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Publié le 31 Août 2024

Tannhäuser (Richard Wagner – 19 octobre 1845, Dresde)
Version de Dresde 1845
Représentation du 04 août 2024
Bayreuther Festspiele

Landgraf Hermann Günther Groissböck
Tannhäuser Klaus Florian Vogt
Wolfram von Eschenbach Markus Eiche
Walther von der Volgelweide Siyabonga Maqungo
Biterof Olafur Sigurdarson
Heinrich der Schreiber Martin Koch
Reinmar von Zweter Jens-Erik Aasbø
Elisabeth Elisabeth Teige
Venus Irene Roberts
Ein Juger Hirt Flurina Stucki 
Le Gâteau Chocolat Le Gâteau Chocolat
Oskar Manni Laudenbach 

Direction musicale Nathalie Stutzmann
Mise en scène Tobias Kratzer (2019)

Devenue l’une des productions modernes et emblématiques fortement plébiscitée sous la direction de Katharina Wagner, la lecture de ‘Tannhäuser’ par Tobias Kratzer nous emmène au cœur de la problématique de l’œuvre par une mise en scène du conflit entre liberté artistique et académisme artistique qui se déroule dans le cadre même du festival de Bayreuth.

Elle est de plus soutenue par la direction orchestrale de Nathalie Stutzmann qui, dès l’ouverture, donne un élan vertigineux au survol spectaculairement filmé du château de la Warthurg et de la nature qui l’entoure, et se révèle d’une exaltante envergure tout en faisant ressortir des cuivres un sentiment de regret nostalgique auquel il est difficile d’être insensible.

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) - Photo : Enrico Nawrath

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) - Photo : Enrico Nawrath

Comme chaque année, le metteur en scène allemand a revu certaines scènes de sa vidéo introductive qui raconte la fuite délurée mais aussi meurtrière de quatre saltimbanques, Vénus, le nain Oskar, la Drag Queen Gâteau Chocolat grimée en Blanche-Neige, et Tannhäuser, sous l’apparence d’un triste clown. Au moment où il insère dans le film une photographie en mémoire à Stephen Gould - grand ténor wagnérien fidèle à Bayreuth et inoubliable interprète de Tannhäuser à l’Opéra Bastille en 2007, soudainement disparu à la fin de l’été 2023 -, une partie du public applaudit, mais l’émotion qu’engendre un tel souvenir inattendu est aussi très poignante. Et la manière dont l’orchestre achève cette splendide embardée dans un soupir crépusculaire annonce d’emblée que l’histoire se finira mal et ajoute au trouble émotionnel.

Excellente transposition des Pèlerins allant à Rome tels des spectateurs internationaux se rendant sur la colline verte, outre la flamboyance de la direction de Nathalie Stutzmann, le premier acte est l’occasion de découvrir la Vénus impétueuse d'Irene Roberts au timbre agile et vivant, qui déborde d’énergie et de présence. Klaus Florian Vogt étonne en premier lieu car, coutumier des rôles magnétiques et d’une grande éloquence, on ne l’attend pas forcément en anti-héro marginal.

Jens-Erik Aasbø (Reinmar von Zweter ) et Le Gâteau au Chocolat

Jens-Erik Aasbø (Reinmar von Zweter ) et Le Gâteau au Chocolat

A l’entracte, spectateurs et nombre de passants peuvent aller écouter Le Gâteau Chocolat - première Drag Queen noire invitée à Bayreuth pour jouer son propre rôle - chanter de la musique pop au bord de l'étang du Festspielpark. Ce grand moment de divertissement prépare le second acte du château de la Wartburg, et c’est avec amusement qu'Irene Roberts se mêle aux vacanciers pour peindre sur un drapeau noir ‘Frei im Wollen, frei im Thun, frei im Geniessen’, c'est-à-dire ‘Libre dans ses désirs, ses actes, sa jouissance’, une devise anarchiste tirée de l’essai de Richard Wagner ‘Die Kunst und die Revolution’ écrit en 1849, que nous retrouverons au second acte pour illustrer la révolution qu’amène Tannhäuser.

Et à la fin du show, Le Gâteau Chocolat prend aussi le temps de poser pour tous les selfies que ses admirateurs lui proposent. Une très forte énergie se dégage de ces artistes hors norme.

Le Gâteau au Chocolat au bord de l'étang du Festspielpark

Le Gâteau au Chocolat au bord de l'étang du Festspielpark

Le succès du second acte provient de l’approche géniale de Tobias Kratzer qui monte le grand tableau de la Wartburg de façon historisante avec beaux décors d’une salle moyenâgeuse et costumes d’époque qui séduisent immédiatement le public le plus traditionnel de l’audience.

Mais un ensemble de vidéos, souvent très drôles, montre en parallèle les coulisses, avec un art de la continuité qui fait que l’auditeur ne peut prendre ce qu’il voit au premier degré et devient lui-même le spectateur de l’ensemble de la machinerie. Il verra aussi la troupe de Tannhäuser s’immiscer dans le Festspielhaus et venir perturber de manière hilarante le spectacle en cours, Katharina Wagner jouant la méchante en apparaissant dans la vidéo lorsqu’elle appelle la police qui interviendra effectivement sur scène. 

La question de la liberté artistique est finalement posée par la mise en avant, hors cadre, des intrus dont la présence se démarque du faux tableau présenté au cours de cet acte, sous un éclairage qui les met parfaitement en exergue.

Irene Roberts (Vénus), Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et Elisabeth Teige (Elisabeth) - Photo : Enrico Nawrath

Irene Roberts (Vénus), Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et Elisabeth Teige (Elisabeth) - Photo : Enrico Nawrath

Cet acte est aussi celui de l’apparition d’Elisabeth Teige qui dépeint une Élisabeth mélancolique et presque introvertie. Son chant est d’une grande vibrance avec des couleurs qui se rapprochent de celles d’Irène Roberts, mais avec des aigus plus brillants du fait de sa tessiture de soprano. 

Klaus Florian Vogt y est somptueux, mais cela n’est pas une surprise, et la suavité très claire de Siyabonga Maqungo, en Walther, fait merveille tant elle s’allie idéalement au timbre de l’interprète de Tannhäuser.

Ce ténor sud africain, qui fit ses débuts à l’opéra de Meiningen en 2015, a dorénavant intégré l’ensemble de l’opéra d’État de Berlin, et les excellentes qualités de sa voix lui ouvrent l’accès à un répertoire très large, y compris belcantiste.

 Siyabonga Maqungo (Walther von der Volgelweide)

Siyabonga Maqungo (Walther von der Volgelweide)

Dans cette production, Wolfram von Eschenbach – Markus Eiche l’interprète avec souplesse et douceur mais sans velours noir - n’a pas le beau rôle, puisque son romantisme affiché ne semble qu’une façade, et le troisième acte où on le voit coucher avec Elisabeth sous les traits de Tannhäuser montre la faiblesse même de ses convictions.
Mais Dieu est ici l’Art conventionnel et aussi l’Art de Richard Wagner dont Tannhäuser finit par déchirer la partition.

La Révolution prônée par le compositeur même a avorté, sa liberté et ses désirs l’ont porté vers un art révolutionnaire pour l’époque mais que la société bourgeoise et capitaliste s’est appropriée afin de l’ancrer dans la tradition. Klaus Florian Vogt est étonnant, car il pousse très loin les déformations du chant pour exprimer la rage intérieure du héros, et en même temps réserve des instants d’élégie fabuleux. 

Irene Roberts, Elisabeth Teige, Nathalie Stutzmann et Klaus Florian Vogt

Irene Roberts, Elisabeth Teige, Nathalie Stutzmann et Klaus Florian Vogt

A cela s’ajoute l’intensité dramatique qu’imprime Nathalie Stutzmann à un orchestre puissant et galvanisé, tout en ayant aussi montré, au second acte, une très grande capacité à décrire une atmosphère plus introspective.

C’est donc sur la verve resplendissante du chœur final des pèlerins et sur un goût de bonheur manqué que s’achève l’histoire avec cette très émouvante image d’Élisabeth et du musicien roulant vers la liberté et un horizon apaisé. 

Depuis l'ambiance agitée de la création en 2019, ce spectacle aura par la suite soulevé un enthousiasme jamais démenti qui justifierait de prolonger sa programmation. Il devrait être repris en 2026 pour les célébrations des 150 ans du Festival, mais ensuite, il sera difficile de prendre la relève.

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Publié le 15 Août 2024

Tristan und Isolde (Richard Wagner – Munich, le 10 juin 1865)
Représentation du 04 août 2024
Bayreuther Festspiele

Isolde Camilla Nylund
Tristan Andreas Schager
König Marke Günther Groissböck
Brangäne Christa Mayer
Kurwenal Olafur Sigurdarson
Melot Birger Radde
Ein Hirt Daniel Jenz
Ein Steuermann Lawson Anderson
Junger Seemann Matthew Newlin

Direction musicale Semyon Bychkov
Mise en scène Thorleifur Örn Arnarsson (2024)
Orchester der Bayreuther festspiele
Nouvelle production

                                         Olafur Sigurdarson (Kurwenal)

 

Metteur en scène islandais connu de plusieurs scènes du sud et du centre de l’Allemagne, Wiesbaden, Hanovre, Kassel, Karlsruhe, Augsbourg, où il a déjà réalisé des relectures de trois ouvrages de Richard Wagner, ‘Lohengrin’, ‘Siegfried’ et ‘Parsifal’, Thorleifur Örn Arnarsson suscite beaucoup d’intérêt à l’occasion de la nouvelle production de ‘Tristan und Isolde’ à Bayreuth.

Pourtant, à l’issue du spectacle, le scepticisme est de rigueur.

Camilla Nylund (Isolde) et Andreas Schager (Tristan)

Camilla Nylund (Isolde) et Andreas Schager (Tristan)

Certes, il conçoit un univers visuel où les jeux de lumières latéraux et d’arrière scène isolent le centre de la scène d’un horizon noir sans contour, ce qui crée une impression d’intériorité et d’enfermement oppressante.

Des cordages descendent des cintres afin d’évoquer, au premier acte, la forme stylisée d’une voile dominant un pont de navire sans limites, noyé dans les brumes, puis, au second acte, Tristan et Isolde se retrouvent dans la cale du navire qui a accosté en Cornouailles – son arrivée issue de l’ombre, en fin du premier acte, est impressionnante –, lieu qui se trouve chargé d’un tas d’antiquités, meubles, animaux empaillés, globes terrestres, miroirs, statues, peintures, qui renvoient à l’idée d’un passé révolu, mais qui, paradoxalement, engendrent aussi un sentiment de vide, car toute vie en est absente.

Et au dernier acte, le navire a totalement implosé, ses bribes se sont étalées sur la scène, et Tristan se meurt sur un petit monticule d’objets, une île déserte qui est aussi son univers désolé et désillusionné.

Camilla Nylund (Isolde) et Christa Mayer (Brangäne)

Camilla Nylund (Isolde) et Christa Mayer (Brangäne)

On en resterait là, et nous aurions une scénographie très esthétique qui cadre bien avec une vision d’un amour qui, par essence, aspire à la mort. Mais le fait de présenter au premier acte Isolde en princesse écrivant à l’encre noire, sur son immense robe blanche rayonnante au sol, son histoire passée en Irlande avec Tristan, ajoute une touche introspective et bovaryste vaine, qui ne laisse plus qu’aux chanteurs le soin d’exprimer les sentiments du cœur.

On comprend donc surtout que c’est cette quête philosophique qui tue finalement les deux amants, et on peut même se demander si Tristan et Isolde ne font pas que ressasser tout au long des trois actes un amour qui a connu son apogée en Irlande, et qui, dorénavant, les emprisonne dans un monde qui les déconnecte de la vie.

Thorleifur Örn Arnarsson ne construit cependant aucune dramaturgie forte et ne développe aucune expressivité marquée qui permette d’animer les relations, et lorsqu’il s’y risque, il modifie certains gestes attendus, tel celui de Tristan qui rejette le filtre à l’acte I, mais qui le boit au II au lieu de se battre avec Melot. A quoi bon ces modifications sans grand sens?

Andreas Schager (Tristan) et Camilla Nylund (Isolde)

Andreas Schager (Tristan) et Camilla Nylund (Isolde)

Dans la fosse d’orchestre, Semyon Bychkov est de retour après cinq ans d’absence, lui qui dirigeait ici même ‘Parsifal’ en 2018 et 2019. Sa lecture est lente et hypnotique, évanescente mais avec de l’envergure qui permette d’appuyer le drame. Étant donné que la mise en scène limite l’action et la gestuelle, cette belle ligne envoûtante s'avère très adaptée à un parti pris symbolique, et l’on peut saisir avec un peu d’attention avec quelle finesse les miroitements de vents tissent des voiles sonores irréels aussi bien que les cordes. Il est même un peu dommage d’entendre la tension monter en puissance au moment du retour d’Isolde dans la scène finale, alors que rien ne précipite véritablement autour de Tristan.

Andreas Schager (Tristan) et Camilla Nylund (Isolde)

Andreas Schager (Tristan) et Camilla Nylund (Isolde)

Tristan, Andreas Schager l’a dans la peau depuis 12 ans lorsqu’il interprétait le rôle pour la première fois à l’occasion du projet ‘Wagner’ mené par le théâtre néo-baroque de Minden situé près de Hanovre. Incomparable avec cette attitude de solide gaillard au chant souriant, il compose un Tristan viril dans le médium, délicat quand il le faut, avec un éclat franc et oscillant dans les grands moments d’exclamation, et, surtout, est mu par une générosité incandescente qui peut lui faire prendre une posture très entière, comme au final du second acte lorsqu’il est confronté à Melot. Il y gagne aussi la sympathie inconditionnelle du public.

Mais ce soir là, dans le troisième acte où il a pourtant toute l’endurance requise, son volontarisme démonstratif déborde à plusieurs reprises de façon trop libre, donnant l’impression qu’il ne tient plus la bride. On apprendra trois jours plus tard qu’il souffre d’une inflammation des voies respiratoires, et sera remplacé en cours de représentation le 06 août, sans conséquence pour les représentations suivantes.

Camilla Nylund

Camilla Nylund

Camilla Nylund, elle, est une Isolde plus récente, rôle qu’elle appréhende avec une très grande maturité. Son chant Hyalin s’épanouit majestueusement en ayant la résistance d’un cristal fragile, et elle ne se départit jamais d’une grande noblesse de posture. Au côté de son partenaire, elle paraît moins puissante, mais le duo d’amour sera mené avec une belle communion, ainsi que le Liebestod chanté d’un souffle respirant qui en contrôle la plénitude.

Cette représentation permet aussi de découvrir que Christa Mayer, animée par un sens mélodramatique attachant, exprime en Brangäne un lyrisme plus profilé que pour Fricka ou Waltraude.

Olafur Sigurdarson, le formidable Alberich de ce même Ring, est un solide Kurwenal mais dont on ne sent pas de véritable affect avec Tristan, et le Roi Marke de Günther Groissböck, qui mélange sombre douceur souffrante et intonations menaçantes, manque de présence écrasante, sans que l’on ne mesure bien l’impact de l’absence de dramaturgie sur cette impression.

Semyon Bychkov

Semyon Bychkov

Rôles secondaires irréprochables mais maintenus dans l’ombre, excepté le Melot très confiant de Birger Radde, il ressort tout de même de ce spectacle trop guindé l’impression qu’une reprise du jeu de tous les solistes est nécessaire de façon à renforcer leurs interactions et permettre à l’auditeur d’être pris par une théâtralité qui le convainque mieux.

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Publié le 11 Août 2024

Der Fliegende Holländer (Richard Wagner – Dresde, le 02 janvier 1843)
Représentation du 01 août 2024
Bayreuther Festspiele

Daland Georg Zeppenfeld
Senta Elisabeth Teige
Erik Eric Cutler
Mary Nadine Weismann
Der Steuermann Matthew Newlin
Der Holländer Michael Volle

Direction musicale Oksana Lyniv
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2021)
Orchester der Bayreuther festspiele

 

Depuis sa création en juillet 2021, la production du ‘Vaisseau Fantôme’ par Dmitri Tcherniakov s’est imposée comme une des grandes lectures scéniques de l’œuvre de jeunesse de Richard Wagner, si bien qu’elle se revoit avec le même émerveillement.

Il faut dire que, sur la forme, le travail entrepris par le metteur en scène russe pour détailler minutieusement non seulement les comportements des protagonistes principaux, mais également les moindres individualités des chœurs qui participent à la vie du village, contribue à un réalisme captivant auquel le public international de Bayreuth n’est pas toujours habitué.

Georg Zeppenfeld, Elisabeth Teige, Oksana Lyniv et Michael Volle

Georg Zeppenfeld, Elisabeth Teige, Oksana Lyniv et Michael Volle

Ce ‘Vaisseau Fantôme’ est construit comme un véritable roman policier comportant, en ouverture, une scène énigmatique racontant l’histoire d’une femme amoureuse d’un homme, Daland, qui l’aime pour un temps avant de la rejeter violemment. Et par mimétisme, tout le village, y compris la morale de l’église, l’exclut également, ne lui laissant d’autre choix que de se suicider sous les yeux de son petit garçon. 

Nourri et piégé par la colère et le ressentiment, ce garçon a grandi et est de retour dans son village d’origine pour y accomplir sa terrible vengeance. C’est cependant au spectateur de s’interroger sur les motivations de cet homme en apparence affable, sociable, qui vient se mêler à la vie villageoise, et qui rencontre avec intérêt Senta, la fille du marchand. Toutefois, Dmitri Tcherniakov laisse de subtils indices, notamment lors du dîner chez Daland où la servante Mary, présentée ici comme sa femme légitime, semble de plus en plus troublée comme si elle détectait que quelque chose cloche.

Le dénouement final est tout aussi brillamment mis en scène avec ce temps laissé au spectateur pour comprendre qui sont ces hommes qui accompagnent le Hollandais, avant que n’éclate de toute part la violence. Il faut ajouter que grâce à un savant assemblage de maisons et bâtiments mobiles, les lieux changent en permanence de configuration sans rompre la fluidité de la musique, tout en donnant une atmosphère pastel à la situation scénique.

Nadine Weissmann et le Chœur - Photo : Enrico Nawrath

Nadine Weissmann et le Chœur - Photo : Enrico Nawrath

Ce spectacle devient ainsi un miroir de la lâcheté humaine – la manière insoutenable dont Daland se débarrasse de son amante -, du conformisme social et de l’esprit grégaire – la façon dont les individualités se fondent dans le groupe pour leur propre survie -, et montre que l’individu peut faire plier une société hypocrite et la détruire, mais au prix de sa vie. Le rire final de Senta peut se comprendre par la révolte que lui inspirait aussi ce monde qu’elle subissait.

Sur le plan purement musical, l’interprétation est aussi d’un très haut niveau. D’emblée, c’est une tempête qui emporte le spectateur dans un allant mêlé de fureur qui montre que la cheffe d’orchestre ukrainienne Oksana Lyniv a musclé son discours depuis 2021, comme si elle avait intégré à sa direction la puissance ravageuse du Hollandais. Les cuivres dramatisent considérablement mais créent aussi des lignes de fuites saisissantes parcourues d’une vivacité ardente, et l’agilité reste de mise, les mouvements se faisant toujours avec une fluidité d’une très grande élégance. 

Elisabeth Teige (Senta), Georg Zeppenfeld (Daland) et Michael Volle (Le Hollandais) - Photo : Enrico Nawrath

Elisabeth Teige (Senta), Georg Zeppenfeld (Daland) et Michael Volle (Le Hollandais) - Photo : Enrico Nawrath

En Holländer, Michael Volle s’impose avec sa voix large d’une superbe éloquence et d’une longue vibrance, et son phrasé d’une grande incisivité. Sa carrure impressionnante est adoucie par un regard d’apparence affable dont il joue avec malice pour ensuite faire apparaître un visage inflexible et animal. La confrontation avec un autre grand chanteur wagnérien tel Georg Zeppenfeld est passionnante à suivre, tant la fausse connivence entre les deux hommes est jouée avec un humour caché qui se ressent fortement.

Invitée à Bayreuth depuis seulement deux ans, Elisabeth Teige construit très rapidement une présence qui devient habituelle sur la colline verte. En Senta, elle retrouve un rôle qu’elle a abordé il y a près de dix ans à l’opéra d’Oslo, et elle lui rend à la fois une impertinence et un lyrisme mélancolique qui teinte sa voix embrunie.

Elisabeth Teige (Senta) et Nadine Weismann (Mary) - Photo : Enrico Nawrath

Elisabeth Teige (Senta) et Nadine Weismann (Mary) - Photo : Enrico Nawrath

Eric Cutler, son partenaire qui incarne Erik, le fiancé conventionnel, oppose un tempérament convaincant, à la fois farouchement volontaire et souffrant, avec toutefois beaucoup plus d’instabilité dans les expressions aigus qui l’obligent à forcer. 
Mais l’élocution est facile. Il a le sens du drame dans la peau, et cela se ressent très directement.

Et dans le rôle de Mary, bien que Nadine Weismann donne beaucoup de contenance à son personnage au rôle réhaussé par la production, les déperditions en teintes vocales sont telles qu’elles affaiblissent aussi sa vigueur.

Quant à Matthew Newlin, en pilote, il se montre impliqué, avec une coloration plutôt mate.

Eric Cutler, Elisabeth teige, Michael Volle, Nadine Weismann et Georg Zeppenfeld

Eric Cutler, Elisabeth teige, Michael Volle, Nadine Weismann et Georg Zeppenfeld

Chœurs splendides, aussi bien la partie féminine, enjouée et espiègle, que la partie masculine dans la terrible confrontation finale d’une impétuosité percutante, l’intelligence dramaturgique et l'engagement total d'une équipe artistique vouée à la vision géniale de Dmitri Tcherniakov portent ainsi Bayreuth à son meilleur, pour le plaisir de tous!

 

A relire : Der Fliegende Holländer (Zeppenfeld-Grigorian-Cutler-Prudenskaya-Lundgren-Lyniv-Tcherniakov) Bayreuther Festspiele 2021

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Publié le 8 Août 2024

Der Ring des Nibelungen (Richard Wagner - 1849/1876)
Bayreuther Festspiele 2024
28 juillet - Das Rheingold
29 juillet - Die Walküre
31 juillet - Siegfried
02 août - Götterdämmerung

Direction Musicale Simone Young
Mise en scène Valentin Schwarz (2022),  Dramaturgie Konrad Kuhn
Décors Andrea Cozzi, Costumes Andy Besuch
Lumières Reinhard Traub, Video Luis August Krawen

Wotan Tomasz Konieczny            Brünnhilde Catherine Foster
Siegmund Michael Spyres                         Sieglinde Vida Miknevičiūtė
Siegfried Klaus Florian Vogt             Hagen Mika Kares
Loge John Daszak                                      Alberich Olafur Sigurdarson
Erda Okka von der Damerau            Gunther Michael Kupfer-Radecky  
Hunding Georg Zeppenfeld                           Mime Ya-Chung Huang
Fasolt Jens-Erik Aasbø                                  Fafner Tobias Kehrer
Fricka  / Waltraute (Götterdämmerung) / Schwertleite Christa Mayer
Freia / 3. Norn Christina Nilsson         Rossweisse / 1.Norn Noa Beinart
Grimgerde / Flosshilde Marie Henriette Reinhold      Woglinde Evelin Novak 
Siegrune  / 2. Norn Alexandra Ionis            Waltraute Claire Barnett-Jones
Wellgunde Natalia Skrycka               Gutrune Gabriela Scherer
Helmwige Dorothea Herbert                   Froh Mirko Roschkowski
Gerhilde Catharine Woodward        Ortlinde Brit-Tone Müllertz
Waldvogel Alexandra Steiner            Donner Nicholas Brownlee 

Créé à l’été 2022, le ‘Ring’ mis en scène par Valentin Schwarz devrait être celui qui aura connu le plus faible nombre de cycles de l’histoire du Festival de Bayreuth (mis à part celui de Richard Wagner qui ne connut que 3 cycles l’année de sa création en 1876), car avec seulement 8 cycles programmés en 3 ans, il devrait atteindre pour sa dernière saison en 2025 un total de 10 cycles, bien moins que les 12 (Peter Hall) à 16 cycles (Patrice Chéreau, Franz Castorf) des productions précédentes.

Catherine Foster, Simone Young et Klaus Florian Vogt

Catherine Foster, Simone Young et Klaus Florian Vogt

Néanmoins, le metteur en scène allemand a retravaillé depuis 2022 certains points de manière à rendre plus lisible une trame qui place au cœur du Ring l’obsession mortifère de Wotan pour s’assurer une descendance. L’Or du Rhin est donc initialement identifié comme un enfant maléfique dont s’empare Alberich, et que cherche à récupérer Wotan – il s’agira de Hagen -. Il lui échappera, mais toute la dramaturgie montre comment ce chef de clan familial va se focaliser sur la recherche d’un autre espoir.

La mort de Fafner, personnage présenté comme l’ancêtre commun à Alberich et Wotan, devient le point de départ des destins divergents de Siegfried et de Hagen, qui se retrouveront plus tard chez Gunter et Gutrune, nouveaux riches dégénérés.

Siegfried, représenté ici comme un homme conventionnel enlisé dans une vie bourgeoise avec Brünnhilde qui ne lui convient plus, se laisse prendre par ce milieu perverti lors d’une soirée costumée qui fait écho au film ‘Eyes wide shut’ de Stanley Kubrick - la scène festive et d'orgie n'était pas montrée en 2022 -, et l’échec total de Wotan, apparaissant pendu, est cette fois clairement souligné lors de la conclusion finale du ‘Crépuscule des Dieux’.

Même si le développement théâtral est conséquent, il sert un scénario librement inspiré de la Tétralogie qui n’en approfondit aucun des thèmes.

Ces retouches n'empêcheront pas Valentin Schwarz d'essuyer beaucoup de huées à la fin de ce premier cycle 2024, mais le soutien apporté par une autre partie du public montre que cette appréciation est très nuancée selon les attentes de chacun.

Andrea Cozzi (Décors) et Valentin Schwarz (Mise en scène)

Andrea Cozzi (Décors) et Valentin Schwarz (Mise en scène)

Pour cette reprise, on retrouve le Wotan de Tomasz Konieczny et l’Alberich de Olafur Sigurdarson présents dès la création. Si le premier dégage une vraie personnalité avec des moments de fureurs impressionnants, ses changements d’intonations ternissent parfois des passages plus subtils. ‘Siegfried’ est néanmoins le volet qui le montre à son meilleur, comme si le Wanderer menait un baroud d’honneur avec une très grande détermination.

Face à lui, le baryton islandais dessine à nouveau un chef des Nibelungen (ces derniers sont cependant absents de la vision de Schwarz) toujours aussi impactant, avec un métal dans la voix qui accroche et lui donne une dimension impressionnante, un véritable monstre de volonté à la hauteur de Wotan.

D’ailleurs, Nicholas Brownlee, distribué dans le rôle de Donner, montre dans ‘Rheingold’ qu’il a lui aussi la présence et l’ampleur d’un Wotan, ce que Vienne et Munich pourront apprécier très prochainement.

Parmi les rôles n’intervenant qu’épisodiquement, se font aussi remarquer John Daszak (Loge) avec sa grande clarté déclamatoire qui ravit par son aisance expressive, Ya-Chung Huang qui joue un inhabituel Mime humain et affectif avec son timbre lyrique et légèrement ombré, la Freia irradiante et dramatique de Christina Nilsson, l’Erda très homogène et imperturbable, sans noirceur prononcée, d’Okka von der Damerau, la Gutrune repentie à cœur ouvert de Gabriela Scherer, ou bien la première norne de Noa Beinart, aux graves fortement résonnants.

Georg Zeppenfeld est bien sûr impeccable en Hunding, parlant comme il chante avec un mélange d’autorité et d’humanité inimitable, Christa Mayer donne de l’ampleur à Fricka et Waltraude avec des couleurs chamarrées mais qui la mûrissent trop, et Mika Kares a une noblesse de tessiture diaphane qui tranche avec les Hagen plus anguleux et caverneux entendus dans ce rôle, ce qui le rend insaisissable mais peu inquiétant.

Klaus Florian Vogt (Siegfried) - Photo : Enrico Nawrath

Klaus Florian Vogt (Siegfried) - Photo : Enrico Nawrath

Mais ce Ring opère un véritable renouvellement grâce à quatre chanteurs d’exception; ‘Die Walküre’ est en premier lieu l’occasion de découvrir un nouveau couple Siegmund / Sieglinde sous les traits de Michael Spyres et de Vida Miknevičiūtė. Le baryténor américain, qui s’est illustré principalement dans les répertoires mozartien, rossinien et français du XIXe siècle, fait une prise de rôle wagnérienne inattendue. Il faut reconnaître qu’il ne manifeste aucune difficulté - et se montre même plutôt démonstratif -, assoit un timbre velouté assez inhabituel dans ce rôle, mais utilise aussi son habileté à changer soudainement de couleur vocale, sans altérer pour autant ses propres qualités de souplesse, ce qui rend sa personnalité un peu instable. Aucun problème de puissance dans le Festspielhaus, son interprétation chaleureuse lui vaudra un accueil tout autant chaleureux.

Malheureusement, en en faisant un paumé marginalisé, Valentin Schwarz n’a pas le bon goût de le soigner physiquement, alors que ce chanteur mérite une tout autre mise en valeur scénique.

En Sieglinde, la soprano lituanienne Vida Miknevičiūtė offre un portrait vocal qui a le même caractère déchirant que celui de Christina Nilsson en Freia, mais avec encore plus d’intensité et de complexité de couleurs. Par rapport à sa Chrysothémis de Salzburg en 2021, elle a gagné en consistance et soyeux sans rien perdre de ses facultés percutantes mêlées à une fragilité sous-jacente.

Michael Spyres (Siegmund) et Vida Miknevičiūtė (Sieglinde) - Photo : Enrico Nawrath

Michael Spyres (Siegmund) et Vida Miknevičiūtė (Sieglinde) - Photo : Enrico Nawrath

C’est dans la mise en scène de Frank Castorf que le public de Bayreuth a pu assister à l’envol de Catherine Foster dans le rôle de Brünnhilde. Depuis son second acte encore trop prudent en 2013, à son incarnation pleine et assurée en 2014, la soprano britannique a acquis une envergure qui en jette plein la vue. Superbe rayonnement vibrant excellemment projeté, aigus faciles avec style, elle manifeste une légère incertitude uniquement au final du 3e acte de ‘Siegfried’ sans en altérer la force exaltante, pour achever sur un ‘Götterdämmerung’ éclatant avec une touchante sensibilité de timbre.

Quant à Klaus Florian Vogt, lui qui fit sa prise de rôle de Siegfried au printemps 2023 à Zurich, il forme avec Catherine Foster un duo éblouissant. Comme très souvent dans les opéras wagnériens, toute la beauté, la grâce et la puissance de ce magnifique chanteur s’épanouissent dans les derniers actes de ‘Siegfried’ et ‘Götterdämmerung’, où il est le seul à pouvoir faire retentir sa voix d’un éclat d’or tout en dégageant une candeur poétique inouïe.

Tous deux vont au bout de leur rôle, et les voir donner autant avec une telle sensibilité vous emplit d'une joie chevillée au corps.

Catherine Foster (Brünnhilde) et Klaus Florian Vogt (Siegfried)

Catherine Foster (Brünnhilde) et Klaus Florian Vogt (Siegfried)

Si la réussite musicale de ce ‘Ring’ permet de pallier à la déception scénique, elle le doit beaucoup à la distribution réunie à cette occasion, mais aussi à la direction musicale de Simone Young qui est probablement la plus grande surprise de cette reprise.

Assistante de Daniel Barenboim au Festspielhaus en 1991 et 1992, à l’occasion du Ring de Harry Kupfer, la cheffe d’orchestre australienne révèle qu’elle a Bayreuth dans le sang. A travers une lecture splendide qui unifie la complexité d’écriture avec un excellent sens dramatique et de l’élan pour les chanteurs, elle porte l’Orchestre du Festival à son meilleur, faisant vivre les lignes wagnériennes avec une grande clarté, riche en couleurs et mouvements expressifs, donnant de la puissance aux cuivres avec une belle souplesse, et, surtout, faisant de la musique une peinture de caractères qui se fond idéalement à l’éloquence de chacun des solistes.

Le plus bel exemple de ce travail se trouve dans le 3e acte de ‘Götterdämmerung’ où la solennité qu’elle exprime se déroule avec un naturel saisissant sans virer à la grandiloquence, dégageant ainsi un fort sentiment humain.

Simone Young

Simone Young

L’accueil en délire que lui réserve le public pour ce grand voyage merveilleux qui transcende la narration scénique l’a manifestement beaucoup touchée, et Bayreuth n’oubliera pas aussi bien sa joie que celle qu’elle a su apporter à tous, artistes et spectateurs enchantés.

 

Le lien vers le compte rendu Der Ring des Nibelungen (Meister - Schwarz) Bayreuth 2022

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Publié le 31 Juillet 2024

Wagner und Zeitgenossen - Romantisches Feuerwerk für Cello und Klavier
Concert du 28 juillet 2024
Kammermusiksaal
Steingraeber & Söhne – Bayreuth

Paul Juon Marches Op.8 (1899)
Johannes Brahms Regenliedsonate Op. 78/1 (1879)
Richard Wagner Romanze E-dur - Nach dem Albumblatt (1861)
Gioachino Rossini Une larme (1858)

Violoncelle Tatjana Uhde
Piano Lisa Wellisch

En ce début de l’édition 2024 du Festival de Bayreuth, la maison Steingraeber & Söhne (fabricant de piano à Bayreuth depuis 1852), accueille dans sa salle de musique de chambre spécialement aménagée deux jeunes artistes qui se connaissent bien puisqu’elles ont enregistré en 2021 un premier album, ‘Märchenbilder’, deux ans après leur première rencontre en cette même ville.

Tatjana Uhde (Violoncelle) et Lisa Wellisch (Piano)

Tatjana Uhde (Violoncelle) et Lisa Wellisch (Piano)

Originaire de Freiburg, Tatjana Uhde fait dorénavant partie de l’orchestre de l’Opéra national de Paris en tant que deuxième violoncelle solo, et retrouve chaque l’été l’orchestre du Festival de Bayreuth, alors que Lisa Wellisch, qui a étudié à Stuttgart avec le mari de Tatjana, vit à Eckersdorf, et mène une carrière de pianiste indépendante.

Le programme qu’elles proposent en ce dimanche matin relie plusieurs pièces du romantisme allemand issues d’auteurs contemporains de Richard Wagner, créées pour instrument à cordes (violon, violoncelle ou contrebasse) et piano, qui se trouvent ainsi unifiées par la tessiture du violoncelle qui représente une même voix humaine parcourue d’émotions changeantes.

Le déroulement du concert se fait à rebours du temps sur 40 ans, puisque l’on part de 1899 pour finir en 1858.

Brahms Wagner Rossini (Uhde Wellisch) Steingraeber Haus – Bayreuth

Paul Juon, compositeur suisse d’origine russe, acheva ses études à Berlin à la fin du XIXe siècle où il composa ses premières œuvres. ‘ Marches’ est une pièce qui porte en elle une certaine légèreté insouciante et une composante mélodique qui n’est pas sans évoquer, en seconde partie, le charme des compositions de Tchaïkovski. La résonance du violoncelle de Tatjana Uhde est emplie d’un son vibrant très dense, avec de la matière même dans l’aigu, que le geste de la musicienne assouplit de manière à raviver des impressions passées qui deviennent fortement présentes.

Au piano, Lisa Wellisch offre une image stoïque de maîtrise et d’attention à sa partenaire, et pourtant, les sonorités sont, elles, chargées d’une intense noirceur cristalline, et ce romantisme pétri de chair bien ancrée sera dominant tout au long du récital.

Tatjana Uhde (Violoncelle) et Lisa Wellisch (Piano)

Tatjana Uhde (Violoncelle) et Lisa Wellisch (Piano)

La célèbre sonate ‘Regenlied’ de Johannes Brahms, composée originellement pour le violon, sur la rive nord de Wörthersee à la frontière de l’Italie et de l’Autriche, s’enchaîne très naturellement avec son premier mouvement enjoué et virtuose. Et c’est dans l’adagio central que le moelleux du violoncelle se révèle le plus feutré en nous emmenant au cœur de ces impressions qui mêlent nostalgie et sentiment de plénitude.

Dans le même esprit, parée des couleurs du violoncelle, la Romanze de Richard Wagner gagne en profondeur et montre aussi quelle finesse d’aigu il est possible d’atteindre avec cet instrument, et c’est sur une œuvre très mélancolique, ‘Une larme’, composée pour contrebasse par Gioachino Rossini, lorsqu'il revint vivre à Paris, que se conclut ce voyage à la fois incisif et inspirant.

Tatjana Uhde (Violoncelle) et Lisa Wellisch (Piano)

Tatjana Uhde (Violoncelle) et Lisa Wellisch (Piano)

Loin d’accentuer la noirceur mélancolique inhérente à cette pièce, Tatjana Uhde la teinte d’une forme d’espérance, et la prégnance de ces interprétations fortes entendues en cette fin de matinée vaut aux deux musiciennes une reconnaissance très marquée et chaleureuse devant un public venu faire salle comble. 

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Publié le 17 Août 2022

Der Ring des Nibelungen (Richard Wagner - 1849/1876)
Bayreuther Festspiele 2022
10 août - Das Rheingold
11 août - Die Walküre
13 août - Siegfried
15 août - Götterdämmerung

Direction Musicale Cornelius Meister
Mise en scène Valentin Schwarz,  Dramaturgie Konrad Kuhn
Décors Andrea Cozzi, Costumes Andy Besuch
Lumières Reinhard Traub, Video Luis August Krawen

Wotan (Rheingold) Egils Silins                      Wotan / Der Wanderer Tomasz Konieczny
Siegmund Klaus Florian Vogt                         Sieglinde Lise Davidsen
Waltraute / Wellgunde Stephanie Houtzeel     Freia / Gutrune Elisabeth Teige
Fricka / Waltraute (Götterdämmerung) / Schwertleite Christa Mayer
Helmwige / Brünnhilde (Siegfried) Daniela Köhler 
Brünnhilde Iréne Theorin                               Erda / 1.Norn Okka von der Damerau
2. Norn Stéphanie Müther                             3. Norn / Gerhilde Kelly God
Loge Daniel Kirch                                         Alberich Olafur Sigurdarson
Hunding Georg Zeppenfeld                           Mime Arnold Bezuyen
Fasolt Jens-Erik Aasbø                                  Fafner Wilhelm Schwinghammer
Siegrune Nana Dzidziguri                             Grimgerde Marie Henriette Reinhold
Rossweisse / Flosshilde Katie Stevenson      Ortlinde Brit-Tone Müllertz
Woglinde Lea-ann Dunbar                            Waldvogel Alexandra Steiner
Froh Attilio Glaser                                        Gunther Michael Kupfer-Radecky    
Siegfried Andreas Schager                           Siegfried (Götterdämmerung) Stephen Gould
Hagen Albert Dohmen                                  Donner Raimund Nolte                          

Après la production du 'Ring' imaginée en 2013 par Frank Castorf qui décrivait de façon sombre et flamboyante la chute d’un monde violent et capitaliste en usant de grands symboles du pouvoir au XXe siècle – cette production atteindra un niveau interprétatif grandiose en 2014 sous la direction de Kirill Petrenko -, le Festival de Bayreuth découvre la nouvelle vision que propose Valentin Schwarz pour le 'Ring' de 2022, initialement programmée à l’été 2020.

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Le metteur en scène autrichien, qui a travaillé avec des régisseurs tels Jossi Wieler & Sergio Morabito ou bien Kirill Serebrennikov, a une approche totalement différente, car il choisit de raconter cette histoire à travers le prisme d’une grande saga familiale à la manière des ‘soap operas’ américains des années 1980 tels ‘Dynasty’, où de puissants clans s’opposent et cherchent à faire perdurer leurs lignées avec une grande perversité.

L’idée est séduisante, mais pour développer son concept il est amené à fortement se détacher des symboles de la Tétralogie wagnérienne (Notung prend la forme de divers objets plus ou moins létaux sans aucun lien entre eux, l’Or du Rhin et l’Anneau se matérialisent en enfants et en un trophée pyramidal symbole d’immortalité), et à altérer les faits mêmes de l’histoire (Sieglinde semble être enceinte de Wotan).

La principale qualité de son travail réside, et il faut le reconnaître, dans la capacité à lier les quatre volets du 'Ring' en incluant des éléments qui les font se correspondre, et en insérant des personnages muets que l’on voit évoluer au cours des épisodes, le plus marquant étant le petit garçon qu’enlève Alberich au cours du prologue et qui deviendra plus tard Hagen. A charge du spectateur de lever ses propres interrogations tout au long du cycle, interrogations qui sont cependant artificielles car elles ne lui apprennent rien de profond sur le contenu de l’œuvre.

Christa Mayer (Fricka)

Christa Mayer (Fricka)

Das Rheingold

‘L’Or du Rhin’ s’ouvre sur une très poétique vidéo de deux enfants jumeaux nus et stylisés en position fœtale qui baignent en lévitation sur le motif de l’origine du Rhin, avant que cette belle image ne dégénère en gestes d’agressivité, l’un perçant l’œil de son frère alors que l’autre l’émascule, point de départ de la malédiction familiale qui va rejaillir sur la descendance.

Il s’agit d’un détournement car, selon la légende, Wotan et Alberich sont bien apparentés aux Albes, c’est à dire à des créatures originelles, le premier ayant perdu son œil en contrepartie du pouvoir qu’il a acquis, et le second ayant engendré un enfant de la reine Grimhilde, Hagen.

Ce film introductif signe donc également le début d’une distorsion de l’intrigue par Valentin Schwarz qui va perdurer tout au long des quatre épisodes.

Le prologue débute au bord d’une piscine où Alberich enlève l’un des enfants que surveillent les filles du Rhin, puis se poursuit dans une grande demeure d’une riche famille qui comprend chambre d’enfant, salon et autres pièces, et aussi un garage où attendent deux truands, Fasolt et Fafner. Loge est une sorte d’avocat de famille, et Fricka ressemble à une femme d’affaire qui manigance.

L’animation de ce petit monde est fort réaliste et se veut comme le reflet de la société d’aujourd’hui.

Mais la descente au Nibelheim est plus déconcertante puisque l’on y retrouve Alberich et son frère, Mime, encadrant des fillettes qui fabriquent des jouets. Le jeune garçon enlevé y est odieux, et c’est tout le thème de la perversion de l’enfance qui est ainsi développé dans ce premier volet, enfant qui est perçu comme un enjeu de réussite totale dans la société contemporaine et comme une projection du désir des adultes.

Au retour de Wotan en sa demeure, avec l’enfant, on assiste à un jeu d’échanges avec les géants entre lui, Freia et une autre fillette qu’Erda viendra protéger, sans doute Brünnhilde. 

L’exposition de la pyramide translucide préfigure au final l’élévation sociale que va atteindre cette famille à l’achèvement du Walhalla.

Il est cependant impossible d’avoir la moindre sympathie pour ce monde nettement malsain, malgré les nombreux traits d’humour qu’immisce Valentin Schwarz.

Olafur Sigurdarson (Alberich)

Olafur Sigurdarson (Alberich)

Musicalement, ‘L’Or du Rhin’ souffre d’un manque d’épanouissement du son depuis l’orchestre vers la salle qui est probablement dû au retrait du chef d’orchestre finlandais Pietari Inkinen, deux semaines avant la première représentation, qui n’a pas laissé suffisamment de temps à Cornelius Meister pour prendre pleinement possession du volume sonore.

L’ouverture est pourtant magnifiquement coulée dans une tonalité ouatée qui s’ouvre très progressivement, mais si les coloris de l’orchestre sont raffinés, le manque de contraste et de tension se fait souvent sentir ce qui prive le récit d’allant et d’impact dramatique.

Comme très souvent à Bayreuth, les solistes sont engagés dans un jeu scénique très fouillé auquel ils se livrent pleinement de bon cœur. Se distinguent Olafur Sigurdarson, qui incarne un Alberich doué de clartés franches et d’un mordant d’une grande intensité, notamment au moment de la malédiction de l’anneau, ainsi qu’Okka von der Damerau qui dépeint une somptueuse Erda tout aussi expressive au rayonnement chaleureux.

Le Wotan d’Egils Silins est correctement chanté mais est plus mat de timbre et moins charismatique, et Christa Mayer impose une Fricka humaine aux couleurs de voix changeantes.

En Loge, Daniel Kirch fait aussi montre d’un grand impact scénique sans être pour autant aussi vocalement acéré que d’autres interprètes du rôle, Jens-Erik Aasbø rend à Fasolt une certaine langueur mélancolique, et Wilhelm Schwinghammer annonce un grand Fafner pour ‘Siegfried’.

Enfin, dans le rôle d’une Freia dépressive, Elisabeth Teige, voix large et ondulante, fait un peu trop mûre pour incarner la voix de la jeunesse éternelle qu’adule cette famille, ce sont donc les trois filles du Rhin,  Lea-ann Dunbar, Stephanie Houtzeel et Katie Stevenson qui évoquent le mieux la chatoyance de la vie.

Okka von der Damerau (Erda) et Elisabeth Teige (Freia)

Okka von der Damerau (Erda) et Elisabeth Teige (Freia)

Die Walküre

Le premier acte qui ouvre ‘La Walkyrie’ se révèle par la suite moins surprenant puisque l’on se retrouve dans la maison sombre de Hunding, tapissée de souvenirs familiaux comme s’il avait perdu son bonheur conjugal, alors qu’un arbre s’est écroulé sur une partie des murs, signe possible d’une catastrophe personnelle. Il est l’un des gardes de la maison de Wotan.

Siegmund et Sieglinde s’y rencontrent, mais la jeune femme est déjà enceinte. Notung n’est qu’un simple revolver, et au moment de la reconnaissance entre les deux êtres, la maison du garde s’efface  pour faire apparaître deux chambres semblables à celles du palais de Wotan. Le guerrier et la prisonnière se rappellent leur enfance heureuse avec nostalgie, et deux enfants recouverts de paillettes et sans regards – il semble que ce soit une technique de Valentin Schwarz pour représenter sur scène les souvenirs et l’imaginaire – miment leurs jeux innocents. 

Lise Davidsen (Sieglinde)

Lise Davidsen (Sieglinde)

Le second acte découvre ensuite le palais de Wotan recouvert latéralement d’une façade pyramidale pour montrer qu’il a atteint son rêve de grandeur. Un enterrement en grande pompe a lieu, scène impressionnante. Freia s’est suicidée, probablement lasse de toutes les manigances dont elle a été victime, et l’entourage réagit de façon très vive et humaine. 

L’allure de Tomasz Konieczny évoque étonnamment celle de John Forsythe incarnant Blake Carrington dans ‘Dynasty’,  celle d’Iréne Theorin, d’abord rebelle, devient plus conventionnelle au moment de l’arrivée de Siegmund et Sieglinde au palais pour y retrouver peut-être une certaine bienveillance.

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Sieglinde souffre à l’approche de son accouchement. Elle est disposée à avorter de l’enfant et repousse Siegmund, qui ne peut l’aider, puis Wotan dont les gestes ambigus laisse supposer que l’arrivée de cet enfant est une porte de salut pour lui, maintenant que Freia n’est plus là pour garantir l’immortalité. Mais l’on a vu Fricka ordonner en présence d’Hunding la mort de Siegmund, et, au moment de la confrontation, c’est Wotan qui abat son propre fils.

Le dernier acte n’a dorénavant plus rien d’épique, et les Walkyries sont devenues d’horribles bourgeoises réparant leur visage dans un salon de soin pour échapper au vieillissement, placage d’une réalité sociale plus absurde qu’autre chose. Sieglinde arrive à s’échapper de ce lieu hideux, mais c’est tout de même un beau tableau final qui est offert au moment où Wotan s’effondre sur une scène largement vide alors que Brünnhilde se dirige au loin vers une petite pyramide sombre percée d’un trait de lumière.

Etrangement, Fricka célèbre au champagne sa victoire, alors que Freia est morte et que Sieglinde a disparu avec l’enfant à naître.

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Tomasz Konieczny (Wotan)

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Tomasz Konieczny (Wotan)

Cette première journée est marquée par la grande prestance de Tomasz Konieczny et son imposant timbre fauve caverneux qui exprime une animalité en conflit avec ses troubles intérieurs, mais aussi par la ferveur de deux splendides artistes dramatiquement puissants, Lise Davidsen, à l’aigu de métal ardent, et Klaus Florian Vogt, à la clarté de bronze impériale, deux voix exceptionnelles et si émouvantes par leur magnificence.

Par ailleurs, l’humaine maturité empreinte de douceur de Georg Zeppenfeld est presque trop belle pour Hunding, et Christa Mayer est toujours une Fricka de belle tenue, avec des inflexions sombres et complexes.

Seule Iréne Theorin, pourtant douée d’un bel abattage, va petit à petit perdre en congruence, les variations de teintes et de reflets vocaux finissant par nuire à sa musicalité.

En comparaison avec ‘L’Or du Rhin’, Cornelius Meister donne plus de volume à l’orchestre, mais il en garde encore sous le pied, si bien que les grands moments emphatiques sont d’une riche élégance ornementale, sans toutefois le déferlement de fougue que l’on pourrait attendre.

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Siegfried

Ce troisième volet est celui qui montre les limites de l’imagination prolifique de Valentin Schwarz qui jonche la scène de toutes sortes d’objets et de détails que seuls les spectateurs des premiers rangs du Palais des Festivals peuvent percevoir, à moins de disposer de jumelles.

La maison de Mime ressemble à celle de Hunding, et le nain, grimé en magicien, a organisé une grande journée d’anniversaire pour Siegfried, théâtre de marionnettes à l’appui, pour répondre aux questions du jeune homme sur ses origines. La scène est peu lisible et il est assez difficile de suivre dans le détail ce qu’il se joue, mais l’on comprend que ce premier acte dédié à la forge de l’épée met surtout en scène la crise d’émancipation de Siegfried de manière pas toujours très fine, comme lorsqu’un poster de femme nue est brandi. 

Le second acte se déroule dans une nouvelle pièce du Walhalla où le suspens est habilement tenu pour révéler que la personne alitée, en fin de vie, autour de laquelle attendent Albérich et Wotan, est Fafner. A nouveau, de petits gestes malsains à l’égard d’une des soignantes, qui se révèlera être l’oiseau, montrent un monde tombant en décrépitude.

Fafner, bien qu’ayant réussi à se lever, s’écroule finalement sans que Siegfried n’y soit pour grand-chose. Mais c’est un autre jeune homme, Hagen, qui s’empare de ses bijoux, le rôle étant à ce stade là joué par un acteur plus adulte que dans ‘Rheingold’.

Tomasz Konieczny (Wanderer) et Arnold Bezuyen (Mime)

Tomasz Konieczny (Wanderer) et Arnold Bezuyen (Mime)

En quête de Brünnhilde que la mort du vieux voyou a révélé, Siegfried est aux abords du Walhalla et délivre la Walkyrie où la confusion entre mère et femme amante est entretenue dans un décor où, enfin, un véritable moment de poésie s’installe à partir de la scène du réveil pour se poursuivre par un duo hypnotisant sous les lumières crépusculaires qui traversent les grandes parois de verre du palais.

Un nouveau personnage qui représente le fidèle Grane – on le comprendra au dernier épisode – intervient afin de créer une tension autour de Brünnhilde qui hésite à faire confiance à son libérateur. Une petite scène humoristique signe enfin la décision de suivre Siegfried.

Pour cette seconde journée, Tomasz Konieczny poursuit sa prestigieuse personnification du Wanderer avec une assise formidable et une force féroce, et Arnold Bezuyen fait sensiblement ressentir les faiblesses humaines de Mime qui résonnent fort bien avec sa personnalité incapable d’agir

Andreas Schager (Siegfried)

Andreas Schager (Siegfried)

Splendide par son abattage déluré avec lequel il défigure la maison de Mime et s’impose face à Fafner, Andreas Schager est pour beaucoup dans l’intérêt qui est porté à cette soirée, car sa vitalité éclatante arrive à transcender les trivialités visuelles. Il s’épuise néanmoins à la toute fin, mais personne ne lui en veut car le geste de cet artiste est irradiant.

Et excellent Fafner, Wilhelm Schwinghammer pourrait réveiller les morts tant la noirceur de son timbre est plaintive et insondable, alors que la rondeur profonde mais lumineuse d' Okka von der Damerau mériterait encore plus d’obscurité mortifère pour rendre la dernière intervention d’Erda absolument désespérée.

Enfin, lumineuse et touchante, Daniela Köhler offre un beau portrait classique d’une Brünnhilde rajeunie, mais qui n’aurait pas les graves suffisants si elle devait l’interpréter dans ‘Götterdämmerung’, et Cornelius Meister devient absolument merveilleux dans le grand tableau final où les cordes prédominent dans des nuances mahlériennes de toute beauté, sans faire oublier qu'il a tendance à retenir les cuivres nécessaires à l’élan et au tranchant musical dans certains passages antérieurs.

Daniela Köhler (Brünnhilde)

Daniela Köhler (Brünnhilde)

Götterdämmerung

Après la disparition des voyous, ‘Le Crépuscule des Dieux’ ouvre le champ aux exécutants d’Alberich. 
Dans la chambre où dort l’enfant de Siegfried, qui est devenu un homme bien installé issu d’une grande famille bourgeoise, apparaissent en songe les trois nornes, recouvertes de paillettes au regard dissimulé, ainsi qu’Alberich qui arrive à se saisir de l’arme-jouet de l’enfant. 

Cette arme réapparaitra au second acte sans qu’elle paraisse jouer un rôle fondamental.

Une fois que s’achève ce prologue sur la scène d’exaltation entre Siegfried et Brünnhilde, un nouvel appartement en cours d’aménagement se déploie sur toute sa longueur, et le couple formé par Gunther et Gutrune auquel est lié Hagen se présente comme une famille de nouveaux riches sadiques – un tableau les montre tous trois chassant le zèbre en Afrique – sans colonne vertébrale morale et prête à tout pour détruire les puissants.

Gunther porte un pull où est inscrit ‘Who the fuck is grane ?’ en lettres luminescentes, et Gutrune est affublée d’une superbe robe vert-fluo.

Et une fois le sang du fidèle serviteur versé dans la coupe qui va servir à faire perdre la mémoire à Siegfried, le malheureux Grane est lacéré de coups, torturé et découpé sans aucune raison et dans l’indifférence générale.

Albert Dohmen (Hagen) et Michael Kupfer-Radecky (Gunther)

Albert Dohmen (Hagen) et Michael Kupfer-Radecky (Gunther)

Le jeu d’acteurs de cette séquence est particulièrement bien affuté pour Gunther qui dégage une épaisseur délirante et vicieuse, et même Gutrune apparaît comme véritablement complice et non comme une femme effacée. Hagen est, lui, plus introverti.

Retour dans la chambre de l’enfant de Siegfried où Brünnhilde assiste à l’arrivée de sa sœur Waltraute qui, terrorisée et ayant envie d’en finir avec la vie, vient lui annoncer que le Walhalla n’est plus qu’un palais de fantômes, ce que Wotan avait déjà constaté lorsqu’il y avait retrouvé Erda au dernier acte de ‘Siegfried’

La scène est d’une grande puissance dramatique, mais une fois Waltraute partie, c’est Gunther qui baillonne l’enfant et tente d’abuser de la Walkyrie. Siegfried est complice.

La solitude moribonde de Hagen est ensuite présentée dans une grande salle uniquement occupée par un punching-ball sous des éclairages froids et lugubres très réussis. Avec Alberich, tous deux paraissent ne posséder qu’un grand vide, et l’instant de basculement de la malédiction est marqué par l’arrivée du chœur habillé de noir et affublé de masques rouges de mythologie nordique aux mêmes dessins que ceux que l’on voyait régulièrement dans les mains des enfants depuis ‘Rheingold’, sans que l’on ne sache auparavant ce que traduisaient ces petits indices annonciateurs, c'est à dire le sceau du destin qui pèse sur les clans de Wotan et Alberich. 

Elisabeth Teige  (Gutrune) et Stephen Gould (Siegfried)

Elisabeth Teige (Gutrune) et Stephen Gould (Siegfried)

Et si ‘La Walkyrie’ et ‘Siegfried’ s’achevaient sur les deux plus belles images de cette Tétralogie, c’est la fin du deuxième acte de ‘Götterdämmerung’ qui offre la troisième belle image lorsque Brünnhilde contemple en contre-jour, impuissante, le duo formé au loin par Siegfried et Gutrune.

Car le dernier acte de cette dernière journée s’achève sur la sordide vision d’un large conteneur, qui pourrait représenter les profondeurs du Rhin asséché, où l’on voit Siegfried apprendre à son enfant à pêcher à la ligne, instant de bonheur dérisoire au fond d’un triste puit. C’est là que Hagen tue banalement le héros alors que Gunther descend pour y jeter la tête de Grane, avant de s’enfuir sous l’effet de la panique. Les Gibichungen, tous saouls, viennent entourer la fosse, puis surgit Brünnhilde qui entame une danse à la Salomé avec la tête de Grane et finit par se coucher près de Siegfried, une image du néant absolu, alors qu'en filigrane une icône des frères jumeaux originels enlacés et, cette fois, réconciliés apparait.

C’est très pesant à voir et n’a aucun sens, et il faut véritablement la détermination d’Iréne Theorin, plus intègre vocalement que dans ‘La Walkyrie’, pour donner un intérêt à cet acte où Michael Kupfer-Radecky réalise une incarnation sauvage et forte de Gunther comme rarement il est possible de le voir. 

Sur ce plan, la réussite du portrait psychologique de ce personnage totalement détraqué est à mettre au crédit de Valentin Schwarz et du baryton allemand.

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Christa Mayer (Waltraute)

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Christa Mayer (Waltraute)

Christa Mayer est elle aussi fascinante en Waltraute aux aigus bien dardés et dotée de couleurs vocales altérées qui lui donnent un caractère enténébré, ainsi qu’Elisabeth Teige en Gutrune, vibrante d’une noirceur toute charnelle. Quant à Albert Dohmen, il décrit un Hagen dépressif avec une intériorité sombre mais pas abyssale pour autant.

Et depuis le début, Olafur Sigurdarson porte la voix d’Alberich avec une éloquence très assurée, alors que Stephen Gould se charge de contenir Siegfried dans une tonalité désabusée, plus monotone qu’Andreas Schager, ce qui, dans le cadre de cette mise en scène qui espace chaque épisode d’une génération à chaque fois, a plutôt du sens.

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Il faut un certain temps pour apprivoiser la fosse de Bayreuth, mais ‘Götterdämmerung’ se présente comme le volet le plus abouti par Cornelius Meister qui œuvre avec un geste éthéré et luxuriant – il faut entendre ces agrégats de cuivres argentés, de bois chauds et de cordes filées qui se mêlent magnifiquement au sein d’une respiration ample -, et qui estompe aussi les noirceurs pour leur donner une valeur plus subtile et subconsciente.

Il est indéniable qu’une partie du public a apprécié cette démarche dramaturgique qui tire son intérêt de tous les éléments introduits qui posent des dizaines questions, mais si dans une approche de divertissement cela peut se comprendre, il reste que l’auditeur qui veut mieux appréhender les vérités contenues dans cet ouvrage monumental, et apprécier une meilleure concordance avec les mouvements de la musique, sera tenté d’aller découvrir les prochains ‘Ring’ par Dmitri Tcherniakov à Berlin (2022/2023),  Calixto Bieito à Paris (2024/2026) ou bien Tobias Kratzer à Munich (2024/2026).

Cornelius Meister et l'orchestre du Festival de Bayreuth

Cornelius Meister et l'orchestre du Festival de Bayreuth

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Publié le 11 Août 2021

Die Meistersinger von Nürnberg (Richard Wagner – 1868)
Représentations du 01 et 09 août 2021
Festival de Bayreuth

Hans Sachs Michael Volle
Veit Pogner Georg Zeppenfeld
Kunz Vogelgesang Tansel Akzeybek
Konrad Nachtigal Armin Kolarczyk
Sixtus Beckmesser Bo Skovhus, Johannes Martin Kränzle
Fritz Kothner Werner Van Mechelen
Balthasar Zorn Martin Homrich
Ulrich Eisslinger Christopher Kaplan
Augustin Moser Ric Furman
Hermann Ortel Raimund Nolte
Hans Schwarz Andreas Hörl
Hans Foltz Timo Riihonen
Walther von Stolzing Klaus Florian Vogt
David Daniel Behle
Eva Camilla Nylund
Magdalene Christa Mayer
Ein Nachtwächter Günther Groissböck

Direction musicale Philippe Jordan                                        Philippe Jordan
Mise en scène Barrie Kosky (2017)
Orchester der Bayreuther Festspiele

Bien que les éditions 2017 et 2018 de cette magnifique production aient été abondamment commentées ici même, il est impossible de ne pas parler à nouveau succinctement des Meistersinger mis en scène par Barry Kosky, tant l’interprétation donnée en août 2021 semble avoir atteint un sommet insurpassable.

Klaus Florian Vogt (Walther von Stolzing)

Klaus Florian Vogt (Walther von Stolzing)

Même si l’on ne retrouve pas cette année les joyeux chiens dans le tableau d’ouverture, ce premier acte joué dans le salon reconstitué de la villa Wahnfried est toujours aussi haut en couleurs, et semble redonner vie au tableau de Friedrich Georg Papperitz « Richard Wagner à Bayreuth » de 1882, l’année de création de Parsifal qui sera dirigé par Herman Lévi dès sa première représentation.

Les multiples visages de Wagner sont diffractés à travers les différents personnages, Sachs, Walther et David, et l’ensemble des chanteurs se livrent à un jeu de théâtre étourdissant dans un espace quelque peu restreint. Tout est magnifique, les costumes, l’ameublement de la bibliothèque, les attitudes caricaturales, et l’attention se porte particulièrement sur le personnage de Beckmesser, puisque Barrie Kosky lui fait prendre toutes les mauvaises attitudes pour projeter en lui l’antisémitisme que dissimule l’ouvrage.

« Richard Wagner à Bayreuth » de Friedrich Georg Papperitz (1882) - De gauche à droite, au premier rang : Siegfried et Cosima Wagner, Amalie Materna, Richard Wagner. Derrière eux : Franz von Lenbach, Emile Scaria, Fr. Fischer, Fritz Brand, Herman Lévi. Puis Franz Liszt, Han Richter, Franz Betz, Albert Niemann, la comtesse Schleinitz, la comtesse Usedom et Paul Joukowsky.

« Richard Wagner à Bayreuth » de Friedrich Georg Papperitz (1882) - De gauche à droite, au premier rang : Siegfried et Cosima Wagner, Amalie Materna, Richard Wagner. Derrière eux : Franz von Lenbach, Emile Scaria, Fr. Fischer, Fritz Brand, Herman Lévi. Puis Franz Liszt, Han Richter, Franz Betz, Albert Niemann, la comtesse Schleinitz, la comtesse Usedom et Paul Joukowsky.

Le second acte se déroule après la seconde guerre mondiale, la villa Wahnfried a été détruite, et les restes de la villa sont rassemblés dans un coin de la pièce. Un jeu de correspondance est alors établi entre, d’une part, le marteau de cordonnier de Sachs et le podium de chant, et, d’autre part, un marteau de juge et une barre de tribunal.

Dans cette partie, le jeu irrésistible dévolu à Beckmesser pour particulariser la figure juive qu’il représente s’achève en une bastonnade et une envahissante image parodique qui ne manque jamais de faire réagir les spectateurs. Johannes Martin Kränzle était souffrant pour les deux premières représentations et fut remplacé par Bo Skovhus qui s’en est bien sorti malgré l’impréparation, mais à son retour, le 09 août, il s’est à nouveau livré à un formidable jeu de scène fluide et dansant, usant d’intonation vocales claires et fulgurantes.

Michael Volle est évidemment toujours aussi impressionnant, un acteur d’une force naturelle unique alliée à un pouvoir vocal charismatique au beau délié d’un timbre qui peut se parer de velours comme se couvrir d’une écorce de roc.

Et Günther Groissböck est un veilleur de nuit de luxe, noir et inquiétant comme pour annoncer le triste final qui se prépare.

Michael Volle (Hans Sachs)

Michael Volle (Hans Sachs)

Quant au troisième acte, il se déroule au tribunal de Nuremberg, et Klaus Florian Vogt atteint son point culminant car depuis plus de 15 ans il parfait les clartés dorées de sa voix qui s’amplifient dans la salle du Palais des Festivals comme si celle-ci n’avait été conçue que pour mettre en valeur ce qu’elles ont de si surnaturel. Il y a chez lui un mélange de tendresse et de majesté inaccessible qui s’ennoblissent, et il a le souffle pour surpasser les tensions aigues de l’écriture musicale pour retrouver l’état poétique des susurrements intimes. Une interprétation merveilleuse finemenent maîtrisée.

En Pogner, Georg Zeppenfeld fait ressentir sa douce bienveillance habituelle, Daniel Behle dépeint brillamment l’impulsivité de David, et Camilla Nylund apporte une délicieuse touche de plénitude et d’espièglerie tout en maintenant Eva dans une posture digne. L’apparition de Werner Van Mechelen fait également ressortir le caractère bonhomme et impactant de Kothner.

Philippe Jordan

Philippe Jordan

Dans la fosse d’orchestre - des musiciens de l'orchestre de l'Opéra national de Paris font partie de la formation du Festival de Bayreuth auprès des meilleurs musiciens allemands -, Philippe Jordan est absolument merveilleux. Il magnifie le souffle épique des paysages sonores par des impressions de profondeur et une sculpture complexe des nervures orchestrales brillantes et légères.

Une poésie luminescente s'exhale à chaque instant, des réminiscences brucknériennes s'entendent parfois, et l'on peut vivre à plusieurs reprises comme d’extraordinaires levers de soleil, des bruissements des feuillages de forêts romantiques, une coloration dense et foisonnante avec laquelle on voudrait vivre indéfiniment.

Klaus Florian Vogt (Walther von Stolzing), Eberhard Friedrich (Chef de Choeur) et Johannes Martin Kränzle (Beckmesser)

Klaus Florian Vogt (Walther von Stolzing), Eberhard Friedrich (Chef de Choeur) et Johannes Martin Kränzle (Beckmesser)

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Publié le 10 Août 2021

Der Fliegende Holländer (Richard Wagner – 1843)
Représentations du 04 et 07 août 2021
Festival de Bayreuth

Daland Georg Zeppenfeld
Senta Asmik Grigorian
Erik Eric Cutler
Mary Marina Prudenskaya
Der Steuermann Attilio Glaser
Der Holländer John Lundgren

Direction musicale Oksana Lyniv
Mise en scène Dmitri Tcherniakov
Orchester der Bayreuther festspiele

Nouvelle production                                                                Asmik Grigorian et Eric Cutler

L’édition 2021 du Festival de Bayreuth comprend deux évènements majeurs, la dernière reprise des Meistersinger mise en scène par Barrie Kosky sous la direction de Philippe Jordan, et la nouvelle production du Vaisseau Fantôme confiée à Dmitri Tcherniakov, metteur en scène russe qui est bien connu en occident depuis 2008 et sa vision si sensible du personnage de Tatiana dans Eugène Onéguine.

Asmik Grigorian (Senta) et John Lundgren (Le Hollandais)

Asmik Grigorian (Senta) et John Lundgren (Le Hollandais)

La dramaturgie qu’il développe pour le premier opéra de Wagner qui rompe avec les conventions musicales de son époque, pour se vouer à un idéalisme romantique acharné, prend l’apparence d’un roman à suspense scandinave qui, sous son aspect de petit drame local contemporain, recouvre une critique sociale fort lisible.

Au cours de l’ouverture, un petit village de pêcheurs anonyme apparaît dans une lumière ouatée où va se dérouler une histoire sordide, celle d’une femme attachée au chef de la localité, Daland, qui est finalement abandonnée pour une autre – qui s’avérera être Mary -, et qui s’en trouve rejetée à la fois par l’ensemble des villageois et leur lâche esprit conformiste, mais aussi par le représentant de l’église.

Dieu l’ayant écartée, elle se pend sous les yeux de son fils.

Des années plus tard, l’enfant a grandi et est de retour au sein de cette communauté qui ne le reconnaît pas.

John Lundgren (Le Hollandais) - Photo BR HD Classik

John Lundgren (Le Hollandais) - Photo BR HD Classik

Dans ce décor mobile où 6 blocs de maisons peuvent être astucieusement réagencés de manière très fluide et silencieuse pour créer des changements de lieu au grès du déroulé de l’histoire et sur le fil de la musique, les navires de Daland et du Hollandais ne sont pas représentés, et donc la rencontre entre le marin norvégien et le mystérieux étranger se fait de manière plus prosaïque dans une buvette du village. Toutefois, l’absence d’horizon derrière les maisons peut laisser croire à la présence de la mer dans le lointain.

La très belle direction musicale d’Oksana Lyniv, emportée par une fluidité de souffle alliée à une élégance de geste qui ne néglige pas la tonicité et souligne la grâce des mouvements avec une bonne appropriation de l'espace sonore, en vient parfois à sublimer la gestuelle des protagonistes de façon saisissante et apporte un peu de merveilleux à un univers qui ne l’est pas.

Car le Hollandais, d’abord immobile devant la fenêtre où eut lieu le suicide, est présenté comme un homme généreux mais est aussi quelconque que les habitants, même si la large physionomie de John Lundgren et sa monumentale noirceur caverneuse et inquiétante lui donnent une impressionnante allure de hors-la-loi, et Daland est montré sous son pire côté d’homme vénal et détestable cherchant à faire des affaires même sur le dos de sa fille pour maintenir son petit statut d’homme privilégié.

Georg Zeppenfeld s’adonne à un excellent jeu d’acteur et exprime de sa voix bienveillante, d’une maturité caressante si familière, une forme de bonheur d’être qui contraste avec le personnage qu’il incarne.

Eric Cutler (Erik), Asmik Grigorian (Senta), John Lundgren (Le Hollandais), Marina Prudenskaya (Mary)

Eric Cutler (Erik), Asmik Grigorian (Senta), John Lundgren (Le Hollandais), Marina Prudenskaya (Mary)

Lors des transitions d’une scène à une autre, les cuivres renforcent la texture orchestrale mais ne la dominent pas de leur éclat, ce qui dissipe un allant toujours très souple qui favorise un rapport intime à l’action scénique.

On quitte ce premier acte d’épanchements et de tractations, menés autour d’un verre de manière très réaliste dans les moindres détails, pour retrouver Mary et les jeunes filles qui se livrent à une leçon de chant sur une place de la ville. Au cours de cette transposition ingénieuse, Senta surgit en adolescente aux allures marginales qui aura l’audace de s’emparer d’un portrait photographique logé dans le sac de sa nourrice (et peut être de sa mère dans la mise en scène).

Cette scène peut présenter plusieurs interprétations, mais l’on veut bien voir dans ce portrait caché le rêve de l’homme idéal avec lequel vit Mary qui, malgré tout, s’est résolue à une vie de convention avec son mari sans laisser paraître ce manque. Tout un jeu de moqueries est alors développé par Senta, et lorsqu’elle fait circuler le portrait parmi les femmes du village, toutes réalisent que leur vie  réelle a quelque chose de décevant par rapport à leurs rêves enfouis et qu'elles sont liées par un songe commun.

John Lundgren (Le Hollandais), Marina Prudenskaya (Mary), Georg Zeppenfeld (Daland), Asmik Grigorian (Senta) - Photo BR HD Klassik

John Lundgren (Le Hollandais), Marina Prudenskaya (Mary), Georg Zeppenfeld (Daland), Asmik Grigorian (Senta) - Photo BR HD Klassik

Asmik Grigorian est formidable dans ce rôle de jeune fille insupportable à l’instar de la Cassandre qu’incarnait Stéphanie d’Oustrac dans les Troyens mis en scène par Tcherniakov à l’Opéra Bastille en 2019. Son chant rayonnant et acidulé a une pénétrance dont elle aime forcer le trait aux bons moments avec des accents tranchants. Marina Prudenskaya, avec ce beau mezzo russe perçant, est elle aussi une femme douée d’une forte personnalité qui allie charme, humour et vivacité, mais alors que son apparition vocale devait en rester là, Dmitri Tcherniakov lui réserve un rôle muet de premier plan dans la scène finale de cette acte qui est en réalité la scène clé.

Une petite saynète de semblant de dîner à quatre avec le Hollandais, Senta, Daland et Mary est incrusté dans le décor sous forme d’une véranda surexposée par les éclairages. Au fur et à mesure que Daland avance dans ses affaires et que son invité et sa fille se prennent à un jeu banal de séduction, on voit Mary, perturbée par ce qui se passe, devenir anxieuse.  Le jeu est à nouveau, et c’est le grand savoir faire de Tcherniakov, d’une précision expressive inégalable.

Soit Mary a reconnu l’invité, soit elle s’inquiète de voir Senta tomber dans une relation qu’elle devine d’avance être une future source de désillusion, bien éloignée des idéaux de femme qu’elle espère pour elle-même. Elle apparait comme la seule éveillée.

Georg Zeppenfeld (Daland) et Oksana Lyniv

Georg Zeppenfeld (Daland) et Oksana Lyniv

Quant à Erik, qu’Eric Cutler joue en lui accordant un timbre ombré légèrement voilé au long souffle troublé d’inquiétudes obsessionnelles, il n’apparaît pas comme un faible naïf impuissant mais comme un grand gaillard qui croit possible de changer le cours des choses, et montre une virulence qui lui donne de l’épaisseur aussi bien avant la scène du dîner qu’au moment de retrouver Senta au grand tableau final pour lui rappeler sa promesse de fidélité.

Dans ce tableau, l’équipage de Daland se retrouve aux abords du village alors que le Hollandais est accompagné par son équipage resté attablé et immobile. Les provocations des premiers entraînent la réaction violente des seconds, et le marin commence à tirer dans la foule. Et alors que tous se réfugient dans la ville et que le visiteur ne ménage pas Senta au moment de lui révéler qui il est, il met sa vengeance à exécution en faisant incendier l’ensemble des habitations à travers une image assez spectaculaire qui donne l’impression que c’est le décor qui brûle. Il n’y a cependant pas de fin rédemptrice pour Senta, car Mary surgit pour abattre le hollandais qui est donc voué à sa malédiction pour l’éternité.

Asmik Grigorian (Senta), John Lundgren (Le Hollandais), Marina Prudenskaya (Mary) - Photo BR HD Klassik

Asmik Grigorian (Senta), John Lundgren (Le Hollandais), Marina Prudenskaya (Mary) - Photo BR HD Klassik

On peut critiquer la manière dont l’intention romantique de Wagner est ici contournée pour revenir à un drame social et humain, cependant, avec une telle maestria et cette fabuleuse adhésion des artistes à rendre tout crédible et si vrai, on en sort intrigué et fortement impressionné.

Il y eut quelques petits décalages avec les chœurs masculins liés au dispositif anti-covid, mais ils restent anecdotiques, et l’accueil dithyrambique dédié aux chanteurs et à la si fine Oksana Lyniv, qui cherchait d’abord à saluer musiciens et solistes, permit ainsi de finir sur une note fort touchante.

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Publié le 4 Août 2019

Lohengrin (Richard Wagner)
Représentation du 29 juillet 2019
Bayreuther Festspiele

Lohengrin Klaus Florian Vogt
Heinrich der Vogler Georg Zeppenfeld
Elsa von Brabant Annette Dasch
Friedrich von Telramund Tomas Konieczny
Ortrud Elena Pankratova
Der Heerrufer des Königs Egils Silins

Direction musicale Christian Thielemann
Mise en scène Yuval Sharon (2018)
Décors et costumes Neo Rauch et Rosa Loy

 

                                         Annette Dasch (Elsa)

La reprise de Lohengrin dans la mise en scène de Yuval Sharon et les décors et costumes de Neo Rauch et Rosa Loy réservait une surprise en ce lundi 29 juillet 2019, car il s’agissait du seul soir où Annette Dasch revenait sur la scène du Festival de Bayreuth, quatre ans après sa dernière interprétation d’Elsa auprès de Klaus Florian Vogt dans la dernière reprise de la production de Hans Neuenfels.

Leurs retrouvailles complices dans un spectacle qui n’a ni force de direction d’acteurs, ni force dramaturgique, n’a donc fait que surligner le sens insipide de cette production tout en bleu et zébrée, de temps en temps, de grands arcs lumineux électriques.

Elena Pankratova (Ortrud) - Photo Enrico Nawrath

Elena Pankratova (Ortrud) - Photo Enrico Nawrath

L’arrivée de Klaus Florian Vogt est splendide de pureté, chaque année passée renforçant l’extraordinaire clarté de son timbre surnaturel doué d’une puissance d’émission prodigieuse, un phrasé accrocheur, un sens de l’intonation et une éloquence si parfaite que la sincérité qu’il exprime atteint un retentissement qui peut toucher chacun au plus profond de soi.

La direction scénique et les maquillages en réduisent malheureusement les particularités physiques et visuelles, excepté au deuxième acte qui lui redonne une flamboyance en phase avec la magnificence de son chant, et pour le retrouver dans un personnage qui le valorise mieux, d’aucun pourra assister à Die Meistersinger von Nürnberg joué en alternance au festival, et parfois le jour suivant une représentation de Lohengrin.

Elena Pankratova et Klaus Florian Vogt

Elena Pankratova et Klaus Florian Vogt

Annette Dasch, avec son regard d’enfant éperdue d’un autre monde et son humanité si poignante et dramatique, a une voix nettement plus charnelle, une certaine résistance dans les phases de transition entre haut médium et aigu, mais son sens de l’incarnation révoltée, la sensibilité à fleur de peau qu’elle fait ressentir et l’excellente projection de son timbre d’une sensuelle féminité facilement identifiable, lui permettent de dépeindre une personnalité entière d’une grande force de caractère.

Ayant visiblement surmonté sa déception de l’année dernière vis-à-vis de la mise en scène qui l’étrique considérablement, Tomas Konieczny a retrouvé le moral et s’investit totalement dans les noirceurs vengeresses du langage sans détour de Telramund, une densité d’expression et une massivité du galbe vocal qui portent son incarnation avec un panache rendant son authenticité convaincante.

Annette Dasch

Annette Dasch

Il est ainsi appuyé cette année par Elena Pankratova, dont la chaleur et la sensualité noir-cerise de ses vibrations gorgées d’un moelleux maternel évoquent beaucoup plus la Vénus de Tannhäuser ou bien la Kundry séductrice de Parsifal, que la dureté calculatrice et désexualisée d’Ortrud. Mais sans le sens de la sauvagerie et de l’incisivité de Waltraud Meier, elle ne peut dépasser les limites et les ombres excessives dans laquelle, particulièrement au début du second acte, elle est plongée par le dispositif scénique qui invite surtout à la contemplation des peintures évocatrices et subconscientes de Neo Rauch.

Et c’est avec la même solidité vocale chargée du poids du passé que Georg Zeppenfeld imprime une autorité naturelle à Heinrich der Vogler, un personnage central dont il défend la noblesse et l’impact sur la cour avec une indéfectible dignité.

Le Festspielhaus

Le Festspielhaus

Aux commandes d’un orchestre fabuleux de précision et de malléabilité, Christian Thieleman réussit magistralement à pallier aux déficiences scéniques, créant des ondes de cordes brillantes et métalliques qui s’entrecroisent dans de grands mouvements torsadés où les patines des cuivres se mêlent d’un magnifique étincellement qui dramatise l’action, et qui subliment d'autant les vertus feutrées et mélancoliques du chœur. Une très grande interprétation qui vaut d’être entendue dans l’acoustique inimitable du Festspielhaus. 

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Publié le 3 Août 2019

Tannhäuser (Richard Wagner)
Version de Dresde 1845
Représentation du 28 juillet 2019
Bayreuther Festspiele

Landgraf Hermann Stephen Milling
Tannhäuser Stephen Gould
Wolfram von Eschenbach Markus Eiche
Walther von der Volgelweide Daniel Behle
Biterof Kay Stiefermann
Heinrich der Schreiber Jorge Rodriguez-Norton
Reinmar von Zweter Wilhelm Schwinghammer
Elisabeth Lise Davidsen
Venus Elena Zhidkova
Ein Juger Hirt Katharina Konradi
Le Gâteau Chocolat Le Gâteau Chocolat
Oskar Manni Laudenbach                   
Stephen Gould (Tannhäuser) et Lise Davidsen (Elisabeth)

Direction musicale Valery Gergiev
Mise en scène Tobias Kratzer (2019)

Après l'invraisemblable et si laide production de Sebastian Baumgarten, Katharina Wagner ne devait plus se tromper sur son choix de metteur en scène, afin de diriger la nouvelle production de Tannhäuser au Festival de Bayreuth 2019. 

On savait qu'avec Tobias Kratzer l'impertinence serait au rendez-vous, mais que l'intelligence le serait tout autant. Le régisseur allemand nous entraîne ainsi sur les cimes de la forêt de Thuringe, une fois passée les premières mesures de l'ouverture, lorsque les cordes déploient leur envol majestueux au son épique des cuivres élancés, chemin par là même où arriva Richard Wagner en avril 1842, lorsqu’il découvrit le château haut-perché de la Wartburg qui inspirera dans les mois qui suivront son cinquième opéra, Tannhäuser.

Stephen Gould (Tannhäuser) et Elena Zhidkova (Vénus) - Photo Enrico Nawrath

Stephen Gould (Tannhäuser) et Elena Zhidkova (Vénus) - Photo Enrico Nawrath

Au début, la vidéo occupe entièrement le cadre de scène, et le spectateur se sent littéralement immergé dans l'espace de la nature qui s'étend au sud d'Eisenach, avant que, par effet de transition, n'apparaisse un groupe de voyageurs marginaux et loufoques, un clown (Tannhäuser), une danseuse de cabaret en costume pailleté (Vénus), et deux personnages muets, un nain, Manni Laudenbach, et un drag queen noir, Gâteau Chocolat, habillé en Blanche-Neige.

Sur scène, le décalage avec le sujet apparent est manifeste, mais cela est si bien mis en scène, comme dans un film, au fil de la musique, que l'on en sourit de bon cœur, ne sachant pas à ce stade comment cette situation de départ va rejoindre un des sens symboliques de l'ouvrage.

Et la première sensation de la soirée provient d'Elena Zhidkova, une inhabituelle Vénus, fine physiquement, excellente actrice de caractère, et chantant d'une hardiesse frondeuse tout à fait fantastique, alliée à une profonde clarté. Elle est un plaisir à voir et à entendre de chaque instant, d'autant plus que la version choisie permet de moins s'appesantir sur le versant purement charnel et érotique de la déesse.

Ouverture - Photo Enrico Nawrath

Ouverture - Photo Enrico Nawrath

En effet, la version initiale de Dresde (1845) ne comprend pas la refonte de l'ouverture que fit Wagner afin d'inclure un ballet et étendre la scène du Venusberg pour la création parisienne de 1861, ainsi que pour de la version de Vienne 1875. Tobias Kratzer met en avant cet argument afin d’axer sa dramaturgie sur le conflit artistique entre créativité et arts de la rue, d'une part, et norme artistique, historique et culturelle, d'autre part, plutôt que sur l'opposition entre amours charnel et spirituel.

Ainsi, gagné par la lassitude et la précarité de ses conditions de vie, Tannhäuser abandonne ses amis et se trouve recueilli par le berger, ravivé par les traits doucereusement féminin de Katharina Konradi, sous le regard duquel il assiste à un pèlerinage spirituel non plus vers Rome, mais vers le temple de Wagner, le Palais des Festivals de Bayreuth. A partir de cet instant, le public est averti que c'est sa relation au compositeur et à sa représentation qui devient le sujet du spectacle.

Selon cette approche, Stephen Gould s'intègre particulièrement bien autant au grotesque de situation qu'au faux sérieux du deuxième acte, un chant puissant et massif à l'homogénéité ferme qui préserve une part de souplesse, et qui lui vaut de mettre en scène un dernier acte d'une grande force pathétique, habitué qu'il est au rôle de Tristan qu'il rapproche de celui du Troubadour.

Stephen Gould (Tannhäuser), Elena Zhidkova (Vénus) et Manni Laudenbach - Photo Enrico Nawrath

Stephen Gould (Tannhäuser), Elena Zhidkova (Vénus) et Manni Laudenbach - Photo Enrico Nawrath

Il apparaît en seconde partie endossant un costume d'époque pour participer aux joutes musicales dans une retranscription évocatrice d'une grande salle de fête moyenâgeuse de facture sombre, décorée de grandes statues symboliques, où tous les pèlerins se sont retrouvés autour du Landgrave et d'Elisabeth.

Sur la forme, elle ravirait les tenants d’une forme classique si la scène n’était dominée par un large écran présentant ce qui se passe en temps-réel en coulisses ou à l’extérieur du théâtre.

Un peu à la façon de Katie Mitchell, ce que montrent les caméras inscrit la représentation dans une mise en abyme des anciens schémas conventionnels théâtraux, et fait le choix, au final, de la vie, puisque Tannhäuser revient à son groupe déjanté et vivant d’origine où toutes les libertés d’être sont possibles.

Avec beaucoup d’humour, la scène de scandale est accompagnée par un arsenal répressif de policiers commandé par Katharina Wagner, en personne, dont on voit l’arrivée depuis le bas de la colline jusqu’à la scène. Et Gâteau Chocolat achève cette seconde partie en déposant avec soin le drapeau de la fierté sur la harpe du festival dressée en fond de scène.

Second acte à la Wartburg - Photo Enrico Nawrath

Second acte à la Wartburg - Photo Enrico Nawrath

Mais c’est bien évidemment la présence de Lise Davidsen qui marque d’un coup d’éclat cet acte, où l’on découvre une chanteuse phénoménale de puissance qui enveloppe son souffle d’un métal étincelant, des graves qui assoient une noble volonté à travers tout une palette de nuances, et une majesté qui prend encore le dessus sur la femme sensible.

Par ailleurs, alors que Valery Gergiev avait débuté le premier acte de manière très impressive, sans lourdeur et avec un véritable allant filé de magnifiques détails orchestraux, le second acte se révèle de construction plus chambriste, sans que l’on ne ressente pour autant de façon marquée les défauts qui lui ont été reprochés lors de la première représentation.

Autre impressionnant chanteur de cette solide distribution, le Landgraf de Stephen Milling porte dans la voix la fière allure d’un homme de pouvoir au cœur bienveillant, une résonance saisissante et fort présente qui renvoie également une sensation de plénitude à l’image de l’aisance de son rôle. Quant au Wolfram von Eschenbach de Markus Eiche, interprété avec la délicatesse attachée à sa nature poétique, il reste malgré tout assez terrestre de par son expression, sans la sensation d’apesanteur sombre et rêveuse inhérente au personnage, ce qui finalement s’insère naturellement dans la vision du metteur en scène qui précipite banalement au dernier acte la destinée du poète et d’Elisabeth.

Manni Laudenbach et Lise Davidsen (Elisabeth) - Photo Enrico Nawrath

Manni Laudenbach et Lise Davidsen (Elisabeth) - Photo Enrico Nawrath

Car, par la suite, nous ramenant au monde des exclus retranchés dans un espace misérable, Tobias Kratzer présente Tannhäuser tel un Tristan abandonné et rejeté, rejoint par Wolfram et Elisabeth qui ont été touchés par la sincérité de l’engagement du musicien.

Mais le metteur en scène ne croit pas à l’intégrité des deux fidèles de la Wartburg qui finissent par coucher ensemble, comme s’ils ne supportaient plus les convenances de leur monde.

Et le troubadour devient l’âme véritablement sauvée dans son malheur, une image d’un bonheur simple, lui, s’échappant avec Elisabeth à l’image du final heureux de la première version du film futuriste Blade Runner, révélant ainsi le rêve intime qui vivait au plus profond de lui, à l’inverse de l’étiquette de débauché que la société voulait y voir.

La fin est pessimiste, puisque Elisabeth meurt de sa trahison à son idéal, qui n’était que surface, et Tannhäuser également, victime de l’ordre public et de son rêve intérieur inassouvi, sa véritable profondeur.

Chœur comme toujours élégiaque, surtout dans une telle œuvre d’esprit, et un spectacle qui pose avec le langage d’aujourd’hui des questions artistiques pas spécifiquement allemandes, mais plutôt des conflits d’expressions toujours actuels dans la société européenne contemporaine qui sent son histoire menacée.

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