Elizabeth Costello (J.M Coetzee Krzysztof Warlikowski) Avignon
Publié le 23 Juillet 2024
Elizabeth Costello - Seven Lectures and Five Moral Tales (Nowy Theatr, 11 avril 2024)
Représentation du 16 juillet 2024
Festival d’Avignon
Artistes du Nowy Theatr Mariusz Bonaszewski, Magdalena Cielecka, Andrzej Chyra, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska
Artistes invités Jadwiga Jankowska-Cieślak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2024)
Décor et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumière Felice Ross
Collaboration artistique Claude Bardouil
Video et animations Kamil Polak
Musique Paweł Mykietyn
Dramaturgie Piotr Gruszczyński
Textes basés sur les œuvres de John Maxwell Coetzee ‘Elizabeth Costello’ (2003), ‘Slow Man’ (2005), ‘Moral Tales’ – dont sont tirés des extraits de 'Woman Grows Older', 'Vanity', 'The Glass Abattoir' – (2017) et une interview de J.M. Coetzee par Soledad Costantini (2018)
Extraits musicaux ‘Symphony N°2’ de Pawel Mykietyn, ‘First Six Months of Love’ de Michelle Gurevich
Coproduction: Schauspiel Stuttgart, Festival d’Avignon, Théâtre de Liège, La Colline – théâtre national, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Athens Epidaurus Festival, Malta Festival Poznań 2024
Pour la première fois, Krzysztof Warlikowski dédie intégralement un de ses spectacles à un auteur contemporain qui compte énormément pour lui depuis au moins une quinzaine d’année, John Maxwell Coetzee, romancier sud-africain installé à présent à Adélaïde, qui reçut le prix Nobel en 2003.
Ce dernier a imaginé un personnage, Elizabeth Costello, écrivaine invitée à des colloques dans le monde entier pour recevoir des récompenses pour ses œuvres, voix par laquelle il développe librement des idées destinées à bousculer la société bien-pensante. Elizabeth Costello fait l’objet d’un livre qui lui est entièrement consacré - ‘Elizabeth Costello’ (2003) -, mais elle apparaît aussi dans des ouvrages ultérieurs - ‘Moral Tales’ (2017) -.
Jadwiga Jankowska-Cieślak, Andrzej Chyra (le singe), Jacek Poniedziałek, Mariusz Bonaszewski, Hiroaki Murakami et Ewelina Pankowska (Photo Magda Huecke)
A l’occasion de trois de ses pièces – ‘(A)pollonia’ (Avignon, 2009), ‘La Fin’ (Odéon, 2011) et ‘Phèdre(s)’ (Odéon, 2016), Krzysztof Warlikowski avait préalablement inséré la parole d’Elizabeth Costello dans ses réflexions. Elle devient dorénavant le personnage central de sa dernière création qui signe son retour au Festival d’Avignon après 11 ans d’absence et le souvenir de ‘Kabaret warszawski’ (2013).
Pas moins de cinq actrices et un acteur incarnent cette femme aux multiples visages, Jadwiga Jankowska-Cieślak (La conférencière de ‘Réalisme’), Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (La conférencière du paquebot des mers du sud du ‘Roman en Afrique’), Maja Ostaszewska (la jeune Elizabeth dans ‘Le problème du mal’), Ewa Dałkowska (La grand-mère de ‘Vanité’ et ‘Une femme en train de vieillir’), Maja Komorowska (la suppliante dans ‘La Porte’), et Andrzej Chyra (Elizabeth dans ‘L’Homme ralenti’).
Krzysztof Warlikowski construit la première partie de sa pièce, la plus longue et la plus difficile, principalement sur les récits d’’Elizabeth Costello’ et sa vie de conférencière, et dédie la seconde partie, plus courte, à des thèmes de deux ouvrages ultérieurs, ‘Slow Man’ et ‘Moral Tales’, qui confrontent le déclin de l’énergie existentielle aux traits de la vieillesse.
Le décor de Małgorzata Szczęśniak, d’une épure géométrique réglée au millimètre près, représente, côté cour, une cage transparente sertie d’un cadre d’un beau bois foncé pouvant pivoter pour être présentée soit de face, soit sur toute sa longueur.
Un petit salon, sobre, se tient sur la gauche, surmonté d’un grand écran téléviseur, et sur le mur côté jardin s’étirent des toilettes, lieu intime très prégnant dans la symbolique warlikowskienne mais qui découle pourtant bien d’une scène du ‘Problème du mal’. Cette estrade servira un peu plus loin d’étrange lieu de conférence.
Au sol, de larges cercles concentriques – il faut être un peu en hauteur pour bien les voir – donnent l’impression que la cage de verre flotte sur les eaux et qu’elle se situe au centre du champ de force du pôle sud.
Mariusz Bonaszewski, Magdalena Popławska, Bartosz Gelner et Jadwiga Jankowska-Cieślak (Photo Magda Huecke)
La pièce commence par une installation vidéo de Philippe Parreno qui présente un esprit virtuel, Ann Lee, issu du marché numérique, destiné à animer des êtres redessinés par leurs créateurs. Le spectateur est de suite interpelé afin de différencier la simulation de la vie, d’une part, et les qualités qui font qu’un être humain est pleinement humain, d’autre part.
Puis, débute la présentation de J.M Coetzee et de son personnage d’Elizabeth Costello lors d’une remise de prix. L’écrivain est incarné par Mariusz Bonaszewski qui lui ressemble de par sa tenue et ses cheveux blancs, bien qu’il paraisse de carrure plus massive, et Jadwiga Jankowska-Cieślak se livre, dans son beau costume vert-émeraude, à un hypnotisant numéro de captation du public, douée qu’elle est d’une déclamation en polonais extrêmement séduisante.
Sur un divan, son fils prévenant, sous les traits de Bartosz Gelner, joue aussi les séducteurs.
A la différence du livre qui, par son style clair et bien rythmé, interpelle de son écriture le lecteur, c’est ici la manière d’être de chacun, et la façon de regarder l’autre et de s’exprimer avec vérité, qui crée l’illusion du réel à partir du réel.
Hiroaki Murakami, Ewa Dałkowska, Maja Ostaszewska, Magdalena Cielecka, Maja Komorowska, Jacek Poniedziałek, Ewelina Pankowska, Bartosz Gelner et Andrzej Chyra
Krzysztof Warlikowski introduit le personnage du singe, évoqué en début de roman, pour ajouter au doute. Celui ci peut aussi bien être un double de l’auteur ou du metteur en scène, silencieux et observateur, un miroir de la cause animale qu’Elizabeth Costello va défendre en rapprochant la cruauté des abattoirs et les horreurs de la Shoah, et peut être autrement une figure qui questionne l’humanité, puisque ce singe inspire aussi, par son comportement, la bienveillance et un naturel non altéré.
Et toute la première partie s’appuie sur le texte pour brouiller la distinction entre l’humain et l’animal en cherchant à faire perdre pied au spectateur. Il y a, par exemple, cette grande conférence où les protagonistes sont installés latéralement le long d’une grande table tout en déjeunant, sans regard direct vers le public. Leur discussion est filmée et projetée sur le fond de scène, si bien que c’est une image virtuelle qui est regardée. Qu’est donc l’homme lorsqu’il est en représentation? Une parole qui lui appartient? Une imitation? Le décalage entre le repas et la réflexion sur la nécessité de montrer aux gens ce qu’est la violence d’un abattoir, en proposant d’en construire un totalement en verre, est au centre de la question de la duplicité humaine.
Le problème du mal est approfondi à travers une séquence où la jeune Elizabeth Costello, échappant à un agresseur rencontré par hasard, réussit à se réfugier dans les toilettes pour laisser éclater sa douleur. Maja Ostaszewska joue de manière bouleversante un saisissant sens de l’urgence.
L’homme est un loup pour l’homme, et défile ensuite un sombre et inquiétant travelling sur un champ recouvert de moutons, rassemblés de manière serrée, ce qui dit tout du regard que certains hommes peuvent porter sur d’autres hommes qui seront leurs victimes, image qui renvoie aussi à leur mentalité grégaire et suiviste qui rappelle une célèbre image du film de Luis Buñuel, ‘L’Ange Exterminateur’ .
Il s’agit bien sûr d’une autre illustration de la menace de la Shoah telle que Krzysztof Warlikowski l’aborde dans nombre de ses spectacles, y compris dernièrement dans ‘Le Grand Macabre’ qui vient d’ouvrir le festival lyrique de Munich.
L’être humain ainsi décrit n’est donc sûrement pas sympathique, mais des images d’un troublant onirisme ponctuent également ce discours, comme lorsque l’image d’Elizabeth Costello, incarnée cette fois par Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, se dépouille et se dissout sur fond de neiges en Antarctique – car l’impact de la présence humaine sur le climat est aussi suggérée sur scène -.
En seconde partie, le spectateur peut se projeter plus directement et se sentir plus immédiatement touché, puisque les thèmes de la perte des moyens physiques et de la dépendance au cours de la vie sont au cœur de la préoccupation de l’auteur. On y voit Ewa Dałkowska jouer le rôle d’une femme qui cherche à sauver la face devant ses enfants qui voient bien qu’elle aura besoin d’assistance un jour.
Ses petits enfants sont masqués, comme pour signifier que l’expérience de la vie n’a pas encore forgé leur personnalité.
Cette petite scène de famille réunie et attendrissante, mais aussi angoissante, se déroule dans la cage translucide, alors que, côté jardin, on assiste à une poignante scène de ‘Slow man’ où Paul, un homme unijambiste, se raccroche à une femme, scène dont Elizabeth Costello est en fait l’autrice. Un jeu torturé et déboussolé y est représenté dans tout son désespoir.
C’est cependant le visage de l’actrice polonaise Maja Komorowska qui marque définitivement la dernière partie, car elle exprime dans la voix et le regard la charge tragique des souffrances du passé et des sentiments saisis à vif. Elle dessine ainsi un portrait humain d’une grande puissance impressive. L’actrice, âgée de 87 ans, a une capacité extraordinaire à transmettre un vécu, si bien qu’à l’entendre le cœur se serre instinctivement. Jamais, dans le théâtre français, vous ne pourrez voir cela.
Bartosz Gelner, Mariusz Bonaszewski, Maja Komorowska, Magdalena Popławska, Andrzej Chyra et Maja Ostaszewska
Finalement, elle se décide à traverser la porte, ouverte par le singe attentionné, ce qui laisse donc imaginer qu’Elizabeth Costello a choisi par elle même, et de façon très réfléchie, le moment de quitter le monde en toute liberté. ‘Les étoiles sont des traces de lumière vieilles de millions d’années’.