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Publié le 2 Février 2025

Der Ring des Nibelungen - Das Rheingold (Richard Wagner – Munich, le 22 septembre 1869)
Répétition générale du 21 janvier 2025 et représentations du 29 janvier, 11 et 19 février 2025
Opéra Bastille

Wotan Iain Paterson
Fricka Eve-Maud Hubeaux
Loge Simon O’Neill
Alberich Brian Mulligan
Mime Gerhard Siegel
Fasolt Kwangchul Youn
Fafner Mika Kares
Freia Eliza Boom
Erda Marie-Nicole Lemieux
Donner Florent Mbia
Froh Matthew Cairns
Woglinde Margarita Polonskaya
Wellgunde Isabel Signoret
Flosshilde Katharina Magiera

Direction Musicale Pablo Heras-Casado
Mise en scène Calixto Bieito (2025)
Nouvelle production

Diffusion sur France Musique le 15 mars 2025 à 20h dans l’émission de Judith Chaîne ‘Samedi à l’Opéra’.

Synopsis                                                                      Marie-Nicole Lemieux (Erda)

Le pacte des géants
Wotan, souverain des dieux, règne sur les géants, les hommes et les nains Nibelungen. Gardien des pactes gravés sur la hampe de sa lance, il a violé un contrat : pour rétribuer les géants Fafner et Fasolt qui lui ont construit le Walhalla, résidence des dieux, il leur a promis la déesse Freia. Mais une fois le Walhalla bâti, désireux de garder Freia dispensatrice aux dieux des pommes de l’éternelle jeunesse, il revient sur sa parole et offre un autre paiement. Les géants acceptent de recevoir le trésor d’Alberich le Nibelung.

Le pouvoir de l’anneau
Alberich a volé l’or gardé par les trois ondines du Rhin ; il en a forgé un anneau qui donne à celui qui le porte, à condition de renoncer à l’amour, la maîtrise du monde. Wotan n’a nulle intention de renoncer à l’amour, mais il veut l’anneau (outre le trésor) et le prend de force à Alberich avec la complicité de Loge, le dieu du Feu.
Le nain lance sur l’anneau une malédiction redoutable.

La malédiction de l’anneau
Wotan remet le trésor aux géants, mais garderait l’anneau si la sage déesse Erda, mère des trois Nornes fileuses du destin, ne l’avertissait du danger que constitue l’anneau, ainsi que de la fin approchante des dieux. Il remet l’anneau aux géants, et la malédiction d’Alberich fait aussitôt son effet : pour avoir la plus grande partie du trésor, Fafner tue son frère Fasolt et s’approprie la totalité. Puis, il va entasser le trésor dans une grotte des profondeurs de la forêt, et pour le garder, se transforme en un monstrueux dragon, grâce au heaume magique forgé par Mime, le frère d’Alberich.
Alors que les dieux entrent dans leur nouvelle demeure, Wotan songe à la race de demi-dieux qu’il prépare pour vaincre le Nibelung.

Iain Paterson (Wotan)

Iain Paterson (Wotan)

Après le Ring de Pierre Strosser, son préféré, donné au Théâtre du Châtelet en 1994, puis celui de Stéphane Braunschweig joué au Festival d’Aix-en-Provence de 2006 à 2009, et enfin celui de Guy Cassier créé pour La Scala de Milan de 2010 à 2013, le nouveau Ring de l’Opéra de Paris confié à Calixto Bieito aurait du être le quatrième monté par Stéphane Lissner au cours de sa carrière de directeur d’opéra.

La pandémie de 2020 ayant entraîné l’annulation scénique de cette nouvelle Tétralogie wagnérienne, Alexander Neef a toutefois réussi à le faire jouer en version de concert à huis clos fin 2020, puis a repris le flambeau en le déclinant sur trois saisons de 2025 à 2027, mais avec une distribution bien différente. Un Ring est toujours l’occasion de fédérer l’ensemble des énergies artistiques et techniques d’une maison lyrique autour d’un projet qui en vaille la peine.

Et à la vision du prologue présenté en ce mois d’hiver, la première question qui se pose est si elle correspond bien au projet initial élaboré par le metteur en scène catalan il y a six ou sept ans.

Katharina Magiera (Flosshilde), Isabel Signoret (Wellgunde), Brian Mulligan (Alberich) et Margarita Polonskaya (Woglinde)

Katharina Magiera (Flosshilde), Isabel Signoret (Wellgunde), Brian Mulligan (Alberich) et Margarita Polonskaya (Woglinde)

Calixto Bieito commence en effet ce Ring par une image assez confuse où l’on voit Alberich, traînant derrière lui un amalgame de câbles numériques et flirtant avec trois plongeuses devant un grand rideau où sont projetées des images fantasmées d’une luxueuse banque remplie de coffres de lingots d’or – la Banque de France a généreusement prêté ses locaux et son matériel de tournage pour monter cette vidéo -. 

Margarita Polonskaya, Isabel Signoret et Katharina Magiera dessinent toutes trois une peinture vocale jeune et lumineuse des ondines, avec une très harmonieuse homogénéité magnifiée par les coloris de l’orchestre.

Mais cette accumulation d’or disparaît subitement lorsque le Nibelung arrache ce rideau et fait tomber l’illusion qui berçait les trois filles, pour faire apparaître un immense monolithe froid et métallique.

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Comprendre alors que le grand cube noir recouvert de plaques rectangulaires est un immense centre informatique sur lequel veille Wotan n’est pas forcément immédiat pour qui n’est pas suffisamment familiarisé avec les architectures informatiques, mais une fois ce point de vue accepté, la métaphore du pouvoir par l’accumulation du savoir devient évidente, car nous vivons à une époque où le contrôle de l’information est devenu un enjeu majeur de domination et de survie pour le sociétés.

Et à l’origine du mythe, Wotan perdit un œil pour paiement d’avoir bu à la source de la sagesse qui coule entre les racines du frêne sacré, pour en capter le savoir.

Eliza Boom (Freia), Mika Kares (Fafner), Kwangchul Youn (Fasolt), Iain Paterson (Wotan), Simon O’Neill (Loge) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Eliza Boom (Freia), Mika Kares (Fafner), Kwangchul Youn (Fasolt), Iain Paterson (Wotan), Simon O’Neill (Loge) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

A travers une direction d’acteur très bien tenue et agressive, Calixto Bieito met en scène les relations entre Wotan et Fricka, hystérique, Freia et sa famille, violente et masochiste, Loge et Wotan, complice et presque fraternelle, et celle des géants avec leurs donneurs d’ordres, affairiste et sans loi. 

Ce qui frappe d’emblée est la façon dont tous les chanteurs sont investis à fond dans leur interprétation qui décrit un milieu de bandits violents et survoltés.

Dans ce décor noir, meublé uniquement d’un large canapé de salon, Iain Paterson - en remplacement de Ludovic Tézier qui n'a pu répéter car souffrant - incarne un homme de pouvoir sûr de lui et franchement vulgaire, et son Wotan, dont le chant se déploie facilement dans une tessiture dénuée toutefois de toute noirceur, montre une aisance dans la manière d’être et une véritable maîtrise théâtrale.

Eliza Boom (Freia) et Mika Kares (Fafner)

Eliza Boom (Freia) et Mika Kares (Fafner)

Eve-Maud Hubeaux est absolument fascinante de par la félinité gracile et outrancière avec laquelle elle oppose Fricka à un mari qui semble inébranlable, attitude déchaînée qui pourrait être perçue comme trop exagérée par certains spectateurs, mais dépasser ainsi les limites du comportement contrôlé permet aussi de montrer une personnalité qui ne supporte plus de voir la déconsidération des femmes dans ce milieu, et qui entend bien ne pas se laisser faire. Ses aigus sauvages sont d’ailleurs profilés avec une pleine netteté.

Autre chanteur épatant, malgré un timbre très nasal, Simon O’Neill est loin de décrire un Loge sensuel et amusant, mais bien une sorte de riche collaborateur en casquette de baseball, comme signe de réussite, décomplexé mais parfaitement crédible, qui cherche à tirer intelligemment son épingle du jeu. Ses couleurs de voix acérées et la clarté de son élocution contribuent ainsi à lui donner une nature très forte, et à en faire le véritable manipulateur de ce prologue.

Gerhard Siegel (Mime)

Gerhard Siegel (Mime)

Scéniquement, la première partie est une présentation condensée des protagonistes puisque tous les conflits s’étalent autour du grand canapé familial. Mais le basculement vers le Nibelheim – à ce moment, le plateau Bastille se surélève pour révéler l’antre d’Alberich – ouvre sur un large champ de questionnements, puisque l’on y voit le Nibelung maîtriser une importante installation informatique qui vise à instiller la vie à travers des humanoïdes féminins.

Nombre de câbles noirs sinueux, d’écrans colorés installés en forme de croix chrétienne et permettant d’observer l’intérieur du vivant reconstitué, et de bustes plus ou moins complets, font surgir toutes les angoisses contemporaines que générèrent aujourd'hui les recherches à base d’intelligence artificielle pour recréer la vie et lui donner une forme d’immortalité.

Nous sommes au cœur de la problématique soulevée récemment par Elon Musk, par exemple, avec son projet Neuralink d’implantation de puces dans le cerveau humain, qui peut être perçu comme une menace pour la vie en fonction de la nature des hommes qui exercent le pouvoir.

Ces technologies sont aujourd’hui poussées par des intérêts privés et des milliardaires mégalomaniaques, avec également tous les risques d’altération sur le vivant qu’elles font peser.

Brian Mulligan (Alberich)

Brian Mulligan (Alberich)

Au sein de ce laboratoire – un inextricable fatras de science numérique -, le métal de la voix de Brian Mulligan donne à Alberich un mordant saisissant, d’autant plus que l’acteur est prodigieux et que c’est lui qui tire la scène la plus forte de ce premier volet, car nous y voyons par quel moyen un Wotan pourrait, en s’emparant de ces moyens, réaliser son emprise sur le monde sans agir directement. 

L’apparition tourmentée de Fricka, en surplomb de cette scène, peut signifier qu’elle a perçu le danger pour elle et les autres femmes de ne plus être à l’origine naturelle du monde.
Mais cette grande scène du Nibelheim montre aussi le poids de multiples asservissements. Il y a d’abord celui de Mime, frère et manœuvre d’Alberich, violenté par ce dernier, qui a fabriqué le Tarnhelm, un casque humanoïde basé sur des technologies de réalité virtuelle, selon l’interprétation de cette production.

Eliza Boom (Freia)

Eliza Boom (Freia)

Non seulement Gerhard Siegel joue avec force la victimisation de Mime à travers toutes ses souffrances, mais il lui offre un rayonnement vocal très percutant avec une projection bien assurée et une plénitude de couleurs.

Il y a ensuite l’asservissement d’Alberich à l’anneau d’or qu’il porte autour du cou de façon pesante, et que Wotan aura encore plus de mal à soutenir quand il le portera devant Fricka, une fois de retour au pied du Walhalla.

Enfin, Loge se permet de tenir le Nibelung en laisse de façon très dominatrice pour lui substituer l’anneau.

C’est le risque de subordination de toute l’humanité qui est ici soulevé avec effroi, les manipulateurs pouvant eux-mêmes devenir les manipulés.

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

La dernière partie reprend le cours des échanges conflictuels au sein du clan familial, mais l’on voit cette fois Wotan plier devant l’anneau et les injonctions de Fricka munie de la lance, en geste inversé, et Erda, incarnée par Marie-Nicole Lemieux grimée en mendiante et dont le style déclamatoire fier est étrangement clair pour une contralto, arbore une attitude caressante et séductrice vis-à-vis de celui qui sera le père de ses Walkyries.

C’est le moment où la nature féminine retrouve pour un instant sa place essentielle, car ensuite, Freia, inspirée par la fraîcheur dramatique d’Eliza Boom, s’infligera une automutilation en se recouvrant d’un fluide noir auquel Loge cherchera à mettre le feu, signant de fait la destruction de la vie et de la jeunesse, et la forte responsabilité de celui qui symbolise le mieux l’appât du gain et la destruction de l’environnement naturel.

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Et, auparavant, la scène de la montée au Walhalla se sera déployée avec l’émergence spectaculaire d’un immense pont recouvert de câbles noirs et tortueux qui permettra à Wotan de prendre le pouvoir sur le savoir universel au sein de son centre d’information.

Le meurtre de Fasolt par Fafner est, lui, joué par un geste d’étranglement afin de n’en faire qu’un acte gratuit et médiocre, les deux frères étant chantés respectivement par la belle prestance nobiliaire de Kwangchul Youn, et les inflexions mélancoliques de Mika Kares. Et même le rapport de Fasolt à Freia, pourtant doté d’un beau motif musical tristanesque, est traité de façon agressive.

Enfin, le baryton camerounais Florent Mbia, actuel membre de la troupe lyrique, développe une ligne très équilibrée ce qui pose un Donner bien présent et perméable à l’ambiance violente qui règne sur scène, alors que Matthew Cairns joue un discret Froh aux apparences de prophète, probablement parce qu’il ne souhaite pas renoncer à l’amour, dans un sens plus chrétien.

Simon O’Neill (Loge) et Eliza Boom (Freia)

Simon O’Neill (Loge) et Eliza Boom (Freia)

Cette première représentation de ‘L’Or du Rhin’ est aussi l’occasion d’assister aux débuts dans la fosse de l’Opéra Bastille de Pablo Heras Casado, principal directeur musical invité du Teatro Real de Madrid depuis 2014, où il a dirigé le Ring dans la production de Robert Carsen.

La scène d’ouverture avec les filles du Rhin est très réussie aussi bien pour la tension orchestrale que pour les flamboiements des motifs qui se mêlent à irradiance des trois chanteuses.

D’un geste qui s’avère fortement théâtralisant, riche en couleurs et en intensité, le chef d’orchestre andalou recherche l’effet en se mettant au service de la dramaturgie incisive de Calixto Bieito, avec une excellente précision rythmique.

Il se permet une certaine massivité du son sans sacrifier à la finesse des détails, impulse aux musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Paris des mouvements galvanisants toujours bien timbrés, si bien que l’ensemble a déjà beaucoup d’allure et laisse penser que cette électrisation du discours risque de se renforcer aux représentations qui vont suivre.

Pablo Heras-Casado

Pablo Heras-Casado

Calixto Bieito achève ce prologue sur une image d’un jeune bébé dont le cerveau est déjà hérissé d’implants numériques, manière aussi bien de s’adresser au spectateur dans son rapport à la société de l’information, que de suggérer ce qui pourrait arriver à l’humanité qui va naître au cours des prochains volets d’un Ring qui intrigue par la ligne qu’il vient d’amorcer.

Mika Kares, Kwangchul Youn, Simon O’Neill, Iain Paterson, Brian Mulligan et Eve-Maud Hubeaux

Mika Kares, Kwangchul Youn, Simon O’Neill, Iain Paterson, Brian Mulligan et Eve-Maud Hubeaux

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Publié le 25 Septembre 2023

Lohengrin (Richard Wagner – Weimar, le 28 août 1850)
Répétition générale du 18 septembre et

représentations du 23, 27, 30 septembre, 11, 18 et 27 octobre 2023
Opéra Bastille

Heinrich der Vogler Kwangchul Youn (18, 27/09 et 11, 18, 27/10)
                                 Tareq Nazmi (23/09)
Lohengrin Piotr Beczala (18, 23, 27/09 et 18, 27/10)
                  Klaus Florian Vogt (11/10)
Elsa von Brabant Johanni van Oostrum (23, 27/09 et 18/10)
                            Sinead Campbell Wallace (18, 30/09 et 11, 27/10)
Friedrich von Telramund Wolfgang Koch
Ortrud  Nina Stemme (18, 23, 27/09 et 11/10)
             Ekaterina Gubanova (18, 27/10)
Der Heerrufer des Königs Shenyang

Mise en scène Kirill Serebrennikov (2023)
Direction musicale Alexander Soddy
Nouvelle production

Diffusion en direct sur Paris Opera Play le 24 octobre 2023, en différé sur Medici.TV dès le 01 novembre 2023, et sur France Musique le 11 novembre 2023.

4e opéra le plus joué au Palais Garnier jusqu’au début du XXe siècle, ‘Lohengrin’ est depuis la Seconde Guerre mondiale bien moins représenté, comme tous les autres opéras de Richard Wagner, hormis ‘Le Vaisseau Fantôme’.

Mais avec cette nouvelle production confiée à Kirill Serebrennikov, il revient parmi les 50 titres les plus interprétés à l’Opéra national de Paris depuis les années Rolf Liebermann

En ce 23 septembre 2023, il en est ainsi à sa 667e représentation depuis son entrée au répertoire de l’institution le 16 septembre 1891.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

Souvent présenté comme cinéaste, Kirill Serebrennikov est avant tout un artiste qui a été le directeur du Centre Gogol de Moscou entre 2012 et 2021, un lieu qu’il avait transformé en un espace de liberté d’expression très prisé par la jeunesse moscovite, mais très mal vu du pouvoir. Depuis, ce théâtre est en reconversion pour revenir à des pièces plus conventionnelles.

Opposé à la guerre en Ukraine, le metteur en scène a quitté la Russie fin mars 2022 pour s’installer à Berlin, mais croit toujours qu’un jour son pays deviendra un beau pays.

Kirill Serebrennikov

Kirill Serebrennikov

Il est le créateur d’une production de ‘Parsifal’ conçue à distance pour l’opéra de Vienne au printemps 2021, en pleine restriction sanitaire, que l’on a pu voir en streaming sur Arte Concert.

La violence et l’humanité de l’univers carcéral y sont analysées autour d’une histoire de crime passionnel manœuvrant brillamment avec les interprétations possibles du livret.

Pour cette nouvelle production de ‘Lohengrin’ qui va s’inscrire durablement, et pour notre plus grand plaisir, au répertoire de l’Opéra de Paris, Kirill Serebrennikov s’appuie sur la nature politique du livret pour nourrir sa dramaturgie des conflits militaires dont nous avons tous en tête des images.

Kwangchul Youn (Henri l'Oiseleur) - Répétition générale

Kwangchul Youn (Henri l'Oiseleur) - Répétition générale

A l’origine, l’histoire se déroule à l’époque d’Henri l’Oiseleur, au cours de la première partie du Xe siècle, au moment où se forme l’unité du royaume de Germanie alors que des menaces se profilent sur les frontières orientales.

Comme annoncé lors de la première intervention d’Henri à l’acte I, le Brabant se prépare à déclarer la guerre aux Hongrois sous prétexte que ceux-ci s’armeraient – historiquement, l’armée Magyare sera effectivement défaite le 15 mars 933 dans le nord de la Thuringe -.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

En ouverture, le metteur en scène offre pourtant une scène d’une magnifique sensibilité et sensualité en montrant par une vidéo noir et blanc un beau jeune homme, tatoué d’ailes de cygne sur le dos et les bras, allant se baigner dans un lac sous le regard d’un être qui l’aime et qui l’admire. Les effets de contre-jour sont splendides, et la lenteur du film démultiplie l’effet poétique de cette séquence.

On imagine qu’il s’agit du souvenir idéalisé du frère d’Elsa désormais disparu. Il se rhabille cependant en treillis et sac à dos militaires.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

Par la suite, et à l’instar de la production viennoise de ‘Parsifal’, les 3 actes sont architecturés de la même façon : un ou plusieurs espaces scéniques sont délimités au sol, et 3 écrans vidéos situés en hauteur permettent d’accroître l’imprégnation sensible à l’esprit des scènes ou des protagonistes.

Par ailleurs, Elsa, Lohengrin, Telramund et Ortrud sont traités comme des principes, ou bien des âmes, c’est à dire qu’ils incarnent des valeurs qui n’agissent pas directement, et sont tous les quatre complétés par d’autres formes humaines qui les prolongent.

 Sinead Campbell Wallace (Elsa) - Répétition générale

Sinead Campbell Wallace (Elsa) - Répétition générale

Elsa est d’emblée une femme malade qui divague. Deux danseuses lui ressemblant expriment sa grâce et son délire intérieur, et une femme gribouille à l’infini sur les vidéos très sombres où apparaît le prénom ‘Gottfried’, le frère d’Elsa, c’est à dire littéralement la ‘Paix de Dieu’.

De façon plus difficile à interpréter, Elsa s’empare d’un amas informe, grisâtre et enchevêtré qui inspire confusion et déformation. Elle distribue au peuple du Brabant une petite partie de ces branchages tressés en forme de couronne, comme si elle leur communiquait ses propres névroses. Elle devient le symbole de l’esprit malade de toute une génération.

Piotr Beczala (Lohengrin)

Piotr Beczala (Lohengrin)

Lohengrin apparaît soudainement dans une lumière resplendissante habillé d’une tenue militaire très claire qui lui donne de l’allure. Deux hommes torse-nus aux ailes de cygnes ajoutent à son aura, et une très belle chorégraphie s’enclenche entre ces deux danseurs et les danseuses qui incarnent Elsa.

De même, le combat entre Lohengrin et Telramund est figuré par une opposition entre ces deux cygnes humains et quatre gardes fantomatiques surmontés d’un heaume noir totalement sphérique.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

Dès la victoire de Lohengrin, une croix chrétienne apparue peu avant le combat est chahutée au même moment que les branchages s'embrasent sur les vidéos. Quant au monde royal, il est brouillé et zébré de noir.

Cet acte crucial prend donc une valeur spirituellement inversée par rapport à l’esprit originel du texte, car la victoire de la foi est remise en question par le metteur en scène.

Wolfgang Koch (Telramund) et Nina Stemme (Ortrud)

Wolfgang Koch (Telramund) et Nina Stemme (Ortrud)

Au second acte, Ortrud et Telramund se retrouvent dans un charmant salon bibliothèque.

Il s’agit d’intellectuels un peu miteux et aigris – Telramund est lui-même devenu suicidaire -, mais capables d’analyser avec beaucoup de lucidité la situation.

Ortrud retrouve Elsa dans une autre pièce surmontée d’une très élégante décoration qui figure Zeus métamorphosé en Cygne venu séduire Leda, manière très esthétique et mystérieuse de dire l’obsession d’Elsa pour son frère. Des symboles de cette boucle temporelle qui n’en finit pas de tourner dans la tête sont d’ailleurs présents à chaque acte.

Mais un autre terme, sous forme d’injonction, va lui aussi devenir obsessionnel dans les vidéos, le ‘Nie’ de ‘Nie sollst du mich befragen’, ‘Tu ne devras Jamais me questionner’, ordonné par Lohengrin au premier acte.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

Dans son duo avec Elsa, Ortrud est présentée comme quelqu’un qui introduit le doute pour amener à l’éveil la jeune femme afin de lui faire comprendre que quelque chose cloche avec Lohengrin.
Comprenant la folie d’Elsa, elle la confie à des infirmières.

Mais lorsque Telramund annonce qu’’ainsi pénètre le malheur dans cette maison !’, il ne fait pas allusion aux conséquences de l’échange avec Ortrud mais bien à l’influence de Lohengrin sur le Brabant.

La transition est magnifiquement réalisée par un lent effet de travelling qui balaye un champ de bataille nocturne jonché de barbelés, ce qui, intuitivement, fait le lien entre l’esprit torturé d’Elsa qui a appelé Lohengrin, et la réalité de la guerre qui s’impose dorénavant.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

S’en suit un triptyque saisissant qui présente les trois étapes clés de la vie des militaires, leurs repas pris en caserne, leurs soins à l’hôpital une fois de retour à moitié estropiés, puis l’emballage de leurs corps inanimés avant leur transfert en chambre froide - les puristes seront peut-être désorientés par l’absence de cathédrale à cet acte -.
Image très médiatique, le Roi vient alors saluer les blessés et leur apporter son soutien, et le décor de chacune de ses pièces prend un aspect de plus en plus dégradé. 

Mais malgré les conséquences humaines fortement visibles, la rébellion d’Ortrud et Telramund contre la folie d’Elsa, qui est aussi la folie de tout un peuple, échoue.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

Et lorsque la pureté de Lohengrin commence à être mise en doute, une très belle image crépusculaire des corps nus et blafards des soldats morts se relevant pour aller au ciel sur les murmures du chœur et des solistes donne une dimension extraordinaire à ce passage, car l’on saisit de près la désolation du metteur en scène pour qui la guerre signifie la destruction tragique de la beauté de la vie.

Et cette fois c’est bien le temps de la guerre qui s’installe, car le troisième acte s’ouvre sur des vidéos très esthétiques de soldats partant aux combats, alors que le chant nuptial est utilisé pour montrer des scènes de fiançailles de militaires telles qu’on peut les voir chaque jour sur les réseaux sociaux à travers le conflit russo-ukrainien.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

Tout se passe dans un grand hangar, et Lohengrin n’est plus aussi solaire, car sa tenue est sombre et son apparence plus vulgaire. Elsa est toujours souffrante, et leur tête-à-tête, qui n’a rien de romantique, conduit au paroxysme de la folie de la jeune femme qui voit revenir tous ses fantômes.

Un léger flottement apparaît également dans la mise en scène car on ne voit pas Lohengrin tuer directement Telramund. C’est en fait pour mieux dénoncer un peu plus loin la responsabilité du leader pour tous les morts à la guerre quand il se retrouve face aux sacs des cadavres qui jonchent l’avant-scène.

Désespérée, Ortrud y reconnaîtra son mari. C’est la chute de l’aura de Lohengrin qui, finalement, ne vaut pas mieux que Prigojine.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

Et pour Elsa, c’est aussi une catastrophe lorsqu’elle réalise que le Comte de Brabant qui apparaît n’est qu’un soldat mortellement blessé, comme le fut son propre frère.

Si certains détails peuvent rester obscurs, l’approche générale de Kirill Serebrennikov est menée avec une intelligence rare qui fait que l’esprit de sa mise en scène reste lisible. Il met en avant l’épopée guerrière suggérée par le livret, alors que celle-ci est très souvent occultée ou considérée comme une trame de second plan.

Il conduit par la même une réflexion sur la condition humaine des soldats, et raccroche des thèmes de l’ouvrage de façon saisissante à la réalité de la guerre que l’on peut suivre en direct aujourd’hui.

Sinead Campbell Wallace (Elsa)

Sinead Campbell Wallace (Elsa)

Ce travail d’une très grande force émotionnelle est allié à une interprétation musicale de très haut niveau portée par la direction élancée d’Alexander Soddy qui accentue avec nuance l’élan dramaturgique de la musique. Les belles couleurs orchestrales tendent à incruster des accents explosifs et métalliques qui sont l’apanage des ensembles allemands - le flux reste d’ailleurs toujours délié et vitalisant -, mais le tranchant n’est pas employé systématiquement comme dans le duo entre Ortrud et Telramund au début du second acte où une certaine mesure est maintenue. 

Une attention soutenue est également apportée à l’équilibre avec les voix des solistes, et les chœurs, quand ils occupent tout l’avant scène, sont capables d’exprimer une clameur et une exaltation d’une puissance impressionnante qui semble être une des volontés très chère à leur cheffe Ching-Lien Wu.

Mais dans les moments plus élégiaques et insaisissables, ils retrouvent aussi cette forme d’évanescence qui élève avec inspiration les pensées de l’auditeur. 

 Johanni van Oostrum (Elsa)

Johanni van Oostrum (Elsa)

Deux titulaires du rôle d’Elsa se partagent les 9 représentations officielles, et toutes deux ont des atouts qui les différencient et rendent nécessaire de les entendre au moins une fois chacune.

Présente à la répétition du 18 septembre, Sinead Campbell Wallace donne l’impression d’être une wagnérienne aguerrie tant la flamme ample et chaleureuse est mise au service d’un sens du tragique poignant. Et pourtant, il s’agit, sauf erreur, de son premier grand rôle scénique wagnérien.

Piotr Beczala (Lohengrin)

Piotr Beczala (Lohengrin)

Et pour la première représentation, le public parisien découvre une artiste habituée d’un rôle qu’elle a chanté auprès de Klaus Florian Vogt dans deux productions différentes à Munich, Johanni van Oostrum.

Son timbre est d’une douce unité veloutée qu’elle rayonne avec une excellente projection nette et bien focalisée ce qui n’était pas assuré d’avance sur la scène Bastille. L’incarnation est entière avec des changements de personnalité qui ramènent à la spontanéité de l’adolescence.

Nina Stemme

Nina Stemme

Habitué de la scène de l’Opéra de Paris depuis plus de vingt ans où il y a chanté Mozart, Puccini, Verdi, Tchaïkovski, Smetana et même Massenet et Gounod, Piotr Beczala revient avec son personnage wagnérien privilégié qu’il met en avant sur les plus grandes scènes du monde de Vienne à New-York en passant par Bayreuth.

Il révèle une maturité virile qui convient particulièrement bien dans cette vision d’un être qui sait charmer tout en cachant une mentalité de gangster qui n’apparaît qu’à la toute fin. Il chante avec une unité infaillible, exprime même une sincérité très crédible dans la tessiture aiguë, et dose subtilement le mélange entre douceur attentionnée et assurance qui ne vire jamais au sentiment de supériorité. 

Piotr Beczala

Piotr Beczala

De retour elle aussi sur la scène Bastille qu’elle n’avait plus foulé depuis près de 10 ans, Nina Stemme ne fait qu’une bouchée du rôle d’Ortrud avec des couleurs vocales d’un airain vibrant qui font sensation.

D’une autorité animale que son allure scénique tend à contenir pour lui donner une dureté calculatrice qui n’en fait pas pour autant un monstre, sa magnificence d’élocution crée un constant saisissement quasi hypnotique, tout en laissant poindre le sentiment qu’elle en garde sous le pied pour les représentations suivantes. Il y aura au moins une soirée d’anthologie, à n’en pas douter.

Wolfgang Koch (Telramund)

Wolfgang Koch (Telramund)

Le Friedrich von Telramund est en terme de personnalité tout le contraire. Extraordinaire par la complexité de caractère qu’il articule avec un réalisme inégalable, Wolfgang Koch démontre à nouveau quel immense acteur de la vie il est, sa clarté vocale faisant apparaître avec netteté les moindres tressaillements qui font ressentir toutes les faiblesses et sombres doutes de son être.

Mais on l’entend toutefois avec un impact vocal qui s’évapore un peu trop en première partie, bien qu’il le consolide beaucoup plus dans la seconde partie du second acte au moment où il s’agit de mettre à jour l’identité de Lohengrin.

Ce grand habitué de l’excellente acoustique de la scène munichoise sait aussi surprendre d’un soir à l’autre, et il a la capacité de faire sienne l’empreinte Bastille.

Ching-Lien Wu et les chœurs de l'Opéra de Paris

Ching-Lien Wu et les chœurs de l'Opéra de Paris

Enfin, si Kwangchul Youn a eu le temps de montrer en répétition qu’il a toujours su préserver sa noblesse d’expression, son remplaçant à la première, Tareq Nazmi – le fameux Banco de la production de ‘Macbeth’ au festival de Salzbourg cet été -, brosse un portrait digne et d’une noirceur bien marquée, hautement conforme au symbole conventionnel que représente Henri l’Oiseleur, appuyé par Shenyang qui offre beaucoup de panache au Héraut du Roi.

Piotr Beczała, Alexander Soddy, Kirill Serebrennikov et Nina Stemme

Piotr Beczała, Alexander Soddy, Kirill Serebrennikov et Nina Stemme

C’est sur un grand entrelacement entre l’enthousiasme de spectateurs saisis par un spectacle puissant et très bien réfléchi, et le décontenancement d’une autre partie de spectateurs qui accepte moins que l’obscurité du monde soit autant mise en avant sur une scène lyrique, que tous les artistes ont été emportés aux saluts finaux par une énergie générale qui démontre l'importance de ces propositions si essentielles par les vérités qu'elles drainent et que l'on n'oublie pas avec le temps.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Représentation du 11 octobre 2023

Après 10 jours sans représentations, la série des 'Lohengrin' a repris avec un remplacement inattendu et au pied levé pour un soir le 11 octobre 2023, celui de Piotr Beczala, souffrant, par Klaus Florian Vogt.

Ce n'est pas la première fois que ce magnifique ténor wagnérien fidèle du Festival de Bayreuth incarne un chef militaire - c'était déjà le cas dans la production de 'Parsifal' de Uwe Eric Laufenberg -, si bien qu'il apparaît ce soir dans la continuité des rôles qu'il a toujours incarnés, sérieux d'allure, prévenants et attentionnés, mais prompts à s'irriter si les protagonistes ne sont pas à la hauteur de sa stature morale, même si dans cette production son personnage devient vite un symbole critique de l'esprit de guerre.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Depuis ses débuts dans le rôle de Lohengrin à l'opéra d'Erfurt en 2002, Klaus Florian Vogt ne cesse d'impressionner par la manière dont il a su préserver la candeur de son timbre de voix tout en l'enrichissant en chaleur et puissance.

Grande subtilité des nuances, magnificence des couleurs et splendide rayonnement toujours aussi souverain qui emportent l'auditeur dans un autre temps, il fait vivre aux spectateurs l'expérience de l'évocation d'une âme surnaturelle avec une telle intensité que son grand air 'In fernem land' devient un sidérant récit spirituel avec une capacité à exacerber la sensibilité de l'auditeur pour l'empreindre de sentimentalisme. C'est véritablement trop beau pour être décrit!

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Par ailleurs, après quelques jours de repos, la distribution est à son meilleur, Kwangchul Youn parfait de par sa stature de chef d'Etat, Wolfgang Koch brillant dans ses expressions naturalistes et très théâtrales, Nina Stemme impressionnante par la somptuosité de ses graves et la pénétrance de ses aigus hallucinés, et Sinead Campbell Wallace vaillante en toutes circonstances.

Chœurs à nouveau inspirants et élégiaques, orchestre sous tension permanente par la main galvanisante d'Alexander Soddy, cordes qui développent des tissures évanescentes absolument fantastiques, cette soirée du 11 octobre restera gravée pour beaucoup dans les mémoires.

Nina Stemme, Klaus Florian Vogt, Kwangchul Youn et les choeurs

Nina Stemme, Klaus Florian Vogt, Kwangchul Youn et les choeurs

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Publié le 13 Juin 2022

Parsifal (Richard Wagner – 1882)
Représentations du 06 et 12 juin 2022
Opéra Bastille

Amfortas Brian Mulligan
Titurel Reinhard Hagen
Gurnemanz Kwangchul Youn
Klingsor Falk Struckmann
Kundry Marina Prudenskaya
Parsifal Simon O'Neill
Erster Gralsritter Neal Cooper
Zweiter Gralsritter William Thomas
Vier Knappen Tamara Banjesevic, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Tobias Westman, Maciej Kwaśnikowski
Klingsors Zaubermädchen Tamara Banjesevic, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Ramya Roy, Kseniia Proshina, Andrea Cueva Molnar, Claudia Huckle
Eine Altstimme aus der Höhe Claudia Huckle                  
Simon O'Neill (Parsifal)

Direction musicale Simone Young
Mise en scène Richard Jones (2018)

La nouvelle production de ‘Parsifal’ par Richard Jones ayant souffert en 2018 d’un accident de plateau qui avait engendré l’annulation de la moitié des représentations, une reprise quatre ans plus tard était nécessaire pour en faire profiter le plus de spectateurs possible.

Marina Prudenskaya (Kundry)

Marina Prudenskaya (Kundry)

Ces dernières années, l’ouvrage a connu à Paris et à l’étranger des mises en scène fortes, intelligentes et d’une grande complexité de la part de Stefan Herheim (Bayreuth 2008), Krzysztof Warlikowski (Opéra Bastille 2008), Calixto Bieito (Stuttgart 2010) ou bien plus récemment Kirill Serebrennikov (Vienne 2021), si bien que celle de Richard Jones se présente comme une antithèse qui choisit de raconter l’histoire de manière factuelle sans tenir compte de la symbolique attachée aux divers objets ou à son contexte chrétien.

Les faits se déroulent au sein d’une confrérie d’aujourd’hui (les tuniques vertes des adeptes sont marquées de l'année 1958 en caractères romains) qui veille les derniers jours de son maître spirituel et opère un rite autour d’une coupe dorée dans l’espoir de retrouver l’autre objet perdu par Amfortas, la lance.

Klingsor est présenté littéralement comme celui qui « a fait du désert un jardin de délices où poussent de démoniaques beautés », comme le raconte Gurnemanz au premier acte, et devient ainsi un généticien inventeur de créatures mi-humaines mi-plantes que Parsifal affrontera et détruira. Mais dès l’arrivée de Kundry au second acte, le metteur en scène ne travaille plus qu’une seule idée afin de montrer par un jeu d’ombres habile la métamorphose de celle-ci, mère protectrice, en femme séductrice.

Kwangchul Youn (Gurnemanz) et William Thomas (Second chevalier)

Kwangchul Youn (Gurnemanz) et William Thomas (Second chevalier)

Le principal atout de cette dramaturgie est de reposer sur un immense décor tout en longueur qui bénéficie des larges espaces latéraux de la scène pour défiler selon les différents lieux de l’action de manière totalement fluide. Richard Jones arme Parsifal d’un glaive pour bien montrer que la lance n’est qu’un objet décoratif, et non une arme magique et destructrice, et une fois de retour dans la communauté, le jeune innocent libère ses occupants en leur faisant prendre conscience qu’ils doivent se libérer avant tout de leur endoctrinement et des ‘mots’ (‘Wort’ en allemand) qui les éloignent de la vie.

Parsifal part ainsi avec Kundry vers une nouvelle spiritualité, et Jones, par son refus de relire le texte de l’ouvrage, montre à travers sa mise en scène toute la distance qu’il entretient avec ce texte qu’il invite de manière sous-jacente à laisser de côté.

Parsifal (O'Neill Prudenskaya Mulligan Young Jones) Opéra de Paris

Simone Young n’était jusqu’à présent venue qu’une seule fois à l’Opéra de Paris à l’occasion de la production des 'Contes d’Hoffmann' jouée sur la scène Bastille dans la mise en scène de Roman Polanski en octobre 1993.

Pour son retour près de trois décennies plus tard, elle se saisit d’un orchestre éblouissant avec lequel elle se livre à une lecture mesurée dans le prélude pour gagner progressivement en ampleur à partir de la scène du rituel du premier acte. Avec beaucoup de réussite dans les moments spectaculaires où la puissance des percussions et des cuivres soulève la masse orchestrale tout en préservant la chaleur du son, elle met magnifiquement en valeur la poésie et la rondeur des timbres et s’approprie l’entièreté de l’espace sonore avec une grande clarté. Et si elle ne laisse aucun silence s’installer, transparaît surtout une envie de ne pas rompre la narration et le mouvement des chanteurs et de les emporter dans une grande respiration symphonique d’une superbe luminosité. C’est particulièrement convaincant lors de la confrontation entre Parsifal et Kundry où il ne se passe quasiment rien sur une scène sombre et dépouillée.

Brian Mulligan (Amfortas)

Brian Mulligan (Amfortas)

Les ensembles de chœurs sont également splendides, et parfois féroces pour ceux qui sont sur scène, d’une élégie un peu tourmentée pour ceux qui œuvrent dans les coulisses, et d’une touchante picturalité pour les femmes situées en couloirs de galeries.

On ne présente plus Kwangchul Youn qui chante Gurnemanz sur toutes les scènes du monde et qui a laissé un souvenir mémorable dans la production de Stefan Herheim à Bayreuth. Le timbre est dorénavant plus austère mais toujours d’une pleine homogénéité si bien qu’il incarne une sagesse un peu taciturne. 

Doué d’une tessiture acide et très claire qui évoque plus naturellement l’héroïsme tête-brûlée de Siegfried, Simon O'Neill n’en est pas moins un Parsifal intéressant par la précision de son élocution et la détermination qu’il affiche, imperturbable en toute situation. Son endurance dénuée de tout glamour est un atout précieux car elle assoit un caractère viril fort.

Simon O'Neill (Parsifal) et Marina Prudenskaya (Kundry)

Simon O'Neill (Parsifal) et Marina Prudenskaya (Kundry)

Brian Mulligan ne fait certes pas oublier les accents de tendresse blessée qui font le charme des incarnations de Peter Mattei, sa voix métallique est cependant une gangue impressionnante pour faire ressentir les tortures de douleurs presque bestiales que subit Amfortas, et son personnage est en tout cas bien mieux dessiné que celui de Klingsor auquel Falk Struckmann apporte une certaine expressivité rocailleuse qui solidifie beaucoup trop le magicien dans une peinture prosaïque.

La Kundry de Marina Prudenskaya est évidemment le portrait le plus fort de la soirée, elle qui est corporellement si souple et fine et qui dispose pourtant d’une voix aux graves très développés. D’une très grande aisance théâtrale, les exultations en tessiture aiguë se font toujours avec une légère adhérence pour finalement s’épanouir en un tranchant vif et coloré, et ce mélange de sensualité et de monstruosité en fait un véritable caractère wagnérien troublant.

Marina Prudenskaya, Ching-Lien Wu, Simone Young et Simon O'Neill

Marina Prudenskaya, Ching-Lien Wu, Simone Young et Simon O'Neill

Et les filles fleurs intensément vivantes de Tamara Banjesevic, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Ramya Roy, Kseniia Proshina, Andrea Cueva Molnar et Claudia Huckle, ont de quoi impressionner par leur débauche de traits fusés avec une violence implacable.

Enfin, parmi les rôles secondaires, Maciej Kwaśnikowski se fait remarquer par sa droiture et sa clarté juvénile, ainsi que William Thomas pour sa noble noirceur hypnotique.

Malgré toutes les réserves que l’on peut avoir sur le parti pris de la mise en scène qui trivialise beaucoup trop le livret, la beauté de cette interprétation musicale sublime tout, d’autant plus que la dernière représentation s’est jouée sans surtitres sur le panneau central, ce qui a accru la prégnance de la musique et permis de voir nombre de spectateurs échanger aux entractes sur le sens de ce qu’ils venaient de voir.

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Publié le 24 Avril 2022

L’Or du Rhin (Richard Wagner – 1869)
Version de concert du 23 avril 2022
Théâtre des Champs-Elysées

Wotan Michael Volle
Loge Gerhard Siegel
Alberich Samuel Youn
Mime Thomas Ebenstein
Erda Wiebke Lehmkuhl
Fasolt Stephen Milling
Fafner Mikhail Petrenko
Fricka Jamie Barton
Froh Issachah Savage
Donner Thomas Lehman
Freia Christiane Karg
Wellgunde Iris van Wijnen
Flosshilde Maria Barakova
Woglinde Erika Baikoff

Direction musicale Yannick Nézet-Séguin
Rotterdams Philharmonisch Orkest
Diffusion sur France Musique le 21 mai 2022

Depuis 12 ans qu’il dirige le Théâtre des Champs-Élysées, Michel Franck représente régulièrement les œuvres de Richard Wagner dont il a déjà programmé deux versions de concert de ‘Parsifal’, une version de concert de ‘Tristan und Isolde’, ‘La Walkyrie’ et ‘Le Vaisseau Fantôme’, et une version scénique de ‘Tristan und Isolde’.

Quant à ’L’Anneau du Nibelung’, il n’avait plus été joué depuis avril 1988 lorsque deux cycles intégraux furent interprétés dans la mise en scène de Daniel Mesguisch conçue pour l’Opéra de Nice. ‘L’Or du Rhin’ fait donc son grand retour avenue Montaigne après 34 ans d’absence.

Michael Volle et Yannick Nézet-Séguin

Michael Volle et Yannick Nézet-Séguin

Et l’on croise les doigts pour que le prologue magnifiquement dépeint ne soit que le début d’un cycle intégral tant l’extraordinaire théâtralité de la direction orchestrale et de l’ensemble de la distribution a contribué à déployer un drame sans relâche et totalement prenant tout le long de la soirée, alors que la première de cette série venait juste d’avoir lieu la veille à Rotterdam. Tous se retrouveront ensuite à Dortmund et à Baden Baden, respectivement les 28 et 30 avril, pour deux autres représentations.

Iris van Wijnen (Wellgunde) et Maria Barakova (Flosshilde)

Iris van Wijnen (Wellgunde) et Maria Barakova (Flosshilde)

Dans l’alcôve qui sert d’écrin au Rotterdams Philharmonisch Orkest, l’introduction, loin d’être comme une lointaine évocation d’un fleuve à l’origine du monde, saisit pas sa présence et la tension vive et colorée des bois sombres qui l’animent, et la concentration dans la salle dès ce prélude est encore plus palpable.

Samuel Youn (Alberich)

Samuel Youn (Alberich)

Les ondines du Rhin, Iris van Wijnen, Maria Barakova et Erika Baikoff, ont toutes trois une aisance scénique servie par des timbres de voix bien marqués, la première mettant en avant des effets coloratures audacieux alors que la seconde fait vivre des opulences graves comme pour charmer et que la troisième représente le mieux la raison.

Michael Volle (Wotan)

Michael Volle (Wotan)

L’arrivée de Samuel Youn est absolument fantastique car il va personnifier Alberich, le nain qui s’emparera de l’or gardé par les nymphes, avec une expressivité délirante, des expressions du visage qui traduisent acuité et intentions maléfiques perçantes, et une agressivité corporelle inattendue chez ce chanteur qui incarnait le Hollandais volant à Bayreuth jusqu’en 2015 de façon bien plus réservée. 

Jamie Barton (Fricka) et Christiane Karg (Freia)

Jamie Barton (Fricka) et Christiane Karg (Freia)

Le timbre gris-argent est fait d’un métal à la fois souple et endurci qui lui donne une pénétrance infaillible et rend son personnage passionnant d’admiration. Et son insertion avec la vitalité de la musique – magnifiques clins d’œil à de furtifs motifs orchestraux – démontre aussi en quoi Wagner raconte de manière incomparable un puissant drame théâtral que Yannick Nézet-Séguin intériorise de manière déchaînée.

Stephen Milling (Fasolt) et Mikhail Petrenko (Fafner)

Stephen Milling (Fasolt) et Mikhail Petrenko (Fafner)

Splendide, lui aussi, et souverain d’allure puisque Wotan règne à la fois sur les dieux, les géants, les hommes et les nains, Michael Volle est loin d’être un puissant sur le déclin tant sa déclamation est assurée sans le moindre ébranlement, qu’il porte en lui une autorité naturelle magnifiée par une noblesse de timbre feutrée éloquente, et qu’il inspire autant la ruse que le bouillonnement éruptif prêt à paralyser son auditoire.

Thomas Lehman (Donner) et Issachah Savage (Froh)

Thomas Lehman (Donner) et Issachah Savage (Froh)

Son jeu de connivence avec le Loge de Gerhard Siegel est d’une très haute tenue, le ténor allemand ayant toujours de cet éclat imparable qui assoit la consistance manipulatrice de son personnage, avec toutefois un peu plus d’ombres dans le timbre de voix qui accroît l’impression de maturité et met en retrait la nature démoniaque du dieu du feu.

Gerhard Siegel (Loge) et Michael Volle (Wotan)

Gerhard Siegel (Loge) et Michael Volle (Wotan)

Et quelle correspondance stupéfiante entre la carrure massive de Stephen Milling et Mikhail Petrenko, d’une part, et les géants Fasolt et Fafner, d’autre part, venus demander leur rétribution pour la construction du Walhalla, la résidence des dieux, qu’ils évoquent avec une distinction d’expression qui correspond très bien à leurs caractères. 

Samuel Youn (Alberich) et Thomas Ebenstein (Mime)

Samuel Youn (Alberich) et Thomas Ebenstein (Mime)

Stephen Milling a ainsi des inflexions de voix et un rendu noble et sensible qui font beaucoup penser au Roi Marke de ‘Tristan und Isolde’, et cette sensibilité reflète avec justesse les sentiments pour Freia, dirigée de manière percutante par Christiane Karg, alors que Mikhail Petrenko est plus froid et acerbe ce qui le prédispose à être celui qui tuera son frère pour s’emparer de la totalité du trésor remis aux géants par Wotan.

Yannick Nézet-Séguin et le Rotterdams Philharmonisch Orkest

Yannick Nézet-Séguin et le Rotterdams Philharmonisch Orkest

Avec sa voix qui draine des agrégats de textures mélangeant graves profonds, multiples vibrations aux reflets hétéroclites et des aigus fauves, Jamie Barton est loin de simplement jouer une Fricka se sentant abandonnée par Wotan attaché à son désir d’éternelle jeunesse, mais évoque déjà la stature plus dominatrice de la déesse que nous retrouverons plus tard dans ‘La Walkyrie’. 

Wiebke Lehmkuhl (Erda)

Wiebke Lehmkuhl (Erda)

La sensualité sauvage est donc portée par Wiebke Lehmkuhl dont la beauté opulante du chant dépasse la simple expression de la sagesse d’Erda, mère des trois Nornes fileuses du destin, pour en faire une femme d’une somptueuse séduction ensorceleuse. 

Maria Barakova (Flosshilde), Iris van Wijnen (Wellgunde) et Erika Baikoff (Woglinde)

Maria Barakova (Flosshilde), Iris van Wijnen (Wellgunde) et Erika Baikoff (Woglinde)

Et même les traits de caractère de Mime, dont la déclamation assombrie de Thomas Ebenstein traduit bien le tempérament veule, et la posture vaillante et fiable de Issachah Savage et Thomas Lehman en Froh et Donner, participent à la crédibilité de cette histoire de famille dont l’avenir du monde dépend.

Michael Volle et Yannick Nézet-Séguin

Michael Volle et Yannick Nézet-Séguin

Yannick Nézet-Séguin et le Rotterdams Philharmonisch Orkest sont ainsi éblouissants dans le rendu de cette version extraordinairement dramatique de ‘L’Or du Rhin’ qui dispense un son superbement chaleureux aux colorations d’or rougeoyant, vivifiée par un courant finement nuancé et une rondeur merveilleusement poétique dans les solo de vents. Les chatoiements des coups d'enclumes au moment de la plongée vers le Nibelung ont aussi un effet enchanteur par l'émerveillement qu'ils procurent.

Les changements d’ampleur sont menés sans ambages mais sans brusquerie non plus, avec un soin à ne pas saturer le son et faire perdre en richesse de détails, et cette lecture à la fois intime et galvanisante réussit quelque chose de très rare dans une salle de spectacle qui est d’absorber totalement l’attention du public dans un tout avec la musique et les solistes de par la magnificence du récit et sa prégnance interprétative.

Jamie Barton, Gerhard Siegel, Michael Volle, Yannick Nézet-Séguin et Samuel Youn

Jamie Barton, Gerhard Siegel, Michael Volle, Yannick Nézet-Séguin et Samuel Youn

Beaucoup sont sortis du Théâtre des Champs-Élysées probablement abasourdis par cet emport qui les a dépassé.

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Publié le 15 Juin 2016

Aida (Giuseppe Verdi)
Représentations du 13 juin et 07 juillet 2016

Opéra Bastille

Aida Sondra Radvanovsky (13/06)
     Liudmyla Monastyrska (07/07)
Amneris Anita Rachvelishvili (13/06)
      Daniela Barcellona (07/07)
Amonasro George Gagnidze (13/06)
       Vitaliy Bilyy (07/07)
Radamès Aleksandrs Antonenko
Il Re Orlin Anastassov
Ramfis Kwangchul Youn
Un Messaggero Yu Shao
Una Sacerdotessa Andreea Soare

Mise en scène Olivier Py (2013)
Direction musicale Daniel Oren
                                    Anita Rachvelishvili (Amneris)

Depuis plus d’un demi-siècle, ‘Aida’ n’est plus l’une des œuvres dominantes de la programmation de l’Opéra de Paris. L’époque de la lutte contre Wagner est révolue, et le Stade de France a dorénavant transformé cet opéra en un grand péplum populaire.

Son retour à l’Opéra, dans la mise en scène contestée d’Olivier Py, évoque le contexte de création de l’œuvre - c'est-à-dire, la guerre franco-prussienne de 1870, les premières années d’indépendance de l’Italie et le début de ses entreprises colonialistes en Afrique - qui se superpose aux conflits entre Egyptiens et Nubiens relatés par le livret original.

Aleksandrs Antonenko (Radamès)

Aleksandrs Antonenko (Radamès)

Débarrassée ainsi de son exotisme, cette version scénique d’'Aida' devient une dénonciation des abus des régimes fascistes, à l’instar de l’engagement qu’avait manifesté le metteur en scène français lors des guerres d’ex-Yougoslavie entre 1991 et 1999.

Elle tente de montrer, sans éviter un didactisme fortement appuyé, le rôle du religieux dans la dissipation de la violence, l’asservissement des populations stigmatisées, et l’horreur sur laquelle se bâtit le lustre des pouvoirs dictatoriaux.

Anita Rachvelishvili (Amnéris)

Anita Rachvelishvili (Amnéris)

Cependant, la première représentation de cette reprise n’a pas permis au public, en particulier celui qui n'avait pas vu ce spectacle en 2013, d’apprécier l’ensemble de cette vision, une panne électrique ayant immobilisé le décor au cours de la première partie. Olivier Py a heureusement eu l’élégance de venir saluer le public au final, et témoigner, à voix nue, de l’innocence de l’équipe technique de l’Opéra de Paris envers cet incident.

C’est évidemment dommage, mais au moins nous savons que son travail n’a pas subi l’effet d’une censure.

En revanche, la réussite de sa perception passe par une exécution musicale qui exalte la force du métal orchestral, la noirceur prémonitoire de son écriture, et qui affine au possible le souffle intimiste des instruments.

Sondra Radvanovsky (Aida)

Sondra Radvanovsky (Aida)

Daniel Oren, qui a prouvé à plusieurs reprises dans cette salle – notamment lors d’un mémorable ‘André Chénier’ joué un soir de Noël – qu’il sait ciseler avec art les plus belles pages de l’opéra italien, n’arrive pourtant pas, à l’occasion de cette première, à tirer vers le haut la puissance d’’Aida’. Il dirige souvent dans une urgence qui écrase le son dans le fracas des percussions, empêchant alors l’émergence d’un véritable relief théâtral prenant.

Verdi mérite mieux, mais Philippe Jordan, qui avait magnifiquement sublimé son chef d’œuvre lors de la précédente série, avait du compter sur trois représentations pour lui trouver un élan fantastique. C’est donc la même trajectoire que l’on souhaite à Daniel Oren dans les jours qui viennent.

D’autant plus qu’il dispose d’une équipe de musiciens et de solistes d’une impressionnante puissance artistique.

Anita Rachvelishvili (Amnéris)

Anita Rachvelishvili (Amnéris)

A commencer par la sensationnelle Amnéris d’Anita Rachvelishvili à la noirceur envoutante, noble et animale, et d’une sensualité phénoménale.

Elle a en elle un aplomb qui la rend surhumaine, et une puissance glamour qui donne l’impression que tout l’espace se réduit autour d’elle, malgré cette attitude boudeuse qui peut être une façon de conserver une part de mystère.

Sondra Radvanovsky, chanteuse emblématique du New-York Metropolitan Opera, vit son Aida avec une présence comparable, mais reste attachée à un mode de jeu mélodramatique nettement conventionnel.

Sa voix, elle, n’a rien de conventionnelle, et est émouvante quand ses graves se chargent de mélancolie, et sidérante de virtuosité quand elle file ses suraigus pour orner de beaux mouvements chromatiques ses sentiments les plus profonds.

Entre ces deux extrêmes, son timbre vibre de cette ampleur composite qui semble charrier un flot vocal tremblant absolument unique, mais aux inflexions plutôt monotones dans cette tessiture.

Kwangchul Youn (Ramfis)

Kwangchul Youn (Ramfis)

Aleksandrs Antonenko, au regard d’aigle, impose sur scène un Radamès agressif, bien loin de briller par son héroïsme solaire, mais au contraire, d’emplir de noirceur son personnage comme il le ferait dans le rôle d’un Otello sauvage. Il offre des instants fulgurants et saisissants, soigne moins bien les beaux passages empreints d’un doux idéalisme, mais se montre également sensible en détimbrant légèrement pour chanter piano à la dernière scène.

Ces trois chanteurs hors normes, qui semblent vouloir défier les limites de l’espace sonore, sont confrontés à trois autres grands chanteurs qui paraissent bien humbles en leur présence.

Kwangchul Youn, en Ramfis, est inhabituellement lié à un large vibrato, signe probable d’une fatigue passagère, et Orlin Anastassov, naturellement trop humain, n’impose pas son roi en autorité suprême.

Les deux grandes figures du pouvoir sont donc paradoxalement en retrait au regard du trio amoureux.

George Gagnidze (Amonasro) et Sondra Radvanovsky (Aida)

George Gagnidze (Amonasro) et Sondra Radvanovsky (Aida)

En revanche, George Gagnidze s'épanouit dans une très belle incarnation d’Amonasro, une voix diffuse et insaisissable, noble et typée, qui lui donne des allures de chanteur suranné et charismatique au visage très expressif.

Une fois passées les perturbations de la première, on attend donc maintenant de ce potentiel prodigieux qu’il prenne corps, que le chœur élégiaque en seconde partie le soit de toute sa puissance en première partie, et que le chef d’orchestre réussisse à transmettre une grâce qui pousse les chanteurs à renforcer leur engagement émotionnel.

C'est en partie ce qui se produit lors des représentations de la seconde série de juillet, au cours desquelles Daniel Oren fait ressortir, lors des grands moments de tension, des couleurs de bronze et des envolées théâtrales qui réhaussent les impressions laissées lors de la première représentation.

Liudmyla Monastyrska (Aida)

Liudmyla Monastyrska (Aida)

La soprano ukranienne Liudmyla Monastyrska, qui reprend le rôle d'Aida, fait une entrée emflammée à l'Opéra National de Paris, plus dramatique et violente que Sondra Radvanovsky, mais avec un timbre de voix très différent, d'une noirceur voilée proche de sa consoeur Maria Guleghina, qui, il y a 15 ans, avait interprèté une impressionnante Lady Macbeth.

Dominante dans les grandes ensembles, capable de surpasser orchestre et choeur dithyrambiques et de varier ses expressions de torpeur, elle est une force déséspérée et fulgurante qui sait également tendre vers la grâce en filant ses aigus subtilement, peut-être pas avec la fluidité surnaturelle de Sondra Radvanovsky, mais avec suffisamment de souplesse pour attendrir ce portrait implacable.

Liudmyla Monastyrska (Aida)

Liudmyla Monastyrska (Aida)

Comparés à Anita Rachvelishvili et George Gagnidze, Daniela Barcellona et Vitaliy Bilyy diffèrent sensiblement, la première, timbre clair et névrotique semblant vivre un enfer permanent à cause de la relation entre Aida et Radamès, le second impulsif et jeune passant plus pour le frère d'Aida que pour son père.

Et quelle énergie d'ensemble, et surtout, quelle générosité sonore, excessive parfois, mais qui est la marque déraisonnable de la théâtralité lyrique.

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Publié le 28 Juillet 2015

Lohengrin (Richard Wagner)
Représentation du 26 juillet 2015
Bayreuther Festspiele

König Heinrich Wilhelm Schwinghammer
Lohengrin Klaus Florian Vogt
Elsa von Brabant Annette Dasch
Friedrich von Telramund Jukka Rasilainen
Ortrud Petra Lang
Der Heerufer des Königs Samuel Youn

Mise en scène Hans Neuenfels (2010)
Direction musicale Alain Altinoglu
Orchestre du Festival de Bayreuth 2015

 

 

                         Annette Dasch (Elsa)

 

Pour sa dernière reprise au Festival de Bayreuth, la mise en scène d’Hans Neuenfels retrouve l’intégralité de la distribution de 2011 – hormis Georg Zeppenfeld en Roi Henri – captée pour le DVD.

Ce spectacle, commenté longuement l’année dernière, reste absolument frappant pas sa cohérence, sa lisibilité, et l’opposition entre la force mélancolique de Lohengrin et la description à la fois repoussante et drôle d’une société d’individus indifférenciés – les hommes en rats noirs, les femmes en rats blancs et les enfants en rats roses – que l’on ne distingue que par leurs numéros d’identification.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

On y ressent en permanence la phobie de l’artiste, qui pourrait être celle du metteur en scène, face à la dépersonnalisation du monde, son suivisme, sa mesquinerie dissimulée, son absence de créativité.

Une très grande construction théâtrale complétée par trois vidéos faisant petit à petit comprendre la trame de la disparition du frère d’Elsa, et qui inclut également, lors des interludes, de petites scènes vivantes impliquant ces rats asservis.

L’accueil dithyrambique que vient de recevoir l’ensemble des artistes, ce soir, est une immense vague de vibrations humaines qui n’est que le juste retour après un tel engagement émotionnel.

Annette Dasch (Elsa) et Petra Lang (Ortrud)

Annette Dasch (Elsa) et Petra Lang (Ortrud)

Dès l’ouverture, Alain Altinoglu déploie l’orchestre sur plusieurs plans sonores, l’un notamment en avant-scène où se détachent les cordes sombres avec de grandes remontées latérales qui, par la suite, construisent de fines nappes, très spirituelles, qui s’étendent vers l’arrière scène, créant ainsi une impression de relief saisissante et merveilleuse.

Sa direction, sans faiblesse ni trivialité, est d’une limpidité lumineuse, son énergétique suit le drame sans temps mort, et il ne fait pas non plus ‘claquer’ les cuivres pour accentuer la violence maléfique et dramatiques des forces sombres sous-entendues. Très beau climat qui s’accorde avec les touches légères de la mise en scène.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Annette Dasch (Elsa)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Annette Dasch (Elsa)

On ne relève que quelques passages où le son ne sort pas totalement de la fosse pour envahir l’espace entier, comme dans l’ouverture du troisième acte. C’est très frappant, car à ce moment-là on sent clairement que la musique vient de sous la scène, alors que, la plupart du temps, l’acoustique de la salle fait que l’on ne sait plus d’où elle provient.

Klaus Florian Vogt, exceptionnellement puissant, charnel et clair, impose de plus une stature moins naïve avec cette impression très touchante d’approfondissement du personnage de Lohengrin. Il incarne une vision de la vie morale et sérieuse, une volonté de croire en l’autre qui sera finalement déçue, et visuellement cette profondeur est palpable et crédible.

Annette Dasch (Elsa) et Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Annette Dasch (Elsa) et Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

C’est absolument incroyable de voir à quel point il y a une telle unité entre la blondeur viscontienne de ce chanteur fantastique, l’éclat sincère et affirmé de son chant, et la beauté du personnage. On parle bien d’Art ici, et pas d’une simple interprétation.

Annette Dasch est de plus débordante d’émotivité, sensible et enflammée, jouant d’émotions enfantines et capricieuses. Elle intensifie son chant évocateur d’une jeunesse vibrante et plein d’espoir au fil de la représentation, entrainant Klaus Florian Vogt dans une confrontation bouleversante au dernier acte. On sent l’adolescente qui frémit dans le cœur de la femme.

Petra Lang (Ortrud)

Petra Lang (Ortrud)

De retour dans le rôle de Telramund, Jukka Rasilainen est à nouveau grandiose dans son incarnation de vieux tonton flingueur, avec une voix dont les tressaillements lui donnent un caractère comique malgré lui, surtout lorsqu’il est confronté aux accents agressifs de sa partenaire.

Car, dans un état de défiance exaltée, Petra Lang est non seulement au meilleur de sa confiance vocale, mais elle se comporte également comme si elle souhaitait se brûler sur scène, rayonnant des aigus à n’en plus finir avec une énergie qui pourrait faire peur.

Elle joue de plus avec nerfs son Ortrud. Visiblement, elle est en excès de vie ce soir.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Fidèle à cette production depuis sa création, Samuel Youn incarne indéfectiblement le Hérault avec humilité, et Wilhelm Schwinghammer est un splendide jeune roi, très drôle dans son rapport au peuple dont il semble à peine différent.

Standing Ovation pour Klaus Florian Vogt, prolongée pour Alain Altinoglu, puis pour tous, et une joie dingue pour Petra Lang. Très belle émotion d’Annette Dasch, au rideau final.

Vraisemblablement la meilleure reprise de la série.

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Publié le 4 Août 2014

Der Ring des Nibelungen (Richard Wagner)
Bayreuther Festspiele 2014

27 juillet - Das Rheingold
28 juillet - Die Walküre
30 juillet - Siegfried
01 août - Götterdämmerung

Direction Musicale Kirill Petrenko

Mise en scène Frank Castorf
Décors Aleksandar Denic
Costumes Adriana Braga Peretzki
Lumières Rainer Casper
Video Andreas Deinert

 

                                                                                                   Elisabeth Strid (Freia)

 

Wotan / Der Wanderer Wolfgang Koch                Siegmund Johan Botha
Fricka / Waltraute / 2. Norn Claudia Mahnke      Sieglinde Anja Kampe
Loge Norbert Ernst                                             Brünnhilde Catherine Foster
Alberich Oleg Bryjak*                                        Hunding Kwangchul Youn*
Mime Burkhard Ulrich                                        Helmwige / 3. Norn Christiane Kohl
Fasolt Wilhelm Schwinghammer*                       Ortlinde Dara Hobs
Fafner Sorin Coliban                                            Grimgerde Okka von Der Damerau*
Freia Elisabeth Strid                                            Rossweisse Alexandra Petersamer
Erda / Schwertleite Nadine Weissmann                Gutrune / Gerhilde Allison Oakes
Donner Markus Eiche*                                      Woglinde / Waldvogel Mirella Hagen
Froh Lothar Odinius                                           Siegfried Lance Ryan
Flosshilde / 1.Norn Okka von Der Damerau      Hagen Attila Jun
Wellgunde / Siegrune Julia Rutigliano                 Gunther Alejandro Marco-Buhrmester

*changement d’interprète par rapport à 2013

Fortement chahuté lors de sa création, et à nouveau cette année, le Ring mis en scène par Frank Castorf oblige à réfléchir au sens que la Tétralogie de Wagner représente pour ses admirateurs : une grande saga épique et mythologique, une fresque d’une profondeur de sentiments exaltante, ou bien la narration d’un monde dominé par des forces cupides, violentes et détraquées où l’Amour n’est qu’un rêve idéal qui ne peut y survivre ?

Wilhelm Schwinghammer (Fasolt)

Wilhelm Schwinghammer (Fasolt)

C’est ce dernier point de vue que le directeur de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin a choisi, et, en raccrochant la légende des Nibelungen à l’histoire récente, depuis les premières exploitations du pétrole du Caucase, jusqu’à l’avènement du système financier mondial, il s’évertue à montrer comment l’humanité, dans sa plus banale vie, avance alors que des forces politiques et idéologiques la contraignent au point de faire de ses sentiments humains une valeur éphémère.

Das Rheingold

Dans Rheingold, situé dans un petit motel doté d’une station-service et d’une piscine bordant une autoroute du Texas, Frank Castorf reconstitue tout un univers foisonnant où les dieux, géants et nains sont tous ramenés à des personnages humains : filles du Rhin et Freia en filles faciles, Erda en maîtresse des lieux qui dame le pion à Fricka, Wotan en grand jouisseur, Fasolt et Fafner en casseurs etc..

Norbert Ernst (Loge)

Norbert Ernst (Loge)

Chez ces dieux on picole beaucoup, on se bat pour les filles, on recherche le profit - Alberich entasse minutieusement son or pendant que chacun règle ses comptes – et le pétrole est une nouvelle richesse introduite dans ce prologue comme point de départ d’une course à la maitrise des richesses énergétiques qui deviendra le fond historique des trois journées suivantes.

Wolfgang Koch (Wotan) et Nadine Weissmann (Erda)

Wolfgang Koch (Wotan) et Nadine Weissmann (Erda)

La force de ce premier volet réside dans l’incroyable cohésion dramaturgique qui unit tous les artistes, qui doivent jouer en permanence sur scène même lorsqu’ils ne chantent pas, car des caméras filment l’arrière scène autant que l’intérieur du bâtiment. Le spectateur est saturé d’actions et d’images, mais ce qui le captive le plus est la manière dont tous ces personnages semblent si vrais, comme si le metteur en scène avait demandé aux chanteurs de penser à leurs propres scènes intimes, avec leurs moments de paniques, de cacophonies, mais aussi leurs instants de rêveries.

Der Ring des Nibelungen (Petrenko - Castorf) Bayreuth 2014

Ainsi, Norbert Ernst est un Loge toujours aussi émouvant et conciliateur, aux faux-airs de Candide, Sorin Colban un impressionnant Fafner, Wilhelm Schwinghammer un Fasolt au chant agréablement langoureux, Elisabeth Strid une Freia de feu, et les voix des trois filles, Okka von Der Damerau, Mirella Hagen et Julia Rutigliano s’harmonisent merveilleusement.

Quant à l’Alberich d’Oleg Bryjak, son indéniable présence ne fait cependant pas oublier le charisme de Martin Winkler.

Die Walküre
 

Le premier volet de cette tétralogie, déjà bien commenté l’année précédente, se déroule à Bakou, au moment où les compagnies pétrolières occidentales vont devoir céder leur monopole pétrolier à la révolution russe. Le décor est un monumental fort en bois qui cache un puit de forage, et les éclairages qui l’enveloppent évoquent des horizons sombres et flamboyants visuellement fantastiques.

On l’a déjà dit, Frank Castorf a la prudence de ne rajouter aucun effet distrayant aux deux premiers actes, où se déroulent des scènes intimes entre frère et sœur, mari et femme et père et fille. Seule entorse dramaturgique, la scène entre Wotan et Fricka est présentée comme une scène de couple d’exploitants, sans lien entre les deux personnages de Rheingold.

                                                                                           Kwangchul Youn  (Hunding)

Quant à Brunnhilde, elle prépare elle-même les charges de nitroglycérine qui serviront à l’excavation des zones pétrolifères.

Le troisième acte correspond à l’attaque de ce fort, la scène des Walkyries est bien mieux intégrée théâtralement que le livret de Wagner, qui en fait une scène à part, et Wotan reprend son rôle dominant.

Claudia Mahnke (Fricka)

Claudia Mahnke (Fricka)

Wolfgang Koch paraissait un bien meilleur Wotan dans Rheingold que l’année précédente, il impose dorénavant un grand rôle, pour lequel il est à la fois un interprète non pas dépassé par la situation, mais volontaire, comme s’il ne voulait pas lâcher de son pouvoir, avec hargne et séduction dans le timbre.

Et à nouveau, Claudia Mahnke est une magnifique Fricka, impériale avec sa voix aux mille reflets chatoyants.

 Anja Kampe (Sieglinde) et Johan Botha (Siegmund)

Anja Kampe (Sieglinde) et Johan Botha (Siegmund)

Le couple formé par Anja Kampe et Johan Botha fonctionne tout aussi bien, mais la chanteuse allemande a un tempéramment expressif et une franchise passionnée dans les attaques en décalage complet avec l’immobilisme corporel du ténor, plus convaincant dans les passages héroïques que pour la tendresse intime des sentiments.

Kwangchul Youn est un splendide et presque trop noble Hunding, mais ce n’est plus une surprise.

Catherine Foster (Brunnhilde)

Catherine Foster (Brunnhilde)

Elle avait eu quelques difficultés à démarrer dans son rôle en 2013, Catherine Foster est cette année une très grande Brunnhilde, une très belle voix claire et dorée avec des inflexions violentes et attendrissantes, qu’elle ne fait qu’enrichir jusqu'à la scène finale du Crépuscule des Dieux.

Et Kirill Petrenko emmène l’orchestre vers des sommets où la musique de Wagner devient un art multidimensionnel dont on ne compte plus la pluralité des plans sonores. Le spectacle est pris dans un univers musical profond, un bouillonnement magmatique dont l’énergie ne cesse de se regénérer par ce que l’on aurait envie d’appeler un 'miracle'.

Les Walkyries

Les Walkyries

Les couleurs des cuivres, amples et parfaitement lissées, émergent d’une fantastique atmosphère de cordes vivantes et mues par de grands mouvements tout en contrastes et nuances. C’est quelque chose d’inouï à entendre, une expérience d’une densité inimaginable, qui ne laisse aucunement transparaître la difficulté du travail nécessaire pour y arriver. Wotan en sort encore plus magnifié dans ses grands monologues.

Siegfried

Burkhard Ulrich (Mime)

Burkhard Ulrich (Mime)

S’il n’y avait qu’un volet à revoir de cette tétralogie, Siegfried serait l’incontournable.
C’est, en premier lieu, l’occasion de découvrir l’incarnation démente qu’en fait Lance Ryan.
Son personnage porte en lui une ambiguïté extrême, une allure romantique mais une voix large au timbre ingrat qui, pourtant, caractérise à merveille cet homme déterminé, attendrissant par sa méconnaissance de ses origines, et violent dans toute son ignorance.

Et au réveil de Brunnhilde, il est même incroyablement touchant d’incrédulité au pied de cette femme qui chante sa joie de revivre enfin.

Der Ring des Nibelungen (Petrenko - Castorf) Bayreuth 2014

Il est très proche, vocalement, du Mime d’ Burkhard Ulrich, lui aussi excellent acteur et chanteur, et Frank Castorf situe leur logis au pied d’un Mont Rushmore sculpté par des visages de grands idéoloques communistes.
L’image est saisissante en ce qu’elle porte comme symbole pesant sur la destinée humaine.

Le combat entre Siegfried et Wotan, livré au sommet de cette montagne dominée par les ombres de la nuit, n’en est que plus dramatique.

Mirella Hagen (L'oiseau) et Lance Ryan (Siegfried)

Mirella Hagen (L'oiseau) et Lance Ryan (Siegfried)

Grand moment de paroxysme, le meurtre de Fafner sur Alexander Platz à coups de mitraillette, suivi de l’assassinat au couteau de Mime, soigneusement replié par Siegfried, se déroule dans des relents orchestraux d’une noirceur suffocante qui en mettra mal à l’aise plus d’un.

Mais il y a également le très bel air de l’oiseau, sous les traits d’une danseuse de cabaret aux splendides volutes de plumes, chanté avec magie par Mirella Hagen, puis l’arrivée d’Erda où, à nouveau, Nadine Weissmann interprète une femme forte et bafouée mais encore soumise à Wotan. Comme dans Rheingold, ses mimiques, quand elle se prépare en essayant toutes sortes de perruques avant de retrouver Wotan, sont génialement drôles. L’argent coule à flots, mais plus pour longtemps.

Catherine Foster (Brunnhilde) et Lance Ryan (Siegfried)

Catherine Foster (Brunnhilde) et Lance Ryan (Siegfried)

Quant au duo d’amour final de Siegfried et Brunnhilde, il est démythifié par Castorf, les deux crocodiles de l’année précédente qui s’agitent à leurs pieds ayant même donné naissance à un petit qui viendra se faufiler parmi le couple. Tout est fait pour distraire de la musique de Wagner, ce qui peut agacer.

Götterdämmerung
 

Cette démythification de l’Amour se prolonge au début du premier acte du Crépuscule des Dieux, même si l’on peut croire à cet échange timide et banal sur un simple banc.

Les trois Nornes chantent magnifiquement, mais Siegfried est cette fois bien plus violent et détraqué que dans la version 2013 du Ring, au milieu de ce décor désolé en briques rouges de l’usine pétrochimique de Schkopau, autant évocateur d’un château en ruine que d’un univers apocalyptique.

Claudia Mahnke est à nouveau une flamboyante Waltraute qui nous engloutit dans un intense et bouleversant moment d’émotion, et elle ne sera dépassée que par Catherine Foster dans la grande scène des adieux, un monument de désespoir humain inoubliable tant elle y met du coeur jusqu'au bout.

 

                                                                                           Alejandro Marco-Buhrmester (Gunther)

 

Dans ce monde finissant, les services de restauration rapide ont remplacé les grands restaurants du système capitaliste post-communiste d'Alexander-Platz, la population noie son ennui dans l'alcool - le choeur en habits bariolés de toutes les couleurs est encore une fois puissant et enjoué - et les caïds dominent l'économie.

Avec Attila Jun, Hagen manque, certes, de noirceur rocailleuse, mais son personnage sordide et révolté est très bien joué et chanté, tout comme le Gunther d’Alejandro Marco-Buhrmester, très bel homme à l’allure androgyne sur cette scène.

Catherine Foster (Brunnhilde)

Catherine Foster (Brunnhilde)

Ensuite vient le meurtre de Siegfried, après son incroyable délire, tué sauvagement à coups de batte de baseball dans les lueurs d’un feu désolé. La marche funéraire est rendue vulgaire pour ne pas glorifier le pseudo-héros, et Brunnhilde incendie le bâtiment néoclassique de Wall Street, avant de rendre l’anneau aux filles du Rhin qui le jettent définitivement au feu. Le monde est détruit dans une totale absurdité, et une dernière vidéo montre un incongru Hagen se laissant entrainer, au gré du courant, sur une barque le long du Rhin.

Kirill Petrenko est un chef immense, sa modestie l’est tout autant.

Kirill Petrenko

Kirill Petrenko

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Publié le 4 Août 2014

Lohengrin (Richard Wagner)
Représentation du 31 juillet 2014
Bayreuther Festspiele

 
König Heinrich Wilhelm Schwinghammer
Lohengrin Klaus Florian Vogt
Elsa von Brabant Edith Haller
Friedrich von Telramund Thomas Johannes Mayer
Ortrud Petra Lang
Der Heerufer des Königs Samuel Youn


Mise en scène Hans Neuenfels (2010)
Direction musicale Andris Nelsons

 

 

                                                                                                            Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Un an après sa création en 2010 au Festival de Bayreuth, la vision de Lohengrin par Hans Neuenfels fut diffusée en direct sur Arte, et il est même possible, à présent, de la revoir sur la plateforme Youtube, avec une distribution que l’on retrouve partiellement en 2014 - Klaus Florian Vogt, Petra Lang et Samuel Youn - avec le même charisme et la même présence vocale.

Malgré son esthétique qui rend peu flatteuse l'image de la société humaine du Brabant, la mise en scène est très lisible, proche du didactisme même.
Le régisseur allemand représente un monde où tous les êtres sont régis par des instincts suivistes et destructeurs. Leur identité est indifférenciée, et l'image d'un groupe de rats numérotés est radicalement explicite.

Edith Haller (Elsa)

Edith Haller (Elsa)

La vidéographie est explicative, et même plus qu'il n'est nécessaire, puisque le meurtre de Gottfried, un rat rouge lui aussi, est montré sous l'angle des apparences, c'est à dire par Elsa, puis par un autre être – le réel meurtrier - au moment du combat entre Lohengrin et Telramund.

Quand Elsa survient, une salve de flèches plantée dans le dos, supportant le même supplice que celui d'un Saint Sébastien, la violence accusatrice et facile de ce monde de rats achève de le rendre encore plus répugnant.

L'apparition de Lohengrin, sous les traits magnifiques de Klaus Florian Vogt, oppose donc une individualité forte qui est en clivage total avec cette société contaminée par sa psychose collective, et limitée par ses gardiens - des hommes en tenues antivirales - qui dégagent tout ce qui pourrait déranger l'ordre de ce petit monde, un rat qui se rebelle, Ortrud elle-même qui est sur le point d'être internée, et la croix que désigne le chevalier à la fin du second acte.

Samuel Youn (Le Heraut)

Samuel Youn (Le Heraut)

Par cette image, Hans Neuenfels non seulement souligne le vide spirituel de cet univers, mais il réhabilite immédiatement la foi de Lohengrin qui reconstruit la croix en la brandissant. En cela il ne déconstruit pas ce personnage, mais il le renforce.

Au dernier acte, devant un lit nuptial d'un blanc immaculé, la perte de confiance d'Elsa est signifiée par l'apparition d'une barque-cercueil ne contenant plus que les plumes du cygne. Puis, le meurtre défensif de Telramund par Lohengrin devient le paroxysme inévitable d'une tension accumulée entre une individualité et un groupe social pétri de codes, de peurs et de conformisme.

Lohengrin se retrouve seul, vêtu de noir, et surmonté en arrière-plan d'un immense point d'interrogation. Il a fallu un drame pour qu'enfin se pose la question de qui est ce personnage qui ne se comporte pas comme les autres, et qui en apparaît étrange. C’est comme si le fait de n’avoir ni l’hypocrisie, ni la mesquinerie, ni les faux-semblants et l’esprit de lucre de son monde le rendait suspicieux et remettait en cause son humanité.

Petra Lang (Ortrud) et Thomas Johannes Mayer (Telramund)

Petra Lang (Ortrud) et Thomas Johannes Mayer (Telramund)

Hans Neuenfels n’en fait cependant pas un ange mélancolique non plus, et son rapport à Elsa est montré avec un mélange de tendresse et de violence, manière de révéler que la tension qu’il entretient avec son milieu social affecte la relation avec l’héritière du Brabant qui, elle, n’est pas indépendante de celui-ci.

La violence entre Ortrud et Telramund, attaqués et dévalisés par une bande de rats lors de leur fuite de la cité, est également saisie avec un fascinant diabolisme morbide et torturé.

C’est la force de cette mise en scène que d’exacerber ces tensions entre des êtres que tout semble opposer, mais qui sont pourtant posés sur le même plan humain. Et l’on peut se remémorer Ortrud et Elsa s’affrontant avec la même robe, l’une noire, l’autre blanche, au cours d’une joute verbale tournoyante qui montre, quelque part, qu’une même ambition anime ces deux femmes. Elsa n’est pas totalement blanche, elle est influençable, et c’est pour cela qu’elle est sensible au propos d’Ortrud, et qu’elle a besoin d’en savoir plus sur Lohengrin, afin de vérifier que son ambition sociale ne sera pas remise en cause.

Petra Lang (Ortrud)

Petra Lang (Ortrud)

Lors de la scène finale, l’opposition blanc-noir s’inverse, et c’est Elsa qui apparaît en deuil, et Ortrud en sorte de colombine ambitieuse devenue folle.

L’échec de Lohengrin à n’avoir pu susciter un amour basé uniquement sur le sentiment – belle scène d’Elsa en admiration devant un cygne idéalisé au deuxième acte – est la conséquence de son niveau d'exigence à l’égard de la nature humaine. La dernière image d’un nouveau-né, laid et se tenant debout, peut faire sourire, mais elle est une façon de renvoyer au monde l’image de ce qu’il est réellement, dans son humanité la plus charnelle.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Edith Haller (Elsa)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Edith Haller (Elsa)

Cette reprise de Lohengrin - peut-être la dernière dans cette mise en scène – est jouée entre les deux derniers volets du Ring dirigé par Kirill Petrenko, ce qui n’est pas sans incidence sur notre ressenti à la direction musicale.

L’ouverture est certes lente, majestueuse et spirituelle, mais Andris Nelsons ne réussit pas toujours au premier acte à emplir la scène d’une générosité orchestrale qui, parfois, tombe dans une forme de platitude où disparaissent des pans sonores entiers, et où se noient les motifs les plus subtils.

Petra Lang (Ortrud)

Petra Lang (Ortrud)

Il faut en fait attendre le milieu du second acte pour que le spectacle soit totalement intégré dans ses dimensions tant musicales que théâtrales. Petra Lang, au regard d’acier, est toujours aussi impressionnante, à la fois lumineuse et puissante, mais l’on ne ressent pas l’extrême tension nerveuse qu’elle est capable d’imprimer à son rôle, et quelques décalages gestuels sont perceptibles.

Edith Haller semble, elle, mal à l’aise avec la mise en scène, ou du moins vaguement impliquée, et n’a sans doute pas toute la confiance qui lui permettrait de chanter avec le legato le plus soigné et le plus allégé. Au troisième acte, les emportements d’Elsa lui conviennent bien mieux, et c’est à cette caractérisation forte que Klaus Florian Vogt rendra hommage avec déférence au salut final.

Quant au ténor allemand, il est au meilleur de sa forme, tendre et rayonnant avec ce timbre magnifiquement pur et clair, tout en étant théâtral dans ses expressions vocales, selon une candeur naturelle qui rend le personnage de Lohengrin si crédible sous ses traits.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Edith Haller (Elsa)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Edith Haller (Elsa)

Thomas Johannes Mayer, le meilleur Telramund du festival dans cette mise en scène, est fidèle à toutes les incarnations qu’il a donné ces dernières années, excellent acteur, expressif et charismatique, une ligne vocale qui ne se départit pas d’une certaine douceur même dans la véhémence la plus brutale. C’est véritablement quelqu’un d’aussi captivant que ses grands partenaires que sont Klaus Florian Vogt et Petra Lang.

Wilhelm Schwinghammer est lui aussi un roi d’une belle couleur vocale, et Samuel Youn chante toujours le rôle du héraut avec la même noblesse sûre et posée.

Le chœur, un peu trop couvert par les masques de rats au premier acte, est par la suite à la fois ample et nuancé, au point de permettre d’entendre précisément les différentes composantes basses ou claires des voix.

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Publié le 29 Juillet 2014

Der fliegender Holländer (Richard Wagner)

Représentation du 26 juillet 2014
Bayreuther Festspiele

Daland Kwangchul Youn
Senta Ricarda Merbeth
Erik Tomislav Muzek
Mary Christa Mayer
Der Steuermann Benjamin Bruns
Der Holländer Samuel Youn

Direction musicale Christian Thielemann
Mise en scène Jan Philipp Gloger

 

 

                                                                     Samuel Youn (Le Hollandais) et Ricarda Merbeth (Senta)

L'édition 2014 du Festival de Bayreuth vient à peine de débuter, et d'emblée la reprise du Vaisseau Fantôme ravive tous nos sens et notre sensibilité à une interprétation musicale incroyablement présente, prenante par sa fluidité et la finesse des détails qui strient la texture orchestrale, autant que par les ornements mélodiques qui se dessinent avec évidence.

Benjamin Bruns (Le pilote)

Benjamin Bruns (Le pilote)

On ne sait plus bien, de Christian Thielemann ou bien de l'orchestre, à qui l'on doit le plus la force et l'expérience d'une telle direction, mais pendant plus de deux heures, la musique de Wagner se fait le souffle d'une vie qui se déroule inéluctablement dans une tension pure et sans esbrouffe, nimbée de poésie jusqu'au dernier fil.

Les chanteurs, eux, sont tous mis en valeur, non seulement par l'acoustique merveilleuse du Festspielhaus, mais également par leur incarnation entière et sans faille.
Rarement aura t-on entendu un pilote ausi dramatiquement terrifié que celui de Benjamin Bruns.

Il marque au point d'être un égal de Daland, marchand repris, cette année, par Kwangchul Youn. Celui-ci, au sommet de sa réalisation lyrique et théâtrale, est un géant de noblesse et d'humilité, une humanité bienveillante et austère, une voix qui frappe nos pensées lorsqu'elles vaquent à leur indiscipline.

Samuel Youn, l'autre chanteur sud-coréen de cinq ans son cadet, vit le Hollandais avec une identique gravité résignée et une manière d'être ferme et directe qui repose sur un timbre vocal bien affirmé et une ampleur quelque peu réservée quand ses aigus se veulent puissants.

 

 

                                                                                                    Kwangchul Youn (Daland)

 

Bien que peu valorisée scéniquement par ses tristes habits, Ricarda Merbeth, impressionnante Chrysothemis à l'Opéra Bastille cette saison, renouvelle une interprétation encore plus vaillante, dardant la salle entière de ses aigus projetés de toutes parts dans un élan exaltant, au sacrifice, toutefois, d'une certaine sensibilité moins perceptible quand elle devrait nous faire fondre de tendresse.

Ricarda Merbeth (Senta)

Ricarda Merbeth (Senta)

Il en est va de même de Tomislav Muzek, avec lequel Erik est d'un impact écorché inévitable.

Dans la mise en scène de Jan Philipp Gloger, Senta est une jeune femme qui se sent très différente de ses consoeurs ouvrières, car elle entretient en elle-même un amour hors du commun et monstrueux qui se cristallise sur ce Hollandais issu d'un univers technologique deshumanisé, où il ne survit que grâce à des artifices exitants, la drogue, le sexe facile, comme si l'argent était son seul moyen de rapport au monde.

Der fliegende Holländer (Merbeth-Youn-Thielemann) Bayreuth 14

Le directeur scénique laisse néanmoins perplexe avec cette vision d'un amour salvateur, noir et étrange, que le monde contemporain productiviste exploite au final en produit marchand, si bien que c'est surtout l'impressionnant décor initial, grandiose et inquiétant, bardé de circuits électroniques s'illuminant au son des remous violents de la musique, qui restera dans les mémoires.

Et la candeur du choeur féminin, l'unité puissante du choeur masculin, totalement stable même dans les déplacements scéniques, culminent vers une grâce confondante.

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Publié le 30 Juin 2013

Il Trovatore (Giuseppe Verdi)
Représentation du 27 juin 2013
Bayerische Staatsoper München

Ferrando Kwangchul Youn
Inez Golda Schultz
Leonora Anja Harteros
Count di Luna Alexey Markov
Manrico Jonas Kaufmann
Azucena Elena Manistina

Direction musicale Paolo Carignani
Mise en scène Olivier Py

 

                                                                                                           "Di quella Pira"

 

Olivier Py, nouveau directeur du Festival d’Avignon et metteur en scène pour lequel Paris vient de commander pas moins de trois nouvelles productions au cours de l’automne prochain, Alceste à l’Opéra Garnier, Aïda à l’Opéra Bastille et Dialogues des Carmélites au Théâtre des Champs Élysées, fait sa première apparition à l’Opéra de Munich en ouvrant la première journée du festival avec Il Trovatore de Giuseppe Verdi.

Jonas Kaufmann (Manrico)

Jonas Kaufmann (Manrico)

Son univers noir, l’esthétique homo-érotique qui lui est chère quand il s’agit de faire intervenir des combattants torse-nus, la figure finale de la mort - un homme en noir qui rode autour de Léonore - et sa revendication chevillée au corps de sa foi catholique, renvoient des images qui, dans l’ensemble, s’insèrent bien dans le climat sordide de l’œuvre.

Ferrando, ce superbe Kwangchul Youn qui fait ressortir tous les angles saillants et inquiétants du récit d’introduction, raconte l’histoire devant un rideau de théâtre, comme un acteur partie prenante du drame, car Olivier Py en fait, à la toute fin, le meurtrier de Manrico.

Choeur des forgerons (début Acte II)

Choeur des forgerons (début Acte II)

Il fait apparaître un personnage généralement jamais représenté, la mère d’Azuzena, vieille femme défigurée par toutes les souffrances qu’elle a enduré, brûlée vive dans une forêt incendiée blanche de cendres, qui pèse comme une malédiction sur les protagonistes du drame.

Cependant, les images ne suffisent pas à créer une cohérence dramaturgique, et l’on s’y perd un peu avec cette actrice sensuelle qui danse sur une locomotive, à l‘arrivée d‘Azuzena, qui charme le Comte sur son lit et qui offre, en conclusion, une très belle icône d’une femme en désir d’enfant sur un fond de toiles ondoyant. L'analyse psychologique se fond ainsi à l'action, la relation fusionnelle entre Azucena et Manrico étant très nettement soulignée.

Martyre de la mère d'Azucena

Martyre de la mère d'Azucena

Le couple que forme Manrico et Leonore est bien mis en valeur, mais un peu à la façon dont le metteur en scène avait traité le romantisme sans issue de Roméo et Juliette. Il commet même une erreur en faisant surgir Jonas Kaufmann, idéal de musicalité et d’un charme sombre au point de gommer légèrement l’héroïsme flamboyant de ce rôle de ténor italien impétueux, en le faisant surgir au moment où Anja Harteros est emportée dans les subtilités éthérées d’ « E deggio, o posso crederlo». Olivier Py, à ce moment précis, n’a pas l’humilité de s’effacer devant la musique. Car, si le timbre de la cantatrice allemande est un peu froid dans son premier air, sa splendeur vocale repose sur la précision de sa projection, lancée comme un intense faisceau saisissant, et, surtout, sur la finesse des lignes dont la grâce est trop inhabituelle pour ne pas y réagir avec une extrême sensibilité.

Anja Harteros (Leonora)

Anja Harteros (Leonora)

Dans la seconde partie, Anja Harteros est encore plus impliquée dramatiquement, parfois même avec violence, et laisse une impression terrible en se retirant prise par des spasmes de folies dans un très bel effet visuel angoissant.
Cette dernière scène s’achève d’ailleurs par un impressionnant trio avec Elena Manistina, bien plus noire et hallucinante qu’en première partie, alors que le jeune couple l’accompagne d’effets véristes très appuyés qui annoncent la mort.

Alexey Markov, avec ses intonations russes élégantes mais hors sujet dans ce répertoire, campe un Comte dont il manque la stature à la fois sensible et dominatrice pour imprimer un caractère qui s’impose avec suffisamment de force face à un Jonas Kaufmann qui chante dans une tessiture proche de celle du baryton.

Elena Manistina (Azucena)

Elena Manistina (Azucena)

Après un spectaculaire numéro de foire, deux bébés gigantesques et grotesques gesticulant sur le plateau circulaire du théâtre, Olivier Py devient plus mesuré dans les changements de décors, beaucoup trop nombreux et rapides en première partie. Il crée ainsi une atmosphère plus prenante, faite d’enchevêtrements mécaniques complexes et sombres qui concordent avec le climat musical nocturne de ces deux derniers actes.

Le bûcher d’Azucena laisse place à une magnifique croix ardente, l’inévitable expression de la ferveur religieuse de Manrico, mais surtout du metteur en scène.
 

Jonas Kaufmann (Manrico) et Anja Harteros (Leonora)

Jonas Kaufmann (Manrico) et Anja Harteros (Leonora)

Comme on a pu l’entendre dans Tosca à l’Opéra Bastille, Paolo Carignani est un chef qui soigne les lignes musicales. Les lignes des cordes sont toujours aussi séduisantes, des reflets métalliques et élégants en émanent magnifiquement, mais, pendant les deux premiers actes, la tension théâtrale est trop faible pour soutenir l’action scénique. Le son semble même confiné en sourdine dans la fosse d’orchestre. Par la suite, le rayonnement musical est bien meilleur, le volume prend de l’ampleur, et les tableaux retrouvent une beauté sonore sombre captivante.

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