Publié le 7 Mai 2024
Die Walküre (Richard Wagner – Munich, 26 juin 1870)
Version de concert du 04 mai 2024
Théâtre des Champs-Élysées
Siegmund Stanislas de Barbeyrac
Sieglinde Elza van den Heever
Wotan Brian Mulligan
Brünnhilde Tamara Wilson
Fricka Karen Cargill
Hunding Soloman Howard
Gerhilde Brittany Olivia Logan
Ortlinde Justyna Bluj
Waltraude Iris van Wijnen
Schwertleite Anna Kissjudit
Helmwige Jessica Faselt
Siegrune Maria Barakova
Grimgerde Ronnita Miller
Roßweiße Catriona Morison
Direction musicale Yannick Nézet-Séguin
Rotterdams Philharmonisch Orkest
Diffusion sur France Musique le 15 juin à 20h Yannick Nézet-Séguin
Dans la suite du Ring initié le 23 avril 2022 sur cette même scène avec un mémorable ‘Rheingold’, Yannick Nézet-Séguin et le Rotterdams Philharmonisch Orkest sont de retour au Théâtre des Champs-Élysées pour une soirée qui restera aussi gravée dans les mémoires.
On ne pourra pas reprocher à Michel Franck de ne pas gâter les wagnériens, car il présente pour la seconde fois sous son mandat une version de concert de la ‘Walkyrie’, après celle interprétée le 24 avril 2012 par le Bayerische Staatsoper sous la direction de Kent Nagano.
Précédée par les échos dithyrambiques de son passage à Rotterdam et Baden-Baden quelques jours plus tôt, la distribution réunie pour cette tournée qui s’achève au Théâtre des Champs-Élysées va se révéler prodigieuse par son intensité, mais aussi par sa sensibilité.
Il faut dire qu’elle est emmenée par l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam, dont le son apparaît d’emblée magnifiquement travaillé par Yannick Nézet-Séguin, plus modéré qu’à l’accoutumée dans sa gestique toujours très enthousiaste. Grande tension dès l’orage initial, avec des attaques vives et finement précises, les cordes sonnent comme du velours assoupli par la chaleur des cuivres, et les plus belles nuances coloristes mélangeant noirceur profonde des bassons, virevolte légère des vents, et courants souterrains des cordes graves, sont déliées avec un éclat somptueux, fluide et discursif.
Étonnamment, les percussions sont employées avec beaucoup de mesure, notamment dans la chevauchée du dernier acte où l’allant explosif de la musique ne recouvre pas pour autant le mélange de couleurs des voix très différenciées des huit Walkyries.
Le monologue de Wotan au second acte est d’ailleurs un des plus noirs jamais entendu, Brian Mulligan étant un Wotan passionnant à suivre. Précédemment interprète d’Amfortas à l’opéra Bastille en juin 2022, il en conserve l’expressivité torturée qu’il instille dans le caractère du roi des dieux de façon très marquée, s’appuyant sur un souffle percutant au métal séduisant et d’une belle assise dans les graves, avec en plus une spectaculaire tendance à rougir dans les moments de forte tension.
Il fait ainsi ressentir un être qui est au bord de l’autodestruction, et quelle force dans sa colère envers Brünnhilde qui subit une avalanche de reproches avec un feu fantastique!
Tamara Wilson donne en effet une impression de facilité, voir, d’impertinence. Son entrée est dardée de ‘Hoïotoho !’ puissants, très ouverts et très bien profilés à la fois, avec une aisance qui la fait achever cette célèbre entrée avec un regard nargueur envers Wotan. Mais malgré ce tempérament héroïque, on entend aussi dans ses échanges une modulation du chant claire et souple qui fait sentir pourquoi il est aussi possible de la retrouver dans des œuvres belcantistes.
Et lorsque Fricka intervient sous les traits de la mezzo britannique Karen Cargill, c’est une autre personnalité tout aussi phénoménale qui imprime sa présence hiératique avec une autorité à déstabiliser encore plus Wotan. Une assise grave impressionnante, une grande résistance dans les aigus magnifiquement intenses et colorés, un certain mépris de classe qu’elle joue volontairement, son interprétation est d’une véhémence saisissante.
En Sieglinde, celle que nous avions quitté sur cette scène en Impératrice dans ‘Die Frau ohne Schatten’ juste avant la crise pandémique, la soprano sud-africaine Elza van den Heever, affiche un rayonnement qui alterne délicatesse et stupeur dans l’expression des sentiments, d’une part, et feu passionnel d’une grande brillance ornée de fines vibrations harmonieuses, d’autre part.
Elle se montre ainsi très liée au Siegmund de Stanislas de Barbeyrac, joué avec une introversion complètement anti-héroïque.
Le ténor bordelais, tout juste quarantenaire sept jours plus tôt, contraint en effet le wälsung, aimé de Wotan, dans des sentiments troubles face à Sieglinde, mariée de force à Hunding. Son chant est très assombri, dénué de toute clarté mozartienne, et progressivement, la tenue de couleur, la résistance du matériau vocal, et la profondeur du souffle, tous fortement maîtrisés, lui permettent d’installer un personnage dense mais qui se découvre peu.
Il peut aussi bien donner une impression de très forte sensibilité que de timidité, volontairement dans le jeu, qui a pour conséquence, lorsqu’on le rapproche du mal-être de Wotan, d’accentuer tout au long de la soirée l’évidence que ce Ring signe, à tous les niveaux, la victoire féminine sur la loi masculine.
Karen Cargill, Stanislas de Barbeyrac, Yannick Nézet-Séguin, Tamara Wilson, Brian Mulligan et Elza van den Heever
Reste le Hunding massif de Soloman Howard, accentuant la nature sauvage et sommaire de l’hôte qui sera l’assassin de Siegmund. La basse américaine délivre une élocution mâtinée de noirceur complexe qui a du caractère, dans une tenue qui met en valeur la musculature du personnage et donc sa force brute.
Et les huit sœurs de Brünnhilde exhalent une joie très communicative dans les correspondances de timbres de voix qu’elles échangent entre-elles.
Une très grande soirée à un très haut niveau interprétatif qui restera une référence musicale pour tous les Ring à venir au cours des années prochaines.