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Publié le 6 Février 2024

Cosi fan tutte (Wolfgang Amadé Mozart – Burgtheater de Vienne, le 26 janvier 1790)
Représentation du 04 février 2024
Théâtre du Châtelet

Fiordiligi Agneta Eichenholz
Dorabella Claudia Mahnke
Ferrando Rainer Trost
Guglielmo Russell Braun
Don Alfonso Georg Nigl
Despina Patricia Petibon

Direction Musicale Christophe Rousset
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2023)
Orchestre Les Talens Lyriques et Chœur Stella Maris

Coproduction Festival d’Aix-en-Provence

                                           Claudia Mahnke (Dorabella)

Le retour d’un opéra mis en scène sur les planches du Théâtre du Châtelet, 10 ans après la fin d’une période faste pour le genre lyrique en ce lieu, est un moment qui compte dans la vie d’une institution malmenée par la politique culturelle de la ville de Paris ces dernières années.

C’est donc avec un immense plaisir que l’on s’y rend à nouveau en attendant de connaître la véritable première saison d’Olivier Py, un grand professionnel du théâtre, qui, on l’espère, sera cette fois pleinement soutenu par l’équipe municipale.

Georg Nigl (Don Alfonso), Claudia Mahnke (Dorabella), Russell Braun (Guglielmo), Rainer Trost (Ferrando) et Agneta Eichenholz (Fiordiligi)

Georg Nigl (Don Alfonso), Claudia Mahnke (Dorabella), Russell Braun (Guglielmo), Rainer Trost (Ferrando) et Agneta Eichenholz (Fiordiligi)

Confiée à des chanteurs quinquagénaires familiers de Mozart Claudia Manke chantait dans ‘Cosi fan tutte’ il y a 20 ans de cela -, la nouvelle production du dernier volet de la trilogie Da Ponte conçue par le metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov, dont on ne compte plus les chefs-d’œuvre scéniques qui comblent les théâtres lyriques du monde entier depuis son inoubliable vision d’‘Eugène Onéguine’ (2006), arrive à Paris après sa création au Festival d’été d’Aix-en-Provence.

Hormis Patricia Petibon qui remplace Nicole Chevalier, la distribution est identique, et c’est cette fois l’orchestre des Talens Lyriques, dirigé par Christophe Rousset, qui reprend la tâche de conduire ces chanteurs le long des plus belles lignes mozartiennes.

Russell Braun (Guglielmo), Agneta Eichenholz (Fiordiligi), Claudia Mahnke (Dorabella) et Rainer Trost (Ferrando)

Russell Braun (Guglielmo), Agneta Eichenholz (Fiordiligi), Claudia Mahnke (Dorabella) et Rainer Trost (Ferrando)

Ce spectacle est un émerveillement de par la manière ingénieuse, et bien rodée, avec laquelle Dmitri Tcherniakov réussit à transcender des chanteurs d’opéras pour en faire des acteurs d’une crédibilité phénoménale.

Trop intelligent pour se satisfaire d’un livret qui voudrait faire croire que deux jeunes femmes peuvent se laisser séduire par l’amant de l’autre sans s’en rendre compte, il nous raconte comment les deux hommes de deux couples aisés et bien établis vont suggérer à leurs épouses respectives de se laisser tenter par une aventure échangiste, lors d’un week-end passé chez Don Alfonso et son amie Despina.

Le décor, très épuré, représente un salon lumineux chauffé par un poêle à bois qui donne, en arrière scène, sur deux chambres disposant chacune d’un très grand lit confortable et immaculé.

Claudia Mahnke (Dorabella) et Agneta Eichenholz (Fiordiligi)

Claudia Mahnke (Dorabella) et Agneta Eichenholz (Fiordiligi)

Avec une habileté hors pair, le metteur en scène noue une première intrigue où la scène des étrangers, venant séduire les deux belles, est tout simplement représentée comme une tentative assumée de proposer l’échange de couples, ce que les deux femmes vont refuser dans un premier temps.

L’analyse du comportement de ces personnages contemporains, se donnant plus ou moins artificiellement de la contenance, lançant des sujets de conversation superficiels, cherchant à créer une ambiance en jouant des apparences, est formidable de précision, particulièrement le personnage de Fiordiligi chanté par Agneta Eichenholz, un modèle d’adaptation sociale très convainquant.

Un bref baisser de rideau permet de bien marquer l’articulation de l’intrigue dans le temps, et la scène des faux malades tend, en apparence, à alléger l’atmosphère.

Comme très souvent avec Tcherniakov, l’aspect anodin des choses ne s’éternise pas et atteint un point de bascule qui précipite l’irréversibilité du drame.

Patricia Petibon (Despina)

Patricia Petibon (Despina)

Dans la seconde partie, Guglielmo réussit à attirer Dorabella dans son lit, et Fiordiligi, qui avait pour un temps repoussé Ferrando, va être sensible à la blessure de ce dernier, vexé lorsque son ami, si l’on peut dire ainsi, lui a montré le film de ses ébats personnels. Ils couchent donc pas consolation et vengeance, comportement à la psychologie bien éprouvée.

Mais le cynisme de situation atteint son paroxysme lorsque Don Alfonso et Despina, disposant de toutes les preuves, les font chanter et obtiennent d’eux qu’ils leur signent, sous la menace, de gros chèques.

Une vengeance de classe se rajoute à la satire sociale, l’instigateur finissant finalement sous les balles de sa complice. On ne sait plus si la morale est sauve ou bien totalement pulvérisée.

Tout cela est joué avec un réalisme bluffant qui hisse tous ces artistes à un niveau théâtral absolument sidérant!  

Claudia Mahnke (Dorabella) et Agneta Eichenholz (Fiordiligi)

Claudia Mahnke (Dorabella) et Agneta Eichenholz (Fiordiligi)

Certes, aucun des chanteurs n’est à son zénith, mais ils démontrent qu’ils ont toujours en chacun d’eux l’essence du chant mozartien, vif et piqué, expressif et sans lourdeur.

Agneta Eichenholz se tire très bien des variations de Fiordiligi, et lorsqu’elle se résout à rejoindre Ferrando, leur duo ‘Fra gli amplessi’ s’achève même sous les applaudissements alors que, dans l’assistance, on verra une mère de famille retenir sa petite fille d’applaudir tant l’immoralité de la situation est rendue avec une très grande force. Son incarnation de la parfaite bourgeoise bien éduquée ne cesse d’ailleurs d’éblouir du début à la fin.

Claudia Mahnke (Dorabella), Agneta Eichenholz (Fiordiligi), Georg Nigl (Don Alfonso), Patricia Petibon (Despina), Russell Braun (Guglielmo) et Rainer Trost (Ferrando)

Claudia Mahnke (Dorabella), Agneta Eichenholz (Fiordiligi), Georg Nigl (Don Alfonso), Patricia Petibon (Despina), Russell Braun (Guglielmo) et Rainer Trost (Ferrando)

Claudia Mahnke, en Dorabella, préserve encore une rondeur de timbre chargée de noirceur, et donne une image de plus en plus sympathique en tant que femme qui aime pleinement les joies de la vie, ce qui l’apparie très bien au Guglielmo de Russell Braun, Mozartien depuis bientôt 30 ans, qui peut compter sur un jeu déclamatoire décomplexé pour compenser l’effacement d’une jeunesse vocale charmeuse.

Georg Nigl (Don Alfonso), Claudia Mahnke (Dorabella), Russell Braun (Guglielmo), Agneta Eichenholz (Fiordiligi), Rainer Trost (Ferrando) et Patricia Petibon (Despina)

Georg Nigl (Don Alfonso), Claudia Mahnke (Dorabella), Russell Braun (Guglielmo), Agneta Eichenholz (Fiordiligi), Rainer Trost (Ferrando) et Patricia Petibon (Despina)

Probablement le plus touchant de la distribution, Rainer Trost fait aussi ressentir des limites dans les aigus les plus sensibles, mais cela va tant de pair avec le portrait timoré, voir torturé, de Ferrando, qu’il en ressort une véritable intégrité de caractère - il chantait déjà le rôle en 1992 ! -.

Et c’est un Don Alfonso iconoclaste que fait entendre Georg Nigl, au mordant très clair, doté d’une souplesse corporelle stupéfiante, et d’un véritable goût pour les maléfices de l’esprit. Patricia Petibon trouve enfin auprès de lui un emploi qui lui permette d’exprimer la violence intérieure de Despina.

Georg Nigl, Claudia Mahnke, Rainer Trost, Christophe Rousset, Agneta Eichenholz, Russell Braun et Patricia Petibon

Georg Nigl, Claudia Mahnke, Rainer Trost, Christophe Rousset, Agneta Eichenholz, Russell Braun et Patricia Petibon

Reste aux musiciens des Talens Lyriques à faire revivre la verve jeune et raffinée de Mozart, son éclat et son élégance de style, et Christophe Rousset leur impulse un superbe geste ferme et allant, agile et chaleureusement coloré qui, en permanence, figure l’esprit malicieux et tendre du compositeur. 

Une réalisation de très belle facture qui enveloppe l’action scénique pour aboutir à un spectacle des plus enthousiasmant et captivant, et qui démonte tous les poncifs ringards que l’on peut avoir sur le genre opératique. Le public, probablement en grande majorité éloigné des amateurs lyriques, a pu constater à quel point une œuvre du passé peut encore lui parler de ce qui le concerne.

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Publié le 5 Novembre 2021

Lulu (Alban Berg - 1937)
Représentation du 02 novembre 2021
Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

Lulu Barbara Hannigan
Gräfin Geschwitz Natascha Petrinsky
Eine Theatergarderobiere, Ein Gymnasiast, Ein Groom Lilly Jorstad
Der Medizinalrat, Der Professor Gerard Lavalle
Der Maler, Der Neger Rainer Trost
Dr Schön, Jack Bo Skovhus
Alwa Toby Spence
Der Tierbändiger, Ein Athlet Martin Winkler
Schigolch Pavlo Hunka
Der Prinz, Der Kammerdiener, Der Marquis Florian Hoffmann
Der Theaterdirektor, Der Bankier Georg Festl
Eine Fünfzehnjährige Julie Mathevet
Ihre Mutter Mireille Capelle
Die Kunstgewerblerin Beata Morawska
Der Journalist Lucas Cortoos
Ein Diener Kris Belligh
Danseuse Rosalba Torres Guerrero
Danseur Claude Bardouil

Direction Musicale Alain Altinoglu                                           Claude Bardouil
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2012)
Décors et costumes Malgorzata Szczesniak
Lumières Felice Ross
Dramaturgie Christian Longchamp
Chorégraphe Claude Bardouil
Vidéo Denis Guéguin

Diffusion en streaming sur https://www.lamonnaie.be du 30 novembre 2021 au 10 janvier 2022
Le DVD de la production de Krzysztof Warlikowski est édité chez Bel Air classiques depuis 2014.

En reprenant la production de Lulu créée ici même par Krzysztof Warlikowski en octobre 2012, le Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles devient probablement le seul opéra au monde à inscrire les deux opéras d’Alban Berg parmi les 50 ouvrages les plus joués de son répertoire au cours des 50 dernières années (Wozzeck fait même partie des 30 premiers titres de l’institution).

Etonnamment, Vienne accorde une moindre importance au compositeur autrichien sur sa propre scène nationale.

Barbara Hannigan (Lulu)

Barbara Hannigan (Lulu)

Mais revoir, et réentendre, cette lecture de Lulu c’est aussi la confronter 9 ans plus tard à l’état de notre monde, et de notre conscience, et de constater que son sens a gagné en résonance.

Et cela commence avec le texte introductif ajouté par le metteur en scène et déclamé par un double du dompteur, masqué et recouvert d’un costume nocturne étoilé de paillettes, qui présente aux spectateurs une femme qui n’apparaît qu’à un seul endroit dans la bible hébraïque, Lilith.

Lilith – si proche de Lulu - serait ainsi la première femme d’Adam, avant Eve, qui, refusant la position soumise imposée par l’homme, préféra sa liberté quitte à vivre dans un désert hostile.

Mais elle revint au monde, à l’appel insistant d’Adam et des anges, sous l’apparence d’une femme de la nuit vouée à séduire les hommes.

Toby Spence (Alwa), Barbara Hannigan (Lulu) et Bo Skovhus (Dr Schön)

Toby Spence (Alwa), Barbara Hannigan (Lulu) et Bo Skovhus (Dr Schön)

Rien que cette introduction fait s’entrechoquer deux thèmes que l’on retrouve dans plusieurs productions de Krzysztof Warlikowski : l’inspiration féministe et la malédiction de Judas.

Et à ce prologue parlé succède le prologue musical où le dompteur présente à son tour, sous forme de métaphores animales, différentes natures d’hommes et de leurs destins. On retrouve ainsi disséminées dans le décor plusieurs représentations de ces animaux, dont un crocodile. Sa mâchoire reptilienne est même filmée en noir et blanc, grande ouverte sur une petite danseuse virginale, comme une allégorie de la société masculine prête à broyer les rêves d’une enfant pour assouvir ses propres fantasmes.

Rainer Trost (Der Maler) et Barbara Hannigan (Lulu)

Rainer Trost (Der Maler) et Barbara Hannigan (Lulu)

Le destin de Lulu, lui, est représenté ici par ce dompteur qui est à la fois chanté par Martin Winkler, que l’on retrouvera plus loin en fabuleux athlète, et par un rôle mimé et dansé par le chorégraphe Claude Bardouil. Et ce destin maléfique, omniprésent sur scène, agit exactement comme Rothbart, le démon du Lac des Cygnes, le ferait avec le cygne noir, Odette, pour perdre le Prince.

Et la beauté de cette production est de transcender la danseuse de revue qu’est initialement Lulu en danseuse de grand ballet classique.

Lulu est une femme qui aurait pu atteindre à une forme de pureté, et tout cela est symbolisé par de magnifiques jeunes danseurs et danseuses adolescents qui, en contrepoint de ce drame, irradient l’audience par la gestuelle de leurs bras et corps si fins, élégants et légers, mais aussi par le charme de leurs regards juvéniles. La fonction de l’art dans un environnement sordide est posée, ainsi que son pouvoir psychique tout au long du spectacle.

Barbara Hannigan (Lulu) et Toby Spence (Alwa)

Barbara Hannigan (Lulu) et Toby Spence (Alwa)

Barbara Hannigan incarne à nouveau Lulu, et ce qu’elle réalise est un prodige de précision, de liberté physique exacerbée et de brillance vocale. Dans cette vision qui souligne moins le pouvoir de l’argent comme moteur de l’action que la puissance attractive du corps féminin, elle se voue entièrement à un jeu à la fois moqueur, provocant, fortement sexualisé, mozartien par son piquant musical et moderne par ses couleurs gris-argentées.

Parfois au bord du dérapage tant elle pousse la comédie à son paroxysme, nous avons là une splendide image de l’insaisissable dont le sens est de questionner l’autre sur son rapport à la réalité.

Rosalba Torres Guerrero

Rosalba Torres Guerrero

Cette force centrale est irrésistible d’autant plus qu’en artiste incomparable elle se livre aussi à des pas de danse sur pointes, probablement épuisants, ce qui favorise l’alchimie visuelle avec ses doubles présents sur scène qui sont comme des reflets diffractés de son âme, telle Rosalba Torres Guerrero qui apparait en rêve de Cygne noir à la fin du premier acte et se métamorphose en femme totalement érotisée, où bien tels ces jeunes danseurs talentueux qui renvoient l’image d’une inconscience rêveuse dorénavant évanouie.

Hormis quatre autres chanteurs, Natascha Petrinsky - qui évoque la personnalité sombre, séduisante et fascinée de la comtesse Geschwitz en dépeignant des accents fauves et vibrants –,  Gerard Lavalle (Der Medizinalrat), Mireille Capelle (Ihre Mutter) et le très marthalérien Pavlo Hunka, l’ensemble de la distribution est renouvelé par rapport à 2012.

Barbara Hannigan (Lulu) et Bo Skovhus (Dr Schön)

Barbara Hannigan (Lulu) et Bo Skovhus (Dr Schön)

La très agréable souplesse de timbre de Rainer Trost est une première surprise. Il insuffle au peintre, devenu ici un  photographe professionnel, une âme véritablement mozartienne. Puis, Bo Skovhus empreint Dr Schön d’une superbe stature qui rend encore plus saisissante sa lente destruction intérieure figurée par son travestissement en meurtrier qui le fait ressembler au Joker.

Sa voix est un mélange de maturité et d’inflexions désespérées. Grand acteur - il avait précédemment formé avec Barbara Hannigan un couple frôlant l’hystérie dans « Bérénice » de Michael Jarrell, qui fut joué au Palais Garnier en septembre 2018 -, il excelle dans l’interprétation d’hommes atteints en plein cœur qui se battent d’abord avec eux-mêmes afin de ne pas succomber à leurs propres violences internes.

Natascha Petrinsky (Gräfin Geschwitz) et Barbara Hannigan (Lulu)

Natascha Petrinsky (Gräfin Geschwitz) et Barbara Hannigan (Lulu)

Et un autre chanteur éblouit tant par sa présence que par son impact vocal monstrueux, Martin Winkler. Il fut un Alberich hallucinant lors de la création du Ring de Frank Castorf en 2013 au Festival de Bayreuth, et depuis, rien ne lui fait peur, comme déformer son visage à outrance, ou paraitre le plus vulgaire possible tout en offrant une aisance qui pourrait rendre sympathique l’Athlète par cette façon décomplexée d’en imposer sur scène.

Ces trois artistes masculins sont bien aguerris à cet univers cru, puisqu’ils étaient déjà réunis lors de la production de Lulu créée au Bayerische Staatsoper de Munich en 2015 sous la direction de Dmitri Tcherniakov.

Martin Winkler (Ein Athlet)

Martin Winkler (Ein Athlet)

Alwa est en revanche une prise de rôle pour Toby Spence. Il succède ainsi à la personnalité si lunaire et attachante de Charles Workman. Son personnage est de fait plus contemporain et plus conventionnel dans son rapport à Lulu. Voix droite, complexe en couleurs, non sans tension, son portrait humble éclate à la fin du second acte lorsqu’il cède aux tentations de Lulu dans une pose sexuelle osée et assombrie par la musique et par les lumières.

Tous les seconds rôles sont d’ailleurs très bien joués et chantés dans la tonalité surréaliste du drame, et ils donnent même l’impression d’être imprégnés d’un meilleur moelleux qu’en 2012. C’est le cas de Rainer Trost, mais aussi celui de Florian Hoffmann qui compose un prince expressif et très touchant.

Barbara Hannigan (Lulu)

Barbara Hannigan (Lulu)

Le décor est unique. Au fond à gauche, un escalier monte vers l’arrière scène, flanqué de deux larges bordures qui peuvent servir de toboggans et de lieu d’acrobaties. Au fond à droite, une cage transparente, mobile, permet, par exemple, de faire un focus sur le comportement autodestructeur du peintre-photographe esclave des technologies modernes (il met en scène devant les caméras son propre suicide), ou d’ouvrir sur les multiples facettes de Lulu, son image fantasmée comme ses rêves.

La vidéographie joue également un rôle déterminant pour augmenter des champs de vue sur l’héroïne, différents écrans représentant en noir et blanc sa personnalité même lorsqu’elle devient insaisissable. C’est le cas notamment au moment où Alwa est en passe de devenir fou face à Lulu. A ce moment-là, le visage cinématographique de Lulu se brouille comme pour poser la question des illusions dont le jeune homme est victime.

Lulu (Hannigan – Skovhus – Spence – Warlikowski - Altinoglu) La Monnaie 2021

Enfin, les costumes choisis permettent d’opposer un monde d’hommes d’allure conformiste, c’est-à-dire la bourgeoisie ici dénoncée, et un monde de travestis et de fantasmes (les marginaux sont aussi une figure de l’art qui vit une vie autonome en parallèle de la société bourgeoise).

Et au troisième acte, celui qui se présente comme le créateur de Lulu, le destin – ou mauvais génie - incarné par Claude Bardouil, revient avec le crocodile tenu en laisse -  c’est-à-dire la société prise au piège par le spectacle –, pour assister à la chute de Lulu. Ce retour du crocodile est un ajout par rapport à 2012.

Krzysztof Warlikowski sauve son héroïne en lui rendant sa pureté lorsqu’elle meurt sous les coups de Jack l'éventreur dans son costume blanc de danseuse portée par les bras de sa malédiction.

Natascha Petrinsky (Gräfin Geschwitz), Bo Skovhus (Jack l'éventreur), Barbara Hannigan (Lulu), Claude Bardouil

Natascha Petrinsky (Gräfin Geschwitz), Bo Skovhus (Jack l'éventreur), Barbara Hannigan (Lulu), Claude Bardouil

Dans la fosse, la fusion qu’exerce Alain Altinoglu entre l’orchestre de la Monnaie et la puissance de la mise en scène est accomplie. Au premier acte, l’interprétation musicale est dominée par l’action scénique, mais l'harmonie musicale restituée, aux timbres boisés, est sensiblement pittoresque et ornée de multiples traits et éclats discrets.

La caractérisation charnelle des motifs mélodieux est privilégiée à l’aura diaphane, et au second acte, l’orchestre augmente en présence et en tension comme si une force latente sous-jacente gagnait progressivement en emprise et en noirceur.

Florian Hoffmann, Krzysztof Warlikowski, Martin Winkler, Natascha Petrinsky

Florian Hoffmann, Krzysztof Warlikowski, Martin Winkler, Natascha Petrinsky

La réussite de ce spectacle réside dans ce miracle de la recréation qui s’opère sous nos yeux, et par la faculté de Barbara Hannigan à fondre sa personnalité délirante au point de devenir le lien humain de chacun des êtres présents sur scène. C’est bien la fonction de l’art qui est ici magnifiée.

 

Lire également le compte-rendu de la création le 14 octobre 2012 : Lulu (Hannigan-Workman-Daniel-Warlikowski) La Monnaie

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Publié le 31 Juillet 2018

Der Fliegende Höllander (Richard Wagner)
Représentation du 30 juillet 2018
Bayreuth Festspiele

Daland Peter Rose
Senta Ricarda Merbeth
Erik Tomislav Mužek
Marie Christa Mayer
Der Steuermann Rainer Trost
Der Holländer Greer Grimsley

Direction musicale Axel Kober
Mise en scène Jan Philipp Gloger (2012)       
Ricarda Merbeth (Senta) - photo Enrico Nawrath

La dernière reprise de la production du Vaisseau Fantôme créée par Jan Philipp Gloger en 2012, et jouée chaque année jusqu'en 2016, amène avec elle un nouvel interprète du Hollandais en la personne de Greer Grimsley qui, s'il a dorénavant une longue carrière derrière lui depuis 1980, fait ses débuts à Bayreuth à l'âge de 62 ans.

Ricarda Merbeth (Senta) et Greer Grimsley (Le Hollandais) - photo Enrico Nawrath

Ricarda Merbeth (Senta) et Greer Grimsley (Le Hollandais) - photo Enrico Nawrath

Si on ne le connait pas, rien ne laisse transparaître son âge que son allure et sa vivacité rajeunissent étonnamment, et sa voix, devenue caverneuse avec le temps, fait entendre le Hollandais le plus noir et inquiétant de la série. Ce timbre de roc qui s'est développé ces dernières années laisse cependant passer un fond humain qui le préserve d'une incarnation caricaturale. Il est certes assez monolithique et dénué de tout velours, mais la personnalité blessée est sensible et il peut toucher facilement les cœurs.

Titulaire du rôle depuis 2013, Ricarda Merbeth est à nouveau une Senta hors-pair, une femme décidée douée d'une capacité à lancer des aigus profilés avec une vaillance phénoménale qui peut passer pour de la vanité, et elle forme avec Greer Grimsley un couple véritablement maudit. Car loin de nous entraîner dans un duo sensuel et pathéthique, leur volontarisme à tous deux donne surtout l'impression que leur couple est dirigé par un désir de se dégager de la fatalité avec une telle force qu'ils en payeront le prix fort au final.

Les jeunes filles - photo Enrico Nawrath

Les jeunes filles - photo Enrico Nawrath

Tomislav Mužek est donc le personnage le plus émouvant, une voix chargée et éclatante qui traduit spontanément le désarroi d'Erik, mais qui ne fait pas oublier une direction d'acteur qui ne le valorise pas.

Quant à Rainer Trost (Der Steuermann) et Peter Rose (Daland), si le premier dégage plus de présence que de poésie, le second accentue la nature comique du marchand mais peine parfois à se faire entendre, ce qui n'est pas le problème de Christa Mayer (Marie) qui se montre excessivement sonore.

La danse des marins - photo Enrico Nawrath

La danse des marins - photo Enrico Nawrath

Dans la fosse, Axel Kober joue la montre et entraîne l'orchestre dans un allant d'une très grande vélocité parfaitement maîtrisée, un flux excitant qui ne permet toutefois pas de gonfler la houle suffisamment pour submerger l'auditeur d'un flot qui lui fasse vivre la grande expérience des voyages marins.

Chœurs parfaitement réglés, et une mise en scène qui, quoi qu'on en dise, entre toujours en résonance avec notre monde hautement technique qui broie les relations affectives.

Lire également le compte-rendu de l'édition 2014 du Vaisseau Fantôme : Der fliegende Holländer (Merbeth-Youn-Thielemann) Bayreuth 14

 

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