Histoire de l'Opéra, vie culturelle parisienne et ailleurs, et évènements astronomiques. Comptes rendus de spectacles de l'Opéra National de Paris, de théâtres parisiens (Châtelet, Champs Élysées, Odéon ...), des opéras en province (Rouen, Strasbourg, Lyon ...) et à l'étranger (Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne, Angleterre...).
Si Alexandre Borodine débuta la composition de Prince Igor en 1869 au moment où Modest Moussorgski achevait sa première version de Boris Godounov, il y travailla pendant 18 ans jusqu’à sa mort, si bien que ce furent deux de ses amis musiciens, Nikolaï Rimski-Korsakov et Alexandre Glazounov qui en achevèrent la composition et l’orchestration dès 1885, le sentiment artistique de complétude étant fort prégnant à Saint-Petersbourg.
En 1888, le mécène Saint-Pétersbourgois, Mitrofan Belaïev, édita la partition, et l’œuvre fut créée le 23 octobre 1890 avec un immense succès, sa musique se référant à la culture russe tout en exaltant les sentiments patriotiques si sensibles en cette fin de XIXe siècle.
Puis, dans les années 1940, le musicologue Pavel Lamm rassembla de nombreux manuscrits qui révélèrent que de nombreux passages avaient été supprimés par Nikolaï Rimski-Korsakov et Alexandre Glazounov. Mais il ne furent révélés qu'en 1983, ce qui permit à Valery Gergiev d’enregistrer une version plus complète sous le label Philips, début 1995, en confiant l’orchestration des nouveaux passages à Yuri Falik.
Ildar Abdrazakov (Prince Igor) et Oksana Dyka (Iaroslavna) - ms Tcherniakov (Amsterdam, 2017)
Plus tard, au printemps 2014, le metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov et le chef d’orchestre Gianandrea Noseda réarrangèrent la partition et les différents actes afin de créer une nouvelle production au New-York Metropolitan Opera qui fut reprise en 2017 à Amsterdam. La dramaturgie repensée donnait une force exceptionnelle à cette production qui, à sa manière, comblait les lacunes d’une action qui avait toujours peiné à convaincre.
Cette version comprenait également le second monologue d’Igor, absent de l’édition Belaïev, qui avait été réorchestré par Yuri Falik, dans une nouvelle orchestration du chef d’orchestre Pavel Smelkov, réalisée au cours la saison 2013/2014 du théâtre Mariinsky.
Ildar Abdrazakov (Prince Igor) et Elena Stikhina (Iaroslavna) - ms Kosky (Paris, 2019)
Enfin, à l’occasion de l’entrée du Prince Igor au répertoire de l’Opéra de Paris, le 28 novembre 2019, l’article qui suit propose de comparer, sans prétendre à une quelconque exhaustivité, la version de Dmitri Tcherniakov et la version jouée à Paris sous la direction de Philippe Jordan en se référant à l’édition Belaïev (mise à jour en 1923) et aux travaux de Pavel Lamm.
Le graphique qui suit représente de manière synthétique le découpage en tableaux de ces deux versions modernes par rapport à l’édition de référence.
Le fond en diverses nuances d’orange (orange clair à orange foncé, afin de faciliter l’identification des différents tableaux) désigne les passages dont la partition est de Borodine (en version piano ou orchestrée), tandis que les passages en vert ou bleu désignent tous les autres passages composés par Glazounov, ou bien qui ne proviennent pas de Prince Igor.
Ainsi, la version de l’Opéra de Paris (2019), largement fidèle à la version Belaïev, est architecturée selon les tableaux suivants :
- Le prologue sur la grande place de Poutilv, orchestré par Borodine et Rimski-Korsakov
- L’acte I à la cour du Prince Galitski et dans la chambre de Iaroslavna, orchestré par Borodine et Rimski-Korsakov, en incluant un court monologue composé par Glazounov, mais sans ajouter les passages retrouvés par Pavel Lamm (extension du chant des Boyards et intervention de Galitski pour se faire élire Prince).
- L’acte II au camp Polovtsien, orchestré par Borodine et Rimski-Korsakov, avec le duo d’amour entre Kontchakovna et Vladimir, le premier monologue d’Igor et les danses polovtsiennes.
- L’ouverture, qui est jouée à la place du troisième acte au camp Polovtsien, la musique de celui-ci étant majoritairement de Glazounov. Cette ouverture est aussi une composition de Glazounov, mais sur transcription plus ou moins fidèle de ce que voulait Borodine qui l’avait joué au piano à plusieurs reprises.
- L’acte IV (devenu acte III) sous les remparts de Poutivl, orchestré par Borodine et Rimski-Korsakov, où est inséré, juste après les lamentations de Iaroslavna et le chant des paysans, le second monologue d’Igor provenant de l’acte III, composé par Borodine, mais dans l’orchestration récente de Pavel Smelkov.
Durée totale de la version de l’Opéra de Paris (2019) : 3h10
En revanche, la version de Dmitri Tcherniakov (2014) est profondément remaniée par rapport à l’original, modifiant sensiblement la dramaturgie. Elle ne comprend pas l’ouverture, et s’organise ainsi :
- Le prologue sur la grande place de Poutilv, orchestré par Borodine et Rimski-Korsakov
- L’acte II au camp Polovtsien, joué avant l’acte I, ce qui permet de faire intervenir Galitski bien plus tard.
- L’acte I, qui commence par le second tableau dans la chambre de Iaroslavna, puis se poursuit par le premier tableau chez Galitski, et s’achève par la fin du second tableau avec l’arrivée des Boyards et la chute de la ville où périt Galitski. L’intervention de Galitski pour se faire élire Prince est ici restituée.
Comme à Paris, l’acte III est supprimé.
- L’acte IV, qui commence par les lamentations de Iaroslavna et le chant des paysans, se poursuit directement par la dernière scène de l’acte III, ce qui permet de faire revenir Kontchakovna et Vladimir. Nouvelle inversion, ensuite, avec les chansons des joueurs, qui précédent les retrouvailles d’Igor et sa femme, avec quelques coupures, puis le second monologue d’Igor de l’acte III, ajouté cette fois après les retrouvailles, également dans l’orchestration de Pavel Smelkov.
La reprise du chœur final est alors conclue par l’ajout d’un magnifique mouvement orchestral " La crue du Don", composé par Borodine pour le ballet inachevé Mlada, en 1872.
Prince Igor (Alexandre Borodine – 1890)
Editions Belaieff (1923) - Orchestration du second Monologue d’Igor de Pavel Smelkov Représentations du 28 novembre et du 01 décembre 2019 Opéra Bastille
Prince Igor Ildar Abdrazakov
Iaroslavna Elena Stikhina
Vladimir Pavel Černoch
Prince Galitski Dmitry Ulyanov
Kontchak Dimitry Ivashchenko
Kontchakovna Anita Rachvelishvili
Skoula Adam Palka
Ierochka Andrei Popov
Ovlour Vasily Efimov
La Nourrice Marina Haller
Une Jeune Polovtsienne Irina Kopylova
Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Barrie Kosky (2019)
Chorégraphie Otto Pichler Nouvelle production et entrée au répertoire de l’Opéra National de Paris Elena Stikhina (Iaroslavna)
Inspiré probablement des évènements décrits dans le poème médiéval Le Dit de la campagne d’Igor, Prince Igor relate la lutte entre les jeunes états russes chrétiens et les tribus eurasiennes de Coumans (les Polovtsiens – en russe Les couleurs fauves) qui percèrent en Europe jusqu’au Royaume de Hongrie au XIIe siècle, avant l’arrivée des Mongols.
Ildar Abdrazakov (Prince Igor)
La musique est une des plus somptueuses du répertoire russe.
A sa mort, en 1887, Borodine laissa pourtant une partition restée inachevée, composée et remaniée régulièrement pendant 18 ans, que deux musiciens russes, Rimski-Korsakov et le jeune Glazounov, complétèrent dès 1885, le premier en orchestrant une large partie de la partition écrite uniquement pour le piano par Borodine, et le second en composant d’autres passages, dont l’ouverture et le troisième acte, à partir des souhaits qu’il connaissait de la part du compositeur.
Ildar Abdrazakov (Prince Igor) et Elena Stikhina (Iaroslavna)
La création eut lieu à Moscou en 1890, mais l’Opéra de Paris n’accueillit que fin 1969, il y a tout juste cinquante ans, une production en provenance du Théâtre du Bolshoi qui fut représentée durant 7 soirs uniquement.
Puis, en 1983, les travaux du musicologue Pavel Lamm, réalisés dans les années 1940, furent publiés. Ils révélèrent que Rimski-Korsakov et Glazounov avaient supprimé un cinquième de la partition.
Ainsi, dix ans plus tard, Valery Gergiev interpréta une version quasi-intégrale parue en CD début 1995 chez Philips, en confiant l’orchestration des nouveaux morceaux écrits par Borodine au compositeur et chef d’orchestre Yuri Falik.
Pavel Černoch (Vladimir)
C’est donc une entrée au répertoire de l’Opéra de Paris pour l’unique opéra de ce compositeur qui fit passer sa carrière de chimiste, son véritable métier, au premier plan tout au long de sa vie.
Dans la version jouée à l’opéra Bastille, l'ensemble de la musique est de Borodine, hormis l'ouverture qui fut composée et orchestrée de mémoire par Glazounov après avoir entendu le compositeur l’interpréter au piano.
Le troisième acte est par conséquent exclu, étant une composition de Glazounov sur la base d'esquisses et de thèmes de Borodine, mais les nouveaux passages orchestrés par Yuri Falik ne sont pas réintégrés non plus, excepté le monologue d'Igor au camp polovtsien issu de ce même acte, joué toutefois dans une orchestration récente de Pavel Smelkov datant de la saison 2013/2014 du Théâtre Mariinsky.
Au total, si un quart de la musique entendue ce soir est instrumentée par Borodine, les 3/4 restants sont principalement orchestrés par Rimski-Korsakov.
Andrei Popov (Ierochka) et Adam Palka (Skoula)
La représentation commence directement par le prologue, et expose à la vue du public l’intérieur du dôme galbé et doré d’une cathédrale orthodoxe enveloppée de noir où se dissimule le chœur, à la fois peuple et boyards, chantant avec un aplomb intensément exaltant.
Igor est habillé en treillis moderne, surplombé par une croix lumineuse catholique, afin de créer une image symbolique de l’alliance entre pouvoir militaire et pouvoir religieux qui soit plus générale.
Elena Stikhina (Iaroslavna)
Et au mauvais présage de l’éclipse est substituée une hallucination où le Prince croit voir son corps se recouvrir de sang, prémonition qui se révélera tout à fait juste par la suite.
Ildar Abdrazakov, assis sur son trône, est d’emblée d’une impressionnante noirceur autoritaire qui a du corps, et l’arrivé touchante d’Elena Stikhina présente une Iaroslavana fragile au charisme séduisant, à l’image du prince, et une sensualité de timbre qui soutient également de splendides aigus éclatants.
Pavel Černoch, en Vladimir Igorevitch , le fils du Prince, participe à cette scène de concert avec le chœur.
Pour son premier opéra russe, Philippe Jordan dévoile progressivement un grand sens de l’emphase dans la partie chorale, et un délicieux talent à faire émaner de la musique une clarté où s’adoucissent les sonorités des vents.
Adam Palka (Skoula) et Dmitry Ulyanov (Prince Galitski)
On quitte cependant ce tableau fort consensuel pour entrer dans le premier acte à la cour du prince Vladimir Galitski, qui est transposée dans une grande villa privée de nouveaux riches où des militaires invités se livrent à une immense beuverie qui dégénère autour d’une piscine. Des danseurs sont mêlés au chœur afin de mener cette séquence de façon la plus débridée possible avec la complicité de Philippe Jordan qui tonifie brillamment l’orchestre afin d’entraîner les mouvements de toute la scène.
Dmitry Ulyanov est excellent dans ce rôle d’enfant gâté en costume branché qui se prend pour un chef de bande, et incarne entièrement la vulgarité de son personnage tout en la soutenant par une incisivité de chant aux accents sensiblement ironiques.
Dmitry Ulyanov (Prince Galitski) et Elena Stikhina (Iaroslavna)
C’est alors qu'intervient le premier grand air de Iaroslavna, le premier grand moment de sensibilité de la soirée, quand Elena Stikhina sort de sa véranda, joliment tapissée d’arbres, pour déplorer de sa voix attendrissante et dramatique, mélange de noirceur subtile et de vibrations émouvantes, l’absence d’Igor.
Sa confrontation avec Dmitry Ulyanov est jouée avec un grand réalisme, une véritable dispute entre frère et sœur, et Barrie Kosky transforme les jeunes filles terrorisées en religieuses afin de montrer la totalement dissociation entre la mentalité du clan Galitski et les valeurs spirituelles auxquelles se rattache Iaroslavna. De cet acte, formidable d’énergie malgré l’esprit malsain qui y règne, ressort surtout une volonté d’insister sur l’emprise du monde masculin aux dépens des femmes.
Pavel Černoch (Vladimir) et Anita Rachvelishvili (Kontchakovna)
Mais le metteur en scène ne fait aucune différence entre la populace qui entoure le prétendant au trône de Poutivl et les boyards qui viennent annoncer à Iaroslavna la défaite des troupes russes face aux Polovtsiens. Ce sont pour lui les mêmes groupes violents assujettis à un leader, et l’on comprend alors moins bien que Iaroslavna les accueillent avec intérêt.
Musicalement, le chœur des boyards, sombre et obsédant, est chanté sans le complément orchestré par Yuri Falik qui annonçait l’avancée des troupes eurasiennes sur la ville, et qui montrait aussi la précipitation de Vladimir Galitski à vouloir se faire élire prince.
Ildar Abdrazakov (Prince Igor)
L’arrivée de l’ennemi est alors rendue spectaculairement par le surgissement d’un homme ensanglanté faisant tournoyer une tête de cheval sous des coups de feu dont l’un, provenant de la princesse, le tuera instantanément.
Cette dernière scène horrible nous fait quitter un tableau totalement dépravé et haut-en-couleur pour basculer dans le camp ténébreux du Khan Gzak, une prison dure où les éclats de sang étalés sur les murs défraîchis racontent les tortures qui s’y déroulent. Loin d’évoquer les steppes sauvages, cette scène pourrait être le parfait décor pour le deuxième acte de Fidelio, mais c’est d’abord la voix adolescente et enjôleuse d’Irina Kopylova qui embaume pour un temps les souffrances de Vladimir Igorevitch.
Pavel Černoch, un excellent acteur, toujours expressif, chante et joue sans réserve les écorchures de son être à travers un timbre riche de slavité dans le médium, sans toutefois arriver à se libérer dans les aigus.
A vrai dire, la présence d’Anita Rachvelishvili, une somptueuse Kontchakovna dont l’ampleur phénoménale est intensifiée par la structure fermée du décor, submerge le duo d’amour, les graves s’amplifient langoureusement, si bien que les spectateurs sont littéralement englobés par ce flot vocal hors-norme chargé de puissance érotique irrésistible.
Après les mélanges de vert-gris du premier acte, les danses des gardes et des prisonnières prennent ici une teinte bleu-gris et chair, les hommes étant torses nus, et la chorégraphie athlétique montre à nouveau les femmes encerclées et harcelées par les hommes. Barrie Kosky développe ainsi un des fils conducteurs de sa narration.
Elena Stikhina (Iaroslavna)
La scène entre Igor et Kontchak, précédée du premier monologue du prince où l'orchestre gagne une dimension immersive saisissante, prend par la suite une tournure sadique où les gestes blessants du vainqueur, véritable tortionnaire, contredisent systématiquement ses propos nobles, l’ensemble étant traité au second degré. Ildar Abdrazakov est cette fois mis au premier plan, impressionnant par sa manière d’incarner une bête blessée enténébrée, d’autant plus que Dimitry Ivashchenko est bien neutre dans sa façon de chanter.
Les danses Polovtsiennes prennent tout leur sens de façon imparable en faisant intervenir des danseurs de la mort revêtus de squelettes multicolores, suivis de masques païens macabres et loufoques dont les pas sont transcendés par la formidable véhémence, splendidement rutilante, de l’orchestre et des chœurs, qui sont eux-mêmes entraînés par un Philippe Jordan survolté par le rythme et le courant qu’il induit sur scène.
Ildar Abdrazakov (Prince Igor)
Cette fin grandiose, ovationnée par une salle qui a accumulé un enthousiasme follement euphorisant, est prolongée par l’ouverture qui tient lieu de troisième acte – c’est dans cet acte que l’on aurait pu entendre Igor prendre conscience du danger pour la Russie et de la nécessité de s’échapper.
Philippe Jordan déploie à merveille la limpidité des cordes, la grâce orientalisante des solo d’instruments et les volumes généreux des nappes ondoyantes, ce qui procure une ample respiration avant de mettre en scène la désolation absolue.
José luis Basso, le chef des choeurs
La scène s’ouvre ainsi sur une portion d’autoroute filant de l’arrière vers la salle, surmontée d’un fin nuage de brume fantomatique qui semble descendre vers l’orchestre jusqu’aux premiers rangs.
Elena Stikhina surgit de cette immense voie grisâtre au son des voix angéliques du chœur, et interprète dans une totale simplicité la désespérance de Iaroslavna, son second grand air orchestré cette fois par Borodine. Son apparition est à nouveau chargée d’une émotion tendre, et elle démontre une magnifique capacité à faire agréablement vibrer la fraîcheur de sa tessiture aiguë.
Anita Rachvelishvili
Puis, elle laisse place au tableau suivant sensé se dérouler un peu plus en aval de la route, où se trouve Igor. Placé à cet endroit là, le second monologue, seul rescapé du IIIe acte puisqu’il fut composé par Borodine et réintroduit dans l’œuvre par l’orchestration de Pavel Smelkov, fonctionne assez bien car il devient un écho à la désespérance de Iaroslavna.
Le duo de reconnaissance prend ainsi une tonalité pathétique bien différente des langueurs entre Kontchakovna et Vladimir entendues au deuxième acte.
Mais au dernier moment, ce n’est pas un Igor triomphant salué par la population en exil qui est mis en scène, mais une parodie de leader grotesque qui raille la capacité des peuples à être fascinés par des chefs qui flattent leurs bassesses.
Anita Rachvelishvili, Elena Stikhina, Philippe Jordan, José luis Basso et Ildar Abdrazakov
Parmi les seconds rôles, Barrie Kosky met aussi au premier plan à chaque acte Adam Palka (Skoula) et Andrei Popov (Ierochka), tous deux vivement expressifs, ainsi que Vasily Efimov (Ovlour) qui fait entendre avec plaisir sa voix d’innocent éloquente.
Cette version parcourue de mille couleurs dans les assortiments de costumes, dure par les réalités auxquelles elle se réfère, centrée sur la folie du peuple, et fortement dynamisée à la fois par la direction scénique et l’élan musical, dépouille tous les leaders de leur noblesse, relie oppression masculine des femmes et aveuglement des masses pour en tirer comme conséquence un exode inéluctable.
Barrie Kosky et Philippe Jordan
Si le propos est accueilli de façon explosive lors de la première, il le doit autant à son parti-pris que par le concours sensationnel de tous les artistes à une interprétation d’une très grande force.
Prince Igor (Alexander Borodin)
Représentation du 17 février 2017
De Nationale Opera – Amsterdam
Prince Igor Ildar Abdrazakov
Yaroslavna Oksana Dyka
Prince Galitsky et Khan Konchak Dmitri Ulyanov
Konchalovna Agunda Kulaeva
Vladimir Igoryevich Pavel Černoch
Ovlur Vasily Efimov
Skula Vladimir Ognovenko
Yerosha Andrei Popov
Yaroslavna’s Nanny Marieke Reuten
A Polovtsian Maiden Adèle Charvet
Direction musicale Stanislav Kochanovsky
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2014)
Chorégraphie Itzik Galili Rotterdams Philharmonisch Orkest
Chœur De Nationale Opera – Ching-Lien Wu
Coproduction New York Metropolitan Opera Oksana Dyka (Yaroslavna)
Il y a exactement cinq ans, l’opéra d’Amsterdam accueillit la fantastique production de Dmitri Tcherniakov pour porter sur scène l’ouvrage que Nikolaï Rimski-Korsakov considérait comme son testament musical - sans se douter qu’il composerait plus tard Le Coq d’Or -, La Légende de la ville invisible de Kitège et de la vierge Fevronia.
Le metteur en scène russe, loin de vouloir faire revivre un univers médiéval, décrivit une vision futuriste d’une grande ville décadente, livrée aux bandes de pillards et totalement coupée de la vie des villages forestiers restés liés, eux, à leur environnement naturel.
Ildar Abdrazakov (Le Prince Igor)
Deux ans après, c’est dans le même esprit, brillant et audacieux, qu’il prit à bras le corps un autre monument de l’opéra russe, Le Prince Igor, pour lui donner une portée contemporaine aussi forte. Le New York Metropolitan Opera eut la primeur de ce travail que reprend aujourd’hui De Nationale Opera.
L’unique opéra d’Alexander Borodine, achevé par Rimski-Korsakov et Glazounov, s’inspire des évènements décrits dans le poème médiéval Le dit de la campagne d’Igor. Cette œuvre relate la lutte entre les jeunes états russes chrétiens et les tribus eurasiennes de Coumans, les Polovtsiens, qui percèrent jusqu’en Europe avant les conquêtes mongoles.
Prologue - cour du palais de la ville de Poutivl
Ces nomades étaient païens – et non musulmans comme certains esprits aimeraient le croire -, ce qui fait de ce chef-d’œuvre une ode à la religion orthodoxe, rempart contre la dureté du climat et les invasions venant de l’est comme de l’ouest, Allemands, Polonais et Suédois compris.
Ce n’est pourtant pas cette dimension conceptuelle qui intéresse Dmitri Tcherniakov, mais plutôt le thème de la passion humaine pour la guerre, comme la manifeste ici le Prince.
La scénographie s’ouvre ainsi sur un décor de citadelle qui aligne nombre de portes, surmontées de balcons, où se recueille le peuple, et d’ouvertures par lesquelles pénètre la lumière extérieure.
Dmitri Ulyanov (Prince Galitsky)
Les costumes des hommes et des femmes évoquent la Russie aristocratique de la fin du XIXe siècle, si bien que l’on pourrait tout à fait rapprocher la destinée d’Igor et son fils, Vladimir, de celle de l’Empereur Nicholas II qui combattit les Allemands sur le front en 1915.
Les images grimaçantes en noir et blanc des visages des combattants qu’insère Tcherniakov à la fin du prologue lui permettent d’enchaîner directement avec la défaite du Prince Igor, et de poursuivre un passionnant montage qui inverse les traditionnels actes I et II, et mixe également les scènes afin d’aboutir au meurtre confus de Galitsky, un déroulement d’une force dramaturgique stupéfiante.
Pavel Černoch (Vladimir Igoryevich)
L’acte I immerge ainsi le spectateur dans un univers paradisiaque, fond de ciel bleu-azur, tapis de fleurs rouges, dont l’onirisme est renforcé par un fin voile ouateux.
La voix claire et entêtante d’Adèle Chauvet, discrètement en retrait à droite de la scène, chante l’attente des caresses à la tombée du jour, puis, celle chaude et généreuse d’Agunda Kulaeva fait surgir le souvenir imaginaire d’une femme perdue, en même temps que la femme d’Igor, Yaroslavna, apparaît à son regard.
Cette très belle image est cependant ambiguë, car on pourrait y voir le Prince pensant à sa première épouse, impression qui s’estompe, par la suite, à l’arrivée de Pavel Černoch, au beau timbre d’amande, qui incarne un Vladimir tendre dans les bras de Konchalovna.
Et l’acte baigne ainsi entièrement dans un esprit de réconciliation et de nostalgie. Les danses polovtsiennes deviennent alors un ballet de l’Eden, magnifié par les corps gracieux et chargés de désirs de jeunes hommes et jeunes femmes nageant dans les fleurs des steppes.
Oksana Dyka (Yaroslavna)
L’acte II, lui, débute par la seconde scène originelle (de l’acte I).
Oksana Dyka, vêtue d’une fière robe grenat, superbe Chimène, paraît seule mais déterminée au milieu de la cour du palais. Artiste clivante, elle l’est, car si on peut lui reprocher certaines sonorités aigües pincées, la personnalité qu’elle dépeint est forte et passionnée. Elle est de plus une très belle femme au regard mystique. Vocalement, elle possède un souffle phénoménal qui lui permet de filer des lignes infinies, et le médium de son timbre exprime vaillamment de profonds élans de noble mélancolie.
L’arrivée des Boyards, ses conseillers, est l'un des grands moments impressifs de cet opéra, car le chœur masculin use alors de ses graves sinistres et intrigants pour annoncer à la princesse la défaite d’Igor. De bout en bout, les chanteurs du Chœur d’Amsterdam, dirigés par Ching-Lien Wu, font entendre des sonorités harmonieusement détaillées, fluides et colorées de grâce, une merveille dans ce répertoire slave.
Danses Polovtsiennes
Et alors que les hommes de Yaroslavna étaient vêtus de costumes vert de gris parés de palmes dorées, l’armée de Galitski est représentée comme une réplique de l’Armée rouge, en bleu et rouge.
Dmitri Ulyanov, qui interprète à la fois le rôle du successeur temporaire d’Igor et le Khan Konchak, dévoile un caractère burlesque et léger, tout en chantant d’une voix bien timbrée et ironiquement sombre, ce qui lui permet à la fois de paraître un beau-frère sans dimension impériale, et un chef polovtsien magnanime.
Le croisement intelligent des scènes de l’acte II rend alors possiblede donner un sens à sa présence en le faisant disparaître dans la panique spectaculaire créée par l’arrivée de l’ennemi, au point de suggérer que Yaroslavna est le commanditaire insoupçonné de son meurtre. Les nombreuses portes permettent le soudain surgissement du choeur.
Une façon géniale d’ajouter une atmosphère de complot à cette scène qui s’achève par l’effondrement du palais.
Oksana Dyka (Yaroslavna) et Ildar Abdrazakov (Le Prince Igor)
Tout au long de cet acte, on admire également les chorégraphies entraînantes des chœurs, que l’on voit même entamer une danse bien rythmée, païenne aurait-on envie de dire, les poings levés au ciel, autour de Galitski. Un éblouissement gai et jouissif.
Le dernier acte, qui repose sur l’acte IV initial interpénétré, comme en un songe marqué par les changements de luminosité, par des saynètes de l’acte III, décrit enfin un monde en recherche de rédemption, une résonance salutaire qui fait écho au Parsifal de Richard Wagner (sur le thème de la chute d’un monde et de sa reconstruction).
Ildar Abdrazakov (Le Prince Igor)
Le décor est délabré, déprimant, et des filets d’eau chutent depuis le toit du palais. Tous sont recouverts de haillons, et chacun, Skula (Vladimir Ognovenko) et Yerosha (Andrei Popov) y compris, tire leçon de cette épopée destructrice.
La confusion est telle que l’on distingue à peine les chanteurs principaux du reste du peuple. Le spectateur se retrouve face à un amas de pierres et d’humains indistincts.
Dans une recherche d’effets véristes, s'entend ainsi la nourrice pleurer à voix déchirée, et l'attente désespérée d’une déité qui ne survient pas.
Adèle Charvet (A Polovtsian Maiden)
Ildar Abdrazakov aura été tout au long de cette épopée un prince fraternel, humain, au chant mature et d’une belle compacité sans aucune inflexion disgracieuse. L’acteur est séduisant, sympathique, avec quelque chose de presque trop sage dans l’intention, il ne peut donc qu'être touchant dans l’acte des réminiscences sur le champ de bataille.
Quant à la direction fine et splendide du jeune chef russe Stanislav Kochanovsky, elle allie joliment les timbres des cuivres, des bois et des vents, fluidifie les lignes et dégage une poésie qui ne vient jamais s’imposer au drame, sinon l’encenser de façon subliminale.
Oksana Dyka (Yaroslavna) et Ildar Abdrazakov (Le Prince Igor)
Sans volonté d’effets tonitruants, même dans les danses, et associés à des chanteurs tous excellents, les musiciens peuvent être heureux d’avoir fait de ce spectacle une référence artistique qui compte dans l’histoire du Nationale Opera et du répertoire russe.
Il semble, pour le moment, que ce ne soit pas cette version du Prince Igor qui sera portée sur la scène de l’opéra Bastille au cours de la saison 2019/2020. La barre est donc déjà très élevée pour l’Opéra National de Paris. A bon entendeur…