Publié le 25 Octobre 2020
Dienstag aus Licht
Karlheinz Stockhausen – 1977 / 1991
Représentation du 24 octobre 2020
Philharmonie de Paris
Eva Elise Chauvin et Léa Trommenschlager
Michael Hubert Mayer
Lucifer Damien Pass
L’arbitre Thibaut Thezan
Premier combattant des troupes de Michaël Henri Deléger (trompette)
Premier combattant des troupes de Lucifer Mathieu Adam (trombone)
Synthi-fou Sarah Kim
Ensemble Le Balcon
Le Jeune Choeur de Paris et les élèves du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP)
Direction musicale Maxime Pascal et Richard Wilberforce Maxime Pascal
Conception du spectacle Maxime Pascal et Damien Bigourdan
Création visuelle Nieto
Cela commence par une fanfare de cuivres pétaradants et une confrontation entre deux chœurs qui surplombent la salle depuis les deux balcons d’arrière-scène qui se font face et qui, dirigés par Maxime Pascal et Richard Wilberforce restés en bas de scène, les bras animés vers les hauteurs, se répondent en opposant Michael, image du bien incarné par un personnage brossé de blanc, et Lucifer, incarnation du mal vêtu de noir. Ces deux forces sont parfaitement identifiables et vont se comporter comme un dipôle qui engendrera une dynamique contradictoire tout au long du spectacle.
Après cette ouverture grandiose, le pari lancé par Lucifer d’arriver à arrêter le cours du temps prend la forme d’une compétition humaine et loufoque où aucune trivialité ne va être oubliée.
L’orchestre Le Balcon prend place en arrière plan, en ligne et légèrement surélevé, et quatre sportifs, deux hommes et deux femmes, entament quatre courses circulaires à des vitesses différentes, filant comme les ans à travers le temps.
Ce grand tableau est d’abord marqué par la présence de Thibaut Thezan qui arbitre cette manifestation en usant d’une technique déclamatoire qui défie tout sentiment ridicule en chaloupant des phrases vers le public, et en variant les sons comme si quelqu’un modifiait en continu ses fréquences d’émission.
Sa gestuelle corporelle souple et fort expressive guide également le regard du spectateur.
La course est régulièrement interrompue par des intervenants, cuisinier, mime lion, femme nue, qui renforcent le sentiment d’absurdité amusant de cette première partie, alors que les interjections musicales des percussions, saxophones, flûtes et harmoniums colorent d’ironie fantaisiste le jeu théâtral et répétitif qui se déroule devant un auditoire vraisemblablement aussi diverti que stupéfait.
Il y a donc de quoi sortir un peu décontenancé de cette première partie, car cette réflexion ludique sur les mouvements circulaires du temps semble revenir au même point de départ.
La seconde partie va pourtant transporter le spectateur dans un monde qui n’a plus rien à voir et que rien ne laissait présager, sinon la conscience que dans la vie il y a a une opposition entre les petits combats quotidiens et l’aspiration à une grande épopée qui dépasse la finitude de l’être humain. Et c’est cette autre dimension tragique qui devient le cœur de l’acte II.
Une fois plongée dans le noir, l’audience se trouve prise dans un monde sonore qui superpose huit trames musicales électroniques (Octophonie) jouées en temps réel. Dans une ambiance sombre, des avions filent spectaculairement le long des lignes des balcons de la Philharmonie, d’autres sont en suspension sur les réflecteurs acoustiques, et d’un immense roc projeté en front de scène partent des faisceaux lumineux qui se prolongent dans la salle grâce aux projecteurs animés comme s’ils cherchaient à fixer les avions avant de leur tirer de dessus et les descendre en flammes. Une véritable ambiance de guerre nocturne.
Les engins s’écrasent au pied de la muraille, et une main gigantesque de fer surgit d’une faille ouverte qui évoque le grand passage biblique de la mer Rouge, et se saisit du corps lilliputien d’un des pilotes encore vivant pour l’emporter vers un au-delà indéfini.
La musique spatiale et stellaire de Karlheinz Stockhausen avance dans une ambiance parcellée de toutes sortes d’ondes magnétiques et obsédantes, et ce fantastique spectacle en quatre ou cinq dimensions, on ne sait plus, mène petit à petit chacun de nous dans une réflexion sensorielle et désincarnée des conflits du monde.
Dans un grand moment apocalyptique, Michael survient en archange bleu, entouré d’une humanité abandonnée dans l’obscurité, pour affronter Lucifer. Puis une madone ramène chacun à un sentiment bienveillant, et un joueur de trombone transforme ce moment de pause en pure poésie bleue.
Puis, véhicules blindés, tanks, navires, canons d’artillerie stylisés défilent et tombent au sol comme des maquettes qu’il faudrait abandonner pour grandir. La réalisation esthétique atteint un sommet qui va être dépassé par un grand voyage final où la musique s’accélère dans un tournoiement de couleurs comme le vivait Dave à travers son aventure temporelle dans « 2001, L’Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick, film mythique réalisé trois ans avant la composition de Dienstag aus Licht.
Sarah Kim, en Synthi-fou aux allures de chef indien, entre en transe aux commandes d’un synthétiseur psychédélique, les couleurs lumineuses bleu, vert, rose, orange tournoient sur les ondes musicales qui s’enroulent en spirale, et laissent l’auditeur abasourdi une fois le cosmos sonore replié en forme de Big-Crunch.
Cette synthèse entre grandiose visuel et grandiose musical, qui prend à partie un lieu immense à l’acoustique formidable pour transcender une expression artistique, est un modèle de spectacle total merveilleusement abouti.