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Publié le 19 Janvier 2023

Tristan und Isolde (Richard Wagner - 1865, Munich)
Représentations du 17 janvier et du 04 février 2023
Opéra Bastille

Isolde Mary Elizabeth Williams
Tristan Michael Weinius
Brangäne Okka von der Damerau
Kurwenal Ryan Speedo Green
König Marke Eric Owens
Melot Neal Cooper
Ein Hirt, ein Seeman Maciej Kwaśnikowski
Der Steuermann Tomasz Kumiega

Direction musicale Gustavo Dudamel
Mise en scène Peter Sellars (2005)
Corps terrestres Jeff Mills et Lisa Rhoden, John Hay et Sarah Steben
Vidéo Bill Viola

En collaboration avec la Los Angeles Philharmonic Association et le Lincoln Center for the Performing Arts

Spectacle emblématique de la première saison de Gerard Mortier en 2005, qui réunissait Ben Heppner et Waltraud Meier sous la direction d’Esa-Pekka Salonen, ce ‘Tristan und Isolde’ novateur par l’importance donnée à la technologie vidéographique de Bill Viola n’aurait pas dû se poursuivre au-delà de 2009, car ses droits de diffusion étaient initialement limités. 

Finalement, Nicolas Joel, Stéphane Lissner, et dorénavant Alexander Neef, ont eu l’occasion de le reprendre, ce qui lui aura donné une longévité de 18 ans. 

Mary Elizabeth Williams (Isolde) et Michael Weinius (Tristan)

Mary Elizabeth Williams (Isolde) et Michael Weinius (Tristan)

Le pouvoir évocateur de ces images alliées à la musique est imparable, que ce soit la scène des cierges dans une lueur d’ambre, les flots où s’engouffrent les corps des amants, la dilution des formes, le voyage vers les fonds marins selon les méandres orchestraux, et, bien sûr, l’embrassement d’un mur de feux devant lequel surgit une femme, suivi par l’ascension de Tristan qui se désincarne dans un océan de bleu.

Pour cette sixième série - la production aura atteint 46 représentations le 04 février 2023 -, la direction musicale est confiée à Gustavo Dudamel qui vient de diriger ce même ‘Tristan Project’ au Walt Disney Concert Hall de Los Angeles du 09 au 17 décembre 2022, là où il fut créé en décembre 2004, la mise en scène de Peter Sellars étant originalement conçue pour l’Opéra national de Paris.

Okka von der Damerau (Brangäne), Michael Weinius (Tristan) et Elizabeth Williams (Isolde)

Okka von der Damerau (Brangäne), Michael Weinius (Tristan) et Elizabeth Williams (Isolde)

L’interprétation est très différente de celle de Salonen, tant la vigueur et la clarté théâtrale prédominent. Des cuivres explosifs au son compact et finement ciselés, des cordes où subsiste la sensation de la matière, une ligne dramaturgique vivante, et toujours une très belle rondeur lumineuse des vents bois, éloignent cette conception des visions plus sombres et profondes de ‘Tristan und Isolde’ où les tissures orchestrales s’évadent à l’infini.

Manifestement, ce retour au concret va de concert avec la manière dont Peter Sellars a retravaillé sa mise en scène. Ainsi, l’éclairage s’intensifie fortement sur l’action scénique afin de créer un meilleur équilibre avec les vidéos, et les personnages jouent de manière plus réelle et manifeste, avec une expression de geste plus directe. 

L’invitation au rêve symbolique et idéalisant que représente l’œuvre s’estompe subtilement afin de raconter ce drame de façon plus humaine. Une des forces de ce travail réside dans la manière de faire intervenir Brangäne, le marin et le berger, Kurwenal ainsi que les cors et le chœur depuis les galeries de l’opéra Bastille, le spectateur se sentant encerclé par les voix dont il peut aussi apprécier les timbres bruts.

Tristan und Isolde (Williams Weinius Dudamel Sellars) Opéra de Paris

La distribution réunie se soir se compose en grande partie des mêmes chanteurs invités à Los Angeles. Michael Weinius, Okka von der Damerau, Ryan Speedo Green et Eric Owens n’ont probablement pas eu besoin de trop répéter, puisqu’ils étaient du voyage Outre-Atlantique le mois dernier.

Michael Weinius, qui interprétait Erik dans la reprise du Vaisseau Fantôme’, la saison dernière, débute par une incarnation tendre et solide de Tristan. La clarté et la précision de diction prédominent, et la qualité de son timbre dans le médium lui permet d’offrir un Tristan sobre et bien chantant.

Toutefois, dans le troisième acte, les souffrances qu'endure Tristan s’expriment avec un relief insuffisamment marqué pour qu’elles soient aussi prégnantes que celles d’autres interprètes aux couleurs plus torturées, le pouvoir de l’orchestre et des images prenant ainsi le dessus.

Ryan Speedo Green (Kurwenal), Eric Owens (Le Roi Marke), Michael Weinius (Tristan), Mary Elizabeth Williams (Isolde), Neal Cooper (Melot)

Ryan Speedo Green (Kurwenal), Eric Owens (Le Roi Marke), Michael Weinius (Tristan), Mary Elizabeth Williams (Isolde), Neal Cooper (Melot)

Sa partenaire, Mary Elizabeth Williams, n’a abordé le rôle d’Isolde que tout récemment à l’opéra de Seattle en début de saison. Elle n’est pas inconnue de l’institution parisienne, puisqu’elle a remporté en 2003 le prix lyrique de l’Académie de l’Opéra de Paris dont elle était membre. 

D’emblée, c’est la tessiture puissante et aigüe qui est sollicitée, et le rendu en salle sonne d’un métal tranchant avec des couleurs très disparates. Le rendu psychologique est donc celui d’une femme fortement blessée, déstabilisée, fonctionnant à l’instinct, qui ne se recentre que dans les passages plus posés dans le médium où son timbre retrouve une pleine unité. Les nuances apaisées du Liebestod final l’illustrent pleinement, et elle ne lâche rien de l’aplomb avec lequel elle portera Isolde jusqu’au bout.

Cette interprétation écorchée, dénuée de sensualité mais non de sensibilité, a visiblement déplu à un certain public wagnérien dont la pénétrance des lâches huées a choqué d’autres spectateurs.

Mais le plus beau réside dans la réaction bien plus importante de ceux qui, notamment jeunes et situés dans les balcons, ont salué chaleureusement cette artiste, malgré toutes les réserves que l’on peut avoir, car ils représentent la part du public qui écoute autant avec son cœur qu’avec ses oreilles.

Cela prouve qu’entre un public cultivé, parfois rongé d'aigreurs, et un public de cœur, mieux vaut préférer le second.

Eric Owens (Le Roi Marke), Michael Weinius (Tristan) et Mary Elizabeth Williams (Isolde)

Eric Owens (Le Roi Marke), Michael Weinius (Tristan) et Mary Elizabeth Williams (Isolde)

Mais d’autres chanteurs faisaient aussi leurs débuts sur la scène parisienne, à commencer par Okka von der Damerau, bien connue de la scène munichoise, où elle incarnait Brangäne lors de la prise de rôle de Jonas Kaufmann dans la mise en scène de 'Tristan und Isolde' par  Krzysztof Warlikowski, et de Bayreuth où elle fut une splendide Erda l’été dernier. Largeur vocale aux reflets cuivrés, rayonnement crépusculaire intense, elle accentue la personnalité charnelle de la servante d’Isolde, et représente une forme de sagesse maternelle supérieure.

Un autre artiste attaché au New-York Metropolitan Opera depuis 15 ans, Eric Owens, apparaît pour la première fois à Bastille, dans le rôle du Roi Marke. On assiste aux pleurs monolithiques d’un père lorsqu’il se trouve auprès de Tristan, très émouvants par leur noirceur bienveillante, et non aux reproches d’un roi autoritaire, froid et dominant. Il se situe ainsi sur le même plan que Tristan, avec presque trop d’humilité.

Très expressif au jeu théâtral consistant, le Kurwenal de Ryan Speedo Green est très impliqué, avec un chant percutant, comme si il était l’ami qui secoue fortement ce Tristan qui ne semble pas réagir aux dangers de situation. 

Maciej Kwaśnikowski, Ryan Speedo Green, Eric Owens, Mary Elizabeth Williams, Gustavo Dudamel, Michael Weinius, Okka von der Damerau, Neal Cooper, Tomasz Kumiega

Maciej Kwaśnikowski, Ryan Speedo Green, Eric Owens, Mary Elizabeth Williams, Gustavo Dudamel, Michael Weinius, Okka von der Damerau, Neal Cooper, Tomasz Kumiega

Et les rôles secondaires sont très bien tenus par Neal Cooper, déjà Melot lors de la dernière reprise, Tomasz Kumiega en pilote, et Maciej Kwaśnikowski qui donne beaucoup de personnalité, avec une belle assurance, au berger et au jeune marin, d’autant plus qu’il est magnifiquement mis en valeur par ses deux apparitions situées en galeries.

Il s'agit ainsi d'une version attachante par la diversité des réactions qu’elle suscite dans la salle, et qui tend même à démystifier Wagner.

Gustavo Dudamel et Peter Sellars

Gustavo Dudamel et Peter Sellars

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Publié le 13 Juin 2022

Parsifal (Richard Wagner – 1882)
Représentations du 06 et 12 juin 2022
Opéra Bastille

Amfortas Brian Mulligan
Titurel Reinhard Hagen
Gurnemanz Kwangchul Youn
Klingsor Falk Struckmann
Kundry Marina Prudenskaya
Parsifal Simon O'Neill
Erster Gralsritter Neal Cooper
Zweiter Gralsritter William Thomas
Vier Knappen Tamara Banjesevic, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Tobias Westman, Maciej Kwaśnikowski
Klingsors Zaubermädchen Tamara Banjesevic, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Ramya Roy, Kseniia Proshina, Andrea Cueva Molnar, Claudia Huckle
Eine Altstimme aus der Höhe Claudia Huckle                  
Simon O'Neill (Parsifal)

Direction musicale Simone Young
Mise en scène Richard Jones (2018)

La nouvelle production de ‘Parsifal’ par Richard Jones ayant souffert en 2018 d’un accident de plateau qui avait engendré l’annulation de la moitié des représentations, une reprise quatre ans plus tard était nécessaire pour en faire profiter le plus de spectateurs possible.

Marina Prudenskaya (Kundry)

Marina Prudenskaya (Kundry)

Ces dernières années, l’ouvrage a connu à Paris et à l’étranger des mises en scène fortes, intelligentes et d’une grande complexité de la part de Stefan Herheim (Bayreuth 2008), Krzysztof Warlikowski (Opéra Bastille 2008), Calixto Bieito (Stuttgart 2010) ou bien plus récemment Kirill Serebrennikov (Vienne 2021), si bien que celle de Richard Jones se présente comme une antithèse qui choisit de raconter l’histoire de manière factuelle sans tenir compte de la symbolique attachée aux divers objets ou à son contexte chrétien.

Les faits se déroulent au sein d’une confrérie d’aujourd’hui (les tuniques vertes des adeptes sont marquées de l'année 1958 en caractères romains) qui veille les derniers jours de son maître spirituel et opère un rite autour d’une coupe dorée dans l’espoir de retrouver l’autre objet perdu par Amfortas, la lance.

Klingsor est présenté littéralement comme celui qui « a fait du désert un jardin de délices où poussent de démoniaques beautés », comme le raconte Gurnemanz au premier acte, et devient ainsi un généticien inventeur de créatures mi-humaines mi-plantes que Parsifal affrontera et détruira. Mais dès l’arrivée de Kundry au second acte, le metteur en scène ne travaille plus qu’une seule idée afin de montrer par un jeu d’ombres habile la métamorphose de celle-ci, mère protectrice, en femme séductrice.

Kwangchul Youn (Gurnemanz) et William Thomas (Second chevalier)

Kwangchul Youn (Gurnemanz) et William Thomas (Second chevalier)

Le principal atout de cette dramaturgie est de reposer sur un immense décor tout en longueur qui bénéficie des larges espaces latéraux de la scène pour défiler selon les différents lieux de l’action de manière totalement fluide. Richard Jones arme Parsifal d’un glaive pour bien montrer que la lance n’est qu’un objet décoratif, et non une arme magique et destructrice, et une fois de retour dans la communauté, le jeune innocent libère ses occupants en leur faisant prendre conscience qu’ils doivent se libérer avant tout de leur endoctrinement et des ‘mots’ (‘Wort’ en allemand) qui les éloignent de la vie.

Parsifal part ainsi avec Kundry vers une nouvelle spiritualité, et Jones, par son refus de relire le texte de l’ouvrage, montre à travers sa mise en scène toute la distance qu’il entretient avec ce texte qu’il invite de manière sous-jacente à laisser de côté.

Parsifal (O'Neill Prudenskaya Mulligan Young Jones) Opéra de Paris

Simone Young n’était jusqu’à présent venue qu’une seule fois à l’Opéra de Paris à l’occasion de la production des 'Contes d’Hoffmann' jouée sur la scène Bastille dans la mise en scène de Roman Polanski en octobre 1993.

Pour son retour près de trois décennies plus tard, elle se saisit d’un orchestre éblouissant avec lequel elle se livre à une lecture mesurée dans le prélude pour gagner progressivement en ampleur à partir de la scène du rituel du premier acte. Avec beaucoup de réussite dans les moments spectaculaires où la puissance des percussions et des cuivres soulève la masse orchestrale tout en préservant la chaleur du son, elle met magnifiquement en valeur la poésie et la rondeur des timbres et s’approprie l’entièreté de l’espace sonore avec une grande clarté. Et si elle ne laisse aucun silence s’installer, transparaît surtout une envie de ne pas rompre la narration et le mouvement des chanteurs et de les emporter dans une grande respiration symphonique d’une superbe luminosité. C’est particulièrement convaincant lors de la confrontation entre Parsifal et Kundry où il ne se passe quasiment rien sur une scène sombre et dépouillée.

Brian Mulligan (Amfortas)

Brian Mulligan (Amfortas)

Les ensembles de chœurs sont également splendides, et parfois féroces pour ceux qui sont sur scène, d’une élégie un peu tourmentée pour ceux qui œuvrent dans les coulisses, et d’une touchante picturalité pour les femmes situées en couloirs de galeries.

On ne présente plus Kwangchul Youn qui chante Gurnemanz sur toutes les scènes du monde et qui a laissé un souvenir mémorable dans la production de Stefan Herheim à Bayreuth. Le timbre est dorénavant plus austère mais toujours d’une pleine homogénéité si bien qu’il incarne une sagesse un peu taciturne. 

Doué d’une tessiture acide et très claire qui évoque plus naturellement l’héroïsme tête-brûlée de Siegfried, Simon O'Neill n’en est pas moins un Parsifal intéressant par la précision de son élocution et la détermination qu’il affiche, imperturbable en toute situation. Son endurance dénuée de tout glamour est un atout précieux car elle assoit un caractère viril fort.

Simon O'Neill (Parsifal) et Marina Prudenskaya (Kundry)

Simon O'Neill (Parsifal) et Marina Prudenskaya (Kundry)

Brian Mulligan ne fait certes pas oublier les accents de tendresse blessée qui font le charme des incarnations de Peter Mattei, sa voix métallique est cependant une gangue impressionnante pour faire ressentir les tortures de douleurs presque bestiales que subit Amfortas, et son personnage est en tout cas bien mieux dessiné que celui de Klingsor auquel Falk Struckmann apporte une certaine expressivité rocailleuse qui solidifie beaucoup trop le magicien dans une peinture prosaïque.

La Kundry de Marina Prudenskaya est évidemment le portrait le plus fort de la soirée, elle qui est corporellement si souple et fine et qui dispose pourtant d’une voix aux graves très développés. D’une très grande aisance théâtrale, les exultations en tessiture aiguë se font toujours avec une légère adhérence pour finalement s’épanouir en un tranchant vif et coloré, et ce mélange de sensualité et de monstruosité en fait un véritable caractère wagnérien troublant.

Marina Prudenskaya, Ching-Lien Wu, Simone Young et Simon O'Neill

Marina Prudenskaya, Ching-Lien Wu, Simone Young et Simon O'Neill

Et les filles fleurs intensément vivantes de Tamara Banjesevic, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Ramya Roy, Kseniia Proshina, Andrea Cueva Molnar et Claudia Huckle, ont de quoi impressionner par leur débauche de traits fusés avec une violence implacable.

Enfin, parmi les rôles secondaires, Maciej Kwaśnikowski se fait remarquer par sa droiture et sa clarté juvénile, ainsi que William Thomas pour sa noble noirceur hypnotique.

Malgré toutes les réserves que l’on peut avoir sur le parti pris de la mise en scène qui trivialise beaucoup trop le livret, la beauté de cette interprétation musicale sublime tout, d’autant plus que la dernière représentation s’est jouée sans surtitres sur le panneau central, ce qui a accru la prégnance de la musique et permis de voir nombre de spectateurs échanger aux entractes sur le sens de ce qu’ils venaient de voir.

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Publié le 12 Septembre 2018

Tristan und Isolde (Richard Wagner)
Répétition générale du 07 septembre et représentations du 11 et 16 septembre 2018
Opéra Bastille

Tristan Andreas Schager
Le Roi Marke René Pape
Isolde Martina Serafin
Kurwenal Matthias Goerne
Brangäne Ekaterina Gubanova
Ein Hirt / Ein Junger Seemann Nicky Spence
Melot Neal Cooper
Ein Steuemann Tomasz Kumiega

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Peter Sellars (2005)
Création vidéo Bill Viola                                           
Martina Serafin (Isolde)
En Collaboration avec la Los Angeles Philharmonic Association et le Lincoln Center for the Performing Art
 
C’est à une représentation historique que Gerard Mortier convia le public de la répétition générale du 09 avril 2005, lorsqu’il intervint sur la scène Bastille juste avant que ne débute le premier acte de Tristan und Isolde.

Pour la première fois, un opéra en version scénique allait être joué devant un immense écran en haute définition de 11 mètres de large et 6 mètres de hauteur, sur lequel serait projetée une œuvre vidéographique de Bill Viola dénommée The Tristan Project.

Martina Serafin (Isolde) et Andreas Schager (Tristan)

Martina Serafin (Isolde) et Andreas Schager (Tristan)

Cette commande de l’Opéra de Paris, une coréalisation avec la Los Angeles Philharmonic Association et le Lincoln Center for the Performing Arts de New-York, venait d’être représentée en décembre 2004 au Walt Disney Concert Hall de Los Angeles en version de concert.

Mais à Paris, c’est à Peter Sellars que revint le privilège de mettre en scène ce spectacle inédit, qui allait obliger chaque chanteur à lutter avec le dispositif vidéographique pour ne pas perdre l’attention du public.

Vidéo Bill Viola fin Acte I - The Fall into Paradise

Vidéo Bill Viola fin Acte I - The Fall into Paradise

Mortier programma trois séries, sous les directions respectives d’Esa-Pekka Salonen, Valery Gergiev et Semyon Bychkov, mais alors que les droits sur les images semblaient s’arrêter en 2008, ils furent de toute évidence prolongés, puisque cette version marquante de Tristan und Isolde fut reprise en 2014 à Madrid et à l’opéra Bastille, avec Violeta Urmana et Robert Dean Smith dans les rôles principaux.

Ekaterina Gubanova (Brangäne) et Martina Serafin (Isolde)

Ekaterina Gubanova (Brangäne) et Martina Serafin (Isolde)

Après tant d’interprétations mémorables depuis 14 ans, l’ultime reprise entraîne à nouveau le spectateur dans un univers où deux corps anonymes se diluent progressivement parmi des cieux ombrageux, un feu incendiaire, une mer déchainée et abyssale, et se désincarnent petit à petit jusqu’à l’émouvante scène finale de l’élévation du corps de Tristan qui aboutit à la transfiguration onirique et majestueuse d’Isolde.

Martina Serafin (Isolde) et Andreas Schager (Tristan) - Vidéo Bill Viola Acte II - Lamp Lighting

Martina Serafin (Isolde) et Andreas Schager (Tristan) - Vidéo Bill Viola Acte II - Lamp Lighting

Cette trajectoire émotionnelle et idéalisée, qui n’évite pas les clichés fusionnels adolescents et réserve également des portraits beaux à pleurer, peut se percevoir comme celle d’un retour de l’âme humaine à la plénitude de la nature originelle. Mais à la différence des images religieuses d’ascensions qui conduisent vers une lumière éclatante, il ne reste plus ici qu’un noir silence, ce noir qui dissimule tout ce qui se trouve au-delà de l’avant-scène.

Martina Serafin (Isolde) - en arrière plan, Andreas Schager (Tristan)

Martina Serafin (Isolde) - en arrière plan, Andreas Schager (Tristan)

Loin d’en être à son premier rôle wagnérien, Martina Serafin prend pleinement possession pour la première fois du rôle d’Isolde dont elle a la stature de roc. Tessiture exempte de rondeur sensuelle, elle compense cela en se faisant l’objet d’une fascinante œuvre picturale. Théâtralement virulente et passionnante à suivre, elle affiche un tempérament d’acier et une présence renforcés par son chant guerrier et l’arme blanche de ses aigus sensiblement poitrinés.

Ekaterina Gubanova (Brangäne)

Ekaterina Gubanova (Brangäne)

Le contraste est donc fort avec la Brangäne d’Ekaterina Gubanova, elle aussi fortement esthétisée par les attitudes et les lumières ambrées de la mise en scène de Peter Sellars, dont le timbre est d’une noirceur pénétrante et polissée comme un bois précieux. Et l’impression surnaturelle de ses deux appels à la Lune vibramment profilés depuis une des galeries latérales de la salle est toujours aussi sereine et méditative.

Andreas Schager (Tristan)

Andreas Schager (Tristan)

La clarté est cependant ce qui définit le mieux musicalement la luminosité d’ensemble de cette interprétation, car Andreas Schager brandit un panache démonstratif irrésistible. Il dépeint un être qui sombre non pas dans les tourments extrêmes mais plutôt un homme qui verse dans la folie extatique, comme pour résister au désespoir. Il y a de la magnificence dans cette manière d’assoir une vaillance qui respire la jeunesse, et l’on est également sensible aux belles couleurs plus sombres qui s’épanouissent lorsqu’il verse dans la déclamation.

Martina Serafin (Isolde)

Martina Serafin (Isolde)

René Pape ne peut donc, entouré par ces caractères forts, se limiter à incarner un Roi Marke monolithique, bien au contraire, il joue ainsi sur un ensemble de nuances et de couleurs où mélancolie et sentimentalisme se mélangent à la faveur des sarments orchestraux sublimement envoutants.
Et l’on retrouve chez Matthias Goerne le moelleux fortement noirci de son timbre introverti, bien qu’il dénue Kurwenal de tout jeu crédible.

Andreas Schager (Tristan) - Salut final

Andreas Schager (Tristan) - Salut final

Les rôles secondaires ont chacun leur force marquante, le marin terrestre et ferme de Nicky Spence, le bref passage du timonier interprété avec sérieux et prévenance par Tomasz Kumiega, et surtout le Melot incroyablement humain de Neal Cooper qui rend un portrait touchant et ambigu de l’assassin de Tristan, une réussite expressive et théâtrale qui démontre l’intelligence de cœur de ce chanteur saisissant.

Philippe Jordan, Martina Serafin, Andreas Schager, Ekaterina Gubanova, Matthias Goerne - Répétition générale

Philippe Jordan, Martina Serafin, Andreas Schager, Ekaterina Gubanova, Matthias Goerne - Répétition générale

Dans la fosse d’orchestre, Philippe Jordan prend à bras le corps une formation instrumentale rodée à une musique dont les ondoyances ne perdent jamais de leur tension afin de maintenir un discours dramatique qui va crescendo, versant dans l’intensité théâtrale et redonnant de l’élan à une épopée qui avance sans hésitation vers l’inévitable.

Cuivres et cordes forment une texture dense et souple à la fois, qui prévient tout pathétisme exagérément morbide. On aurait presque envie de dire qu’il y a de l’optimisme dans cette volonté de fuir en toute confiance, et les musiciens font véritablement une entrée en force et en forme dans la saison qui célèbrera les 350 ans de l’Académie Royale de Musique.

Philippe Jordan et Ekaterina Gubanova - Première représentation

Philippe Jordan et Ekaterina Gubanova - Première représentation

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