Cet article propose un récapitulatif détaillé de la genèse de Faust, et afin rendre compte facilement de la constitution des différentes versions possibles de l’œuvre, une représentation graphique de certaines versions de référence est utilisée à titre d'illustration. L'ensemble des éléments réunis ne prétendent pas à l'exhaustivité, et toute remarque de la part des lecteurs sera prise en compte pour enrichier et améliorer l'article.
Benjamin Bernheim (Faust) - ms Tobias Kratzer - Opéra de Paris 2021
L'écriture de la première version de Faust
En janvier 1840, Charles Gounod se rend à la Villa Médicis de Rome dirigée alors par Jean-Auguste-Dominique Ingres.
Il est seulement âgé de 21 ans et est totalement absorbé par la lecture d’un roman, Faust de Goethe.
De retour à Paris en 1843, il se consacre à la composition de musiques sacrées, puis, en 1849, il édite une partition intitulée « Marguerite à l’église » dont seule une réduction pour deux pianos est accessible aujourd’hui.
Il assiste ensuite en 1850 à la version dramatique de la pièce montée par Michel Carré au Théâtre du Gymnase-Dramatique (actuellement situé à la sortie du métro Bonne Nouvelle), Faust et Marguerite.
Lorsque Léon Carvalho est nommé directeur du Théâtre Lyrique le 20 février 1856 - ce qui marque le début d’une carrière brillante vouée à encourager les compositeurs nationaux et à concurrencer l’Opéra et l’Opéra-Comique -, il demande à Charles Gounod de lui composer un Faust. Jules Barbier et Michel Carré seront ses librettistes.
La composition avance, et le 01 juillet 1858 Gounod fait entendre Faust à Carvalho au foyer du Théâtre Lyrique.
Faust entre en répétition en septembre 1858, et le manuscrit est soumis le 17 novembre 1858 à la censure qui conteste la scène de l’église. Elle sera finalement maintenue sur intervention de la Comtesse de Ségur.
Charles Gounod au piano par Jean-Auguste-Dominique Ingres (1841)
L'évolution de l’ouvrage au cours des répétitions jusqu’à la création du 19 mars 1859
A l’époque, les airs sont reliés par des dialogues parlés et des mélodrames. Mais au cours des répétitions, de nombreux remaniements ont lieu jusqu'aux derniers jours.
En effet, soucieux que l’opéra puisse être joué en un soir et que sa trame dramatique tienne suffisamment en haleine le public, Carvalho intervient à plusieurs reprises pour obtenir de Gounod la suppression de nombreux passages, ce qui ne va pas se faire sans tensions.
Ainsi, la scène du cabinet de Faust perd le trio entre Siebel, Wagner et Faust « Dieu! c'est ce mot qui me rejette », celle de la kermesse perd la chanson du mendiant « Mes beaux messieurs » interprétée en contrepoint du chœur, mais perd surtout le duo entre Marguerite et Valentin « Adieu, mon bon frère !» .
La scène du jardin perd l’allegro de Faust « Et toi malheureux Faust .. C'est l'enfer qui t'envoie » qui suit la cavatine « Salut demeure chaste et pure », le duo entre Marguerite et Faust est écourté, la scène de la chambre de Marguerite perd le chœur des jeunes filles « Source au doux murmure », la chanson de Lise « Chacun de nous a connu » et la romance de Siebel « Versez vos chagrins », et la scène de la prison perd le monologue de Marguerite « Ma mère la bohémienne » et deux passages dans le duo final entre Marguerite et Faust.
D’après Carvalho, Gounod supprima également toute la scène du Hartz, mais Joseph d’Ortigue, dans La lettre du Menestrel datée du 27 mars 1859, décrit pourtant la présence du chœur des feux follets, du chœur des courtisanes, de l’air la coupe de Faust et du second chœur des sorcières, ce qui laisse supposer que la suppression eut lieu après la création.
Mais l’œuvre gagne aussi deux remaniements : le remplacement, lors de la scène de la kermesse, de la chanson du Scarabée par celle du Veau d’Or, et le remplacement, lors de la scène de la rue, de l’air de Valentin « Chaque jour » par le chœur « Gloire immortelle ».
Quant à la scène de l’église qui scindait en deux la scène de la rue, elle est dorénavant placée après la mort de Valentin par fidélité à Goethe.
C’est au total environ 40 minutes de musique qui disparaissent lors de la création au Théâtre Lyrique le 19 mars 1859, ce qui ramène la durée du spectacle à environ 2h45 hors entractes.
Il faut attendre 1912 pour que deux archivistes, Albert Soubie et Henri de Curzon, donnent dans leur « Documents inédits sur Faust » le relevé des airs et dialogues qui ne figurent plus dans la partition au moment de la création.
Ces éléments sont reproduits dans le programme du Faust de la saison 1993/1994 de l’Opéra national de Paris.
Partition de Faust du Théâtre Lyrique - Lithographie de T.Laval
Les représentations de l’œuvre après la création du 19 mars 1859
Créée au Théâtre Lyrique sous la forme d’un opéra-comique, l’œuvre est par la suite transformée en version opéra avec récitatifs à la place des dialogues.
La première est donnée à Strasbourg le 04 juin 1860 (seconde édition pour piano-chant et pour orchestre).
La première jouée à Bruxelles le 25 février 1861 est réalisée dans sa version originale avec dialogues parlés, et la version avec récitatifs y obtient enfin sa première le 07 septembre 1862.
En Allemagne, la première de Faust est donnée à Darmstadt, 10 février 1861 sous le nom « Margarethe ».
Et à l’occasion de la 3e édition de la partition, au tournant de l’hiver 1861/1862, la scène de l’église repasse avant la mort de Valentin.
Lors de la création milanaise du 11 novembre 1862, la nuit de Walpurgis est supprimée, mais en contrepartie, les deux passages du duo final entre Marguerite et Faust sont rétablis. Ces modifications seront maintenues pour Londres l’année d’après.
Siebel gagne par la suite un nouvel air « Si le bonheur à sourire t’invite » pour la scène de la chambre de Marguerite lors de la création en italien au Théâtre de leurs Majestés de Londres le 11 juin 1863, et pour la création au Covent Garden le 02 juillet 1863.
L’année d’après, lors de la reprise à Londres le 23 janvier 1864, Henry Chorley écrit sur la mélodie de l’ouverture un air pour Valentin qui sera traduit plus tard par Onésime Pradère en « Avant de quitter ces lieux ».
Cet air vise à mieux mettre en valeur Valentin dès la scène de la kermesse
Mais Charles Gounod proscrira plus tard de jouer cet air dans la version pour l'Opéra de Paris. Son interprétation ne sera finalement autorisée qu’à partir de la seconde partie du XXe siècle (il n'est pas clair si c'est lors de la production de Max de Rieux montée en 1956 ou lors de la production de Jorge Lavelli montée en 1975 que l’air réapparait pour la première fois).
La création à l’Opéra de Paris le 03 mars 1869
Mis en faillite le 06 mai 1868, Carvalho est obligé de céder le Théâtre Lyrique.
Emile Perrin, directeur de l’Opéra, en profite pour demander à Gounod l’autorisation de faire entrer Faust au répertoire. Le chef d’œuvre de Gounod connait déjà 314 représentations à Paris même.
Cela implique d’écrire un ballet, ce à quoi le compositeur s’attèle en septembre 1868.
Faust entre donc au répertoire de l’Opéra de la rue Le Peletier le 03 mars 1869 dans sa version avec récitatifs à la place des dialogues parlés.
Le ballet est placé au dernier acte lors de la nuit de Walpurgis, et comprend sept entrées pour une durée totale de 15 minutes environ.
Gounod compose également un air « Minuit ! Minuit ! » en remplacement de l’air de la coupe de Faust, mais il n’apparaît dans aucune partition ce qui laisse supposer qu’il ne fut pas joué. On peut le trouver dans l’enregistrement de Faust par Carlo Rizzi en 1994 (Teldec) avec l’air de la coupe en appendice.
Le chœur des sorcières « Un, deux, trois » disparaît également.
L’air de Siebel « Si le bonheur à sourire t’invite » des représentations londoniennes est acquis, mais celui de Valentin « Avant de quitter ces lieux » reste tenu à l’écart.
Et la scène de l’église passe avant l’intégralité de la scène de la rue.
Faust fait par la suite son entrée au Palais Garnier le 06 septembre 1875 dans une mise en scène de Léon Carvalho.
La 2000e représentation de Faust à l’Opéra est atteinte le 11 février 1944, et la 2397e le 31 décembre 1961.
Michèle Losier (Siebel) er Ermonela Jaho (Marguerite) - ms Tobias Kratzer - Opéra de Paris 2021
La constitution de 6 versions possibles de Faust
Afin de rendre lisible les différentes évolutions identifiées de Faust, les graphiques qui suivent cherchent à détailler trois versions éditeurs et trois versions emblématiques jouées récemment sur scène, afin que chacun puisse en avoir une image assez précise.
Ces différentes versions, livret de la censure 1858, Palazzetto Bru Zane, création au Théâtre lyrique du 19 mars 1859, ainsi que 3 versions de l’Opéra de Paris (Création 1869, Lavelli 1975 et Kratzer 2021) sont représentées ci-après de manière graphique afin de permettre une lisibilité la plus immédiate possible de leur architecture.
Des codes couleurs sont utilisés pour identifier l’origine des différents passages, et l’ordre des actes dans la colonne de droite est celui de la création au Théâtre Lyrique en mars 1859 (scène de l’église après scène de la rue).
Un effort est réalisé pour rendre le plus compréhensible possible l’impact de l’alternance de la scène de l’église selon les versions.
Interprétation au disque : la version du Palazzetto Bru Zane (répétitions de 1858)
Le 14 juin 2018, le Palazzetto Bruzane révéla au public du Théâtre des Champs-Élysées une version très proche du Faust tel que Charles Gounod le présenta à la censure le 17 novembre 1858.
Il ne s’agit pas de la version de la création de mars 1859 comme on a pu le lire un peu partout, y compris dans des revues spécialisées, mais celle des répétitions qui ont couru de septembre 1858 à fin février 1859.
Quelques coupures dans les dialogues de la création sont opérées pour assurer de la cohérence à la réintégration des airs supprimés au cours des répétitions, et seuls l’allegro de Faust « Et toi, malheureux Faust », la scène de Lise au 4e acte, le monologue de Marguerite du 5e acte et les coupures du duo final ne figurent pas dans cette version.
On retrouve ainsi le trio entre Siebel, Wagner et Faust, puis la chanson du mendiant interprétée en contrepoint du chœur de la kermesse, la chanson du Scarabée à la place du Veau d’Or, le duo entre Marguerite et Valentin, la romance de Siebel « Versez vos chagrins », l’air de Valentin « Chaque jour » à la place du chœur « Gloire immortelle », l’air de la coupe de Faust, et le spectaculaire second chœur des sorcières
Quant à la scène de l’église, elle est placée après l’arrivée de Valentin, mais avant sa mort comme c’était prévu à l’origine dans le livret de la censure.
L’enregistrement de cette version est disponible depuis le 23 août 2019. Elle est interprétée par Benjamin Bernheim et Véronique Gens sous la direction de Christophe Rousset.
Interprétation au disque : la version de Michel Plasson (Opéra de Paris 1869)
Un an après la production des Chorégies d’Orange de 1990, Michel Plasson enregistre pour EMI avec l’orchestre du Capitole de Toulouse la version de Faust la plus proche possible de celle entrée à l’Opéra de Paris en 1869.
L’air de Valentin « Avant de quitter ces lieux » est cependant maintenu, et le ballet intégral est relégué en appendice avec 4 passages qui furent coupés avant la création au Théâtre Lyrique : le trio entre Siebel, Wagner et Faust, le duo entre Marguerite et Valentin, la chanson du Scarabée et la scène de comédie abrégée entre Siebel, Marthe et Méphistophélès au 3e acte.
Interprétation au disque : la version de Carlo Rizzi (Opéra de Paris 1869 version Oeser)
En juillet 1993, Carlo Rizzi enregistre avec l’orchestre de l’Opéra national du Pays de Galles une version de Faust basée sur celle entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en cherchant à lui apporter une meilleure cohérence dramaturgique et musicale. Il se réfère au travail critique de Fritz Oeser édité en 1972.
Dans cette version, l’air de Valentin « Avant de quitter ces lieux » est maintenu et la scène entre Marthe, Siebel et Méphistophélès à l’acte III, supprimée avant la création au Théâtre Lyrique, est rétablie dans sa version abrégée en récitatifs « Du courage ! » que l’on trouve en appendice de la version Plasson. Cette scène a du être jouée dans la version opéra des années 1860, mais comme elle a disparu de la troisième édition de la partition, elle ne fut pas jouée à l’Opéra de Paris.
Et la scène de l’église retrouve sa position prévue à l’origine en 1858, avant la mort de Valentin mais après le chœur des soldats.
Mais c’est surtout le dernier acte qui est le plus modifié, car la scène des sorcières et de Méphistophélès « Un, deux et trois, comptons jusqu’à treize » est partiellement rétablie (il s’agit d’une esquisse que l’on ne trouve même pas à cet endroit là dans la version du Palazzetto Bru Zane).
Puis, l’air de la coupe « Doux Nectar » est remplacé par l’air « Minuit ! Minuit ! » de Méphistophélès que Gounod avait composé pour l’entrée à l’Opéra de Paris, mais dont on suppose qu’elle n’est destinée qu’aux représentations sans ballet, ce qui est le cas ici, car le ballet est uniquement enregistré en appendice ainsi que l’air de la coupe.
Le spectaculaire second chœur des sorcières est également rétabli.
Enfin, une des coupures du duo final est rétablie, si bien que l’on peut entendre Faust chanter « Oui… mon cœur se souvient ».
En appendice, l’air original de Siebel « Versez vos chagrin ! » est gravé, et si Rizzi avait choisi de le réintroduire à la place de « Si le bonheur à sourire », nous avons là la meilleure interprétation musicale en version opéra, surtout que la direction est d’une finesse poétique magnifique.
La version de Jorge Lavelli pour l’Opéra de Paris en 1975
Pour le centenaire de l’entrée de Faust au Palais Garnier, une nouvelle production est confiée à Jorge Lavelli. La première a lieu le 03 juin 1975. Cette version sera jouée 117 fois sur près de 28 ans (parfois en version de concert).
Par rapport à la version d’entrée au répertoire de 1869, cette version est fortement écourtée car elle n’intègre pas le ballet et supprime également l’intégralité de la scène de la chambre de Marguerite.
Le chœur des feux follets et l’air de la coupe du Ve acte sont également retirés, et ce sont au total 30 minutes de musique de la version d’entrée à l’Opéra qui sont omises.
Mais l’air de Valentin est bien intégré cette fois. L’opéra est ainsi ramené à une durée de 2h35 environ.
Giuseppe Sabbatini (Faust) et Nancy Gustafson (Marguerite) - ms Jorge Lavelli - Opéra de Paris 1993
La version de Tobias Kratzer pour l’Opéra de Paris en 2021
Le 16 mars 2021, en plein confinement, l’Opéra de Paris propose une nouvelle production de Faust qu’il confie au metteur en scène Tobias Kratzer.
Par rapport à la version d’entrée au répertoire de 1869, cette version rétablit avec bonheur l’air de Siebel « Versez vos chagrin » qui avait disparu avant la création au Théâtre lyrique en 1859 et qui est chanté par Michèle Losier avec une extrême sensibilité, comme les spectateurs ont pu l’entendre lors de la diffusion en direct et en streaming.
D’ailleurs, la totalité de la scène de la chambre de Marguerite, supprimée par la version de Lavelli, est restituée dans son état de création, mais avec récitatifs.
Mais au Ve acte, le chœur des follets et la scène de la nuit de Walpurgis sont totalement retirés (chœur des courtisanes et air de la coupe compris). Seule la dernière variation du ballet, la danse de Phryné, est conservée.
La durée totale du spectacle est de de 2h50.
Cette version sera reprise en public à la fin de la saison 2021/2022 avec à nouveau le magnifique Benjamin Bernheim.
Benjamin Bernheim (Faust) et Christian Van Horn (Méphistophélès) - ms Tobias Kratzer - Opéra de Paris 2021