essayez-vous de mettre à nu en travaillant ces textes là? Je dis ‘mettre à nu’ car c’est Georges Banu qui parle, en ce qui vous concerne, d’un ‘théâtre écorché’, expression extrêmement forte, et on le rejoindrait volontiers sur cette métaphore d’une chair dont vous couperiez les fils petit-à-petit, les nerfs, mais pour accéder à quoi?

K.W : Que mettons-nous à nu? Le point de départ des ‘Purifiés’ est un homme qui se suicide par overdose. Sa sœur sait qu’il est mort, mais ne veut pas en savoir plus si c’est une overdose ou autre chose, elle souhaite juste récupérer ses vêtements.

Une fois qu’elle a récupéré les vêtements de son frère, elle s’habille avec. Elle commence alors à renifler ses vêtements. Elle aurait pu prendre les vêtements, les emballer, rentrer à la maison, les mettre dans un placard, et les conserver comme souvenir de son frère.

Et bien non, elle n’a pas besoin de se souvenir, elle a besoin de mettre les vêtements de son frère sur elle, de sentir l’odorat de son frère, et on se rend compte que cela ne s’arrête pas là.

On va plus loin, et elle commence à être comme lui, elle commence à avoir des visions. Lui, habillé en face d’elle, de la même manière qu’elle, lui dit ‘Tu m’imites parfaitement, tu es parfaitement moi’. Et elle lui dit que non, qu’il faut qu’il lui apprenne à être ‘lui’, et donc elle commence à devenir de plus en plus ‘lui’, et on arrive à un moment où ce n’est pas suffisant de l’imiter, il faut devenir ‘lui’. Elle change de sexe, elle veut être comme son frère et devenir ‘homme’. 

Que met-on à nu? En fait, une histoire très compliquée. On voit cet amour incroyable qui dépasse cette fille. Elle ne veut pas se faire à l’idée que son frère n’est plus là et elle commence à le remplacer, à devenir comme lui afin qu’il soit de nouveau là. Cet amour dépasse l’entendement.

On met alors à nu l’impossibilité d’accepter la mort de quelqu’un de si proche, le refus d’être un autre, d’être une femme différente de son frère, et on entre dans des vérités que l’on ne voudrait pas connaître, ou bien dans des vérités qu’elle enferme dans sa propre chambre, sans nous montrer ce qu’elle va en faire, comment elle est. Et ce que l’on montre, finalement, est très humain et très normal, alors que l’on voudrait dire que ce n’est pas normal.

Voilà ce qu’est ce processus de mise à nue de la nature humaine, qui est insupportable dans sa folie ou dans son chemin très raisonnable vers quelque objet du désir, quelque objet d’amour, quand cette femme ne peut supporter cette overdose, et donc qu’elle doit remplacer son frère dans la vie comme s’il ne s’était rien passé.

Under the skin: Sarah Kane - Mai 1998 - (c) The Independant (UK)

Under the skin: Sarah Kane - Mai 1998 - (c) The Independant (UK)

J.G : Il est vrai qu’avec cette histoire qui est racontée dans ‘Purifiés’ on touche à un extrême qu’à la limite on ne peut même pas appréhender de manière raisonnée ou rationnelle.

Néanmoins, si on prend les choses à rebours, et si l’on revient sur les autres textes que vous avez pu mettre en scène, je pense notamment à ‘Angels in America’, mais on va aussi parler du ‘Dibbouk’ parce cela va nous y amener, la chose qui semble à la fois insupportable et indispensable pour vous n’est-elle pas l’affirmation de l’altérité, c’est à dire mettre en scène l’autre qui est fondamentalement étranger, parce que l’autre est fondamentalement tout seul?

Cela passe sans doute par la figure de l’homosexuel, la figure du travesti qui est récurrente dans vos spectacles, la judaïté aussi que vous avez travaillé et qui apparaît dans ‘Krum’ et évidemment ‘Le Dibbouk’, il y a quelque chose qui tourne autour de l’altérité comme si c’était un noyau dur qui rayonnerait autour de lui d’une sphère impénétrable.

K.W : On nous apprend, et l’on nous impose en entrant dans la vie, que nous faisons partie d’une famille, d’un certain groupe, d’une nation, d’un continent, d’une certaine profession ou d’un certain cercle, et c’est quelque chose de vraiment présent qui est considéré comme normal.

Mais il y a, dès l’enfance, le soupçon intérieur qui contredit tout cela, et qui nous dit que l’on ne fait pas partie de telle famille, que l’on ne fait pas partie d’un groupe, que tout en étant en groupe l’on ne fait pas partie du groupe, et si l’on commence à devenir malade, on est seul avec notre maladie, que lorsque l’on commence à mourir, où lorsque l’on se suicide, on est seul, et l’on lutte tout seul avec l’impossibilité qui nous entoure.

C’est cette expérience parallèle que l’on nous enseigne à dominer en nous, à ne pas voir, parce que l’on nous ment et que l’on nous aveugle dès l’enfance, parce qu’il faut être ‘raisonnable’ dans une société ‘raisonnable’, et ne pas voir le démon en toi qui contredit à tout cela.

Ces démons sont quand même en chacun de nous, et ils font partie d’une culture de civilisation.

Comme on peut le voir, la société française est beaucoup plus éduquée dans cette forme qui contredit les démons que la société polonaise, par exemple, où il y a plus d’espace pour ces démons que l’on n’arrive pas à dompter.

 

J.G : Peut-être que la société polonaise fonctionne presque comme un surmoi beaucoup plus fort qui fait que, pour exister, il faut exister contre. C’est d’ailleurs un peu le rapport paradoxal que vous entretenez avec la Pologne qui est que, vous contredisant dans ce que vous êtes, vous avez été obligé de lui opposer ce que vous étiez, et donc d’être, Krzysztof Warlikowski.

Je parle toujours des mises en scène qui sont les vôtres, vous avez mis en scène Sarah Kane face à cette société polonaise, vous avez mis en scène ‘Hamlet’ face à cette société polonaise, c’était une façon, en creux, de dire que vous étiez là et que vous étiez comme cela.

K.W : Et puis, c’était surtout pour leur dire qu’ils ont trop peur, et qu’ils ont trop de complexes pour s’identifier avec quoi que ce soit, qu’il n’y a pas de mal à dire à voix haute ce qu’ils sont.

Jan Tomasz Gross - (C) The Guardian

Jan Tomasz Gross - (C) The Guardian

J.G : Quand, par exemple, vous mettez en scène ‘Le Dibbouk’ à partir du texte de Shalom Anski et de la nouvelle d’Hanna Krall, quel est votre désir de dialogue, à ce moment là, avec la Pologne?

K.W : On est dans une situation paradoxale parce qu’il y a le livre de Jan Tomasz Gross, ‘La Peur : L’Antisémitisme en Pologne après Auschwitz’, qui vient de sortir en Pologne. Il s’agit de son second livre après ‘Les Voisins, Un Massacre de Juifs en Pologne, 10 juillet 1941’, à propos du massacre de Jedwabne, qui a créé une polémique dans tous les journaux polonais pendant un an, où il fallait que les Polonais se confrontent à leur passé et à leur comportement par rapport aux juifs pendant la Guerre.

Et aujourd’hui on passe par le même trauma, car cette fois ci l’écrivain nous confronte avec ce qu’il s’est passé après la Guerre, notamment la conduite de pogrom en 1945 et 1946 dans des villes comme Cracovie ou Kielce, ce qui n’est pas arrivé dans d’autres pays. On se demande alors s’il s’agit d'antisémitisme polonais ou pas.

Mais Marek Edelman, l’un des rares survivants de l’insurrection du ghetto de Varsovie, qui était l’un des chefs de l’insurrection, dit : ‘Mais de quoi parlez-vous? Vous parlez de ces gens qui tuaient d’autres gens, que ce soit d’un pogrom ou d’une fille que l’on a tuée dans un tramway parce qu’elle était ‘foncée’, ou bien d’une famille qui a été tuée, au moment où elle frappait à une porte, parce que l’on pensait qu’elle venait chercher ses biens, et bien non, on ne parle pas de l’antisémitisme mais de la ‘bestialité’’.

Avec Tomasz Gross et Marek Edelman, il y a une confrontation entre la défense d’un peuple polonais martyr du partage du pays pendant 100 ans après le communisme, qui considère que ce sont les autres qui sont responsables, et le fait que c’est lui-même qui a tué d’autres gens au moment où ces ‘autres’ n’étaient plus là.

Effectivement, que sommes nous devenus? Il y a le peuple allemand qui est complètement détruit moralement avec la Guerre, et l’autre peuple tout aussi détruit sont les Polonais. Il n’y a pas de pouvoir en 1945 et 1946, il n’y a que des bêtes l’un pour l’autre. On voit un autre, on le tue, qu’il soit juif ou pas. Ces démons sont le point de départ de ‘l’année zéro’, pas seulement pour les Allemands, mais aussi pour les Polonais. Il faut donc se confronter à cette ‘année zéro’.

Ce dialogue qui a commencé avec ‘Le Dibbouk’ va se poursuivre avec mon prochain projet, car il faut se confronter à une autre facette que celle du ‘martyr’, celle du Polonais bestial, réduit au néant. Et bien évidemment, il s’agit aussi d’une confrontation culturelle car on se confronte à l’humanité polonaise, là où se pose un point d’interrogation.

Culturellement on peut parler d’antisémitisme, mais il s’agit de la bestialité de ce peuple à un certain moment de son passé, et il leur faut donc se confronter eux-mêmes aux bêtes. 

C’est un travail très rude, très brutal, et c’est un travail très difficile à faire.

 

J.G : Krzysztof Warlikowski, pensez-vous que le théâtre permet cette descente aux enfers et même cette mise sur la table des entrailles, d’une certaine manière?

K.W : Je crois que nous, Polonais, n’avons pas l’habitude d’une conversation bien formelle. S’il n’y a pas d’entrailles, les ‘pattes sales’, on ne va jamais comprendre ce qu’il s’est passé.

 

J.G : Faut-il passer en force?

K.W : Cela exige la même brutalité que le meurtre qui traîne derrière nous. On a tous nos démons derrière nous et c’est avec nos ‘sales pattes’ qu’il faut pouvoir rentrer dedans pour commencer un processus non pas de pardon, bien évidemment, mais afin d’échapper à la punition, aux remords, à ceux qui nous disent de dormir tranquillement.

Allemagne année zéro (Roberto Rossellini - 1948)

Allemagne année zéro (Roberto Rossellini - 1948)

J.G : La culpabilité, dont vous seriez l’héritier, peut-elle être motrice dans votre rapport au théâtre et dans la façon dont vous le mettez en scène, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Ce n’est pas seulement de la culpabilité de la nation polonaise dont j’hérite, car j’ai ma propre culpabilité. Je me sens coupable depuis le moment où je suis conscients de moi-même, la culpabilité étant quelque chose qui s’accumule dans la vie en fonction de la manière dont on sait agir avec elle.

La première séparation à l’âge de 15 ans avec quelqu’un qu’on aime augmente déjà ta culpabilité, tu quittes ensuite ta famille à l’âge de 18 ans, tu te sens coupable, tu ne vois pas ta mère pendant 15 ans, tu te sens coupable, tu es homosexuel, tu te sens coupable par rapport à ton père, à ta mère, à ta famille, et tout cela se cumule et devient l’essence de ta vie.

Il y en a qui se débrouillent pour lui échapper, il y a pas mal de thérapies qui aident à cela, mais lorsque l’on est dans l’univers d’'Angels in America’, il y a ce personnage qui quitte son ami, malade du sida, en disant qu’il souhaite vivre, qu’il est positiviste, qu’il a une vision claire et lumineuse de la vie et qu’il ne souhaite pas choisir les ténèbres, qu’il croit en la vie, et peut-on dire qu’il est-il coupable de son choix de s’en aller? 

Bien sûr qu’il est coupable, mais en même temps on peut comprendre pourquoi il quitte son ami, même s’il ne pourra jamais se libérer de ses remords et de ce qu’il a fait.

 

J.G : Croyez vous à l’un des fondamentaux du théâtre qui est qu’il opère une catharsis, Krzysztof Warlikowski? C’est à dire que lorsque vous mettez en scène ‘Purifiés’, est-ce que vous vous purgez de cette violence que vous reconnaissez en Sarah Kane et qui serait également vôtre?

K.W : C’est très intuitif. Il y a un moment très drôle dans ‘Krum’, au cours d’une scène de repas de deuil, où le personnage principal demande à sa mère de raconter une blague. La mère raconte la blague, mais le comédien n’a jamais aimé cette blague. Une fois, elle a même raconté deux blagues, parce que je pensais qu’à cet instant le public commençait à oublier qu’il était au théâtre, comme s’il était au restaurant et avait l’impression de se libérer du spectacle et de l’exigence culturelle de comprendre ce qu’il se passe.

Mais le comédien était tellement désespéré par cette scène de la blague, qu’il a commencé à rire comme un fou. Il est tombé par terre et se tenait le ventre vraiment en rigolant, peut-être parce que ce que je lui ai demandé l’a fait rigolé, mais je lui ai dit que c’est l’un des moments les plus cathartiques dans ce spectacle tellement il est vrai, parce qu’il n’y a presque pas de moment d’amour direct de sa part envers sa mère, comme s'il ne savait pas exprimer son amour. 

Et dans ce moment là où tu es le seul à rigoler de la blague de la mère qui n’est pas drôle, toi, le fils qui est par terre tellement que tu rigoles de la blague de sa mère, tu ne peux pas mieux exprimer l’amour que de cette manière là.

Et c’est autant cathartique pour lui qui rigole par terre pendant une minute en détestant cette blague, que pour moi qui lui ai imposé cette blague en me disant qu’il y a un sens tellement profond dedans, que nous, nous rigolons lorsque notre mère raconte une blague mal réussie, et qu’apparaît, par la seule manière possible, l’amour que l’on ne sait pas exprimer. On se laisse ainsi aller.

 

J.G : Le théâtre peut donc consoler, Krzysztof Warlikowski?

K.W : C’est tranchant, cela passe parfois par tout l’organisme, cela te met en spasmes, cela te fait rigoler, cela provoque des choses très contradictoires avec toi-même, tout en ayant une bonne action sur toi.

 

J.G : On se retrouve demain pour la dernière émission, Krzysztof Warlikowski?

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Rédigé par David

Publié dans #Warlikowski

Publié le 7 Août 2023

Du lundi 22 juin au vendredi 26 juin 2009, France Culture diffusait 5 entretiens de Krzysztof Warlikowski au moment où il mettait en scène à l’opéra Bastille ‘Le Roi Roger’ de Karol Szymanowski pour clôturer les 5 ans du mandat de Gerard Mortier.

Ces 5 entretiens, menés par Joelle Gayot en février 2009 pour l'émission 'A voix nue', s’intitulaient respectivement ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, ‘Je est mon autre’, ‘La leçon d’anatomie’, et ‘Le visible et l’invisible’.

Ils sont indispensables pour qui souhaite comprendre la construction de la pensée de ce très grand metteur en scène de théâtre et d’opéras.

Après ‘Pologne, je te « haime »’ et ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, le troisième de ces 5 entretiens est intégralement retranscrit ci-dessous.

Ewa Dalkowska et Krzysztof Warlikowski (La Fin.) - Théâtre de Odéon, le 05 février 2011

Ewa Dalkowska et Krzysztof Warlikowski (La Fin.) - Théâtre de Odéon, le 05 février 2011

A voix nue : Joelle Gayot s’entretient avec Krzysztof Warlikowski (diffusion sur France Culture, le mercredi 24 juin 2009)
‘Je’ est mon autre

J.G : Nous nous somme quittés hier sur la figure d’Hamlet qui fut l’objet d’une mise en scène en Pologne que certains critiques avaient qualifié de pornographique. 

J’aimerais qu’en partant de cette représentation nous arrivions aujourd’hui à ce qui est au centre de votre travail, Krzysztof Warlikowski, et qui touche à cet autre que vous tentez d’atteindre, spectacle après spectacle. 
L’autre, bien sûr, c’est le public. Mais avant d’arriver jusqu’à lui, le travail est un long processus de quête de soi-même. 
‘Je’ est-il un autre, et est-ce que dans ce ‘je’ les autres se reconnaîtront? Il me semble que ce qui vous anime est cette quête d’universalité que vous puisez dans le singulier, et pour y parvenir vous passez par les textes – on en parlera -, mais vous utilisez aussi ce qui est votre matière première, c’est à dire les acteurs.

Aujourd’hui, je vous propose de tracer les lignes qui relient tous ces points entre eux.

Entre solitude et multitude, que se bâtit-il en tensions, en dialogues, en écoutes, en conflits entre vous, les acteurs, et le public? Commençons par les acteurs puisqu’ils sont véritablement au centre du dispositif, et je pense même que l’on peut aller plus loin puisque vous avez trois acteurs qui sont particulièrement meneurs, représentatifs, emblématiques et porteurs de votre projet artistique, Krzysztof Warlikowski. 

Par exemple, comment amenez-vous cet acteur, Jacek Poniedzialek, à être là où il doit être sur le plateau, parce que l’on sent bien que tout s’effondre s’il n’y est pas?

K.W : Je suis en train de réaliser que je n’ai jamais bien défini ce processus. Je me mets, d’une certaine manière, à nu devant un comédien en parlant d’un texte, où j’essaye de me faire un personnage à partir de ce texte. Je commence à parler de ma vie - donc je ne cache rien -, je deviens très émotionnel - parfois cela me coûte beaucoup car je ne reste pas calme -, et parfois je sens qu’il y a trop d'émotions que je n’arrive pas à dominer.

Du côté du comédien, il comprend alors qu’il doit se mettre à nu devant un spectateur, de manière à avoir le même rapport direct avec le public. Donc cela passe par ma propre personne, et l’expérience personnelle propre des comédiens devient la base qu’ils peuvent commencer à transformer en un personnage. On ne peut pas dire qu’ils se mettent à nu de la manière que je le souhaite, car ce sont eux qui rajoutent ce quelque chose que j’appelle ‘métamorphose’.

Mais je n’ai jamais aimé ce que l’on appelle la ‘métamorphose’ d’un comédien à la manière des acteurs américains hollywoodiens qui passent d’un film à l’autre, qui changent de nez, qui peuvent voir leur corps totalement modifié ou bien perdre 30 kilos, c’est à dire ce que j’appelle de la ‘singerie’.

Cependant, je commence de plus en plus à apprécier ces comédiens qui cherchent dans leurs défis artistiques cette ‘métamorphose’, alors qu’au départ je ne voulais pas de cette ‘métamorphose’ en disant aux comédiens de ne pas sortir d’eux-mêmes. C’est pour cela que je parle de certains comédiens qui sont des comédiens ‘guides’.

Dans ‘Krum’, je voulais que le personnage principal ait toujours un rapport très direct avec le public pendant toute la durée du spectacle, et que cela se passe en temps réel sans avoir besoin de se cacher derrière une ‘métamorphose’ comme on peut le voir chez d’autres comédiens qui sont dans le même spectacle.

Doupa, par exemple, la fille en noir, un peu punk, ou bien Tswitsa, symbole d’une femme qui a réussi à Hollywood et qui fait la couverture des magazines de femmes, sont ‘métamorphosées’, et donc je n’attends pas qu’elles se mettent à nu comme je l’attends avec le personnage principal.

Mais l’essentiel, bien évidemment, est de vivre ces émotions entre nous en parlant de la vie, et de comprendre par ces conversations ce qu’il y a de profond dans le texte avec lequel on travaille.

Bartosz Gelner, Jacek Poniedziałek et Ewa Dałkowska  (On s’en va, d’après 'Sur les valises' d’Hanokh Levin) - Théâtre Chaillot, le 13 novembre 2019

Bartosz Gelner, Jacek Poniedziałek et Ewa Dałkowska (On s’en va, d’après 'Sur les valises' d’Hanokh Levin) - Théâtre Chaillot, le 13 novembre 2019

J.G : Si je comprends bien ce que vous dites, Krzysztof Warlikowski, c’est aussi une façon d’être à l’origine du spectacle, mais d’en être aussi extrêmement responsable et d’être responsable de son ratage, parce que si vous n’êtes pas vous-même dans une absolue sincérité dans cette mise à nu, le processus ne pourra pas s’enclencher.

K.W : Il faut que le comédien voit, dans cette relation avec le texte, ce que ce texte produit en moi, ce que ce texte sort de moi, ce que ce texte fait avec moi. Dans l’exemple de ‘Krum’, la relation avec la mère est ce qu’il y a de plus fort, puis, à partir de moi, il y a la relation avec tous ces comédiens qui participent au projet.

 

J.G : Vous avez le texte en main, mais vous n’avez pas le spectacle en main. Donc, à un moment, le spectacle va être dans leurs mains. Est-ce une façon de continuer à tenir dans vos mains ce spectacle en cours de naissance, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Je crois aux bonnes intentions dans le sens que plus on est honnête avec nous-mêmes et avec le texte que l’on analyse, ou avec notre vie que l’on analyse, moins on se trompe sur l’acte théâtral.

On ne peut pas commencer par être apeuré du résultat de ce voyage en commun. Je me dis toujours que le dernier succès pèse énormément, et au moment où l’on accepte un nouveau projet, la seule manière d’oublier le succès précédent est de ne pas penser comment le refaire, mais de rentrer profondément dans le texte, de se blesser, le problème étant finalement que l’on n’en sort pas indemne.

Et cela coûte énormément de rester pendant six mois dans l’univers d’’Angels in America’ de Tony Kuschner, où l’on ne parle que de Sida, que de couples qui se quittent, de couples qui s’aiment et qui se haïssent, où l’on est homosexuel alors que l’on prétend être hétérosexuel, où l’on est avec une femme à qui l’on a menti, où l’on est complètement déchiré sans savoir comment s’en sortir, ou bien lorsque l’on se retrouve en face de la mère à qui l’on a aussi menti par le mariage, à qui l’on veut à un certain moment dire la vérité qu’elle ne veut pas accepter.

De toute façon, après être restés pendant six mois dans cet univers, je ne peux pas vous dire si, en en ressortant, ces comédiens sont toujours dans la même situation avec leur vie par rapport au début du projet.

Ensuite, je vois les malheurs qui leur arrivent, les mêmes choses ressortent parfois dans leur vie comme dans la vie de leurs personnages. Tout le monde n’est pas capable de ce genre d’identification, car c’est une qualité intérieure de ne pas traiter cette profession en tant que profession, de jouer avec sa vie, avec ses émotions, avec ce qui est constant dans sa vie et ce qui n’est pas constant. Il y a grand risque à en sortir complètement détruit.

Tomasz Tyndyk - Angels in America (Tony Kushner) - Théâtre du Rond Point, le 17 mai 2008

Tomasz Tyndyk - Angels in America (Tony Kushner) - Théâtre du Rond Point, le 17 mai 2008

J.G : Lorsque vous voyez des acteurs, ou lorsque des acteurs viennent vous voir pour travailler avec vous, qu’est ce qui fait qu’ils ne se prêteront pas à cette mise en péril d’eux-mêmes, qu’ils n’opéreront pas cette traversée, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Si je sens qu’ils veulent faire un personnage, je me désintéresse. Il faut que je vois le poids de la vie chez eux pour pouvoir démarrer quelque chose, il faut que je vois quelqu’un qui saigne, il faut cette intuition vis-à-vis de quelqu’un afin de voir qu’il se sent mal dans sa peau, car c’est à partir de là que je crois qu’il y a de l’étoffe pour le théâtre. 

Autrement, ce n’est pas la peine de devenir comédien, car, bien sûr, il y a toute la tendance ‘singerie’, il y a tellement de jeunes qui ont cette capacité à imiter facilement ce que l’on voit souvent dans le cinéma américain, qui ont toutes ces capacités à performer, alors que cela ne m’intéresse pas au théâtre.

Ce qui m’intéresse est un être humain en face de moi, vraiment humain, c’est la base pour la suite, et le théâtre est son dernier lieu.

Par exemple, jusqu’à deux semaines avant ‘La tempête’, on avait travaillé trois mois et l’on n’avait rien de théâtral. On continuait à parler, on faisait des essais en situation mais nous n’étions jamais contents. On était dans une situation tellement compliquée que je sentais que l’on n’était pas au niveau d’interpréter une œuvre aussi mature de Shakespeare, et je pensais que, n’ayant qu’une quarantaine d’années à ce moment là, j’étais trop jeune, et qu’il était plus facile de faire ‘Hamlet’ quand j’avais l’âge du personnage de Shakespeare. Peut-être n’étais-je pas capable de comprendre et n’étais-je pas prêt, car je n’avais pas suffisamment de cette richesse qu’est l’expérience.

 

J.G : J’ai l’impression, en vous écoutant, qu’il y a toutes ces conversations avec les acteurs préalables au travail sur le plateau, et c’est finalement dans ces conversations que s’édifie l’espace, que s’édifie la scénographie, que s’édifie le plateau, le volume du théâtre, sa durée, sa densité. Vous parler de ‘La Tempête’ en disant que la mise en place arrive très tard.

K.W : C’est pour cela que, pendant très longtemps, je refuse même de répéter dans la salle de répétition que je déteste, car je préfère être dans des endroits qui reflètent complètement le hasard.
On a ainsi répété dernièrement ‘Angels in America’ dans un magasin vide qui avait une grande vitrine qui donnait sur la rue.

 

J.G : Vous allez à l’inverse de toute une tradition théâtrale qui fait qu’il faudrait pouvoir s’installer très vite dans les lieux, sur la scène, pour s’en imprégner.

K.W : Justement, je déteste le noir lors des répétitions. Je veux voir la rue, car ce qui m’aide c’est de voir les gens passer à côté de moi afin de me confronter à la réalité, et non pas de m’enfermer dès le début dans quelque chose d’imaginatif qu’est la scène de théâtre. Car la scène de théâtre coupe l’imagination, on s’y sent enfermé.

 

J.G : C’est un vase clos. Quand le public entre sur le plateau – ‘sur le plateau’, quel lapsus! -, quand il entre dans la salle, d’une certaine manière c’est de nouveau la vie qui entre dans un endroit qu’au fond vous n’aimez pas tellement, puisque vous n’aimez pas la scène. Vous aimeriez pouvoir abolir la distance ?

K.W : Cela change à ce moment là, car l’on n’est pas dans un espace sinon devant d’autres êtres humains et devant leur énergie. Leur énergie est tellement forte – vous imaginez le tract des comédiens qui rentrent en pleine lumière dans un espace où, en face d’eux, ils voient les têtes des gens et se sentent comme faisant presque partie du public, confrontation qui est très cruelle – que les comédiens oublient l’endroit où ils sont et se laissent, dans un certain sens, guider par ce public.

Je peux vous dire que la vraie vie du spectacle commence le jour de la confrontation avec le public, et c’est après ces rencontres que l’on discute et que l’on se demande si le sens que l’on voulait mettre en valeur ressort ou disparaît, s’il faut changer quelque chose pour mieux faire ressortir la direction où l’on souhaite aller. 

Parfois, il n’y a pas besoin de ces analyses, et seules nos intuitions comptent. Il est arrivé en tournée que nous ne soyons pas prêts à 100 % alors que le public était déjà là, et j’ai même eu un talkie walkie pour changer, en cours de spectacle, une lumière dont je sentais quelle induisait quelque chose dans le public, alors que l’on n’avait pas eu cette lumière auparavant.

J’ai vécu souvent cela au Festival d’Avignon, où l’on ne pouvait travailler la lumière que la nuit, si bien que lorsque l’on a joué de jour avec le public, la lumière fut tellement bizarre que cela m’a poussé à aller jouer ailleurs.

 

J.G : D’une certaine manière, vous remettez en scène la mise en scène elle même, mais avec cet autre participant qu’est le spectateur.

K.W : Les spectateurs sont entraînés dans cela, et lorsqu’ils voient des changements, ils commencent à comprendre ce que je veux dire. Et comme je ne suis jamais intervenu dans leur parcours, j’essaye de les accompagner pour les aider à trouver la solution du soir.

Waltraud Meier (Kundry dans 'Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

Waltraud Meier (Kundry dans 'Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

J.G : Qu’est ce pour vous un spectacle raté – je parle des vôtres -? Qu’est-ce qu’une représentation ratée - plutôt qu’un spectacle -, Krzysztof Warlikowski?

K.W : C’est lorsqu’il y a un silence dans le public que l’on n’arrive pas à comprendre, car les réactions te suggèrent des choses. Tu sens l’écoute, tu sens la compréhension, surtout en tournée lorsqu’il y a les sous-titres où l’on sait que le discours n’est pas direct et qu’il ne passe pas par la parole. 

Le silence est alors un ennemi à ce moment là. On ne sait pas si c’est de la concentration – il faut suivre le plateau et les sous-titres -, et c’est seulement la réaction à la fin qui peut aider à réaliser que l’on était parfaitement bien suivis.

Mais ce qui est raté est le silence, l’indifférence et la convention des applaudissements, car si l’on sent que les applaudissements sont conventionnels, alors cela veut dire que notre spectacle n’a pas abouti.

 

J.G : Mais cherchez-vous chaque soir quelque chose qui serait de l’ordre de l’exception dans la relation avec le spectateur, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Absolument. On veut explorer des zones extrêmes chaque soir, que ce soit différent chaque soir, qu’il ait parfois des choses moins bien, que l’on essaye des choses au risque de les perdre en luttant avec la matière.

Waltraud Meier et Christopher Ventris ('Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

Waltraud Meier et Christopher Ventris ('Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

J.G : Nous parlerons du texte demain, mais j’aimerais que l’on dise un mot aujourd’hui de l’apport de la musique quand vous travaillez à l’opéra, et de ce plus qu’est la musique dans le dialogue que vous pouvez établir avec le public.

K.W : Dans mes spectacles, la musique a un rôle d’accompagnement, d’accouchement, elle élève  le spectateur de la Terre, car il faut le perdre dans un espace abstrait pour le reprendre dans un espace très concret du spectacle, l’enlever d’abord de la vie normale.

Cette musique, souvent de transe, qui travaille sur tous les sens, intuitionnelle et qui élimine le cerveau, permet en même temps au cerveau de saisir l’essentiel de la même manière que la musique travaille dans l’opéra.

La musique est un passeport pour le spectateur qui crée une liaison très forte qui le rapproche de ce qu’il reçoit, quelque chose d’irrationnel à partir duquel on peut construire autre chose. 

Dans l’opéra, cette force qui est donnée est parfaite, mais elle a une force tellement engloutissante que le danger est de perdre le sens. Dans le théâtre c’est l’opposé. Il y a le sens, mais pour que ce sens ne soit pas appauvri, qu’il anime tous les sens et tout l’organisme, il faut créer une base supplémentaire, car le spectateur refuse souvent de se perdre dans un univers de fiction qu’il contrôle avec le cerveau

Renate Jett ('Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

Renate Jett ('Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

J.G : Rêveriez-vous d’un spectacle où l’on puisse idéalement concilier cette surpuissance de la musique qui n’a effectivement pas d’équivalent, et arriver en même temps à ce que le sens soit véhiculé? Serait-ce un spectacle très utopique,  Krzysztof Warlikowski?

K.W : Ce n’est peut-être pas très utopique car je commence actuellement les répétitions de ‘Parsifal’, et mon grand problème, mon grand péché et ma confession seraient de comprendre ce qu’est cette histoire où la femme serait la source du péché, où il faudrait un jeune innocent pour sauver le monde parce que l’un des hommes a succombé à la tentation de coucher avec une femme, et qu’il saigne, si bien que l’univers s’apprête à s’écrouler parce qu’il a touché au mal.

Pouvez-vous comprendre cette vision et de quoi parle cette histoire? Bien évidemment, la tradition sait représenter cet opéra, mais d’après moi, représenter cet opéra c’est confirmer le radotage de cette histoire que je ne comprends pas. Je peux comprendre ce radotage si j’ai recours à la psychanalyse et si j’essaye de comprendre ce que signifie pour Richard Wagner, et pour l’homme en général, la figure de la mère et la figure de la femme.

Quand on est jeune et que l’on a un rapport avec la mère, quand on a 21 ans et que l’on passe par l’initiation avec la femme, toutes nos peurs et tous nos symboles se mélangent, et donc je peux essayer de comprendre cette histoire de ‘Parsifal’ telle que Wagner la raconte, mais je ne peux pas représenter ce que la tradition met habituellement sur le plateau.

Bien évidemment, ce ne sera pas le ‘Parsifal’ qu’ils ont toujours vu, c’est à dire un péché, car je veux représenter le sens que l’on n’a jamais voulu donner à cet opéra, parce que j’essaye de raconter cette histoire en posant la question de son sens aujourd’hui dans cette société moderne où l’on se pose tellement de questions sur la femme et sur sa différence avec l’homme, et j’essaye de comprendre ce que Wagner voulait dire de la différence entre ces deux univers.

La force de cette musique est incontestable, mais, d’après moi, cela vaut la peine de l’enrichir par le sens, même si cela ruine tout ce que l’on peut imaginer de cet opéra. 

Ainsi, je prends le risque de la confrontation avec les chanteurs qui n’ont jamais imaginé qu’il s’agit peut-être, dans ce récit, d’intériorisations de la part Wagner et de psychanalyse, alors qu’ils voudraient raconter cette histoire comme ils l’ont toujours raconté dans les mises en scène précédentes.

 

J.G : Je vous donne rendez-vous demain, Krzysztof Warlikowski, où l’on parlera plus précisément du sens.

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Rédigé par David

Publié dans #Warlikowski

Publié le 2 Août 2023

Macbeth (Giuseppe Verdi - 14 mars 1847, Florence)
Version révisée du 21 avril 1865, Paris - Théâtre Lyrique (Place du Châtelet)
Représentation du 29 juillet 2023
Großes Festspielhaus - Salzburg

Macbeth Vladislav Sulimsky
Banco Tareq Nazmi
Lady Macbeth Asmik Grigorian
Dame de Chambre de Lady Macbeth Caterina Piva
Macduff Jonathan Tetelman
Malcom Evan LeRoy Johnson
Un médecin Aleksei Kulagin
Serviteur de Macbeth Grisha Martirosyan
Tueur / Héraut Hovhannes Karapetyan
Apparitions : solistes du St Florian Boy's Choir 

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2023)
Décors et costumes Malgorzata Szczesniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin et Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp
Angelika Prokopp Sommerakademie der Wiener Philharmoniker
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor 
Wiener Philharmoniker

Les opéras de Giuseppe Verdi qui ont été donnés pour la première fois au Festival de Salzbourg depuis sa création en 1920 sont 'Falstaff' (1935), 'Otello' (1951) et Don Carlo (1958), c'est à dire deux ouvrages basés sur des textes de William Shakespeare et un ouvrage inspiré d'une pièce de Friedrich von Schiller.  Il s'agit par ailleurs d'oeuvres de la maturité du compositeur.

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Cet intérêt du festival pour les grands dramaturges se confirmera par la suite avec l'entrée au répertoire du 'Macbeth' de Giuseppe Verdi en 1964, qui sera monté à la Felsenreitschule dans une mise en scène d'Oscar Fritz Schuh, sous la direction musicale de Wolfgang Sawallisch et avec Grace Bumbry en Lady Macbeth, production qui sera reprise l'année suivante avec la même équipe artistique.

Macbeth (Salzburg - 1964) - Orfeo

Macbeth (Salzburg - 1964) - Orfeo

Depuis cet événement qui a été immortalisé (Enregistrement disponible sous le label Orfeo), deux autres productions ont été créées au Festival, la première au Großes Festspielhaus en 1984 et 1985, mise en scène par Piero Faggioni et dirigée par Riccardo Chailly avec Ghena Dimitrova dans le rôle de la Lady, la seconde à la Felsenreitschule en 2011, dans une mise en scène de Peter Stein, sous la direction musicale de Riccardo Muti avec Tatiana Serjan en Lady.

Krzysztof Warlikowski

Krzysztof Warlikowski

Ainsi, avec la nouvelle et donc quatrième production de 'Macbeth' confiée cette fois ci à Krzysztof Warlikowski et toute son équipe, cette oeuvre de jeunesse du compositeur italien devient une référence dramaturgique incontournable du célèbre festival autrichien.

Et lorsque l'on sait à quel point Shakespeare fut une passion de jeunesse forte pour le metteur en scène polonais, dont il a mis en scène aussi bien la tragédie 'Macbeth' en 2004 que l'opéra éponyme de Verdi en 2010 au Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles, on ne peut qu'être intrigué de découvrir quelle sera son approche cette fois-ci.

Macbeth (Grigorian Sulimsky Nazmi Jordan Warlikowski) Salzburg

Il faut tout d'abord occuper les 31 m de largeur de la scène du Großes Festspielhaus, et le décor conçu par Malgorzata Szczesniak, inspiré de la 'Salle du Jeu de Paume' de Versailles en tant que symbole révolutionnaire, s'empare de cet espace pour disposer en son centre un immense banc en bois étalé sur toute sa longueur, alors qu'en arrière plan, le mur de ce grand hall est entaillé à mi-hauteur par une zone de passage longitudinale protégée par des vitres. 

Côté jardin, un décor coulissant d'intérieur de maison survient et se retire au gré des apparitions mentales de Macbeth, et côté cour, un recoin recouvert de bâches opaques apparait ou disparait à chaque fait décisif. 

En clair, on verra à gauche les images mentales prédictives, et à droite, l'action traumatique et criminelle qui détermine l'avenir.

Lili Marleen - Rainer Werner Fassbinder (1981)

Lili Marleen - Rainer Werner Fassbinder (1981)

Et tel un long tunnel dont les vitres ne sont pas suffisamment hautes pour voir les visages des intervenants, l'entaille de l'arrière du décor sert également à créer un relief lumineux supplémentaire.

Enfin, sur la partie supérieure du mur sont projetées des vidéos de différentes natures : temps-réel afin de montrer, par exemple, l'arrivée de Duncan à travers le tunnel vitré de la mort, ou bien extraites de films choisis pour leur rapport avec la nature infanticide du drame, 'Oedipe Roi' ou 'L'Evangile selon Saint-Matthieu' de Pier Paolo Pasolini, ou bien encore des images de synthèse représentant un enfant en fuite. Et parmi ces images, le regard de Marie semble refléter toute la détresse du monde.

La puissance de ce dispositif immerge ainsi le spectateur dans un climat bien précis.

Vladislav Sulimsky (Macbeth), Tareq Nazmi (Banco) et les sorcières

Vladislav Sulimsky (Macbeth), Tareq Nazmi (Banco) et les sorcières

Dans la restitution du monde qu'il imagine, Krzysztof Warlikowski fait intervenir des personnages muets qui ont leur propre autonomie existentielle. Il est difficile de les suivre tous et de tous les analyser en une seule vision, mais il y en a un qui attire en particulier l'attention, cette vieille dame qui tricote la plupart du temps au milieu de l'action en cours, mais que l'on verra plus tard courir dans le même tunnel employé par Duncan, et qui aidera Fléance, le fils de Banco, à s'échapper du piège tendu à son père. 

On peut y voir la possibilité qu'une personne d'habitude ordinaire, et qui sache analyser la situation, ait le courage et la capacité, à un moment bien précis, d'intervenir sur le destin afin de l'infléchir de façon décisive, tout en ayant un profonde compassion pour chaque être quel qu'il soit.

Macbeth (Grigorian Sulimsky Nazmi Jordan Warlikowski) Salzburg

Pour sa construction dramaturgique, Krzysztof Warlikowski situe l'action dans l'entre deux-guerres au moment de la montée des fascismes. Les sorcières sont de vieilles dames aveugles - elles portent un brassard jaune avec trois points noirs, ce qui crée une image ambiguë - regroupées et isolées de la société dans une pièce bien à part.

Macbeth et Lady Macbeth se tiennent très éloignés, assis aux extrémités du banc central. Mais quand le guerrier se retrouve parmi les sorcières situées sur la gauche de la scène, le metteur en scène montre en parallèle, sur la droite du plateau, comment la Lady va prendre conscience lors d'un examen médical qu'elle ne peut avoir d'enfants. 

La source du traumatisme de cette femme, qui est évoquée dans la pièce de Shakespeare mais pas dans l'opéra de Verdi, est ainsi présentée dès les premières minutes.

A l'Opéra de Paris, il y a 25 ans, Phyllida Lloyd, avait aussi évoqué ce désir impossible dans son interprétation de 'Macbeth', mais elle le révélait plus tard, dans le court ballet des Sylphes à la fin du troisième acte (ballet coupé dans la version de ce soir).

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Avant la scène de la lettre, on peut ainsi voir Asmik Grigorian, magnifiquement glamour, s'allonger sur le banc et sangloter de désespoir. Il s'agit de la première scène d'humanisation de la Lady.

S'en suivent les retrouvailles du couple, tendres, et très finement expressives dans les moindres gestes, puis l'arrivée conventionnelle de Duncan dont on verra le meurtre filmé comme si le spectateur était l'œil d'une caméra de vidéo-surveillance.

La largeur de la scène accentue la petitesse et l'isolement des Macbeth, excellemment joués aussi bien dans leurs tiraillements que leur sang-froid, et il y a de quoi être sidéré par tant de détermination et d'emballement dans le jeu des chanteurs, ce qui crée souvent des images fortes et marquantes par leur réalisme.

Asmik Grigorian (Lady Macbeth) et Vladislav Sulimsky (Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth) et Vladislav Sulimsky (Macbeth)

On retrouve ensuite, dans la scène de découverte du meurtre du Roi, cette impressionnante marche funéraire des enfants portant le cercueil déjà prêt du défunt, image reprise avec un sens du spectaculaire tout aussi fort de la première version de 'Macbeth' mis en scène en 2010.

Puis silence, et le couple, une fois seul, est pris d'un fou-rire qui ne dure que quelques secondes avant qu'il ne réalise qu'il est nécessaire d'aller plus loin. Très belle image d'un miroir diffractant des éclats de lumière, tel un poignard planté dans le sol, quand Lady Macbeth interprète 'La Luce langue'.

Vladislav Sulimsky (Macbeth) et Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Vladislav Sulimsky (Macbeth) et Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Le meurtre de Banco est par la suite mis en scène dans un coin à la façon d'un règlement de compte de mafieux, et l'on assiste à la fuite de Fléance, aidé de la vieille dame, au même moment où une vidéo de synthèse débute l'histoire d'un jeune garçon qui s'évade vers l'inconnu. L'association avec Fléance, à moins qu'il ne s'agisse d'une projection du metteur en scène cherchant à fuir le monde, devient assez naturelle.

La grande scène de banquet chez les Macbeth est alors l'occasion d'offrir au public un splendide numéro de cabaret tiré du film de Rainer Werner Fassbinder 'Lili Marleen', où l'on pouvait voir l'actrice allemande Hanna Schygulla chanter sa mélodie pour enjôler les soldats nazis devant un décor de Soleil rayonnant. 

Macbeth (Grigorian Sulimsky Nazmi Jordan Warlikowski) Salzburg

Dans sa restitution, ce soleil est encore plus impressionnant sur la scène du Großes Festspielhaus dont il épouse toute la largeur, et Asmik Grigorian est tellement éblouissante qu'elle parait être le double de la célèbre héroïne warlikowskienne Magdalena Cielecka que l'on retrouve dans toutes les pièces de théâtre de ce dernier.

Après ce show qui en met plein la vue scéniquement mais aussi vocalement, les hallucinations de Macbeth sont mises en scène de façon assez amusantes à partir de ballons d'anniversaire qu'il prendra à deux reprises pour la tête de Banco.

Si la première tête disparait lorsqu'un invité s'assied devant, la seconde est directement explosée par Macbeth lui même, moment où il devient sauvagement fou.

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Retour chez les sorcières au troisième acte où la folie de Macbeth ne met plus aucune limite au nombre d'infanticides nécessaires. On aperçoit des enfants aux traits de Banco détruire des poupées de bébés, alors qu'une autre sorcière-enfant torture le monarque au moyen d'un rite vaudou. Quand les apparitions s'évanouissent, Macbeth s'effondre et finit en fauteuil roulant. Il n'est plus rien.

Krzysztof Warlikowski reprend par la suite une idée très forte issue de sa première version de 'Macbeth' qui montre, au moment du grand air de Macduff 'O figli, o figli miei', sa femme attristée donnant à chacun de ses enfants, prêts à s'endormir, une boisson empoisonnée qui leur permettra de mourir sans souffrance afin d'échapper au massacre que projette Macbeth.

Lady Macduff (Début acte IV)

Lady Macduff (Début acte IV)

Effondrée et déformée au sol, une lampe d'interrogatoire à la main, la Lady effectue sa scène de somnambulisme en errant vers la dame et le médecin, en toute déraison, puis vers son mari, avant de s'entailler les veines au moment du suraigu final qu'Asmik Grigorian va réaliser avec un aplomb et une netteté absolument fantastiques.

Puis, lors de la scène de déchéance de Macbeth rampant à terre, le médecin intervient pour éviter à sa femme de mourir. Toute la population en tenue de deuil entoure finalement le couple pour le faire disparaitre.

Macduff, devenu très violent, et Malcom, qui lui ressemble, ne paraissent pas en mesure d'incarner une succession meilleure, si bien que l'on n'assiste pas au couronnement de ce dernier. 

Début Acte IV

Début Acte IV

Sur le chœur final, une projection de la forêt de Birnam envahit tout l'espace, et c'est sur une immense vidéo de l'enfant marchant dans la forêt, lieu de réconfort de la psyché humaine, afin d'y retrouver des esprits d'enfants pour se livrer avec eux à une danse symbolique, que s'achève la tragédie.

Il s'agit ainsi d'un travail de la part de Krzysztof Warlikowki et toute son équipe qui recherche à la fois une mise en forme visuelle très poétique du texte, la constitution d'un climat infanticide qui accentue les séquelles de la quête du pouvoir sur les enfants qui en deviennent victimes, tout en rendant palpable les projections monstrueuses que Macbeth fait sur eux, mais qui cherche aussi à rendre une certaine beauté à Lady Macbeth.

Vladislav Sulimsky (Macbeth)

Vladislav Sulimsky (Macbeth)

6 ans après l'inoubliable 'Don Carlos' de l'opéra Bastille, Philippe Jordan retrouve à nouveau toute l'équipe du metteur en scène, et à la tête du Philharmonique de Vienne, il insuffle une puissance dramatique phénoménale à la musique, avec une impulsivité qui ne laisse aucun répit. Cela s'entend lors de l'intervention du premier chœur qui n'a même pas le temps d'achever sa première phrase que les contrebasses attaquent une rythmique endiablée.

Particulièrement impressionnante dans les grandes scènes spectaculaires où l'emphase s'y déploie avec une majestueuse tonitruance, la direction musicale conserve une prégnance et une cohésion d'ensemble qui démultiplient les effets de couleurs et de textures tout en sculptant un élancement des formes qui se prolonge magnifiquement avec le galbe des chœurs. 

Les lignes des vents soulignent les lignes de chant des solistes d'une profonde poésie, les variations de cadences précipitent le drame avec un bouillonnement sanguin trépidant, et les accentuations de volume donnent un superbe relief aux interventions des chanteurs.

Véritablement, c'est un très grand Verdi, moderne et racé, que nous offre Philippe Jordan.

Philippe Jordan

Philippe Jordan

Et c'est à une très grande équipe de chanteurs qu'il est associé, à commencer par Asmik Grigorian qui fait découvrir le personnage de Lady Macbeth avec une très grande assurance.

Le timbre de voix est souple, rayonnant et d'un très grand impact dans les aigus aux vibrations corsées, qui peuvent être coupées avec un tranchant net. Une telle aisance, et surtout une telle clarté d'élocution, lui permettent de décrire une femme d'aujourd'hui avec un aplomb fantastique exempt de tout effet de méchanceté caricatural, les colorations graves étant d'ailleurs moins sombres que celles d'autres interprètes.

Il en résulte une incarnation d'une vitalité et d'un charisme confondants, et d'une beauté à en étoiler le regard d'émerveillement, qui traduisent toute l'intelligence de cette artiste hors du commun.

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

En Macbeth, Vladislav Sulimsky est un excellent tragédien tant dans l'incarnation théâtrale que l'expression vocale. D'emblée happé par un rôle de bandit intrigant, il a une voix belle et mature, variant en ampleur et en couleur tout en préservant l'unité de sa personnalité, ce qui en fait un grand baryton verdien. Les duos avec sa Lady sont toujours très humains, les scènes d'hallucinations impressionnantes de nervosité,  si bien que l' on peut éprouver de la sympathie pour ce caractère qui semble dépassé par lui même et roulé par ses propres déraillements mentaux.

Enterrement de Duncan

Enterrement de Duncan

Tareq Nazmi est lui aussi un Banco de tout premier ordre, très sonore dans les graves mais aussi avec une certaine douceur qui le distingue des profils plus rocailleux. Il en tire d'ailleurs une salve d'applaudissements méritée à la fin de son air 'Come dal ciel precipita', alors que son personnage s'apprête à se faire assassiner dans les secondes qui suivent.

Jonathan Tetelman (Macduff) et Lady Macduff (Début Acte 4)

Jonathan Tetelman (Macduff) et Lady Macduff (Début Acte 4)

Et c'est un très grand Macduff qu'exalte Jonathan Tetelman, sanguin et incisif, affichant une virilité sombre que l'on n'attend pas chez ce personnage qui subit le destin, mais qui, dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, est bien plus enclin à la vengeance hargneuse avec un très fort dramatisme qui va dans le sens d'un Verdi qui cherchait, à travers cette oeuvre, à s'écarter du pur bel canto au profit de la crédibilité humaine.

Rôle encore plus court, celui de Malcom se taille également une solide stature sous les traits d'Evan LeRoy Johnson, et tous les autres rôles secondaires sont, eux-aussi, très bien caractérisés avec des tonalités vocales saisissantes, que ce soit Caterina Piva en Dame de Chambre ou bien Aleksei Kulagin en médecin.

Scène finale

Scène finale

La version jouée ce soir est celle révisée en 1865 pour le Théâtre Lyrique de Paris, pour laquelle un tiers de la partition fut réécrite par rapport à l'originale florentine de 1847.

Le ballet des sorcières et le chœur des Sylphes sont cependant supprimés afin de mieux concentrer l'action scénique, mais l'air final de la version 1847 de 'Macbeth', 'Mal per me che m'affidai' , est réintégré pour donner toute sa force au désespoir du Roi déchu.

Denis Guéguin (Vidéo)

Denis Guéguin (Vidéo)

Avec des chœurs aussi bien splendides par leur élan qu'élégiaques dans le grand moment de déploration du quatrième acte, cette interprétation de 'Macbeth' apporte un nouveau souffle qui rapproche les spectateurs de ces deux personnages extrêmes.

L'excellent accueil reçu par tous les artistes de cette production en témoigne, et comme il s'agit du spectacle au monde pour lequel il était le plus difficile d'obtenir de places cette saison, il sera possible de le revoir en 2025.

Malgorzata Szczesniak, Philippe Jordan et Krzysztof Warlikowski

Malgorzata Szczesniak, Philippe Jordan et Krzysztof Warlikowski

Pour revoir la diffusion de la première de 'Macbeth' sur Arte-Concert, c'est ici.

Asmik Grigorian et Vladislav Sulimsky

Asmik Grigorian et Vladislav Sulimsky

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