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Publié le 28 Décembre 2023

La Nuit de Noël (Nikolaï Rimski-Korsakov – Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, le 28 novembre 1895)
Représentation du 25 décembre 2023
Opéra de Frankfurt

Tschub, vieux cosaque Inho Jeong
Oksana, sa fille Julia Muzychenko
Golova (Le Maire) Sebastian Geyer
Solocha Enkelejda Shkoza
Wakula, son fils Georgy Vasiliev
Panas Changdai Park
Ossip (Le Sacristain) Peter Marsh
Pazjuk Thomas Faulkner
Le Diable Andrei Popov
La Tsarine Bianca Andrew
Femme avec un nez ordinaire Barbara Zechmeister
Femme au nez violet Enkelejda Shkoza
L’Ours Pascu Ortí
Koljada (Déesse de la virginité) Eva Polne
Owsen (Dieu du Printemps) Gorka Culebras
Esclave de Pazjuk Irene Madrid
Monsieur Flic-Flac Guillaume Rabain
Odarka Clara Navarro
Le valet de la Tsarine Gabriele Ascani
Un gentleman portugais Guillermo de la Chica
Swerbigus Antonio Rasetta

Direction musicale Takeshi Moriuchi
Mise en scène Christof Loy (2021)

Grand classique du Théâtre national d'opéra et de ballet de Voronej et du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg où il fut créé en 1895, ‘La Nuit de Noël’ de Nikolaï Rimsky-Korsakov bénéficie depuis le 05 décembre 2021 d’une production scénique en Europe de l’Ouest dont la qualité a valu à l’opéra de Frankfurt d’être récompensé par le magazine Opernwelt pour avoir présenté le meilleur spectacle lyrique de la saison 2021/2022.

Georgy Vasiliev (Wakula) et Julia Muzychenko (Oksana)

Georgy Vasiliev (Wakula) et Julia Muzychenko (Oksana)

Cet opéra, issu d’une intrigue racontée par Nikolaï Vassilievitch Gogol dans ‘Les Veillées du hameau près de Dikanka’ (1831-1832), reprend des éléments du folklore villageois et notamment les koliadki, chants de Noël traditionnels apparus dans la Rus’ de Kiev au 9e siècle après J.C.

Georgy Vasiliev (Wakula), Julia Muzychenko (Oksana) et le portrait de Gogol

Georgy Vasiliev (Wakula), Julia Muzychenko (Oksana) et le portrait de Gogol

Le romancier est en effet né à Sorotchintsy, village ukrainien situé au nord des territoires cosaques zaporogues – cosaques qui s’étaient illustrés pour avoir repoussé les Tatars -, et était fortement imprégné de sa culture locale. Il n’est pas encore l’auteur satirique qui, quelques années plus tard, va secouer, en toute innocence, les institutions russes.

Pour son cinquième opéra, parmi la quinzaine qu’il composera, Nikolaï Rimski-Korsakov ne s’est pas départi du contenu pittoresque de la nouvelle, ni de l'aspect trivial de la nature humaine, mais lui a ajouté une dimension merveilleuse à travers la musique. Le climax de cet envoûtement sonore se déroule à travers un impressionnant divertissement orchestral qui précède l’arrivée de Wakula à la cour de la Tsarine.

Enkelejda Shkoza (Solocha) et les astres de l'univers

Enkelejda Shkoza (Solocha) et les astres de l'univers

L’histoire, pleine de scènes vivantes, raconte les démêlés d’un jeune forgeron, Wakula, qui, pour séduire Oksana, la fille d’un vieux cosaque, pactise avec le diable afin qu'il l'emmène sur un destrier au palais de la Tsarine à Saint-Pétersbourg pour en obtenir les souliers que la jeune femme qu’il convoite lui demande.

Ce diable, qui avait pour un temps fait disparaître la Lune afin d’empêcher le jeune villageois de rejoindre sa bien-aimée pour se venger de l’avoir peint en train d’être rossé de coups de bâtons, représente aussi les forces obscures de la vie promptes à contrecarrer les désirs d’autrui.

Quant à Solocha, la mère de Wakula, personnage à la fois surnaturel et maternel complice du diable, elle est fondamentalement une femme tentatrice pour la communauté des hommes du village.

Julia Muzychenko (Oksana) et le chœur de l'opéra de Frankfurt

Julia Muzychenko (Oksana) et le chœur de l'opéra de Frankfurt

Pour dépeindre cette fable, Christof Loy inscrit d’emblée dans son décor un reflet de l’immensité de l’univers. Sols et murs sont recouverts de dalles carrées percées de points lumineux d’intensité variable qui sont comme les étoiles merveilleuses et luminescentes du ciel nocturne.

Le rideau d’avant scène représente la galaxie d’Andromède cernée d’autres nébuleuses et accompagnée, de façon plus improbable, par la présence de la Lune. Le négatif du panache d’une queue de comète peinte sur le mur d’arrière scène reste, lui, omniprésent.

Georgy Vasiliev (Wakula)

Georgy Vasiliev (Wakula)

Ce drapé ouaté sert également à flouter les artifices des nombreux numéros de voltiges acrobatiques auxquels le Diable et Solocha, mais aussi d’autres figurants, vont se livrer à travers les multiples envols vers les cintres de la scène.

Un gigantesque morceau de Lune assombrie déborde aussi sur la gauche du plateau en référence à la malédiction qui pèse sur le village ukrainien. Et à un certain moment, les jeunes gens chantant des Koliadki sembleront même emportés dans l’espace.

Julia Muzychenko (Oksana)

Julia Muzychenko (Oksana)

Le metteur en scène allemand se révèle comme souvent symbolique dans la disposition des éléments de décors, se limitant à une simple lampe pendue au dessus d’une table pour la maison d’Oksana, ou bien à un canapé, une armoire, une théière dorée et quelques tapis chez Solocha.

Mais il concède un peu plus de faste pour les costumes de la cour du Palais de la Tsarine, avec un mélange de simplicité et de finesse intuitivement dosées.

Andrei Popov (Le Diable) et Enkelejda Shkoza (Solocha)

Andrei Popov (Le Diable) et Enkelejda Shkoza (Solocha)

Les éléments naturels tels la tempête de neige et tout ce qui se réfère à la dureté de l’environnement sont évacués, mais il n’élude aucune dimension de l’intrigue sociale, comme l’alcool mélancolique qui structure la vie de ce petit monde, et montre même les allusions sexuelles quand les hommes interviennent un à un chez la sorcière, tout en insufflant un comique de situation qui permette d’assurer que le spectacle reste adapté à tous les âges.

La chaleur humaine a ici plus d’importance que les rigueurs climatiques.

Ballerine et ours russe

Ballerine et ours russe

Le jeu d’acteur de la troupe est par ailleurs vivant avec un grand naturel, et le metteur en scène induit également une poésie d’expression très épurée au cours des beaux passages symphoniques du 3e acte où une ballerine et un ours, le symbole maladroit et brutal de la Russie, puis un acrobate venu des airs, se livrent à des mouvements chorégraphiques d’une légèreté qui se superpose idéalement aux étourdissements de la musique.

Et il prend soin à ce que chaque petit rôle, chaque choriste, montre un petit peu d’âme qui les particularise par des gestes très simples mais signifiants.

Inho Jeong (Tschub)

Inho Jeong (Tschub)

La distribution composée de chanteurs de la troupe de l’opéra de Frankfurt et d’artistes invités est d’une excellente unité avec des disparités en teintes et textures vocales qui forment des tableaux vifs et colorés.

Elle est identique à celle de la création en 2021 sauf pour les deux rôles de basse et basse baryton, Tschub et Panas, chantés cette fois par deux artistes coréens, respectivement Inho Jeong et Changdai Park. Le premier joue le rôle d’un père austère avec une franche résonance dans les graves, et le second apporte plus de moelleux lors de ses brèves interventions bonhommes.

Enkelejda Shkoza (Solocha) et Peter Marsh (Le Sacristain)

Enkelejda Shkoza (Solocha) et Peter Marsh (Le Sacristain)

Fortement caractérisé par une hargne qui se ressent à travers un timbre d’une clarté très expressive et agressive, Andrei Popov incarne un diable grinçant et déterminé qui ne s’économise pas pour étaler les torsions intérieures de cet être sans noblesse.

Sa complice, Solocha, est jouée par Enkelejda Shkoza – on se souvient que cette artiste albanaise fut la première Giulietta lors de création des ‘Contes d’Hoffmann’ montée par Robert Carsen en l’an 2000 à l’Opéra Bastille - qui se montre d’une très grande aisance scénique afin de traduire la vulgarité et la nature manipulatrice de cette femme qui mène tous les hommes du villages par le bout du nez. Son mezzo est corsé, bariolé de traits perçants, et mené avec bagout et beaucoup d’humour.

Georgy Vasiliev (Wakula) et Thomas Faulkner (Pazjuk)

Georgy Vasiliev (Wakula) et Thomas Faulkner (Pazjuk)

Les visiteurs qui se présentent chez elle lui donnent parfaitement le change, Sebastian Geyer en maire un peu austère qui a peur des ragots, et Peter Marsh qui dessine un sacristain libidineux au timbre très naturaliste qui va bien avec ce portrait pitoyable.

D’une appréciable sonorité caverneuse, la basse britannique Thomas Faulkner donne de l’impact au vieux Patziouk, sorte de Méphisto qui accepte d’aider Wakula en échange de son âme, et Bianca Andrew offre, à la Tsarine, noirceur brillante et bonne humeur d’une très belle présence.

Bianca Andrew (La Tsarine)

Bianca Andrew (La Tsarine)

Mais le deux rôles centraux sont aussi d’une charmante authenticité. Georgy Vasiliev a de cette fougue ombreuse et tourmentée qui dépeint avec vérité, héroïsme et mélancolie slave les sentiments du jeune Wakula, et Julia Muzychenko adore insufler du rayonnement et une énergie fortement positive à Oksana avec un beau timbre généreusement charnel.

Son grand air final, qui lui donne le plus de profondeur quand elle pense que son prétendant s’est suicidé, est d’ailleurs chanté avec une envoûtante sensibilité.

Julia Muzychenko (Oksana)

Julia Muzychenko (Oksana)

Et tant scéniquement que vocalement, les chœurs de l’opéra de Frankfurt sont fabuleux de cohésion dans tous les ensembles vivants et spirituels, créant ainsi une unité d’âme particulièrement exaltante en ce jour de Noël.

Prenant de plus en plus d’importance à la direction d’orchestre, Takeshi Moriuchi fait vibrer toute la chaleur et la splendide souplesse de son ensemble de musiciens dont la rondeur magnifie au plus haut point l’écriture de Rimski-Korsakov.

Julia Muzychenko (Oksana) et le chœur de l'opéra de Frankfurt

Julia Muzychenko (Oksana) et le chœur de l'opéra de Frankfurt

La ronde des astres dans le ciel, la rutilance des nappes orchestrales, mais aussi l’équilibre avec le plateau, sont très bien rendus et maintenus, mais il reste plus mesuré quand il s’agit de restituer le piquant des actions populaires, et la polonaise chez la Tsarine sonne un peu empesée.

Enkelejda Shkoza (Solocha) et les astres de l'univers

Enkelejda Shkoza (Solocha) et les astres de l'univers

En ce lundi 25 décembre, ce splendide spectacle affiche complet. Et le fait de voir des familles venues avec des enfants très jeunes, certains d’une dizaine d’années seulement, qui applaudissent à tout rompre un opéra russe que tout le monde découvre, vous emplit d’un optimisme qui démontre aussi qu’il y a bien en Allemagne une tradition musicale qui continue à se transmettre aux jeunes générations, ce qui devrait être un exemple pour le public et pour les politiques français qui ne soutiennent pas assez un art viscéralement attaché à l’identité culturelle et unificatrice du continent européen au sens large.

Andrei Popov, Sebastian Geyer, Peter Marsh, Inho Jeong, Georgy Vasiliev, Julia Muzychenko et Enkelejda Shkoza

Andrei Popov, Sebastian Geyer, Peter Marsh, Inho Jeong, Georgy Vasiliev, Julia Muzychenko et Enkelejda Shkoza

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Publié le 5 Octobre 2020

La Khovanchtchina (Modeste Moussorgski – juillet 1872 à août 1880)

Orchestration de Dmitri Chostakovitch (1959)
Version de concert du 4 Octobre 2020
Philharmonie de Paris

Marfa Yulia Matochkina
Prince Andrei Khovansky Yevgeny Akimov
Prince Ivan Khovansky Mikhail Petrenko
Shaklovity Evgeny Nikitin
Prince Vasily Golitzin Oleg Videman
Dossifeï Stanislav Trofimov
Susanna Larisa Gogolevskaya
Emma Violetta Lukyanenko
Le Clerc Efim Zavalny
Le Scribe Andrei Popov
Kuzka Anton Khalansky
Streshnev Alexander Nikitin
Premier Strelets Grigory Karasev
Second Strelets Yuri Vlasov
Minion Oleg Losev
Varsonofiev Nikolaï Kamensky

Direction musicale Valery Gergiev                               Evgeny Nikitin (Shaklovity)
Orchestre et Chœur du Mariinsky

La Khovanchtchina est un opéra dont seule la partition chant-piano était presque achevée à la mort de Modeste Moussorgski, à l’exception du final de l’acte II et de l’acte V. Deux fragments de l’acte III étaient toutefois orchestrés.

Par la suite, Nikolaï Rimski-Korsakov compléta et orchestra l’intégralité de l’œuvre de 1881 à 1882 en modifiant l’harmonie de quasiment toute la partition, et en effectuant de nombreuses coupures (dont la scène du Clerc et des moscovites et celle de Golitsyne et le pasteur).

Plus tard, en 1959, Dmitri Chostakovitch orchestra la partition en reprenant le discours musical de Modeste Moussorgski, et c’est cette version qui est dorénavant le plus souvent jouée, comme cela est le cas ce soir à la Philharmonie de Paris.

Yulia Matochkina (Marfa)

Yulia Matochkina (Marfa)

Et c’est une interprétation puissamment vécue et pourvue d’instants d’une élégie absolue que les spectateurs vont avoir le bonheur d’admirer pendant près de 4h30, sans que jamais la moindre baisse de tension ne soit perceptible.

Rien que l’arrivée cérémonielle des 41 choristes par le haut de l’arrière scène est fortement impressive à regarder lorsque ceux-ci descendent les longs et abrupts escaliers, tandis que les étoles dorées des 22 artistes féminines leur donnent une splendide allure de vestales vertueuses.

Les prémices de l’ouverture révèlent ensuite la finesse et la rutilance des instrumentistes, et une lecture subtilement parcourue d’un fluidité véloce qui se développe en faisant la part belle à l’impression de puissance de la formation des cordes, dont le son tissé évoque l’éclat de précieuses mosaïques byzantines sans jamais le teinter de moindres nuances boisées.

Yevgeny Akimov (Andreï Khovanski), Valery Gergiev et Oleg Videman (Vassili Golitsine)

Yevgeny Akimov (Andreï Khovanski), Valery Gergiev et Oleg Videman (Vassili Golitsine)

Mais à cette impression de robustesse se juxtapose les formations des vents dont Valery Gergiev fait retentir, dans les passages les plus spectaculaires, l’éclat métallique avec une perfection de forme qui amplifie ces traits que Chostakovitch faisait déjà ressortir dans son interprétation. Le travail sur la broderie des sarments d'archets est lui aussi fascinant par son raffinement qui en éclaire la texture.

Et tous les chanteurs sont ralliés à l'envie de défendre une œuvre comme s’ils jouaient leur propre vie. Et malgré la simplicité du dispositif scénique qui leur dégage un espace expression suffisant en arrière plan de l’orchestre, c’est à un formidable engagement théâtral que nous assistons de bout en bout.

Mikhail Petrenko (Ivan Khovanski)

Mikhail Petrenko (Ivan Khovanski)

L’impressionnante stature de Mikhail Petrenko et sa projection solide et autoritaire dressent un portrait dominateur d’ Ivan Khovansky, alors que les deux amples ténors Yevgeny Akimov (Andrei Khovansky) et Oleg Videman ( Vasily Golitzin) paraissent tout autant des hommes animés par une volonté de puissance insatiable, avec toutefois quelques accents émouvants chez le premier, tandis que Stanislav Trofimov décline un autre portrait d’homme de référence, celui de Dossifeï, un homme profondément religieux, à la voix gris-sombre mais nullement rocailleuse, qui distille un grave sentiment d’humanité et de noblesse de cœur.

Stanislav Trofimov (Dossifeï)

Stanislav Trofimov (Dossifeï)

Même Evgeny Nikitin prend une dimension lyrique qu’on ne lui connaissait pas, avec une grande force et un mélange d’intensité et de nimbes éthérées dans le timbre de voix qui grandissent considérablement Shaklovity sans le caricaturer.

Au milieu de tous ces hommes surdimensionnés, Yulia Matochkina donne une somptueuse présence à Marfa, habillée de rouge comme le serait la sorcière Ulrica dans Le Bal masqué de Verdi, avec une chaleur et une rondeur d’une sensualité profonde qui fait de chaque apparition un moment d’émerveillement face à un être d’une beauté expressive merveilleuse.

Et ses partenaires féminines,Violetta Lukyanenko, qui fait d’Emma un cœur éclairant d’une impétuosité sidérante, et Larisa Gogolevskaya, Susanna perçante et redoutable, défendent avec elle un sexe qui cherche à créer un repère fort dans ce monde considérablement masculin.

Deux autres jeunes artistes, le baryton Efim Zavalny (Le Clerc) et le ténor Andrei Popov (Le Scribe), déploient eux aussi un jeu scénique admirable de justesse et de vérité.

Le Chœur du Mariinsky

Le Chœur du Mariinsky

Et comment ne pas évoquer le Chœur du Mariinsky, un peu plus puissant dans les voix de femmes, qui, à seulement 41 choristes, emplit la Philharmonie de fantastiques envolées mystiques.

On retrouve chez eux un sens de l’élégie et de la plus haute spiritualité absolument hypnotisants dans les passages les plus authentiquement plaintifs, et autour de la personne de Dossifeï ils représentent l’essence même de La Khovanchtchina, c’est à dire ce puissant sentiment religieux russe, qui n’est pas un sentiment conquérant, mais une force de résistance de tout un peuple à un monde qui n’a cessé de tenter de l’envahir.

Et ce conflit entre l’expérience historique de la foi et les nouveaux courants plus pragmatiques de la société russe est toujours au cœur de la vie d’un continent qui n’a pas lâché tous ses mystères.

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Publié le 2 Décembre 2019

Prince Igor (Alexandre Borodine – 1890)
Editions Belaieff (1923) - Orchestration du second Monologue d’Igor de Pavel Smelkov

Représentations du 28 novembre et du 01 décembre 2019
Opéra Bastille

Prince Igor Ildar Abdrazakov
Iaroslavna Elena Stikhina
Vladimir Pavel Černoch
Prince Galitski Dmitry Ulyanov
Kontchak Dimitry Ivashchenko
Kontchakovna Anita Rachvelishvili
Skoula Adam Palka
Ierochka Andrei Popov
Ovlour Vasily Efimov
La Nourrice Marina Haller
Une Jeune Polovtsienne Irina Kopylova

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Barrie Kosky (2019)
Chorégraphie Otto Pichler

Nouvelle production et entrée au répertoire de l’Opéra National de Paris                                                                       Elena Stikhina (Iaroslavna)

Inspiré probablement des évènements décrits dans le poème médiéval Le Dit de la campagne d’Igor, Prince Igor relate la lutte entre les jeunes états russes chrétiens et les tribus eurasiennes de Coumans (les Polovtsiens – en russe Les couleurs fauves) qui percèrent en Europe jusqu’au Royaume de Hongrie au XIIe siècle, avant l’arrivée des Mongols.

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

La musique est une des plus somptueuses du répertoire russe.

A sa mort, en 1887, Borodine laissa pourtant une partition restée inachevée, composée et remaniée régulièrement pendant 18 ans, que deux musiciens russes, Rimski-Korsakov et le jeune Glazounov, complétèrent dès 1885, le premier en orchestrant une large partie de la partition écrite uniquement pour le piano par Borodine, et le second en composant d’autres passages, dont l’ouverture et le troisième acte, à partir des souhaits qu’il connaissait de la part du compositeur.

Ildar Abdrazakov (Prince Igor) et Elena Stikhina (Iaroslavna)

Ildar Abdrazakov (Prince Igor) et Elena Stikhina (Iaroslavna)

La création eut lieu à Moscou en 1890, mais l’Opéra de Paris n’accueillit que fin 1969, il y a tout juste cinquante ans, une production en provenance du Théâtre du Bolshoi qui fut représentée durant 7 soirs uniquement.

Puis, en 1983, les travaux du musicologue Pavel Lamm, réalisés dans les années 1940, furent publiés. Ils révélèrent que Rimski-Korsakov et Glazounov avaient supprimé un cinquième de la partition.

Ainsi, dix ans plus tard, Valery Gergiev interpréta une version quasi-intégrale parue en CD début 1995 chez Philips, en confiant l’orchestration des nouveaux morceaux écrits par Borodine au compositeur et chef d’orchestre Yuri Falik.

Pavel Černoch (Vladimir)

Pavel Černoch (Vladimir)

C’est donc une entrée au répertoire de l’Opéra de Paris pour l’unique opéra de ce compositeur qui fit passer sa carrière de chimiste, son véritable métier, au premier plan tout au long de sa vie.

Dans la version jouée à l’opéra Bastille, l'ensemble de la musique est de Borodine, hormis l'ouverture qui fut composée et orchestrée de mémoire par Glazounov après avoir entendu le compositeur l’interpréter au piano.

Le troisième acte est par conséquent exclu, étant une composition de Glazounov sur la base d'esquisses et de thèmes de Borodine, mais les nouveaux passages orchestrés par Yuri Falik ne sont pas réintégrés non plus, excepté le monologue d'Igor au camp polovtsien issu de ce même acte, joué toutefois dans une orchestration récente de Pavel Smelkov datant de la saison 2013/2014 du Théâtre Mariinsky.

Au total, si un quart de la musique entendue ce soir est instrumentée par Borodine, les 3/4 restants sont principalement orchestrés par Rimski-Korsakov.

Andrei Popov (Ierochka) et Adam Palka (Skoula)

Andrei Popov (Ierochka) et Adam Palka (Skoula)

La représentation commence directement par le prologue, et expose à la vue du public l’intérieur du dôme galbé et doré d’une cathédrale orthodoxe enveloppée de noir où se dissimule le chœur, à la fois peuple et boyards, chantant avec un aplomb intensément exaltant.

Igor est habillé en treillis moderne, surplombé par une croix lumineuse catholique, afin de créer une image symbolique de l’alliance entre pouvoir militaire et pouvoir religieux qui soit plus générale.

Elena Stikhina (Iaroslavna)

Elena Stikhina (Iaroslavna)

Et au mauvais présage de l’éclipse est substituée une hallucination où le Prince croit voir son corps se recouvrir de sang, prémonition qui se révélera tout à fait juste par la suite.

Ildar Abdrazakov, assis sur son trône, est d’emblée d’une impressionnante noirceur autoritaire qui a du corps, et l’arrivé touchante d’Elena Stikhina présente une Iaroslavana fragile au charisme séduisant, à l’image du prince, et une sensualité de timbre qui soutient également de splendides aigus éclatants.

Pavel Černoch, en Vladimir Igorevitch , le fils du Prince, participe à cette scène de concert avec le chœur.

Pour son premier opéra russe, Philippe Jordan dévoile progressivement un grand sens de l’emphase dans la partie chorale, et un délicieux talent à faire émaner de la musique une clarté où s’adoucissent les sonorités des vents.

Adam Palka (Skoula) et Dmitry Ulyanov (Prince Galitski)

Adam Palka (Skoula) et Dmitry Ulyanov (Prince Galitski)

On quitte cependant ce tableau fort consensuel pour entrer dans le premier acte à la cour du prince Vladimir Galitski, qui est transposée dans une grande villa privée de nouveaux riches où des militaires invités se livrent à une immense beuverie qui dégénère autour d’une piscine. Des danseurs sont mêlés au chœur afin de mener cette séquence de façon la plus débridée possible avec la complicité de Philippe Jordan qui tonifie brillamment l’orchestre afin d’entraîner les mouvements de toute la scène.

Dmitry Ulyanov est excellent dans ce rôle d’enfant gâté en costume branché qui se prend pour un chef de bande, et incarne entièrement la vulgarité de son personnage tout en la soutenant par une incisivité de chant aux accents sensiblement ironiques.

Dmitry Ulyanov (Prince Galitski) et Elena Stikhina (Iaroslavna)

Dmitry Ulyanov (Prince Galitski) et Elena Stikhina (Iaroslavna)

C’est alors qu'intervient le premier grand air de Iaroslavna, le premier grand moment de sensibilité de la soirée, quand Elena Stikhina sort de sa véranda, joliment tapissée d’arbres, pour déplorer de sa voix attendrissante et dramatique, mélange de noirceur subtile et de vibrations émouvantes, l’absence d’Igor.

Sa confrontation avec Dmitry Ulyanov est jouée avec un grand réalisme, une véritable dispute entre frère et sœur, et Barrie Kosky transforme les jeunes filles terrorisées en religieuses afin de montrer la totalement dissociation entre la mentalité du clan Galitski et les valeurs spirituelles auxquelles se rattache Iaroslavna. De cet acte, formidable d’énergie malgré l’esprit malsain qui y règne, ressort surtout une volonté d’insister sur l’emprise du monde masculin aux dépens des femmes.

Pavel Černoch (Vladimir) et Anita Rachvelishvili (Kontchakovna)

Pavel Černoch (Vladimir) et Anita Rachvelishvili (Kontchakovna)

Mais le metteur en scène ne fait aucune différence entre la populace qui entoure le prétendant au trône de Poutivl et les boyards qui viennent annoncer à Iaroslavna la défaite des troupes russes face aux Polovtsiens. Ce sont pour lui les mêmes groupes violents assujettis à un leader, et l’on comprend alors moins bien que Iaroslavna les accueillent avec intérêt.

Musicalement, le chœur des boyards, sombre et obsédant, est chanté sans le complément orchestré par Yuri Falik qui annonçait l’avancée des troupes eurasiennes sur la ville, et qui montrait aussi la précipitation de Vladimir Galitski à vouloir se faire élire prince.

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

L’arrivée de l’ennemi est alors rendue spectaculairement par le surgissement d’un homme ensanglanté faisant tournoyer une tête de cheval sous des coups de feu dont l’un, provenant de la princesse, le tuera instantanément.

Cette dernière scène horrible nous fait quitter un tableau totalement dépravé et haut-en-couleur pour basculer dans le camp ténébreux du Khan Gzak, une prison dure où les éclats de sang étalés sur les murs défraîchis racontent les tortures qui s’y déroulent. Loin d’évoquer les steppes sauvages, cette scène pourrait être le parfait décor pour le deuxième acte de Fidelio, mais c’est d’abord la voix adolescente et enjôleuse d’Irina Kopylova qui embaume pour un temps les souffrances de Vladimir Igorevitch.

Prince Igor (Abdrazakov-Stikhina-Rachvelishvili-Černoch-Ulyanov-Kosky-Jordan) Bastille

Pavel Černoch, un excellent acteur, toujours expressif, chante et joue sans réserve les écorchures de son être à travers un timbre riche de slavité dans le médium, sans toutefois arriver à se libérer dans les aigus.

A vrai dire, la présence d’Anita Rachvelishvili, une somptueuse Kontchakovna dont l’ampleur phénoménale est intensifiée par la structure fermée du décor, submerge le duo d’amour, les graves s’amplifient langoureusement, si bien que les spectateurs sont littéralement englobés par ce flot vocal hors-norme chargé de puissance érotique irrésistible.

Après les mélanges de vert-gris du premier acte, les danses des gardes et des prisonnières prennent ici une teinte bleu-gris et chair, les hommes étant torses nus, et la chorégraphie athlétique montre à nouveau les femmes encerclées et harcelées par les hommes. Barrie Kosky développe ainsi un des fils conducteurs de sa narration.

Elena Stikhina (Iaroslavna)

Elena Stikhina (Iaroslavna)

La scène entre Igor et Kontchak, précédée du premier monologue du prince où l'orchestre gagne une dimension immersive saisissante, prend par la suite une tournure sadique où les gestes blessants du vainqueur, véritable tortionnaire, contredisent systématiquement ses propos nobles, l’ensemble étant traité au second degré. Ildar Abdrazakov est cette fois mis au premier plan, impressionnant par sa manière d’incarner une bête blessée enténébrée, d’autant plus que Dimitry Ivashchenko est bien neutre dans sa façon de chanter.

Les danses Polovtsiennes prennent tout leur sens de façon imparable en faisant intervenir des danseurs de la mort revêtus de squelettes multicolores, suivis de masques païens macabres et loufoques dont les pas sont transcendés par la formidable véhémence, splendidement rutilante, de l’orchestre et des chœurs, qui sont eux-mêmes entraînés par un Philippe Jordan survolté par le rythme et le courant qu’il induit sur scène.

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

Cette fin grandiose, ovationnée par une salle qui a accumulé un enthousiasme follement euphorisant, est prolongée par l’ouverture qui tient lieu de troisième acte – c’est dans cet acte que l’on aurait pu entendre Igor prendre conscience du danger pour la Russie et de la nécessité de s’échapper.

Philippe Jordan déploie à merveille la limpidité des cordes, la grâce orientalisante des solo d’instruments et les volumes généreux des nappes ondoyantes, ce qui procure une ample respiration avant de mettre en scène la désolation absolue.

José luis Basso, le chef des choeurs

José luis Basso, le chef des choeurs

La scène s’ouvre ainsi sur une portion d’autoroute filant de l’arrière vers la salle, surmontée d’un fin nuage de brume fantomatique qui semble descendre vers l’orchestre jusqu’aux premiers rangs.

Elena Stikhina surgit de cette immense voie grisâtre au son des voix angéliques du chœur, et interprète dans une totale simplicité la désespérance de Iaroslavna, son second grand air orchestré cette fois par Borodine. Son apparition est à nouveau chargée d’une émotion tendre, et elle démontre une magnifique capacité à faire agréablement vibrer la fraîcheur de sa tessiture aiguë.

Anita Rachvelishvili

Anita Rachvelishvili

Puis, elle laisse place au tableau suivant sensé se dérouler un peu plus en aval de la route, où se trouve Igor. Placé à cet endroit là, le second monologue, seul rescapé du IIIe acte puisqu’il fut composé par Borodine et réintroduit dans l’œuvre par l’orchestration de Pavel Smelkov, fonctionne assez bien car il devient un écho à la désespérance de Iaroslavna.

Le duo de reconnaissance prend ainsi une tonalité pathétique bien différente des langueurs entre Kontchakovna et Vladimir entendues au deuxième acte.

Mais au dernier moment, ce n’est pas un Igor triomphant salué par la population en exil qui est mis en scène, mais une parodie de leader grotesque qui raille la capacité des peuples à être fascinés par des chefs qui flattent leurs bassesses.

Anita Rachvelishvili, Elena Stikhina, Philippe Jordan, José luis Basso et Ildar Abdrazakov

Anita Rachvelishvili, Elena Stikhina, Philippe Jordan, José luis Basso et Ildar Abdrazakov

Parmi les seconds rôles, Barrie Kosky met aussi au premier plan à chaque acte Adam Palka (Skoula) et Andrei Popov (Ierochka), tous deux vivement expressifs, ainsi que Vasily Efimov (Ovlour) qui fait entendre avec plaisir sa voix d’innocent éloquente.

Cette version parcourue de mille couleurs dans les assortiments de costumes, dure par les réalités auxquelles elle se réfère, centrée sur la folie du peuple, et fortement dynamisée à la fois par la direction scénique et l’élan musical, dépouille tous les leaders de leur noblesse, relie oppression masculine des femmes et aveuglement des masses pour en tirer comme conséquence un exode inéluctable.

Barrie Kosky et Philippe Jordan

Barrie Kosky et Philippe Jordan

Si le propos est accueilli de façon explosive lors de la première, il le doit autant à son parti-pris que par le concours sensationnel de tous les artistes à une interprétation d’une très grande force.

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