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Publié le 19 Janvier 2023

Tristan und Isolde (Richard Wagner - 1865, Munich)
Représentations du 17 janvier et du 04 février 2023
Opéra Bastille

Isolde Mary Elizabeth Williams
Tristan Michael Weinius
Brangäne Okka von der Damerau
Kurwenal Ryan Speedo Green
König Marke Eric Owens
Melot Neal Cooper
Ein Hirt, ein Seeman Maciej Kwaśnikowski
Der Steuermann Tomasz Kumiega

Direction musicale Gustavo Dudamel
Mise en scène Peter Sellars (2005)
Corps terrestres Jeff Mills et Lisa Rhoden, John Hay et Sarah Steben
Vidéo Bill Viola

En collaboration avec la Los Angeles Philharmonic Association et le Lincoln Center for the Performing Arts

Spectacle emblématique de la première saison de Gerard Mortier en 2005, qui réunissait Ben Heppner et Waltraud Meier sous la direction d’Esa-Pekka Salonen, ce ‘Tristan und Isolde’ novateur par l’importance donnée à la technologie vidéographique de Bill Viola n’aurait pas dû se poursuivre au-delà de 2009, car ses droits de diffusion étaient initialement limités. 

Finalement, Nicolas Joel, Stéphane Lissner, et dorénavant Alexander Neef, ont eu l’occasion de le reprendre, ce qui lui aura donné une longévité de 18 ans. 

Mary Elizabeth Williams (Isolde) et Michael Weinius (Tristan)

Mary Elizabeth Williams (Isolde) et Michael Weinius (Tristan)

Le pouvoir évocateur de ces images alliées à la musique est imparable, que ce soit la scène des cierges dans une lueur d’ambre, les flots où s’engouffrent les corps des amants, la dilution des formes, le voyage vers les fonds marins selon les méandres orchestraux, et, bien sûr, l’embrassement d’un mur de feux devant lequel surgit une femme, suivi par l’ascension de Tristan qui se désincarne dans un océan de bleu.

Pour cette sixième série - la production aura atteint 46 représentations le 04 février 2023 -, la direction musicale est confiée à Gustavo Dudamel qui vient de diriger ce même ‘Tristan Project’ au Walt Disney Concert Hall de Los Angeles du 09 au 17 décembre 2022, là où il fut créé en décembre 2004, la mise en scène de Peter Sellars étant originalement conçue pour l’Opéra national de Paris.

Okka von der Damerau (Brangäne), Michael Weinius (Tristan) et Elizabeth Williams (Isolde)

Okka von der Damerau (Brangäne), Michael Weinius (Tristan) et Elizabeth Williams (Isolde)

L’interprétation est très différente de celle de Salonen, tant la vigueur et la clarté théâtrale prédominent. Des cuivres explosifs au son compact et finement ciselés, des cordes où subsiste la sensation de la matière, une ligne dramaturgique vivante, et toujours une très belle rondeur lumineuse des vents bois, éloignent cette conception des visions plus sombres et profondes de ‘Tristan und Isolde’ où les tissures orchestrales s’évadent à l’infini.

Manifestement, ce retour au concret va de concert avec la manière dont Peter Sellars a retravaillé sa mise en scène. Ainsi, l’éclairage s’intensifie fortement sur l’action scénique afin de créer un meilleur équilibre avec les vidéos, et les personnages jouent de manière plus réelle et manifeste, avec une expression de geste plus directe. 

L’invitation au rêve symbolique et idéalisant que représente l’œuvre s’estompe subtilement afin de raconter ce drame de façon plus humaine. Une des forces de ce travail réside dans la manière de faire intervenir Brangäne, le marin et le berger, Kurwenal ainsi que les cors et le chœur depuis les galeries de l’opéra Bastille, le spectateur se sentant encerclé par les voix dont il peut aussi apprécier les timbres bruts.

Tristan und Isolde (Williams Weinius Dudamel Sellars) Opéra de Paris

La distribution réunie se soir se compose en grande partie des mêmes chanteurs invités à Los Angeles. Michael Weinius, Okka von der Damerau, Ryan Speedo Green et Eric Owens n’ont probablement pas eu besoin de trop répéter, puisqu’ils étaient du voyage Outre-Atlantique le mois dernier.

Michael Weinius, qui interprétait Erik dans la reprise du Vaisseau Fantôme’, la saison dernière, débute par une incarnation tendre et solide de Tristan. La clarté et la précision de diction prédominent, et la qualité de son timbre dans le médium lui permet d’offrir un Tristan sobre et bien chantant.

Toutefois, dans le troisième acte, les souffrances qu'endure Tristan s’expriment avec un relief insuffisamment marqué pour qu’elles soient aussi prégnantes que celles d’autres interprètes aux couleurs plus torturées, le pouvoir de l’orchestre et des images prenant ainsi le dessus.

Ryan Speedo Green (Kurwenal), Eric Owens (Le Roi Marke), Michael Weinius (Tristan), Mary Elizabeth Williams (Isolde), Neal Cooper (Melot)

Ryan Speedo Green (Kurwenal), Eric Owens (Le Roi Marke), Michael Weinius (Tristan), Mary Elizabeth Williams (Isolde), Neal Cooper (Melot)

Sa partenaire, Mary Elizabeth Williams, n’a abordé le rôle d’Isolde que tout récemment à l’opéra de Seattle en début de saison. Elle n’est pas inconnue de l’institution parisienne, puisqu’elle a remporté en 2003 le prix lyrique de l’Académie de l’Opéra de Paris dont elle était membre. 

D’emblée, c’est la tessiture puissante et aigüe qui est sollicitée, et le rendu en salle sonne d’un métal tranchant avec des couleurs très disparates. Le rendu psychologique est donc celui d’une femme fortement blessée, déstabilisée, fonctionnant à l’instinct, qui ne se recentre que dans les passages plus posés dans le médium où son timbre retrouve une pleine unité. Les nuances apaisées du Liebestod final l’illustrent pleinement, et elle ne lâche rien de l’aplomb avec lequel elle portera Isolde jusqu’au bout.

Cette interprétation écorchée, dénuée de sensualité mais non de sensibilité, a visiblement déplu à un certain public wagnérien dont la pénétrance des lâches huées a choqué d’autres spectateurs.

Mais le plus beau réside dans la réaction bien plus importante de ceux qui, notamment jeunes et situés dans les balcons, ont salué chaleureusement cette artiste, malgré toutes les réserves que l’on peut avoir, car ils représentent la part du public qui écoute autant avec son cœur qu’avec ses oreilles.

Cela prouve qu’entre un public cultivé, parfois rongé d'aigreurs, et un public de cœur, mieux vaut préférer le second.

Eric Owens (Le Roi Marke), Michael Weinius (Tristan) et Mary Elizabeth Williams (Isolde)

Eric Owens (Le Roi Marke), Michael Weinius (Tristan) et Mary Elizabeth Williams (Isolde)

Mais d’autres chanteurs faisaient aussi leurs débuts sur la scène parisienne, à commencer par Okka von der Damerau, bien connue de la scène munichoise, où elle incarnait Brangäne lors de la prise de rôle de Jonas Kaufmann dans la mise en scène de 'Tristan und Isolde' par  Krzysztof Warlikowski, et de Bayreuth où elle fut une splendide Erda l’été dernier. Largeur vocale aux reflets cuivrés, rayonnement crépusculaire intense, elle accentue la personnalité charnelle de la servante d’Isolde, et représente une forme de sagesse maternelle supérieure.

Un autre artiste attaché au New-York Metropolitan Opera depuis 15 ans, Eric Owens, apparaît pour la première fois à Bastille, dans le rôle du Roi Marke. On assiste aux pleurs monolithiques d’un père lorsqu’il se trouve auprès de Tristan, très émouvants par leur noirceur bienveillante, et non aux reproches d’un roi autoritaire, froid et dominant. Il se situe ainsi sur le même plan que Tristan, avec presque trop d’humilité.

Très expressif au jeu théâtral consistant, le Kurwenal de Ryan Speedo Green est très impliqué, avec un chant percutant, comme si il était l’ami qui secoue fortement ce Tristan qui ne semble pas réagir aux dangers de situation. 

Maciej Kwaśnikowski, Ryan Speedo Green, Eric Owens, Mary Elizabeth Williams, Gustavo Dudamel, Michael Weinius, Okka von der Damerau, Neal Cooper, Tomasz Kumiega

Maciej Kwaśnikowski, Ryan Speedo Green, Eric Owens, Mary Elizabeth Williams, Gustavo Dudamel, Michael Weinius, Okka von der Damerau, Neal Cooper, Tomasz Kumiega

Et les rôles secondaires sont très bien tenus par Neal Cooper, déjà Melot lors de la dernière reprise, Tomasz Kumiega en pilote, et Maciej Kwaśnikowski qui donne beaucoup de personnalité, avec une belle assurance, au berger et au jeune marin, d’autant plus qu’il est magnifiquement mis en valeur par ses deux apparitions situées en galeries.

Il s'agit ainsi d'une version attachante par la diversité des réactions qu’elle suscite dans la salle, et qui tend même à démystifier Wagner.

Gustavo Dudamel et Peter Sellars

Gustavo Dudamel et Peter Sellars

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Publié le 17 Août 2022

Der Ring des Nibelungen (Richard Wagner - 1849/1876)
Bayreuther Festspiele 2022
10 août - Das Rheingold
11 août - Die Walküre
13 août - Siegfried
15 août - Götterdämmerung

Direction Musicale Cornelius Meister
Mise en scène Valentin Schwarz,  Dramaturgie Konrad Kuhn
Décors Andrea Cozzi, Costumes Andy Besuch
Lumières Reinhard Traub, Video Luis August Krawen

Wotan (Rheingold) Egils Silins                      Wotan / Der Wanderer Tomasz Konieczny
Siegmund Klaus Florian Vogt                         Sieglinde Lise Davidsen
Waltraute / Wellgunde Stephanie Houtzeel     Freia / Gutrune Elisabeth Teige
Fricka / Waltraute (Götterdämmerung) / Schwertleite Christa Mayer
Helmwige / Brünnhilde (Siegfried) Daniela Köhler 
Brünnhilde Iréne Theorin                               Erda / 1.Norn Okka von der Damerau
2. Norn Stéphanie Müther                             3. Norn / Gerhilde Kelly God
Loge Daniel Kirch                                         Alberich Olafur Sigurdarson
Hunding Georg Zeppenfeld                           Mime Arnold Bezuyen
Fasolt Jens-Erik Aasbø                                  Fafner Wilhelm Schwinghammer
Siegrune Nana Dzidziguri                             Grimgerde Marie Henriette Reinhold
Rossweisse / Flosshilde Katie Stevenson      Ortlinde Brit-Tone Müllertz
Woglinde Lea-ann Dunbar                            Waldvogel Alexandra Steiner
Froh Attilio Glaser                                        Gunther Michael Kupfer-Radecky    
Siegfried Andreas Schager                           Siegfried (Götterdämmerung) Stephen Gould
Hagen Albert Dohmen                                  Donner Raimund Nolte                          

Après la production du 'Ring' imaginée en 2013 par Frank Castorf qui décrivait de façon sombre et flamboyante la chute d’un monde violent et capitaliste en usant de grands symboles du pouvoir au XXe siècle – cette production atteindra un niveau interprétatif grandiose en 2014 sous la direction de Kirill Petrenko -, le Festival de Bayreuth découvre la nouvelle vision que propose Valentin Schwarz pour le 'Ring' de 2022, initialement programmée à l’été 2020.

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Le metteur en scène autrichien, qui a travaillé avec des régisseurs tels Jossi Wieler & Sergio Morabito ou bien Kirill Serebrennikov, a une approche totalement différente, car il choisit de raconter cette histoire à travers le prisme d’une grande saga familiale à la manière des ‘soap operas’ américains des années 1980 tels ‘Dynasty’, où de puissants clans s’opposent et cherchent à faire perdurer leurs lignées avec une grande perversité.

L’idée est séduisante, mais pour développer son concept il est amené à fortement se détacher des symboles de la Tétralogie wagnérienne (Notung prend la forme de divers objets plus ou moins létaux sans aucun lien entre eux, l’Or du Rhin et l’Anneau se matérialisent en enfants et en un trophée pyramidal symbole d’immortalité), et à altérer les faits mêmes de l’histoire (Sieglinde semble être enceinte de Wotan).

La principale qualité de son travail réside, et il faut le reconnaître, dans la capacité à lier les quatre volets du 'Ring' en incluant des éléments qui les font se correspondre, et en insérant des personnages muets que l’on voit évoluer au cours des épisodes, le plus marquant étant le petit garçon qu’enlève Alberich au cours du prologue et qui deviendra plus tard Hagen. A charge du spectateur de lever ses propres interrogations tout au long du cycle, interrogations qui sont cependant artificielles car elles ne lui apprennent rien de profond sur le contenu de l’œuvre.

Christa Mayer (Fricka)

Christa Mayer (Fricka)

Das Rheingold

‘L’Or du Rhin’ s’ouvre sur une très poétique vidéo de deux enfants jumeaux nus et stylisés en position fœtale qui baignent en lévitation sur le motif de l’origine du Rhin, avant que cette belle image ne dégénère en gestes d’agressivité, l’un perçant l’œil de son frère alors que l’autre l’émascule, point de départ de la malédiction familiale qui va rejaillir sur la descendance.

Il s’agit d’un détournement car, selon la légende, Wotan et Alberich sont bien apparentés aux Albes, c’est à dire à des créatures originelles, le premier ayant perdu son œil en contrepartie du pouvoir qu’il a acquis, et le second ayant engendré un enfant de la reine Grimhilde, Hagen.

Ce film introductif signe donc également le début d’une distorsion de l’intrigue par Valentin Schwarz qui va perdurer tout au long des quatre épisodes.

Le prologue débute au bord d’une piscine où Alberich enlève l’un des enfants que surveillent les filles du Rhin, puis se poursuit dans une grande demeure d’une riche famille qui comprend chambre d’enfant, salon et autres pièces, et aussi un garage où attendent deux truands, Fasolt et Fafner. Loge est une sorte d’avocat de famille, et Fricka ressemble à une femme d’affaire qui manigance.

L’animation de ce petit monde est fort réaliste et se veut comme le reflet de la société d’aujourd’hui.

Mais la descente au Nibelheim est plus déconcertante puisque l’on y retrouve Alberich et son frère, Mime, encadrant des fillettes qui fabriquent des jouets. Le jeune garçon enlevé y est odieux, et c’est tout le thème de la perversion de l’enfance qui est ainsi développé dans ce premier volet, enfant qui est perçu comme un enjeu de réussite totale dans la société contemporaine et comme une projection du désir des adultes.

Au retour de Wotan en sa demeure, avec l’enfant, on assiste à un jeu d’échanges avec les géants entre lui, Freia et une autre fillette qu’Erda viendra protéger, sans doute Brünnhilde. 

L’exposition de la pyramide translucide préfigure au final l’élévation sociale que va atteindre cette famille à l’achèvement du Walhalla.

Il est cependant impossible d’avoir la moindre sympathie pour ce monde nettement malsain, malgré les nombreux traits d’humour qu’immisce Valentin Schwarz.

Olafur Sigurdarson (Alberich)

Olafur Sigurdarson (Alberich)

Musicalement, ‘L’Or du Rhin’ souffre d’un manque d’épanouissement du son depuis l’orchestre vers la salle qui est probablement dû au retrait du chef d’orchestre finlandais Pietari Inkinen, deux semaines avant la première représentation, qui n’a pas laissé suffisamment de temps à Cornelius Meister pour prendre pleinement possession du volume sonore.

L’ouverture est pourtant magnifiquement coulée dans une tonalité ouatée qui s’ouvre très progressivement, mais si les coloris de l’orchestre sont raffinés, le manque de contraste et de tension se fait souvent sentir ce qui prive le récit d’allant et d’impact dramatique.

Comme très souvent à Bayreuth, les solistes sont engagés dans un jeu scénique très fouillé auquel ils se livrent pleinement de bon cœur. Se distinguent Olafur Sigurdarson, qui incarne un Alberich doué de clartés franches et d’un mordant d’une grande intensité, notamment au moment de la malédiction de l’anneau, ainsi qu’Okka von der Damerau qui dépeint une somptueuse Erda tout aussi expressive au rayonnement chaleureux.

Le Wotan d’Egils Silins est correctement chanté mais est plus mat de timbre et moins charismatique, et Christa Mayer impose une Fricka humaine aux couleurs de voix changeantes.

En Loge, Daniel Kirch fait aussi montre d’un grand impact scénique sans être pour autant aussi vocalement acéré que d’autres interprètes du rôle, Jens-Erik Aasbø rend à Fasolt une certaine langueur mélancolique, et Wilhelm Schwinghammer annonce un grand Fafner pour ‘Siegfried’.

Enfin, dans le rôle d’une Freia dépressive, Elisabeth Teige, voix large et ondulante, fait un peu trop mûre pour incarner la voix de la jeunesse éternelle qu’adule cette famille, ce sont donc les trois filles du Rhin,  Lea-ann Dunbar, Stephanie Houtzeel et Katie Stevenson qui évoquent le mieux la chatoyance de la vie.

Okka von der Damerau (Erda) et Elisabeth Teige (Freia)

Okka von der Damerau (Erda) et Elisabeth Teige (Freia)

Die Walküre

Le premier acte qui ouvre ‘La Walkyrie’ se révèle par la suite moins surprenant puisque l’on se retrouve dans la maison sombre de Hunding, tapissée de souvenirs familiaux comme s’il avait perdu son bonheur conjugal, alors qu’un arbre s’est écroulé sur une partie des murs, signe possible d’une catastrophe personnelle. Il est l’un des gardes de la maison de Wotan.

Siegmund et Sieglinde s’y rencontrent, mais la jeune femme est déjà enceinte. Notung n’est qu’un simple revolver, et au moment de la reconnaissance entre les deux êtres, la maison du garde s’efface  pour faire apparaître deux chambres semblables à celles du palais de Wotan. Le guerrier et la prisonnière se rappellent leur enfance heureuse avec nostalgie, et deux enfants recouverts de paillettes et sans regards – il semble que ce soit une technique de Valentin Schwarz pour représenter sur scène les souvenirs et l’imaginaire – miment leurs jeux innocents. 

Lise Davidsen (Sieglinde)

Lise Davidsen (Sieglinde)

Le second acte découvre ensuite le palais de Wotan recouvert latéralement d’une façade pyramidale pour montrer qu’il a atteint son rêve de grandeur. Un enterrement en grande pompe a lieu, scène impressionnante. Freia s’est suicidée, probablement lasse de toutes les manigances dont elle a été victime, et l’entourage réagit de façon très vive et humaine. 

L’allure de Tomasz Konieczny évoque étonnamment celle de John Forsythe incarnant Blake Carrington dans ‘Dynasty’,  celle d’Iréne Theorin, d’abord rebelle, devient plus conventionnelle au moment de l’arrivée de Siegmund et Sieglinde au palais pour y retrouver peut-être une certaine bienveillance.

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Sieglinde souffre à l’approche de son accouchement. Elle est disposée à avorter de l’enfant et repousse Siegmund, qui ne peut l’aider, puis Wotan dont les gestes ambigus laisse supposer que l’arrivée de cet enfant est une porte de salut pour lui, maintenant que Freia n’est plus là pour garantir l’immortalité. Mais l’on a vu Fricka ordonner en présence d’Hunding la mort de Siegmund, et, au moment de la confrontation, c’est Wotan qui abat son propre fils.

Le dernier acte n’a dorénavant plus rien d’épique, et les Walkyries sont devenues d’horribles bourgeoises réparant leur visage dans un salon de soin pour échapper au vieillissement, placage d’une réalité sociale plus absurde qu’autre chose. Sieglinde arrive à s’échapper de ce lieu hideux, mais c’est tout de même un beau tableau final qui est offert au moment où Wotan s’effondre sur une scène largement vide alors que Brünnhilde se dirige au loin vers une petite pyramide sombre percée d’un trait de lumière.

Etrangement, Fricka célèbre au champagne sa victoire, alors que Freia est morte et que Sieglinde a disparu avec l’enfant à naître.

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Tomasz Konieczny (Wotan)

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Tomasz Konieczny (Wotan)

Cette première journée est marquée par la grande prestance de Tomasz Konieczny et son imposant timbre fauve caverneux qui exprime une animalité en conflit avec ses troubles intérieurs, mais aussi par la ferveur de deux splendides artistes dramatiquement puissants, Lise Davidsen, à l’aigu de métal ardent, et Klaus Florian Vogt, à la clarté de bronze impériale, deux voix exceptionnelles et si émouvantes par leur magnificence.

Par ailleurs, l’humaine maturité empreinte de douceur de Georg Zeppenfeld est presque trop belle pour Hunding, et Christa Mayer est toujours une Fricka de belle tenue, avec des inflexions sombres et complexes.

Seule Iréne Theorin, pourtant douée d’un bel abattage, va petit à petit perdre en congruence, les variations de teintes et de reflets vocaux finissant par nuire à sa musicalité.

En comparaison avec ‘L’Or du Rhin’, Cornelius Meister donne plus de volume à l’orchestre, mais il en garde encore sous le pied, si bien que les grands moments emphatiques sont d’une riche élégance ornementale, sans toutefois le déferlement de fougue que l’on pourrait attendre.

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Siegfried

Ce troisième volet est celui qui montre les limites de l’imagination prolifique de Valentin Schwarz qui jonche la scène de toutes sortes d’objets et de détails que seuls les spectateurs des premiers rangs du Palais des Festivals peuvent percevoir, à moins de disposer de jumelles.

La maison de Mime ressemble à celle de Hunding, et le nain, grimé en magicien, a organisé une grande journée d’anniversaire pour Siegfried, théâtre de marionnettes à l’appui, pour répondre aux questions du jeune homme sur ses origines. La scène est peu lisible et il est assez difficile de suivre dans le détail ce qu’il se joue, mais l’on comprend que ce premier acte dédié à la forge de l’épée met surtout en scène la crise d’émancipation de Siegfried de manière pas toujours très fine, comme lorsqu’un poster de femme nue est brandi. 

Le second acte se déroule dans une nouvelle pièce du Walhalla où le suspens est habilement tenu pour révéler que la personne alitée, en fin de vie, autour de laquelle attendent Albérich et Wotan, est Fafner. A nouveau, de petits gestes malsains à l’égard d’une des soignantes, qui se révèlera être l’oiseau, montrent un monde tombant en décrépitude.

Fafner, bien qu’ayant réussi à se lever, s’écroule finalement sans que Siegfried n’y soit pour grand-chose. Mais c’est un autre jeune homme, Hagen, qui s’empare de ses bijoux, le rôle étant à ce stade là joué par un acteur plus adulte que dans ‘Rheingold’.

Tomasz Konieczny (Wanderer) et Arnold Bezuyen (Mime)

Tomasz Konieczny (Wanderer) et Arnold Bezuyen (Mime)

En quête de Brünnhilde que la mort du vieux voyou a révélé, Siegfried est aux abords du Walhalla et délivre la Walkyrie où la confusion entre mère et femme amante est entretenue dans un décor où, enfin, un véritable moment de poésie s’installe à partir de la scène du réveil pour se poursuivre par un duo hypnotisant sous les lumières crépusculaires qui traversent les grandes parois de verre du palais.

Un nouveau personnage qui représente le fidèle Grane – on le comprendra au dernier épisode – intervient afin de créer une tension autour de Brünnhilde qui hésite à faire confiance à son libérateur. Une petite scène humoristique signe enfin la décision de suivre Siegfried.

Pour cette seconde journée, Tomasz Konieczny poursuit sa prestigieuse personnification du Wanderer avec une assise formidable et une force féroce, et Arnold Bezuyen fait sensiblement ressentir les faiblesses humaines de Mime qui résonnent fort bien avec sa personnalité incapable d’agir

Andreas Schager (Siegfried)

Andreas Schager (Siegfried)

Splendide par son abattage déluré avec lequel il défigure la maison de Mime et s’impose face à Fafner, Andreas Schager est pour beaucoup dans l’intérêt qui est porté à cette soirée, car sa vitalité éclatante arrive à transcender les trivialités visuelles. Il s’épuise néanmoins à la toute fin, mais personne ne lui en veut car le geste de cet artiste est irradiant.

Et excellent Fafner, Wilhelm Schwinghammer pourrait réveiller les morts tant la noirceur de son timbre est plaintive et insondable, alors que la rondeur profonde mais lumineuse d' Okka von der Damerau mériterait encore plus d’obscurité mortifère pour rendre la dernière intervention d’Erda absolument désespérée.

Enfin, lumineuse et touchante, Daniela Köhler offre un beau portrait classique d’une Brünnhilde rajeunie, mais qui n’aurait pas les graves suffisants si elle devait l’interpréter dans ‘Götterdämmerung’, et Cornelius Meister devient absolument merveilleux dans le grand tableau final où les cordes prédominent dans des nuances mahlériennes de toute beauté, sans faire oublier qu'il a tendance à retenir les cuivres nécessaires à l’élan et au tranchant musical dans certains passages antérieurs.

Daniela Köhler (Brünnhilde)

Daniela Köhler (Brünnhilde)

Götterdämmerung

Après la disparition des voyous, ‘Le Crépuscule des Dieux’ ouvre le champ aux exécutants d’Alberich. 
Dans la chambre où dort l’enfant de Siegfried, qui est devenu un homme bien installé issu d’une grande famille bourgeoise, apparaissent en songe les trois nornes, recouvertes de paillettes au regard dissimulé, ainsi qu’Alberich qui arrive à se saisir de l’arme-jouet de l’enfant. 

Cette arme réapparaitra au second acte sans qu’elle paraisse jouer un rôle fondamental.

Une fois que s’achève ce prologue sur la scène d’exaltation entre Siegfried et Brünnhilde, un nouvel appartement en cours d’aménagement se déploie sur toute sa longueur, et le couple formé par Gunther et Gutrune auquel est lié Hagen se présente comme une famille de nouveaux riches sadiques – un tableau les montre tous trois chassant le zèbre en Afrique – sans colonne vertébrale morale et prête à tout pour détruire les puissants.

Gunther porte un pull où est inscrit ‘Who the fuck is grane ?’ en lettres luminescentes, et Gutrune est affublée d’une superbe robe vert-fluo.

Et une fois le sang du fidèle serviteur versé dans la coupe qui va servir à faire perdre la mémoire à Siegfried, le malheureux Grane est lacéré de coups, torturé et découpé sans aucune raison et dans l’indifférence générale.

Albert Dohmen (Hagen) et Michael Kupfer-Radecky (Gunther)

Albert Dohmen (Hagen) et Michael Kupfer-Radecky (Gunther)

Le jeu d’acteurs de cette séquence est particulièrement bien affuté pour Gunther qui dégage une épaisseur délirante et vicieuse, et même Gutrune apparaît comme véritablement complice et non comme une femme effacée. Hagen est, lui, plus introverti.

Retour dans la chambre de l’enfant de Siegfried où Brünnhilde assiste à l’arrivée de sa sœur Waltraute qui, terrorisée et ayant envie d’en finir avec la vie, vient lui annoncer que le Walhalla n’est plus qu’un palais de fantômes, ce que Wotan avait déjà constaté lorsqu’il y avait retrouvé Erda au dernier acte de ‘Siegfried’

La scène est d’une grande puissance dramatique, mais une fois Waltraute partie, c’est Gunther qui baillonne l’enfant et tente d’abuser de la Walkyrie. Siegfried est complice.

La solitude moribonde de Hagen est ensuite présentée dans une grande salle uniquement occupée par un punching-ball sous des éclairages froids et lugubres très réussis. Avec Alberich, tous deux paraissent ne posséder qu’un grand vide, et l’instant de basculement de la malédiction est marqué par l’arrivée du chœur habillé de noir et affublé de masques rouges de mythologie nordique aux mêmes dessins que ceux que l’on voyait régulièrement dans les mains des enfants depuis ‘Rheingold’, sans que l’on ne sache auparavant ce que traduisaient ces petits indices annonciateurs, c'est à dire le sceau du destin qui pèse sur les clans de Wotan et Alberich. 

Elisabeth Teige  (Gutrune) et Stephen Gould (Siegfried)

Elisabeth Teige (Gutrune) et Stephen Gould (Siegfried)

Et si ‘La Walkyrie’ et ‘Siegfried’ s’achevaient sur les deux plus belles images de cette Tétralogie, c’est la fin du deuxième acte de ‘Götterdämmerung’ qui offre la troisième belle image lorsque Brünnhilde contemple en contre-jour, impuissante, le duo formé au loin par Siegfried et Gutrune.

Car le dernier acte de cette dernière journée s’achève sur la sordide vision d’un large conteneur, qui pourrait représenter les profondeurs du Rhin asséché, où l’on voit Siegfried apprendre à son enfant à pêcher à la ligne, instant de bonheur dérisoire au fond d’un triste puit. C’est là que Hagen tue banalement le héros alors que Gunther descend pour y jeter la tête de Grane, avant de s’enfuir sous l’effet de la panique. Les Gibichungen, tous saouls, viennent entourer la fosse, puis surgit Brünnhilde qui entame une danse à la Salomé avec la tête de Grane et finit par se coucher près de Siegfried, une image du néant absolu, alors qu'en filigrane une icône des frères jumeaux originels enlacés et, cette fois, réconciliés apparait.

C’est très pesant à voir et n’a aucun sens, et il faut véritablement la détermination d’Iréne Theorin, plus intègre vocalement que dans ‘La Walkyrie’, pour donner un intérêt à cet acte où Michael Kupfer-Radecky réalise une incarnation sauvage et forte de Gunther comme rarement il est possible de le voir. 

Sur ce plan, la réussite du portrait psychologique de ce personnage totalement détraqué est à mettre au crédit de Valentin Schwarz et du baryton allemand.

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Christa Mayer (Waltraute)

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Christa Mayer (Waltraute)

Christa Mayer est elle aussi fascinante en Waltraute aux aigus bien dardés et dotée de couleurs vocales altérées qui lui donnent un caractère enténébré, ainsi qu’Elisabeth Teige en Gutrune, vibrante d’une noirceur toute charnelle. Quant à Albert Dohmen, il décrit un Hagen dépressif avec une intériorité sombre mais pas abyssale pour autant.

Et depuis le début, Olafur Sigurdarson porte la voix d’Alberich avec une éloquence très assurée, alors que Stephen Gould se charge de contenir Siegfried dans une tonalité désabusée, plus monotone qu’Andreas Schager, ce qui, dans le cadre de cette mise en scène qui espace chaque épisode d’une génération à chaque fois, a plutôt du sens.

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Il faut un certain temps pour apprivoiser la fosse de Bayreuth, mais ‘Götterdämmerung’ se présente comme le volet le plus abouti par Cornelius Meister qui œuvre avec un geste éthéré et luxuriant – il faut entendre ces agrégats de cuivres argentés, de bois chauds et de cordes filées qui se mêlent magnifiquement au sein d’une respiration ample -, et qui estompe aussi les noirceurs pour leur donner une valeur plus subtile et subconsciente.

Il est indéniable qu’une partie du public a apprécié cette démarche dramaturgique qui tire son intérêt de tous les éléments introduits qui posent des dizaines questions, mais si dans une approche de divertissement cela peut se comprendre, il reste que l’auditeur qui veut mieux appréhender les vérités contenues dans cet ouvrage monumental, et apprécier une meilleure concordance avec les mouvements de la musique, sera tenté d’aller découvrir les prochains ‘Ring’ par Dmitri Tcherniakov à Berlin (2022/2023),  Calixto Bieito à Paris (2024/2026) ou bien Tobias Kratzer à Munich (2024/2026).

Cornelius Meister et l'orchestre du Festival de Bayreuth

Cornelius Meister et l'orchestre du Festival de Bayreuth

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Publié le 4 Août 2021

(A) Krzysztof Warlikowski Trilogy (Salome - Elektra - Tristan und Isolde) 
Représentations des 25, 27 et 31 juillet 2021
Bayerische Staatsoper & Salzburger Festspiele - Felsenreitschule

Salome (Richard Strauss - 1905)
Herodes Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Herodias Michaela Schuster
Salome Marlis Petersen
Jochanaan Wolfgang Koch
Narraboth Pavol Breslik
Ein Page der Herodias Rachael Wilson
Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (Créée le 27 juin 2019)
Bayerisches Staatsorchester

Elektra (Richard Strauss - 1909)
Klytämnestra Tanja Ariane Baumgartner 
Elektra Ausrine Stundyte 
Chrysothemis Vida Miknevičiūtė 
Aegisth Michael Laurenz
Orest Christopher Maltman
Direction musicale Franz Welser-Möst
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (Créée le 01 août 2020)
Wiener Philharmoniker

Tristan und Isolde (Richard Wagner - 1865)
Tristan Jonas Kaufmann
König Marke Mika Kares
Isolde Anja Harteros
Kurwenal Wolfgang Koch
Melot Sean Michael Plumb
Brangäne Okka von der Damerau
Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (Créée le 29 juin 2021)
Bayerisches Staatsorchester

Les comptes rendus des premières de ces trois productions (Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak, Lumières Felice Ross, Video Kamil Polak, Chorégraphie Claude Bardouil) peuvent être relus sous les liens ci-après :
Salome - Bayerische Staatsoper - 27 juin 2019
Elektra - Salzburger Festpiele - 01 août 2020
Tristan und Isolde - Bayerische Staatsoper - 29 juin 2021

Małgorzata Szczęśniak et Krzysztof Warlikowski - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

Małgorzata Szczęśniak et Krzysztof Warlikowski - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

En cette dernière semaine de juillet 2021, qui comme chaque année entrelace les derniers jours du Festival d'opéras de Munich et les premiers jours du Festival de Salzbourg, il était possible d'assister aux trois dernières productions créées par Krzysztof Warlikowski, metteur en scène notamment adoré par Nikolaus Bachler et Markus Hinterhäuser, les directeurs artistiques respectifs de ces deux institutions, qui apprécient, à l'instar de nombre de spectateurs, sa profondeur psychologique et son travail sur les symboles contenus dans les ouvrages qui traversent son regard.

Avec Salome et Elektra, nous explorons deux relectures de deux œuvres luxuriantes créées en plein mouvement de Sécession qui partit de Munich en 1892 pour gagner Vienne en 1897, puis Berlin en 1898. Ces mouvements artistiques portés par Klimt, Otto Wagner ou Hoffmansthal à Vienne, ne dureront que jusqu'à la première guerre mondiale, et le Palais de la Sécession de Joseph Maria Olbrich sera incendié par les nazis au moment de la retraite des troupes allemandes, avant d'être reconstruit après-guerre.

Marlis Petersen - Salomé, Bayerische Staatsoper 2021

Marlis Petersen - Salomé, Bayerische Staatsoper 2021

La production de Krzysztof Warlikowski pour Salomé commence en prélude par un extrait des Kindertotenlieder de Gustav Mahler - le compositeur, chef d'orchestre et directeur de l'opéra de Vienne avait mis sa démission en jeu quand il n'avait pu réussir à imposer Salomé à la censure -  qui présage d'un destin fatal. Elle se déroule au sein d'une impressionnante bibliothèque où une famille juive recrée une pièce de théâtre qui renvoie une image caricaturale et dégénérée d'une communauté face à la nouvelle figure chrétienne que représente Jochanaan.

Bien que de tessiture gracile, l'incarnation vipérine de Salomé par Marlis Petersen, une artiste accomplie, est à nouveau fascinante à entendre par l'extrême clarté et précision de son chant, mais aussi par la manière avec laquelle elle fait vivre la musique à travers tout son corps.

Elle est entourée par les mêmes artistes qui participèrent à la création de la mise en scène, la lumineuse présence de Rachael Wilson en page à la majesté orientalisante, le Narraboth si torturé et désespéré de Pavol Breslik, l'Hérodias de Michaela Schuster qui semble empruntée aux Damnés de Visconti et qui aime un peu trop surprendre l'auditeur par de fières démonstrations de puissance vériste, l'Hérode de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke au mordant attachant, et ce Jochanaan un peu désabusé de Wolfgang Koch qui réserve encore de belles attaques en réplique à Salomé, mais réduit la portée de ses aigus quand l'élargissement vocal se déploie sur un souffle plus progressif.

Dans cette version, la signification du baiser que souhaite échanger Salomé avec le prophète, sous couvert d'amour ou de réconciliation, est en fait un acte de damnation qui est mis en scène au moment de la danse des 7 voiles, après le dernier souper, sous la forme d'une vidéographie magnifiquement animée qui représente une Licorne embrassant un Lion, iconographie issue de mosaïques du plafond d'une synagogue polonaise détruite depuis. Elle est doublée par la danse de Salomé avec un être représentant la mort, figure qui ne survivra pas au baiser de la fille d'Hérode. A ce moment là, la direction ardemment intense de Kirill Petrenko déploie également un drapé scintillant et enchanteur irrésistiblement envoutant. 

Mais après un tel climax, la scène finale montre Salomé obsédée par un étrange coffret gris qui ressemble à une urne funéraire transmise par l'acteur de Jochanaan. Le chef d'orchestre atténue l'ampleur sonore, et c'est le fait que la jeune fille ne saisisse pas ce qu'annonce ce symbole intrigant qui crée une tension qui se résout par l'arrivée, sonore mais invisible, de troupes venues pour détruire ce monde réfugié sur lui-même. La petite communauté préfèrera en finir par un ultime geste de suicide collectif.

Enfin, à l'issue de cette représentation, Kirill Petrenko a été nommé par un membre du conseil d'administration "chef honoraire de l'Académie d'orchestre de l'orchestre d'État de Bavière". Vivre la simplicité d'un tel moment est toujours un privilège.

Kirill Petrenko lors de sa nomination comme "Chef honoraire" - Bayerische Staatsoper 2021

Kirill Petrenko lors de sa nomination comme "Chef honoraire" - Bayerische Staatsoper 2021

Deux jours plus tard, à Salzbourg, la reprise d'Elektra, le seul opéra qui fut intégralement joué au Festival l'année précédente en pleine pandémie, nous ramène à un monde antique violent et hystérique, soumis à des forces infernales inconscientes sous le verbe d'Hofmannsthal. L'une des premières scènes montre un ancien rituel sacrificiel humain qui préfigure celui que subira la mère d'Elektra une fois ses crimes expiés.

On peut redécouvrir la géniale noirceur névrosée de Tanja Ariane Baumgartner recouverte, au cours de son récit, par l'enveloppante direction de Franz Welser-Möst qui tire de luxueux scintillements de l'écriture orchestrale dont on peut admirer les reflets dans les lumières d'étoiles qui constellent les épais nuages sombres que projette la fascinante vidéographie au dessus de Klytemnestre. Ces chatoiements poétisent en fait les maugréements de cette femme dont l'attitude un peu repliée traduisent l'effort à réprimer tous ses sentiments nés de ses crimes passés.

Ausrine Stundyte est comme Salomé une jeune fille, mais cette fois totalement broyée par son ressentiment. Elle apparaît d'emblée encore plus libérée qu'à la création, son timbre de voix préserve ses couleurs quand le chant se tend, de larges ondes obscures se propagent avec vaillance et souplesse, et elle joue de façon saisissante comme si elle vivait dans son monde détachée du regard extérieur. Formidable sa course pour contrer celle de sa mère qui tente de lui échapper sur la progression dramatique de la musique, où alors cette confrontation brusque avec Vida Miknevičiūtė, qui joue Chrysothémis, pour la forcer à concrétiser sa vengeance. Cette dernière lui oppose en effet un tempérament acéré et irradiant, un peu sévère, rendu par une tessiture ivoirine finement profilée, et une excellente endurance.

L'impression laissée par l'arrivée d'Oreste diffère cependant fortement de cette image poupine que renvoyait l'année dernière Derek Welton - on peut retrouver le chanteur australien, très bien mis en valeur, en premier Nazaréen dans la reprise de Salomé à l'opéra de Munich -. Ici, Christopher Maltman incarne un personnage blessé au visage vengeur, presque un tueur, prêt à en découdre avec les meurtriers de son père. Et son expressivité vocale le fait très bien ressentir.

L'impact sur son duo avec Elektra s'en ressent, non en terme de présence, mais parce la complicité affective entre frère et sœur qui paraissait si enfantine l'année précédente est moins saillante. Seulement, Franz Welser-Möst et le Wiener Philharmoniker déploient lors de ces retrouvailles un tel déluge de somptuosité sonore, que ce débordement orchestral sublime un tel amour. Et les musiciens ont aussi le goût des attaques claquantes dans les moments de grande tension, comme les cuivres sont capables de lancer de fulgurants cris rutilants. L'Egisthe de Michael Laurenz  est quant à lui toujours aussi souple et assuré.

Au cœur de ce décor métallique recouvert de reflets d'eau, la manière dont Chrysothémis se révèle être celle qui a le plus de cran afin de précipiter la fin de l'hégémonie des deux tyrans préserve toute sa force impressive.

Entre deux représentations de Salomé, Michaela Schuster et Rachael Wilson étaient présentes pour assister à la reprise d'Elektra, et l'on pouvait aussi reconnaitre dans la salle Lars Edinger venu à Salzburg pour incarner Jederman.

Christopher Maltman, Vita Miknevičiūtė, Claude Bardouil, Felice Ross, Malgorzata Szczęśniak, Krzysztof Warlikowski, Franz Welser-Möst, Ausrine Stundyte, Tanja Ariane Baumgartner - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

Christopher Maltman, Vita Miknevičiūtė, Claude Bardouil, Felice Ross, Malgorzata Szczęśniak, Krzysztof Warlikowski, Franz Welser-Möst, Ausrine Stundyte, Tanja Ariane Baumgartner - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

De retour à Munich, il était enfin possible d'entendre à nouveau le Tristan und Isolde de Richard Wagner, œuvre qui impressionna très tôt le jeune Richard Strauss.

Krzysztof Warlikowski présente un voyage à travers la mort qui se déroule dans une grande pièce fermée recouverte de boiserie comme dans une enceinte funéraire.  La vidéographie suggestive prépare l'esprit du spectateur à ces humeurs noires, à cette attente romantique de la mort qui est toujours retardée, et le plonge dans un 3e acte où le Tristan de Jonas Kaufmann, profondément émouvant par ce chant qui préserve ses qualités feutrées même dans les passages enfiévrés, se retrouve confronté à ses souvenirs d'enfance figés dans une lumière et immobilité glaciaires.

Anja Harteros est une Isolde sophistiquée, très claire, surtout dans le Liebestod, douée d'une précision d'élocution qu'elle nuance d'un panel de couleurs qu'elle peut assombrir avec une grande finesse, mais qui impressionne aussi par son magnétisme puissant. Son duo avec Jonas Kaufmann au deuxième acte est absolument réussi, tant les voix fusionnent dans une belle harmonie.

Anja Harteros et Jonas Kaufmann - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

Anja Harteros et Jonas Kaufmann - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

En Brangäne, Okka von der Damerau est toujours aussi prégnante avec son timbre d'argent massif étincelant, Mika Kares semble quant à lui un peu plus adoucir son Roi Marke, et Wolfgang Koch reste un compagnon vivant et attachant par l'optimisme étonnant qu'il dégage.

Quant à Kirill Petrenko, il choisit une interprétation moins vouée à l'exubérance flamboyante qu'il affichait avec virilité lors de la première représentation, et dispense une densité de son fabuleuse, ainsi qu'une sensibilité qui accentue encore plus l'emprise méditative au dernier acte. La correspondance avec la scénographie s'en trouve renforcée, le délié des motifs orchestraux abonde d'ornements fluides au cœur d'une langue chaleureuse et féconde, et les rappels pour cette équipe fantastique dureront près de 25 mn à l'issue de cette représentation qui signe également la fin du passionnant mandat de Nikolaus Bachler.

Et l'année prochaine, ce sera la reprise de Die Frau Ohne Schatten de Richard Strauss, dirigée par Valery Gergiev dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, qui clôturera la première année du festival d'opéra de Munich sous la direction de Serge Dorny.

Kirill Petrenko - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

Kirill Petrenko - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

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Publié le 1 Juillet 2021

Tristan und Isolde (Richard Wagner - 1865)
Représentation du 29 juin 2021
Bayerische Staatsoper

Tristan Jonas Kaufmann
König Marke Mika Kares
Isolde Anja Harteros
Kurwenal Wolfgang Koch
Melot Sean Michael Plumb
Brangäne Okka von der Damerau
Ein Hirte Dean Power
Ein Steuermann Christian Rieger
Ein Jünger Seemann Manuel Günther

Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2021)
Décors Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil

                                                                                             Krzysztof Warlikowski

La nouvelle production de Tristan und Isolde par Krzysztof Warlikowski vient se substituer à celle créée par Peter Konwitschny 23 ans plus tôt, le 30 juin 1998, pour le Festival d'opéras de Munich, ville où fut également jouée pour la première fois le poème lyrique de Richard Wagner dans son intégralité, le 10 juin 1865.

Après une vision humoristique et distanciée de l'amour fou à laquelle Waltraud Meier s'est régulièrement livrée sur cette scène, le regard que propose le metteur en scène polonais s'intéresse à l'autre facette de l'ouvrage, le passage de la vie à la mort. Seront donc forcément déçus ceux qui ne veulent y voir que l'extase suprême du second acte, une sorte de métaphore de l'accomplissement du désir sexuel qui est devenu un cliché dans le milieu des amateurs lyriques.

Jonas Kaufmann (Tristan)

Jonas Kaufmann (Tristan)

La mort est présente partout et est signifiée de différentes manières. Il y a d'abord ces mannequins qui représentent des êtres désincarnés car éteints, et deux acteurs, grimés en mannequins, interviennent aussi dès le prélude pour décomposer la gestuelle sensible et affective l'un envers l'autre, ou bien plus tard pour fournir les armes qui mèneront Tristan sur le chemin de la mort. Cette gestuelle est fortement travaillée afin de laisser le doute le plus longtemps possible sur le fait qu’il s’agisse de pantins commandés ou bien de personnes réelles.

Il y a également ce luxueux décor en bois noble et sculpté qui encadre tout l'espace scénique, et qui comporte sur chacun de ses murs deux grandes portes sur fond noir qui évoquent la séparation entre deux êtres. Cette salle, surmontée de deux trophées de chasse, réunit plusieurs symboles : la fierté ancestrale du trône royal du roi Marke, la célébration des forces de l'au-delà, la monumentalité comme lieu de rituel mortifère.

Enfin, dès la fin du prélude, une magnifique vidéographie représente la vue vers l'est depuis le pont d'un navire glissant sur une mer noire, comme si le voyage d'Irlande vers la Cornouaille pouvait être comparé à la traversée du Styx. Isolde semble entraînée à travers un couloir de cabines sans fin, et deux oiseaux blancs - peut être un amour pur - suivent ce long mouvement qui s'achève sur les deux portes du palais.

Okka von der Damrau (Brangäne) et Anja Harteros (Isolde) - Photo Bayerische Staatsoper / W.Hösl

Okka von der Damrau (Brangäne) et Anja Harteros (Isolde) - Photo Bayerische Staatsoper / W.Hösl

Kirill Petrenko et l'orchestre d’État de Bavière impriment d'emblée leur marque, un flux d'une grande vélocité, une compacité orchestrale luxueuse, une plénitude lumineuse et un panache instrumental luxuriant, ce débordement de vie augure d'une très belle entrée en matière.

Puis s'élève l'Isolde hautement aristocratique et dominatrice d'Anja Harteros. Long et haut pantalon noir, chemisier jaune flamboyant, la voix est ardemment percutante, puissante et focalisée, chargée de clairs aigus nimbés d'éclats de velours noir. Il y a par ailleurs une grande adéquation entre la richesse d'expressivité de cette grande artiste et l'effervescence orchestrale. Son personnage prend des dimensions combatives phénoménales, sa gestuelle est toujours en phase avec son rang social élevé, et elle préserve toute la féminité de son être sans l'alourdir. Le galbe vocal reste souple et d'une texture colorée et homogène.

Face à elle, Okka von der Damerau est une fantastique Brangäne, avec un aigu d'argent vibrant qui s'épanouit latéralement et un souffle opulent qui la rendent un peu surhumaine. La relation entre les deux femmes est naturelle même si de par ses regards et gestes critiques la servante cherche à influer sur la situation.

On la voit au premier acte soigner un soldat devenu fou – les dérèglements de ce personnage sont fortement travaillés -, mais la puissance hypnotique des échanges entre les deux femmes occulte l'attention qui pourrait plus reposer sur lui.

Jonas Kaufmann (Tristan) - Photo Bayerische Staatsoper / W.Hösl

Jonas Kaufmann (Tristan) - Photo Bayerische Staatsoper / W.Hösl

Quant à Tristan, il est représenté comme un somptueux militaire de haut-rang en tenue blanche, un homme faisant partie d’un système militaire et social bien établi, mais qui n’a pas l’assurance de son Isolde. Jonas Kaufmann excelle à jouer ces hommes un peu perdus et qui ont toujours quelque chose de touchant. Le passage dans l’autre monde lorsqu’il partage le filtre avec la Reine est étrangement représenté par des effets d’hallucinations méandreux et vivement colorés, mais l’on ne sait pas à ce moment là ce que cela signifie.

La seconde partie entre véritablement dans le travail d’interprétation. Après une scène de chasse qui se produit dans la même salle et qui permet de voir directement les joueurs de cors qui renforcent le caractère oppressant de la haute-société du roi Marke, la scène suivante montre la véritable aspiration d’Isolde à travers une vidéo où on la suit dans ses déambulations à travers un labyrinthe d’escaliers qui la mène à une petite chambre où tout semble bien disposé, sans fenêtre, comme s’il on était dans un petit coin isolé au bout du monde. Il ne se passe que quelques minutes avant qu’on ne la voit s’allonger sur le lit comme s’il s’agissait d’attendre quelque chose ou quelqu’un.

On pense alors énormément à la séquence du film « The Hours » de Stephen Daldry inspirée du roman de Virginia Wolf, Mrs Dalloway, où l’on voyait Laura Brown mettre en scène son suicide alors que des eaux verdâtres envahissaient sa chambre d’hôtel

Anja Harteros (Isolde)

Anja Harteros (Isolde)

La question qui se pose de toute évidence est pourquoi cette Isolde si assurée aspire à la mort, et qu’a t-il pu arriver pour qu’elle et Tristan passent tout le duo d’amour à échanger chacun séparément assis dans un confortable fauteuil avec une telle difficulté à entrer en connexion physique ? Et ce que montre alors Krzysztof Warlikowski est non pas une mise en scène de l’Amour idéalisé et humainement impossible tel que le spectateur viendrait rechercher la représentation chez Wagner pour sa propre aspiration personnelle, mais un Amour impossible irréalisable entre les deux amants eux-mêmes qui ne voient comme unique issue que de passer par le suicide pour trouver dans la mort une possibilité de vivre cet amour.

La vidéo ne se substitue pas à l’action scénique, car elle reste longtemps figée sur l’image de ce lit où gît Isolde. Elle s'insère dans la scénographie comme un élément de décor et crée, par son esthétique soignée, une fascinante image qui hante la mémoire car elle annonce la fin dans le silence.

L’arrivée du Roi Marke se produit au moment où Tristan et Isolde se préparent à passer à l’acte mortel, mais ils retombent dans un univers conventionnel où pèse le poids de la hiérarchie sociale et des ancêtres. Tristan saisit alors sa chance, si l’on peut dire, en se jetant sur l’épée tendue par Melot.

Dans cette seconde partie, Mika Kares incarne un Roi Marke sévère et uniforme en couleur de tessiture, mais n’a pas l’occasion de montrer les différents affects du monarque car une distance affective est aussi opérée entre lui et les amants.

Mika Kares (Le Roi Marke)

Mika Kares (Le Roi Marke)

Anja Harteros reste souveraine, et Jonas Kaufmann, parfois tenté de trop alléger dans les aigus, met en place sa belle tonalité sombre et poétique qui va se déployer totalement dans un dernier acte fort émouvant.

Car tout dans ce dernier acte est conçu pour faire ressentir le vide vital et la froideur du passage de la vie à la mort. Deux mondes sont représentés, celui bien réel de Kurwenal qui assiste à l’agonie de Tristan , et celui de Tristan qui est déjà en train de changer de monde et que l’on perçoit à partir d’une scène où onze enfants inertes, à nouveau des mannequins, sont assis autour d’une grande table et près du cor anglais. La lumière suggère celle d’une Lune glaciale suspendue au dessus de la scène.

Un des mannequins est animé par un acteur bien réel qui échange régulièrement de position avec Jonas Kaufmann pour montrer l’imbrication entre ces deux mondes.

Ce qu’il y a de poignant dans cette image est que les enfants représentent ce qu’il y a de plus vivant en ce monde, et de les voir ainsi figés renvoie à chacun les souvenirs d’une enfance insouciante, du temps passé et d’une vie qui a disparu.

Se superposent à cela la chaleur exaltée de la direction phénoménale de Kirill Petrenko, des plaintes inouïes qui ressortent du riche réseau orchestral, et aussi la douceur à fleur de peau de Jonas Kaufmann qui interprète un Tristan d’une telle beauté mélancolique qu’elle induit un très ambigu sentiment de plénitude irrésistiblement bouleversant dans une atmosphère pourtant cliniquement froide.

Kirill Petrenko

Kirill Petrenko

Wolfgang Koch semble presque trop vivant et enthousiaste par cette présence bien ancrée qu’il dégage à l’avant scène, et la résolution est totale lorsqu’Isolde apparaît pour se suicider à l’aide d’un poison afin de rejoindre Tristan. Le monde de Marke est quant à lui conventionnel jusqu’au bout dans ses réactions au moment de la découverte de la mort de Tristan, mais le roi a le réflexe de déposer un lys blanc en geste d’affection et de reconnaissance pour la pureté du chevalier.

Le Liebestod est alors chanté simplement, avec aplomb et rayonnement mais sans affectation appuyée, devant un fond blanc qui, à la toute fin, enchevêtre nébuleusement des images autour du lit de Tristan ou Isolde où Anja Harteros et Jonas Kaufmann peuvent enfin ouvrir les yeux pour s’admirer pleinement en un sourire complice. Mais leurs mains ne se touchent toujours pas.

Wolfgang Koch (Kurwenal), Anja Harteros (Isolde) et Jonas Kaufmann (Tristan)

Wolfgang Koch (Kurwenal), Anja Harteros (Isolde) et Jonas Kaufmann (Tristan)

Un spectacle fortement méditatif, construit sur un troublant contraste entre la gravité du sujet, la recherche de l’expression de l’amour par la mort, et le déchaînement baroque en timbres et couleurs de ces cordes gorgées de lumières filant dans la fosse pour se métamorphoser en un jaillissement de splendides corolles boisées et cuivrées, afin d'apparaître comme une véritable célébration de la vie.

Claude Bardouil, Malgorzata Szczęśniak et Krzysztof Warlikowski

Claude Bardouil, Malgorzata Szczęśniak et Krzysztof Warlikowski

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Publié le 7 Novembre 2018

Lohengrin (Richard Wagner)
Représentation du 03 novembre 2018

Opéra de Stuttgart

Heinrich der Vogler Goran Jurić
Lohengrin Michael König
Elsa von Brabant Simone Schneider
Friedrich von Telramund Martin Gantner
Ortrud Okka von der Damerau
Der Heerrufer des Königs Shigeo Ishino

Direction musicale Cornelius Meister
Mise en scène Árpád Schilling (2018)

Staatsopernchor & Staatsorchester Stuttgart

   Michael König (Lohengrin) et Simone Schneider (Elsa) - Photo Oper Stuttgart

 

Portée par une direction feutrée, et d’apparence alanguie au cours de l’ouverture, qui s’épanouit par la suite en un souffle majestueux et effleurant comme si une brume mélancolique expirait du chant même des solistes, l’interprétation de ce Lohengrin donné en ouverture du mandat de Viktor Schoner est d’une telle harmonie que l’on en reste charmé du début à la fin.

Cornelius Meister, le nouveau directeur musical du Württembergische Staatsorchester Stuttgart, déploie ainsi un velours d’une douceur envoûtante tout en renforçant de la chaleur des cuivres le corps des cordes si irrésistiblement fines. La théâtralité se vit ainsi tout le long de l’œuvre dans la respiration de mouvements orchestraux denses et d’une fluidité somptueuse.

Michael König (Lohengrin) et Simone Schneider (Elsa) - Photo Oper Stuttgart

Michael König (Lohengrin) et Simone Schneider (Elsa) - Photo Oper Stuttgart

Et, à la manière d’un peintre choisissant de donner une patine homogène aussi bien aux timbres sonores qu’à la pâte musicale, l’ensemble de la distribution se retrouve dans une unité de grain de voix très agréable à l’écoute.

Rien que le Lohengrin de Michael König, qui rappelle la subtilité fumée de Jonas Kaufmann, se fond sans le moindre dépareillement dans ce flux coulant en arborant une posture débonnaire et une constance d’émission sans surtension prononcée.  Il incarne un héros malgré lui à la sensibilité écorchée.

Femme enfant, l’Elsa de Simone Schneider donne par moment l’impression de pleurer son chant tant elle s’imprègne d’une inconsolable tristesse. Fort émouvante, d’une coloration mate et frémissante, elle trouve également des expressions de spontanéité attachantes qui rendent son personnage ravissant par le naturel avec lequel il s’insère dans la scénographie.

Michael König (Lohengrin) et Simone Schneider (Elsa) et le peuple

Michael König (Lohengrin) et Simone Schneider (Elsa) et le peuple

Symbolisant un homme de pouvoir déchu, le Telramund de Martin Gantner, un baryton clair et solide, est d’une contemporanéité implacable. Aucune faille dans la grande scène qui l’oppose à Ortrud, ce chanteur décidé et survolté est d’un tel engagement que l’on croirait son énergie de taille à s’opposer à tout un peuple. Un grand artiste !

Ortrud, justement, est fort bien défendue par Okka von der Damerau qui, si elle n’exagère pas la nature vipérine de la femme du Comte qu’elle rajeunit par sa silhouette pulpeuse et  son tempérament rayonnant, prend beaucoup de plaisir visible à dominer tout son monde. Voix bien projetée aux aigus d’un métal éclatant, elle garde cependant une certaine mesure dans son incisivité, et l’on ressent plus d’arrogance que de ruse dans la personnalité qu’elle défend.

Martin Gantner (Telramund) et Simone Schneider (Elsa) - Photo Oper Stuttgart

Martin Gantner (Telramund) et Simone Schneider (Elsa) - Photo Oper Stuttgart

Le Heinrich de Goran Jurić est quant à lui un homme qui domine la situation avec une certaine fierté assurée qui n’est pas sans rappeler les grands rôles de basses bouffes de Rossini ou Donizetti.

Enfin, le formidable Herault d’armes de Shigeo Ishino est d’une prestance et d’une assurance éblouissantes que l’on ne rencontre que rarement dans ce rôle pourtant secondaire. Ce baryton japonais est véritablement une perle rare de la troupe de l’opéra de Stuttgart.

Avec une évidente économie de moyens, la mise en scène d' Árpád Schilling montre simplement comment un peuple se choisit un héros qu’elle désigne pour faire tomber l’ancienne oligarchie, mais qui se révèle être un homme en lequel Elsa, une fille du peuple, cherche à combler ses lacunes affectives. Le cygne, un jouet inerte, symbolise cette quête à laquelle s'attache Elsa.

Michael König (Lohengrin), Simone Schneider (Elsa) et Martin Gantner (Telramund) - Photo Oper Stuttgart

Michael König (Lohengrin), Simone Schneider (Elsa) et Martin Gantner (Telramund) - Photo Oper Stuttgart

Le peuple, bariolé de couleurs, chanté par un chœur magnifique d’élégie, est en fait le protagoniste principal qui manipule les individualités de façon irresponsable, et dont Elsa défie la violence au moment de la chute de Lohengrin, remplacé lui-même par un autre leader sans charisme soutenu par Ortrud.

Le propos est intelligent par la description des motivations et de la vacuité du populisme qu’il représente, mais élude totalement le sens wagnérien du personnage de Lohengrin et le sens de son existence, puisqu’il n’est plus qu’une image.

Et la scène d’ouverture du second acte, d’où se détache la silhouette de Telramund sous les lumières d’une ville semblant provenir du fond d’une vallée, est absolument impressionnante par son ambiance dramatique épurée, le tableau le plus fort de la production.

Simone Schneider (Elsa) et le peuple - Photo Oper Stuttgart

Simone Schneider (Elsa) et le peuple - Photo Oper Stuttgart

Sylvain Cambreling, le prédécesseur de Cornelius Meister, et Titus Engel, venu à Stuttgart pour diriger à la Paketpostamt Le Château de Barbe-Bleue, étaient présents ce soir-là.

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Publié le 31 Juillet 2016

Un Ballo in Maschera (Giuseppe Verdi)
Représentation du 27 juillet 2016
Bayerische Staatsoper
Opernfestspiele - Munich

Riccardo Piotr Beczala
Renato Franco Vassallo
Amelia Anja Harteros
Ulrica Okka von der Damerau
Oscar Sofia Fomina
Silvano Andrea Borghini
Samuel Anatoli Sivko
Tom Scott Conner
Oberster Richter Ulrich Reß
Diener Amelias Joshua Owen Mills

Direction Musicale Daniele Callegari
Mise en scène Johannes Erath (2016)

Bayerisches Staatsorchester et  Chor der Bayerischen Staatsoper                 Sofia Fomina (Oscar)

Composé dans la veine artistique du Grand Opéra - un genre d'opéra historique écrit pour être représenté sur la grande scène de l'Opéra de Paris, et genre auquel Giuseppe Verdi s'attacha pendant 30 ans depuis  'Les Vêpres siciliennes' jusqu'à la réécriture de 'Don Carlos' pour la Scala de Milan - , 'Le Bal Masqué' est une réduction du livret qu'Eugène Scribe écrivit pour l'opéra 'Gustave III' de Daniel Auber.

Renommé 'La Vendetta in domino', puis 'Un Ballo in Maschera', le livret de l'opéra subit un important travail de révision afin qu'il ne suggère plus l'assassinat d'un monarque.

La trame de l'histoire se déroule donc à Boston et le Roi n'est plus qu'un Comte tout à fait comparable au Duc de Mantoue de 'Rigoletto', Duc qui est lui-même inspiré du personnage de François Ier.

Depuis sa création à Rome, en 1859, cet opéra de Verdi créé juste avant les grands évènements d'unification de l'Italie est devenu un de ses ouvrages les plus représentés à travers le monde.

Sofia Fomina (Oscar)

Sofia Fomina (Oscar)

Pour sa première collaboration avec l'Opéra d'Etat de Bavière, le metteur en scène allemand Johannes Erath a cependant choisi d'éliminer toute allusion au contexte du livret et à ses différentes unités de lieu, afin de resserrer l'enjeu psychologique uniquement sur le trio amoureux formé par Amelia, Riccardo et Renato.

Ainsi, il construit sa dramaturgie au coeur d'un décor unique constitué d'une vaste chambre à coucher, dont le lit central est le point focal d'une spirale colorée de motifs en forme de damier noir et blanc.

Par symétrie, le lit apparaît également inversé au plafond où l'ombre d'un personnage annonce à chaque fois un des évènements qui suivra, suggérant ainsi le revers du destin.

L'escalier en colimaçon du fond de scène participe de la même manière à ce sentiment d'inéluctable et à la symétrie de l'ensemble.

Sofia Fomina (Oscar) - au centre - et le choeur

Sofia Fomina (Oscar) - au centre - et le choeur

L'obsession amoureuse aspire ainsi les passions morbides et criminelles, et la sorcière Ulrica, incarnée par la belle sensualité vocale d'Okka von der Damerau, apparait telle une muse - son arrivée en contre-jour est saisissante - qui veille sur Riccardo en attendant sa fin proche.

Des pulsions inattendues sont mises à nue, Amelia semblant vouloir passer à l'acte criminel, et même au suicide, avant qu'elle ne se ressaisisse.

Le spectacle évoque alors une comédie musicale américaine où Piotr Beczala et Anja Harteros seraient les parfaits sosies de Cary Grant et Audrey Hepburn.

Cette impression est renforcée par la direction musicale de Daniele Calligari qui dirige avec la même neutralité affichée dans 'Il Trovatore' à l'Opéra Bastille cette saison.

Piotr Beczala (Riccardo)

Piotr Beczala (Riccardo)

Car, après une ouverture fluide et légère, il donne à la musique une ligne soignée mais peu contrastée et peu théâtrale où, par exemple, les accompagnements de flûtes ne se distinguent que si l'on y prête véritablement attention.

Bien loin de tirer des traits dramatiques et saillants, les cuivres, eux-aussi, semblent bridés pour ne pas donner à l'orchestre une présence trop dominante sur les chanteurs.

Quant aux mouvements des cordes, ils n'expriment jamais la fougue et les tourments que Semyon Bychkov avait exalté avec toute sa passion slave lorsqu'il dirigea le 'Bal Masqué' à l'Opéra de Paris sous la direction de Gerard Mortier.

La musique de Verdi résonne donc plus comme un fond musical qui enveloppe l'histoire sans prendre prise sur l'auditeur, à une seule exception quand, la clameur du choeur, toujours superbe à Munich, s'élèvant, les musiciens se joignent à lui d'un élan spectaculaire et harmonieusement lié aux chanteurs.

Les solistes étant de fait mis au premier plan, leur interprétation vocale réserve avec bonheur d'ennivrants effets de styles et de grands moments d'intensité.

Okka von der Damerau (Ulrica)

Okka von der Damerau (Ulrica)

Naturellement, Anja Harteros est une Amelia d'une finesse noble et mature qui laisse de côté tout sentimentalisme pour incarner une femme rongée par la noirceur.

Chant extrêmement puissant et dirigé en faisceau déchirant, elle décrit avec la même maîtrise la délicatesse des méandres de son coeur par des variations ornementales souples et délicates au souffle infini, qui dépeignent avec précision et raffinement la richesse d'âme de son personnage.

Franco Vassallo, dans un rôle qu'il connait depuis plus de dix ans, est lui aussi happé par l'enjeu du drame. Il incarne avec une voix à la fois ample et intériorisée un Renato fort et déterminé.

De très beaux et impressionnants moments de présence, et une évolution psychologique qui part d'une forme de légèreté pour aboutir à une tension qui se libère avec une générosité conquérante.

Un de ses personnages verdiens les plus brillants car il conjugue une certaine sévérité et un volontarisme qu'il sait fortement ancrer sur la scène.

Anja Harteros (Amelia)

Anja Harteros (Amelia)

Piotr Beczala, dont on connait surtout les affinités avec le chant français, a toujours un défaut de brillance dans des aigus qui s'atténuent sensiblement sans que la musicalité ne soit atteinte pour autant, alors que son chant révèle une richesse de couleurs dans le médium sur lequel il peut construire un caractère.

Certes, le personnage de Riccardo est très superficiel dans cette mise en scène, mais il pourrait avoir beaucoup de charme s'il était chanté avec la rondeur et la chaleur italienne que l'on ne trouve que trop peu ici.

Beczala joue en tout cas avec une confiance sans faille qui rend le Comte bien sympathique, et laisse ressortir une jeunesse qui conviendrait pourtant mieux à un Roméo tant il chante à coeur ouvert.

Franco Vassallo (Renato) et Anja Harteros (Amelia)

Franco Vassallo (Renato) et Anja Harteros (Amelia)

Oscar piquant, Sofia Fomina prend beaucoup de plaisir à lui donner un visage pervers et provocateur, d'autant plus que Johannes Erath lui donne une ambiguïté qui la valorise et dévoile, au final, son caractère féminin et ses attentes masquées.

Un avantage qui la démarque d'Ulrica dont la nature maléfique tombe, ce qui permet à Okka von der Damerau, avec ses allures de Maria Guleghina vengeresse, de mettre en avant les belles couleurs chaudes de son timbre.

Elle a moins d'ampleur dans les graves ce qui ne la rend cependant pas aussi inquiétante que le livret ne le laisse penser.

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Publié le 4 Août 2014

Der Ring des Nibelungen (Richard Wagner)
Bayreuther Festspiele 2014

27 juillet - Das Rheingold
28 juillet - Die Walküre
30 juillet - Siegfried
01 août - Götterdämmerung

Direction Musicale Kirill Petrenko

Mise en scène Frank Castorf
Décors Aleksandar Denic
Costumes Adriana Braga Peretzki
Lumières Rainer Casper
Video Andreas Deinert

 

                                                                                                   Elisabeth Strid (Freia)

 

Wotan / Der Wanderer Wolfgang Koch                Siegmund Johan Botha
Fricka / Waltraute / 2. Norn Claudia Mahnke      Sieglinde Anja Kampe
Loge Norbert Ernst                                             Brünnhilde Catherine Foster
Alberich Oleg Bryjak*                                        Hunding Kwangchul Youn*
Mime Burkhard Ulrich                                        Helmwige / 3. Norn Christiane Kohl
Fasolt Wilhelm Schwinghammer*                       Ortlinde Dara Hobs
Fafner Sorin Coliban                                            Grimgerde Okka von Der Damerau*
Freia Elisabeth Strid                                            Rossweisse Alexandra Petersamer
Erda / Schwertleite Nadine Weissmann                Gutrune / Gerhilde Allison Oakes
Donner Markus Eiche*                                      Woglinde / Waldvogel Mirella Hagen
Froh Lothar Odinius                                           Siegfried Lance Ryan
Flosshilde / 1.Norn Okka von Der Damerau      Hagen Attila Jun
Wellgunde / Siegrune Julia Rutigliano                 Gunther Alejandro Marco-Buhrmester

*changement d’interprète par rapport à 2013

Fortement chahuté lors de sa création, et à nouveau cette année, le Ring mis en scène par Frank Castorf oblige à réfléchir au sens que la Tétralogie de Wagner représente pour ses admirateurs : une grande saga épique et mythologique, une fresque d’une profondeur de sentiments exaltante, ou bien la narration d’un monde dominé par des forces cupides, violentes et détraquées où l’Amour n’est qu’un rêve idéal qui ne peut y survivre ?

Wilhelm Schwinghammer (Fasolt)

Wilhelm Schwinghammer (Fasolt)

C’est ce dernier point de vue que le directeur de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin a choisi, et, en raccrochant la légende des Nibelungen à l’histoire récente, depuis les premières exploitations du pétrole du Caucase, jusqu’à l’avènement du système financier mondial, il s’évertue à montrer comment l’humanité, dans sa plus banale vie, avance alors que des forces politiques et idéologiques la contraignent au point de faire de ses sentiments humains une valeur éphémère.

Das Rheingold

Dans Rheingold, situé dans un petit motel doté d’une station-service et d’une piscine bordant une autoroute du Texas, Frank Castorf reconstitue tout un univers foisonnant où les dieux, géants et nains sont tous ramenés à des personnages humains : filles du Rhin et Freia en filles faciles, Erda en maîtresse des lieux qui dame le pion à Fricka, Wotan en grand jouisseur, Fasolt et Fafner en casseurs etc..

Norbert Ernst (Loge)

Norbert Ernst (Loge)

Chez ces dieux on picole beaucoup, on se bat pour les filles, on recherche le profit - Alberich entasse minutieusement son or pendant que chacun règle ses comptes – et le pétrole est une nouvelle richesse introduite dans ce prologue comme point de départ d’une course à la maitrise des richesses énergétiques qui deviendra le fond historique des trois journées suivantes.

Wolfgang Koch (Wotan) et Nadine Weissmann (Erda)

Wolfgang Koch (Wotan) et Nadine Weissmann (Erda)

La force de ce premier volet réside dans l’incroyable cohésion dramaturgique qui unit tous les artistes, qui doivent jouer en permanence sur scène même lorsqu’ils ne chantent pas, car des caméras filment l’arrière scène autant que l’intérieur du bâtiment. Le spectateur est saturé d’actions et d’images, mais ce qui le captive le plus est la manière dont tous ces personnages semblent si vrais, comme si le metteur en scène avait demandé aux chanteurs de penser à leurs propres scènes intimes, avec leurs moments de paniques, de cacophonies, mais aussi leurs instants de rêveries.

Der Ring des Nibelungen (Petrenko - Castorf) Bayreuth 2014

Ainsi, Norbert Ernst est un Loge toujours aussi émouvant et conciliateur, aux faux-airs de Candide, Sorin Colban un impressionnant Fafner, Wilhelm Schwinghammer un Fasolt au chant agréablement langoureux, Elisabeth Strid une Freia de feu, et les voix des trois filles, Okka von Der Damerau, Mirella Hagen et Julia Rutigliano s’harmonisent merveilleusement.

Quant à l’Alberich d’Oleg Bryjak, son indéniable présence ne fait cependant pas oublier le charisme de Martin Winkler.

Die Walküre
 

Le premier volet de cette tétralogie, déjà bien commenté l’année précédente, se déroule à Bakou, au moment où les compagnies pétrolières occidentales vont devoir céder leur monopole pétrolier à la révolution russe. Le décor est un monumental fort en bois qui cache un puit de forage, et les éclairages qui l’enveloppent évoquent des horizons sombres et flamboyants visuellement fantastiques.

On l’a déjà dit, Frank Castorf a la prudence de ne rajouter aucun effet distrayant aux deux premiers actes, où se déroulent des scènes intimes entre frère et sœur, mari et femme et père et fille. Seule entorse dramaturgique, la scène entre Wotan et Fricka est présentée comme une scène de couple d’exploitants, sans lien entre les deux personnages de Rheingold.

                                                                                           Kwangchul Youn  (Hunding)

Quant à Brunnhilde, elle prépare elle-même les charges de nitroglycérine qui serviront à l’excavation des zones pétrolifères.

Le troisième acte correspond à l’attaque de ce fort, la scène des Walkyries est bien mieux intégrée théâtralement que le livret de Wagner, qui en fait une scène à part, et Wotan reprend son rôle dominant.

Claudia Mahnke (Fricka)

Claudia Mahnke (Fricka)

Wolfgang Koch paraissait un bien meilleur Wotan dans Rheingold que l’année précédente, il impose dorénavant un grand rôle, pour lequel il est à la fois un interprète non pas dépassé par la situation, mais volontaire, comme s’il ne voulait pas lâcher de son pouvoir, avec hargne et séduction dans le timbre.

Et à nouveau, Claudia Mahnke est une magnifique Fricka, impériale avec sa voix aux mille reflets chatoyants.

 Anja Kampe (Sieglinde) et Johan Botha (Siegmund)

Anja Kampe (Sieglinde) et Johan Botha (Siegmund)

Le couple formé par Anja Kampe et Johan Botha fonctionne tout aussi bien, mais la chanteuse allemande a un tempéramment expressif et une franchise passionnée dans les attaques en décalage complet avec l’immobilisme corporel du ténor, plus convaincant dans les passages héroïques que pour la tendresse intime des sentiments.

Kwangchul Youn est un splendide et presque trop noble Hunding, mais ce n’est plus une surprise.

Catherine Foster (Brunnhilde)

Catherine Foster (Brunnhilde)

Elle avait eu quelques difficultés à démarrer dans son rôle en 2013, Catherine Foster est cette année une très grande Brunnhilde, une très belle voix claire et dorée avec des inflexions violentes et attendrissantes, qu’elle ne fait qu’enrichir jusqu'à la scène finale du Crépuscule des Dieux.

Et Kirill Petrenko emmène l’orchestre vers des sommets où la musique de Wagner devient un art multidimensionnel dont on ne compte plus la pluralité des plans sonores. Le spectacle est pris dans un univers musical profond, un bouillonnement magmatique dont l’énergie ne cesse de se regénérer par ce que l’on aurait envie d’appeler un 'miracle'.

Les Walkyries

Les Walkyries

Les couleurs des cuivres, amples et parfaitement lissées, émergent d’une fantastique atmosphère de cordes vivantes et mues par de grands mouvements tout en contrastes et nuances. C’est quelque chose d’inouï à entendre, une expérience d’une densité inimaginable, qui ne laisse aucunement transparaître la difficulté du travail nécessaire pour y arriver. Wotan en sort encore plus magnifié dans ses grands monologues.

Siegfried

Burkhard Ulrich (Mime)

Burkhard Ulrich (Mime)

S’il n’y avait qu’un volet à revoir de cette tétralogie, Siegfried serait l’incontournable.
C’est, en premier lieu, l’occasion de découvrir l’incarnation démente qu’en fait Lance Ryan.
Son personnage porte en lui une ambiguïté extrême, une allure romantique mais une voix large au timbre ingrat qui, pourtant, caractérise à merveille cet homme déterminé, attendrissant par sa méconnaissance de ses origines, et violent dans toute son ignorance.

Et au réveil de Brunnhilde, il est même incroyablement touchant d’incrédulité au pied de cette femme qui chante sa joie de revivre enfin.

Der Ring des Nibelungen (Petrenko - Castorf) Bayreuth 2014

Il est très proche, vocalement, du Mime d’ Burkhard Ulrich, lui aussi excellent acteur et chanteur, et Frank Castorf situe leur logis au pied d’un Mont Rushmore sculpté par des visages de grands idéoloques communistes.
L’image est saisissante en ce qu’elle porte comme symbole pesant sur la destinée humaine.

Le combat entre Siegfried et Wotan, livré au sommet de cette montagne dominée par les ombres de la nuit, n’en est que plus dramatique.

Mirella Hagen (L'oiseau) et Lance Ryan (Siegfried)

Mirella Hagen (L'oiseau) et Lance Ryan (Siegfried)

Grand moment de paroxysme, le meurtre de Fafner sur Alexander Platz à coups de mitraillette, suivi de l’assassinat au couteau de Mime, soigneusement replié par Siegfried, se déroule dans des relents orchestraux d’une noirceur suffocante qui en mettra mal à l’aise plus d’un.

Mais il y a également le très bel air de l’oiseau, sous les traits d’une danseuse de cabaret aux splendides volutes de plumes, chanté avec magie par Mirella Hagen, puis l’arrivée d’Erda où, à nouveau, Nadine Weissmann interprète une femme forte et bafouée mais encore soumise à Wotan. Comme dans Rheingold, ses mimiques, quand elle se prépare en essayant toutes sortes de perruques avant de retrouver Wotan, sont génialement drôles. L’argent coule à flots, mais plus pour longtemps.

Catherine Foster (Brunnhilde) et Lance Ryan (Siegfried)

Catherine Foster (Brunnhilde) et Lance Ryan (Siegfried)

Quant au duo d’amour final de Siegfried et Brunnhilde, il est démythifié par Castorf, les deux crocodiles de l’année précédente qui s’agitent à leurs pieds ayant même donné naissance à un petit qui viendra se faufiler parmi le couple. Tout est fait pour distraire de la musique de Wagner, ce qui peut agacer.

Götterdämmerung
 

Cette démythification de l’Amour se prolonge au début du premier acte du Crépuscule des Dieux, même si l’on peut croire à cet échange timide et banal sur un simple banc.

Les trois Nornes chantent magnifiquement, mais Siegfried est cette fois bien plus violent et détraqué que dans la version 2013 du Ring, au milieu de ce décor désolé en briques rouges de l’usine pétrochimique de Schkopau, autant évocateur d’un château en ruine que d’un univers apocalyptique.

Claudia Mahnke est à nouveau une flamboyante Waltraute qui nous engloutit dans un intense et bouleversant moment d’émotion, et elle ne sera dépassée que par Catherine Foster dans la grande scène des adieux, un monument de désespoir humain inoubliable tant elle y met du coeur jusqu'au bout.

 

                                                                                           Alejandro Marco-Buhrmester (Gunther)

 

Dans ce monde finissant, les services de restauration rapide ont remplacé les grands restaurants du système capitaliste post-communiste d'Alexander-Platz, la population noie son ennui dans l'alcool - le choeur en habits bariolés de toutes les couleurs est encore une fois puissant et enjoué - et les caïds dominent l'économie.

Avec Attila Jun, Hagen manque, certes, de noirceur rocailleuse, mais son personnage sordide et révolté est très bien joué et chanté, tout comme le Gunther d’Alejandro Marco-Buhrmester, très bel homme à l’allure androgyne sur cette scène.

Catherine Foster (Brunnhilde)

Catherine Foster (Brunnhilde)

Ensuite vient le meurtre de Siegfried, après son incroyable délire, tué sauvagement à coups de batte de baseball dans les lueurs d’un feu désolé. La marche funéraire est rendue vulgaire pour ne pas glorifier le pseudo-héros, et Brunnhilde incendie le bâtiment néoclassique de Wall Street, avant de rendre l’anneau aux filles du Rhin qui le jettent définitivement au feu. Le monde est détruit dans une totale absurdité, et une dernière vidéo montre un incongru Hagen se laissant entrainer, au gré du courant, sur une barque le long du Rhin.

Kirill Petrenko est un chef immense, sa modestie l’est tout autant.

Kirill Petrenko

Kirill Petrenko

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Publié le 3 Août 2013

Der Ring des Nibelungen (Richard Wagner)
Bayreuther Festspiele 2013
Nouvelle production du bicentenaire de
la naissance de Richard Wagner

26 juillet - Das Rheingold
27 juillet - Die Walküre
29 juillet - Siegfried
31 juillet - Götterdämmerung

Direction Musicale Kirill Petrenko

Mise en scène Frank Castorf
Décors Aleksandar Denic
Costumes Adriana Braga Peretzki
Lumières Rainer Casper
Video Jens Crull, Andreas Deinert

                                                                                                 Catherine Forster (Brünnhilde - Die Walküre)

 

Wotan / Der Wanderer Wolfgang Koch                Siegmund Johan Botha
Fricka / Waltraute / 2. Norn Claudia Mahnke      Sieglinde Anja Kampe
Loge Norbert Ernst                                             Brünnhilde Catherine Forster
Alberich Martin Winkler                                     Hunding Franz-Josef Selig
Mime Burkhard Ulrich                                        Helmwige / 3. Norn Christiane Kohl
Fasolt Günther Groissböck                                 Ortlinde Dara Hobs
Fafner Sorin Coliban                                            Grimgerde Geneviève King
Freia Elisabeth Strid                                            Rossweisse Alexandra Petersamer
Erda / Schwertleite Nadine Weissmann               Gutrune / Gerhilde Allison Oakes
Donner Oleksandr Pushniak                               Woglinde / Waldvogel Mirella Hagen
Froh Lothar Odinius                                            Siegfried Lance Ryan
Flosshilde / 1.Norn Okka von Der Damerau       Hagen Attila Jun
Wellgunde / Siegrune Julia Rutigliano                  Gunther Alejandro Marco-Buhrmester


Depuis le Ring du centenaire du Festival de Bayreuth, galvanisé par la réalisation polémique de Patrice Chéreau en 1976, plusieurs productions lui ont succédé avec plus ou moins d’intérêt : il y eut celle de Peter Hall (1983), humaniste mais fort critiquée, puis la vision plus dramaturgique d’Harry Kupfer (1988), celle poétique d’Alfred Kirchner (1994), le concept fortement idéologique de Jürgen Flimm (2000) et les idées étranges de Tankred Dorst (2006).
 

En 2011, Eva Wagner-Pasquier et Katharina Wagner, les codirectrices du festival, choisirent, dans un premier temps, de confier la nouvelle mise en scène du Ring à Wim Venders
Mais, le cinéaste allemand ayant souhaité en faire le support d’un film en 3D et exigé des financements supplémentaires, c’est finalement Frank Castorf, le directeur artistique de la Volksbühne Berlin, qui a le privilège de proposer une nouvelle vision de ce cycle mythique, destiné à marquer le bicentenaire de la naissance de Richard Wagner.

Le régisseur s’est expliqué sur son concept dans la presse, il utilise l’histoire de l’exploitation des richesses pétrolières et son impact sur la vie humaine pour l’imbriquer dans la mythologie des Nibelungen.

                                                                                           Martin Winkler (Alberich - Das Rheingold)

 

C’est un homme de théâtre, sa confrontation avec les conventions du monde de l’Opéra entretient donc une vive espérance.

Ainsi, la mise en scène est construite autour d’un immense décor complexe ouvert sur 360° et posé sur un large plateau tournant. Ce décor, totalement différent pour le prologue et chacune des trois journées, peut présenter deux à trois unités d’espace différentes, pour lesquelles les chanteurs et les spectateurs passent de l’un à l’autre avec une fluidité naturelle harmonisée sur le cour de la musique.

 


Das Rheingold

Sorin Coliban (Fafner) et Günther Groissböck (Fasolt)

Sorin Coliban (Fafner) et Günther Groissböck (Fasolt)

La transposition que Frank Castorf et son décorateur Aleksandar Denic ont imaginé pour Das Rheingold est quelque chose de totalement exceptionnel, non pas que ce petit motel bardé de néons multicolores et situé au bord d’une autoroute du Texas, avec, en contreforts, une station service et une piscine, soit renversant, mais parce que tous les chanteurs sont entraînés dans une série d’intriques de sexe, de règlements de compte, de scènes de famille et de coups montés, en jouant avec une crédibilité effarante.

C'est simple, il n'y a pas un seul temps mort au cours de ce long feuilleton à la « Dallas ».
 

Ils ont tous une gueule d’enfer, et il faut voir le visage hilarant d‘Erda, à la « Tonton flingueur », bousculant à son arrivée tout ce monde entassé dans la même chambre, pour leur faire comprendre qu’ils doivent arrêter leurs idioties devant ce qu’elle a à dire.

Des caméramen suivent les artistes afin d’en reconstruire le film sur l’écran situé au dessus du motel, ce qui capte considérablement l’attention de l’auditeur, mais permet de suivre l'action dans les endroits peu visibles depuis la salle.

Dans cet univers à la fois beau et sordide, les filles du Rhin et Freïa ressemblent à des pensionnaires de maisons closes, toutes à la disposition de Wotan ou de Loge, aux véritables airs de proxénètes.
                                                                                        Burkhard Ulrich (Mime)

 

Erda, elle, apparaît comme la meneuse de revue la plus expérimentée, et Nadine Weissmann lui offre une jeunesse que l’on retrouve dans son timbre.
Mirella Hagen,  Julia Rutigliano et Okka von Der Damerau  forment un trio rayonnant de fantaisie, et l’opulence vocale de cette dernière renforce la sensualité qui émane naturellement d’elle.

Wolfgang Koch (Wotan) et Nadine Weissmann (Erda)

Wolfgang Koch (Wotan) et Nadine Weissmann (Erda)

Acteur entièrement libéré, Martin Winkler s’abandonne aux vulgarités violentes d’Alberich en jouant sur des facettes qui n’excluent pas le comique sympathique. Son personnage est surtout dingue et impulsif, et il vit dans une sorte de caravane en métal dans laquelle Mime s’enfuit à la fin, non sans avoir dressé, auparavant, un drapeau arc-en-ciel, que certains peuvent interpréter comme un désir de prise de pouvoir, et la revendication d’une identité sexuelle peu compatible du petit milieu macho du motel.

Le Golden Motel (Das Rheingold)

Le Golden Motel (Das Rheingold)

Tous ces chanteurs sont vraiment très bons, le Loge de Norbert Ernst flirte avec un langage caressant,  Günther Groissböck joue de son apparence musclée au cœur tendre, Sorin Coliban est d’une puissante noirceur, et, seul le Wotan de Wolfgang Koch semble, dans ce prologue, en retrait.
La direction de Kirill Petrenko, elle, ne prend pas la mesure de toute la salle, sauf à la toute fin. Le son paraît encore trop confiné dans la fosse. Il y a cependant un allant et une belle fluidité qui apparaît comme un support subtil à la densité de l'action et à la vidéographie fortement utilisée pour ce volet le mieux dirigé scéniquement de cette tétralogie.


Die Walküre
 

Après le Texas, Die Walküre nous conduit à Bakou, dans la seconde partie du XIXème siècle, lorsque cette ville était sur le point de devenir un important centre d‘extraction pétrolière incorporé à l‘Empire russe.

Après l'intensité de la veille, les deux premiers actes paraissent décevants, car on retrouve un jeu classique, mais interprété dans un impressionnant décor de ville minière aux enchevêtrements de bois complexes, construit en forme de spirale, et qui monte vers une tour de guet d’où domine une étoile rouge, un symbole du communisme.
Il est d’ailleurs amusant de remarquer sa ressemblance avec l’étoile de la compagnie pétrolière Texaco.

Les costumes des personnages sont très intriguants, car ils montrent la volonté de l’équipe artistique de décrire un milieu peu connu, donnant ainsi l’envie d’en savoir plus par soi même sur l’histoire de cette ville.
                                                                                         Catherine Forster (Brünnhilde)

 

Wotan est un vieux juif qui lit la Pravda à ses heures perdues, ce qui peut se comprendre, la famille Rothschild ayant fait son apparition à Bakou en 1883 pour prendre le contrôle de la région.
Fricka est une princesse persane, Siegmund, Sieglinde et Hunding - belle prestance de Franz-Joseph Selig - semblent appartenir à une communauté orthodoxe.

Johan Botha (Siegmund) et Anja Kampe (Sieglinde)

Johan Botha (Siegmund) et Anja Kampe (Sieglinde)

Dans cet épisode, Claudia Manke est une splendide Fricka, aux graves d'argent et douée d’une intense présence dramatique.
Le duo fort Johan Botha-Anja Kampe est lui aussi dominant, bouillonnant d'énergie, mais il lui manque cependant une crédibilité émotionnelle, alors que Catherine Forster peine un peu avec les véhémences de Brunnhilde. Elle fait entendre des aigreurs qui rappellent celles de Deborah Vogt, ce qui lui vaudra d’être fraichement accueillie à la fin du deuxième acte.
 

C'est donc une totale surprise au dernier acte car, d'une part, l'action scénique reprend du tonus, mais, surtout, Catherine Forster interprète une Brünnhilde de lumière qui rappelle la jeunesse de l'Elisabeth de Tannhäuser. Wolfgang Koch devient lui aussi bouleversant, après un second acte pourtant atone scéniquement.

Ce dernier acte constitue d’ailleurs un tournant majeur pour la première journée, comme pour le Ring complet.

En premier lieu, la fin du second acte s’achève sur une explosion visible à partir de vieux films projetés sur le décor, qui narrent l’histoire des travailleurs de cette époque. C’est le moment historique de l’attaque de Bakou par les Bolchéviques (1920), encouragés par le cartel Rockefeller-Rothschild, celui-ci même qui favorisera l’accès de Lénine et de Staline au pouvoir de l’Union Soviétique.
                                                                                            Claudia Mahnke (Fricka)

 

Le meurtre de Siegmund est donc une métaphore de ces massacres dont Wotan est lui-même le commanditaire.

Au début du troisième acte, les bolchéviques ont achevé de prendre la ville minière. Les drapeaux rouges flottent, un brouillard rougeoyant entoure les bâtiments, le chaos règne et les Walkyries sont prises de panique.

Frank Castorf retrouve une direction d’acteur vivante grâce à cette scène, et l’on entrevoit Nadine Weissmann (Erda dans Das Rheingold) mais aussi Claudia Mahnke (Fricka) parmi les huit sœurs de Brünnhilde, raison pour laquelle elle ne seront que sept à venir saluer au rideau final.

Wolfgang Koch (Wotan) et Catherine Forster (Brünnhilde)

Wolfgang Koch (Wotan) et Catherine Forster (Brünnhilde)

Wotan et Brünnhilde ont d’ailleurs changé de costumes, et peuvent être vus comme des victimes orthodoxes. Mais sur ce point, le visuel est difficile à suivre.

Le fait le plus saisissant, surtout, est le changement sensible de dynamisme de la part de Kirill  Petrenko. Il élève enfin l'orchestre et la salle entière, l‘ampleur musicale rend l’atmosphère merveilleuse, et le duo de Wotan et Brünnhilde prend une dimension irréelle. Ce déploiement sonore inattendu, dirigé avec célérité et limpidité, n’est qu’un pas en avant vers les deux journées suivantes.

Décor acte III (Die Walküre)

Décor acte III (Die Walküre)

Catherine Forster reçoit, au rideau final, une ovation généreuse et magnifique, elle en touche le sol de la main comme un signe de chance, un bouleversement de situation très beau à voir.
Ce sera, sans doute, un des souvenirs marquants de ce premier cycle du Ring.

 

 

Siegfried

Lorsque le rideau se lève sur la seconde journée du Ring, les idéologies communistes sont passées.
Le décor ne comprend plus que deux faces grandioses, une copie du mémorial du Mont Rushmore représentant les sculptures des effigies d’Engels, Lénine, Staline et Mao, et, en face arrière, une copie de la gare d’Alexander Platz et de l‘horloge universelle Urania, telles qu’elles existent dans les années 80.

Décor du Mont Rushmore (Siegfried) au réveil de Brünnhilde

Décor du Mont Rushmore (Siegfried) au réveil de Brünnhilde

On retrouve la caravane avec laquelle Mime avait quitté le Texas; il y vit avec un homme à tout faire, l’ours qui, enchainé, cherche en se cultivant un moyen de libération.
Lorsque l’on découvre Siegfried sous les traits de Lance Ryan, l’impression immédiate est négative. Le personnage paraît sans âme, prêt à tout tenter, même le pire.

Le couple qu’il forme avec Burkhard Ulrich est particulièrement noir, car le ténor canadien a une voix large et puissante mais un timbre ingrat qui lui permettrait d’être Mime lui-même. 
Son partenaire allemand compose également un Mime terrible, et, lorsque l’on se souvient des interprétations de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke et Torsten Kerl à l’Opéra Bastille, cette saison, ces derniers nous réapparaissent, plus tendrement, comme des enfants de chœurs comparés aux deux interprètes monstrueux du jour.

Lance Ryan (Siegfried)

Lance Ryan (Siegfried)

Frank Castorf n’hésite pas à assombrir tous les caractères, et le malaise monte jusqu’à l’instant paroxysmique du meurtre de Fafner, homme tué par Siegfried sur Alexander Platz à coups de mitraillettes, comme étaient éliminés les derniers communistes sur ce même lieu.

Mime, lui, est liquidé dans son propre sang à coups de couteaux.

Si ce passage est d’une noirceur impressionnante, ce n’est pas uniquement à cause de la dureté de la mise en scène, de ses éclairages oppressants, mais aussi parce que Kirill Petrenko insuffle un souffle glaçant, remuant des traits grinçants et diaboliques au milieu d’un magma imprévisible.

Nadine Weissmann (Erda) et Wolfgang Koch (Wotan)

Nadine Weissmann (Erda) et Wolfgang Koch (Wotan)

Dès l’ouverture, la musique est vibrante; elle déroule des tourbillons dynamiques qui couvrent sans doute les dissonances et l’écoute de la complexité de la structure orchestrale, mais le chef possède à présent son Ring bien en main, et il ne le lâchera plus jusqu’au bout.

C’est sur Alexander Platz que Siegfried rencontre l’oiseau, sous les traits d’une danseuse de cabaret aux ailes paillettes de papillon; Mirella Hagen lui donne une couleur acide.
Siegfried ne trouve pas mieux que de la séduire avant d’accourir vers le rocher de Brünnhilde; il est déjà prêt à tomber dans les bras de toutes les femmes.

Alexander Platz (Siegfried)

Alexander Platz (Siegfried)

La rencontre entre Erda et Wotan n’en est pas moins sulfureuse, et Nadine Weissmann force les traits d’expressions véristes et disgracieuses pour cracher sa haine au visage de celui qui n’est plus rien pour personne.

Au réveil de Brünnhilde, sous le Mont Rushmore, Lance Ryan et Catherine Forster débutent un duo tendre, mais, lorsqu’ils se retrouvent sur Alexander Platz, leur exaltation atteint des outrances disproportionnées. Peut-être participent-ils au rejet voulu de tout romantisme dans cette scène finale qui nous laisse sur la vision burlesque de deux crocodiles égarés aux côtés des deux amants, et du toit triangulaire du restaurant de la Fernsehturm qui s‘érige fièrement.
Le spectateur ne doit pas croire à l’histoire d’amour naissante.


Götterdämmerung

Décor acte III (Götterdämmerung)

Décor acte III (Götterdämmerung)

Cette dernière journée de la tétralogie est la consécration absolue de Kirill Petrenko.
Le Crépuscule des Dieux est un achèvement incroyable de sa direction musicale, au point de surpasser l'intérêt pour la scène.
On y entend des enchainements complexes de motifs évanescents, puissamment dramatiques, des superpositions de lignes qui accélèrent les mouvements au bord de l‘emballement, tout cela à un rythme soutenu qui laissera tout le monde béat au sortir du théâtre.
Et l’on sent ce lien avec les personnes situées autour de soi qui accueillent ce monument de la musique magnifié dans une atmosphère surnaturelle. C’est d’une beauté inouïe surgie de nulle part.

Catherine Forster (Brünnhilde) et Claudia Mahnke (Waltraute)

Catherine Forster (Brünnhilde) et Claudia Mahnke (Waltraute)

Le lieu choisi pour illustrer la fin de ce monde est le décor désolé en briques rouges de l’usine pétrochimique de Schkopau, petite ville d’Allemagne proche de Halle et Leiptzig.
La signification de ce symbole est lourde, car ce bâtiment devint opérationnel sous le régime nazi, alors qu’une autre usine de ce type était construite à Auschwitz près d‘un camp de travail.

Après la guerre, elle passa sous le contrôle soviétique, s’orienta vers la production de biens en plastique ou à base d’élastomère, avant d’être reprise par une compagnie américaine après la chute du mur de Berlin.

Lance Ryan (Siegfried) et Allison Oakes (Gutrune)

Lance Ryan (Siegfried) et Allison Oakes (Gutrune)

Les voix des trois nornes, Okka von Der Damerau (Flosshilde dans Das Rheingold), Claudia Mahnke (Fricka et Waltraute) et Christiane Kohl, évoquent trois pythies dans tout l‘éclat de leur jeunesse, plutôt que trois sibylles sur lesquelles le temps a passé.
Les timbres des deux mezzo-soprano ont la même rondeur sombre, mais Christiane Kohl est sensiblement plus légère, avec une fragilité qui rappelle le timbre de la soprano française Anne-Catherine Gillet.

Alejandro Marco-Buhrmester (Gunther)

Alejandro Marco-Buhrmester (Gunther)

Devant la cage d’ascenseur, hors d’état de fonctionnement, elles tentent de voir l’avenir à partir de rituels sorciers, et ces images d’anciens rites africains réapparaitront, plus loin, sous forme de vidéographie.

La vie de Brünnhilde est montrée dans tout son ennui et toute sa médiocrité auprès de Siegfried. Lance Ryan, malheureusement, accuse un vibrato beaucoup plus ample qu’il y a deux jours, et, s’il ne peut émouvoir, il donne cependant l’impression d’un personnage braillard d’ivresse qui ne se contrôle plus.

Mirelle Hagen (Woglinde), Julia Rutigliano (Wellgunde) et Okka von Der Damerau (Flosshilde)

Mirelle Hagen (Woglinde), Julia Rutigliano (Wellgunde) et Okka von Der Damerau (Flosshilde)

En revanche, son incarnation scénique est toujours aussi décomplexée, sa légèreté avec les femmes, Gutrune et les trois filles du Rhin, dilue de plus en plus son caractère pour le rendre insignifiant, bien qu’il ait aussi une prestance romantique et violente qui le rende pathétique, son heure venue.

L’arrivée de Waltraute est encore un grand moment d’expressivité dramatique magnifiquement éclatant, comme Claudia Mahnke l’était déjà en Fricka, dans Die Walküre.

Dans les profondeurs de ce climat nocturne, Hagen et Gunther semblent issus du monde futuriste de Blade Runner, et les gros plans fantomatiques de leurs visages projetés sur la façade de l‘usine accentuent cette impression.

Alejandro Marco-Buhrmester est la réplique de Roy, sa  démarche est très souple, presque féminine, sa voix porte moins que ses partenaires, mais il a une vibration humaine bien particulière qui le tient à distance de toute froideur.

Attila Jun, grimé en punk, brosse un portrait assez minable de Hagen, et son manque de charisme vocal confine son rôle à un personnage subalterne, incapable de susciter le moindre effroi, ce qui sera une des raisons de la monotonie du second acte.

L’autre raison est due à Frank Castorf, qui semble n’avoir eu le temps de composer qu'une dramaturgie  classique dans cette partie, même si Siegfried, lui, ne l‘est pas du tout.

Les chœurs, hommes de main et buveurs, sont magnifiquement homogènes et brillants par ailleurs.
 

                                                                                        Lance Ryan (Siegfried)

 

Le dernier acte du Crépuscule des Dieux renoue avec la surprise et les atmosphères fortes.
Il y a la grande scène de la rencontre des filles du Rhin avec Siegfried, dans la belle limousine noire de Rheingold, une dernière illusion de jeunesse insouciante, puis, ce climat très contrasté fait d’ombres et de lumières rougeoyantes qui saisissent la tension visuelle du spectateur.

Catherine Forster (Brünnhilde)

Catherine Forster (Brünnhilde)

Le meurtre de Siegfried, à coups répétés de batte de baseball, n’épargne aucune violence, et c’est ensanglanté qu’il achève ses derniers mots dans une noirceur poignante qui évoque la destruction physique du jeune Skywalker de StarWars.

Ce Crépuscule des Dieux est vocalement celui des femmes. Allison Oakes est une Gutrune impulsive, très vive théâtralement, ce qui donne un caractère très fort à ce personnage souvent négligé. Catherine Forster est toujours aussi claire et puissante, variant les couleurs selon la tension des aigus, son point fort à défaut de graves résonnants qui pourraient mieux exprimer l’animalité de sa douleur humaine, et qui manquent dans la grande scène d’immolation finale. Son personnage n'en est pas moins grandiose, idéaliste et pur.

Décor acte III (Götterdämmerung)

Décor acte III (Götterdämmerung)

Dans ce dernier tableau, les dernières illusions tombent; Brünnhilde rend son anneau à Hagen, elle ne croit plus à l’amour, et lui, désabusé, reste tétanisé devant le feu, son rêve de pouvoir ne valant plus rien devant la puissance fatale d’un monde gouverné depuis la façade néoclassique de Wall Street.

Jens Crull (Video), Rainer Casper (Lumières), Andreas Deinert (Video), Frank Castorf (Metteur en scène), Kirill Petrenko (Directeur musical), un acteur (Rôle muet), Adriana Braga Peretzki (Costumes) et Aleksandar Denic (Décors)

Jens Crull (Video), Rainer Casper (Lumières), Andreas Deinert (Video), Frank Castorf (Metteur en scène), Kirill Petrenko (Directeur musical), un acteur (Rôle muet), Adriana Braga Peretzki (Costumes) et Aleksandar Denic (Décors)

Il fallait attendre la fin de Götterdämmerung pour voir Frank Castorf et toute son équipe venir saluer stoïquement, et avec un peu de provocation, une salle au comportement ambigu. Pendant vingt minutes, en effet, ce fut un concert de sifflets et de bouh! couvert d’applaudissements, de bravo également, les spectateurs se tenant pourtant entièrement debout.

L'Orchestre du Festival de Bayreuth

L'Orchestre du Festival de Bayreuth

Mais ce Ring violemment réaliste a plu, malgré son évacuation du sacré et de l'amour, suscité questions et réflexions, montré que les désirs humains, le goût du meurtre, le déclin civilisationnel et ses responsables ne concernent pas spécifiquement l'Allemagne, et laissé le souvenir de réminiscences orchestrales fantastiques inoubliables.

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