Publié le 2 Février 2025
Der Ring des Nibelungen - Das Rheingold (Richard Wagner – Munich, le 22 septembre 1869)
Répétition générale du 21 janvier 2025 et représentations du 29 janvier, 11 et 19 février 2025
Opéra Bastille
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Wotan Iain Paterson
Fricka Eve-Maud Hubeaux
Loge Simon O’Neill
Alberich Brian Mulligan
Mime Gerhard Siegel
Fasolt Kwangchul Youn
Fafner Mika Kares
Freia Eliza Boom
Erda Marie-Nicole Lemieux
Donner Florent Mbia
Froh Matthew Cairns
Woglinde Margarita Polonskaya
Wellgunde Isabel Signoret
Flosshilde Katharina Magiera
Direction Musicale Pablo Heras-Casado
Mise en scène Calixto Bieito (2025)
Nouvelle production
Diffusion sur France Musique le 15 mars 2025 à 20h dans l’émission de Judith Chaîne ‘Samedi à l’Opéra’.
Synopsis Marie-Nicole Lemieux (Erda)
Le pacte des géants
Wotan, souverain des dieux, règne sur les géants, les hommes et les nains Nibelungen. Gardien des pactes gravés sur la hampe de sa lance, il a violé un contrat : pour rétribuer les géants Fafner et Fasolt qui lui ont construit le Walhalla, résidence des dieux, il leur a promis la déesse Freia. Mais une fois le Walhalla bâti, désireux de garder Freia dispensatrice aux dieux des pommes de l’éternelle jeunesse, il revient sur sa parole et offre un autre paiement. Les géants acceptent de recevoir le trésor d’Alberich le Nibelung.
Le pouvoir de l’anneau
Alberich a volé l’or gardé par les trois ondines du Rhin ; il en a forgé un anneau qui donne à celui qui le porte, à condition de renoncer à l’amour, la maîtrise du monde. Wotan n’a nulle intention de renoncer à l’amour, mais il veut l’anneau (outre le trésor) et le prend de force à Alberich avec la complicité de Loge, le dieu du Feu.
Le nain lance sur l’anneau une malédiction redoutable.
La malédiction de l’anneau
Wotan remet le trésor aux géants, mais garderait l’anneau si la sage déesse Erda, mère des trois Nornes fileuses du destin, ne l’avertissait du danger que constitue l’anneau, ainsi que de la fin approchante des dieux. Il remet l’anneau aux géants, et la malédiction d’Alberich fait aussitôt son effet : pour avoir la plus grande partie du trésor, Fafner tue son frère Fasolt et s’approprie la totalité. Puis, il va entasser le trésor dans une grotte des profondeurs de la forêt, et pour le garder, se transforme en un monstrueux dragon, grâce au heaume magique forgé par Mime, le frère d’Alberich.
Alors que les dieux entrent dans leur nouvelle demeure, Wotan songe à la race de demi-dieux qu’il prépare pour vaincre le Nibelung.
Après le Ring de Pierre Strosser, son préféré, donné au Théâtre du Châtelet en 1994, puis celui de Stéphane Braunschweig joué au Festival d’Aix-en-Provence de 2006 à 2009, et enfin celui de Guy Cassier créé pour La Scala de Milan de 2010 à 2013, le nouveau Ring de l’Opéra de Paris confié à Calixto Bieito aurait du être le quatrième monté par Stéphane Lissner au cours de sa carrière de directeur d’opéra.
La pandémie de 2020 ayant entraîné l’annulation scénique de cette nouvelle Tétralogie wagnérienne, Alexander Neef a toutefois réussi à le faire jouer en version de concert à huis clos fin 2020, puis a repris le flambeau en le déclinant sur trois saisons de 2025 à 2027, mais avec une distribution bien différente. Un Ring est toujours l’occasion de fédérer l’ensemble des énergies artistiques et techniques d’une maison lyrique autour d’un projet qui en vaille la peine.
Et à la vision du prologue présenté en ce mois d’hiver, la première question qui se pose est si elle correspond bien au projet initial élaboré par le metteur en scène catalan il y a six ou sept ans.
Katharina Magiera (Flosshilde), Isabel Signoret (Wellgunde), Brian Mulligan (Alberich) et Margarita Polonskaya (Woglinde)
Calixto Bieito commence en effet ce Ring par une image assez confuse où l’on voit Alberich, traînant derrière lui un amalgame de câbles numériques et flirtant avec trois plongeuses devant un grand rideau où sont projetées des images fantasmées d’une luxueuse banque remplie de coffres de lingots d’or – la Banque de France a généreusement prêté ses locaux et son matériel de tournage pour monter cette vidéo -.
Margarita Polonskaya, Isabel Signoret et Katharina Magiera dessinent toutes trois une peinture vocale jeune et lumineuse des ondines, avec une très harmonieuse homogénéité magnifiée par les coloris de l’orchestre.
Mais cette accumulation d’or disparaît subitement lorsque le Nibelung arrache ce rideau et fait tomber l’illusion qui berçait les trois filles, pour faire apparaître un immense monolithe froid et métallique.
Comprendre alors que le grand cube noir recouvert de plaques rectangulaires est un immense centre informatique sur lequel veille Wotan n’est pas forcément immédiat pour qui n’est pas suffisamment familiarisé avec les architectures informatiques, mais une fois ce point de vue accepté, la métaphore du pouvoir par l’accumulation du savoir devient évidente, car nous vivons à une époque où le contrôle de l’information est devenu un enjeu majeur de domination et de survie pour le sociétés.
Et à l’origine du mythe, Wotan perdit un œil pour paiement d’avoir bu à la source de la sagesse qui coule entre les racines du frêne sacré, pour en capter le savoir.
Eliza Boom (Freia), Mika Kares (Fafner), Kwangchul Youn (Fasolt), Iain Paterson (Wotan), Simon O’Neill (Loge) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)
A travers une direction d’acteur très bien tenue et agressive, Calixto Bieito met en scène les relations entre Wotan et Fricka, hystérique, Freia et sa famille, violente et masochiste, Loge et Wotan, complice et presque fraternelle, et celle des géants avec leurs donneurs d’ordres, affairiste et sans loi.
Ce qui frappe d’emblée est la façon dont tous les chanteurs sont investis à fond dans leur interprétation qui décrit un milieu de bandits violents et survoltés.
Dans ce décor noir, meublé uniquement d’un large canapé de salon, Iain Paterson - en remplacement de Ludovic Tézier qui n'a pu répéter car souffrant - incarne un homme de pouvoir sûr de lui et franchement vulgaire, et son Wotan, dont le chant se déploie facilement dans une tessiture dénuée toutefois de toute noirceur, montre une aisance dans la manière d’être et une véritable maîtrise théâtrale.
Eve-Maud Hubeaux est absolument fascinante de par la félinité gracile et outrancière avec laquelle elle oppose Fricka à un mari qui semble inébranlable, attitude déchaînée qui pourrait être perçue comme trop exagérée par certains spectateurs, mais dépasser ainsi les limites du comportement contrôlé permet aussi de montrer une personnalité qui ne supporte plus de voir la déconsidération des femmes dans ce milieu, et qui entend bien ne pas se laisser faire. Ses aigus sauvages sont d’ailleurs profilés avec une pleine netteté.
Autre chanteur épatant, malgré un timbre très nasal, Simon O’Neill est loin de décrire un Loge sensuel et amusant, mais bien une sorte de riche collaborateur en casquette de baseball, comme signe de réussite, décomplexé mais parfaitement crédible, qui cherche à tirer intelligemment son épingle du jeu. Ses couleurs de voix acérées et la clarté de son élocution contribuent ainsi à lui donner une nature très forte, et à en faire le véritable manipulateur de ce prologue.
Scéniquement, la première partie est une présentation condensée des protagonistes puisque tous les conflits s’étalent autour du grand canapé familial. Mais le basculement vers le Nibelheim – à ce moment, le plateau Bastille se surélève pour révéler l’antre d’Alberich – ouvre sur un large champ de questionnements, puisque l’on y voit le Nibelung maîtriser une importante installation informatique qui vise à instiller la vie à travers des humanoïdes féminins.
Nombre de câbles noirs sinueux, d’écrans colorés installés en forme de croix chrétienne et permettant d’observer l’intérieur du vivant reconstitué, et de bustes plus ou moins complets, font surgir toutes les angoisses contemporaines que générèrent aujourd'hui les recherches à base d’intelligence artificielle pour recréer la vie et lui donner une forme d’immortalité.
Nous sommes au cœur de la problématique soulevée récemment par Elon Musk, par exemple, avec son projet Neuralink d’implantation de puces dans le cerveau humain, qui peut être perçu comme une menace pour la vie en fonction de la nature des hommes qui exercent le pouvoir.
Ces technologies sont aujourd’hui poussées par des intérêts privés et des milliardaires mégalomaniaques, avec également tous les risques d’altération sur le vivant qu’elles font peser.
Au sein de ce laboratoire – un inextricable fatras de science numérique -, le métal de la voix de Brian Mulligan donne à Alberich un mordant saisissant, d’autant plus que l’acteur est prodigieux et que c’est lui qui tire la scène la plus forte de ce premier volet, car nous y voyons par quel moyen un Wotan pourrait, en s’emparant de ces moyens, réaliser son emprise sur le monde sans agir directement.
L’apparition tourmentée de Fricka, en surplomb de cette scène, peut signifier qu’elle a perçu le danger pour elle et les autres femmes de ne plus être à l’origine naturelle du monde.
Mais cette grande scène du Nibelheim montre aussi le poids de multiples asservissements. Il y a d’abord celui de Mime, frère et manœuvre d’Alberich, violenté par ce dernier, qui a fabriqué le Tarnhelm, un casque humanoïde basé sur des technologies de réalité virtuelle, selon l’interprétation de cette production.
Non seulement Gerhard Siegel joue avec force la victimisation de Mime à travers toutes ses souffrances, mais il lui offre un rayonnement vocal très percutant avec une projection bien assurée et une plénitude de couleurs.
Il y a ensuite l’asservissement d’Alberich à l’anneau d’or qu’il porte autour du cou de façon pesante, et que Wotan aura encore plus de mal à soutenir quand il le portera devant Fricka, une fois de retour au pied du Walhalla.
Enfin, Loge se permet de tenir le Nibelung en laisse de façon très dominatrice pour lui substituer l’anneau.
C’est le risque de subordination de toute l’humanité qui est ici soulevé avec effroi, les manipulateurs pouvant eux-mêmes devenir les manipulés.
La dernière partie reprend le cours des échanges conflictuels au sein du clan familial, mais l’on voit cette fois Wotan plier devant l’anneau et les injonctions de Fricka munie de la lance, en geste inversé, et Erda, incarnée par Marie-Nicole Lemieux grimée en mendiante et dont le style déclamatoire fier est étrangement clair pour une contralto, arbore une attitude caressante et séductrice vis-à-vis de celui qui sera le père de ses Walkyries.
C’est le moment où la nature féminine retrouve pour un instant sa place essentielle, car ensuite, Freia, inspirée par la fraîcheur dramatique d’Eliza Boom, s’infligera une automutilation en se recouvrant d’un fluide noir auquel Loge cherchera à mettre le feu, signant de fait la destruction de la vie et de la jeunesse, et la forte responsabilité de celui qui symbolise le mieux l’appât du gain et la destruction de l’environnement naturel.
Et, auparavant, la scène de la montée au Walhalla se sera déployée avec l’émergence spectaculaire d’un immense pont recouvert de câbles noirs et tortueux qui permettra à Wotan de prendre le pouvoir sur le savoir universel au sein de son centre d’information.
Le meurtre de Fasolt par Fafner est, lui, joué par un geste d’étranglement afin de n’en faire qu’un acte gratuit et médiocre, les deux frères étant chantés respectivement par la belle prestance nobiliaire de Kwangchul Youn, et les inflexions mélancoliques de Mika Kares. Et même le rapport de Fasolt à Freia, pourtant doté d’un beau motif musical tristanesque, est traité de façon agressive.
Enfin, le baryton camerounais Florent Mbia, actuel membre de la troupe lyrique, développe une ligne très équilibrée ce qui pose un Donner bien présent et perméable à l’ambiance violente qui règne sur scène, alors que Matthew Cairns joue un discret Froh aux apparences de prophète, probablement parce qu’il ne souhaite pas renoncer à l’amour, dans un sens plus chrétien.
Cette première représentation de ‘L’Or du Rhin’ est aussi l’occasion d’assister aux débuts dans la fosse de l’Opéra Bastille de Pablo Heras Casado, principal directeur musical invité du Teatro Real de Madrid depuis 2014, où il a dirigé le Ring dans la production de Robert Carsen.
La scène d’ouverture avec les filles du Rhin est très réussie aussi bien pour la tension orchestrale que pour les flamboiements des motifs qui se mêlent à irradiance des trois chanteuses.
D’un geste qui s’avère fortement théâtralisant, riche en couleurs et en intensité, le chef d’orchestre andalou recherche l’effet en se mettant au service de la dramaturgie incisive de Calixto Bieito, avec une excellente précision rythmique.
Il se permet une certaine massivité du son sans sacrifier à la finesse des détails, impulse aux musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Paris des mouvements galvanisants toujours bien timbrés, si bien que l’ensemble a déjà beaucoup d’allure et laisse penser que cette électrisation du discours risque de se renforcer aux représentations qui vont suivre.
Calixto Bieito achève ce prologue sur une image d’un jeune bébé dont le cerveau est déjà hérissé d’implants numériques, manière aussi bien de s’adresser au spectateur dans son rapport à la société de l’information, que de suggérer ce qui pourrait arriver à l’humanité qui va naître au cours des prochains volets d’un Ring qui intrigue par la ligne qu’il vient d’amorcer.