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Publié le 24 Juin 2024

La Vestale (Gaspare Spontini – 15 décembre 1807 – Opéra de Paris, salle Montansier)
Répétition générale du 10 juin et représentations des 15, 23 juin et 05 juillet 2024
Opéra Bastille

Licinius Michael Spyres
Cinna    Julien Behr
Le Souverain Pontife     Jean Teitgen (10 & 15)
                                       Nicolas Courjal (23)
Julia Elza van den Heever (10 & 23)
         Élodie Hache (15)
La Grande Vestale Eve-Maud Hubeaux
Le chef des Aruspices, un consul Florent Mbia

Direction musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Lydia Steier (2024)
Nouvelle Production

Retransmission en direct le 29 juin 2024 sur Paris Opera Play, la plateforme de diffusion de l’Opéra national de Paris, et diffusion entre le 06 septembre 2024 et le 06 mars 2025 sur OperaVision.
Diffusion sur France Musique le samedi 21 septembre 2024 à 20h dans l’émission ’Samedi à l’Opéra’ présentée par Judith Chaine

Au cours des 15 années qui précédèrent la Révolution Française, la nouvelle salle du Palais Royal de l’Académie Royale de Musique, inaugurée en 1770, fut le lieu de la révolution Gluck, où seront créés ‘Orphée et Eurydice’ (1774), ‘Alceste’ (1776), ‘Armide’ (1777) et ‘Iphigénie en Tauride’ (1779).

Ce théâtre s’enflamma à nouveau en 1781, et c’est à la salle de la Porte-Saint-Martin que la résistance des Italiens s’illustra par les créations de ‘Didon’ de Piccinni (1783), 'Renaud’ (1783) et ‘Oedipe à Colone’ (1787) de Sacchini, ‘Tarare’ (1787) de Salieri, en même temps que la veine comique gagnait ses plus grands succès avec ‘La Caravane du Caire’ (1784) et ‘Panurge dans l’Ile des Lanternes’ (1785) de Grétry, et ‘Les Prétendus’ de Lemoyne (1789).

Elza van den Heever (Julia)

Elza van den Heever (Julia)

La Révolution marqua un arrêt net à cette profusion de créations et de genres qui dépassèrent tous très largement la centaine de représentations, et au cours des 15 ans qui suivirent, aucun ouvrage ne fut créé qui puisse remporter un succès durable. 

Mademoiselle Montansier fit construire en 1793 un vaste théâtre, rue de la Loi – l’actuelle rue Richelieu -, qui deviendra un lieu de culte impérial sous le contrôle de Napoléon Ier

L’Opéra devint ainsi un lieu de propagande, et les ouvrages qui y furent créés ‘Astyanax’ (1801), ‘Sémiramis' (1802), ‘Le Triomphe de Trajan’ (1807), ne resteront pas plus de 20 ans au répertoire.

La Vestale (van den Heever Hache Spyres Hubeaux de Billy Steier) Opéra de Paris

La véritable renaissance artistique de l’Opéra de Paris fut cependant marquée par une date, celle du 15 décembre 1807.
Ce soir là, en présence de l’Impératrice Joséphine qui avait œuvré afin que les répétitions se maintiennent malgré les réticences des musiciens, ‘La Vestale’ de Gaspare Spontini remporta un triomphe retentissant, si bien que l’Académie des Beaux-Arts lui décerna le prix décennal du Grand Opéra en 1810.

Grand admirateur de l’œuvre, Hector Berlioz considérait que ‘La Vestale’ laissait loin derrière la ‘Didon’ de Piccinni, et que la peinture des sentiments n’avait jamais connu auparavant une telle vérité. L’ouvrage connut un immense succès à Paris, où elle sera jouée jusqu’au 12 juin 1854, mais aussi à Naples et dans toute l’Allemagne. Richard Wagner dirigea lui même l'ouvrage à Dresde en présence du compositeur, le 15 octobre 1844.

Le retour au répertoire de l’Opéra de Paris de ‘La Vestale’, après 170 ans d’absence, est donc un évènement qui vise à faire redécouvrir un opéra charnière qui annonce le Grand Opéra français, genre qui n’émergera que 20 ans plus tard, tout en conservant l’esprit des tragédies de Gluck, et où poignent également les qualités belcantistes enflammées que déploiera avec force le romantisme italien grâce à Vincenzo Bellini.

Julien Behr (Cinna) et Michael Spyres (Licinius)

Julien Behr (Cinna) et Michael Spyres (Licinius)

Pour sa seconde production parisienne après la biblique ‘Salomé’ d’Oscar Wilde et Richard Strauss (2022),  Lydia Steier aborde le sujet des abus de pouvoir spirituels et despotiques.

En s’appuyant sur une reproduction inspirée et finement détaillée du grand amphithéâtre de la Sorbonne – ses dimensions sont proches de celles de la scène Bastille -, elle inscrit la maison des Vestales au tournant du XXe siècle, dans un temple de la science où l’on brûle les livres du savoir. Et au second acte, le feu de Vesta devient même l’émanation d’un autodafé clairement organisé .

Au cours de la longue introduction qui met en scène le serment d’amitié entre le général romain Licinius et son ami Cinna, des corps suspendus par les pieds payent durement leur dénonciation de la devise du pouvoir ‘Talis est ordo Deorum’ (‘Tel est l’ordre divin’). Ce général porté sur la bouteille n’apparaît pas particulièrement sympathique, et le final du premier acte met en scène son triomphe à partir d’un film de propagande évoquant le culte du chef des grands régimes autoritaires du XXe siècle, non sans friser volontairement le kitsch.

Elza van den Heever (Julia) et Eve-Maud Hubeaux (La Grande Vestale)

Elza van den Heever (Julia) et Eve-Maud Hubeaux (La Grande Vestale)

Ce premier acte, le plus long de l’œuvre, conçu initialement comme un hommage flatteur au Sacre de l’Empereur Napoléon Ier victorieux, montre les travers de l’association des pouvoirs militaires et religieux qui s’appuient sur la terreur et la violence vis à vis des populations faibles et minoritaires.

La Grande Vestale n’hésite pas à violenter les réfractaires, le cortège de gladiateurs et d’esclaves ressemble à une parade de l’Inquisition où des corps sont ensanglantés et même gazés aux yeux de tous, et le peuple apparaît comme un groupe conditionné prompt à juger et à devenir lui même tortionnaire.

C’est toute une mise en scène de la déshumanisation qui est dépeinte ici – les Vestales sont départies de leur chevelure dès leur entrée dans les ordres - avec force de détails et une lisible organisation des mouvements de la foule, de la cour et des exécutants. La musique, y compris chorale, respecte un certain formalisme académique qui permet de suivre assez froidement le rituel quelque peu artificiel de ce monde révulsant, surtout que les emblèmes du pouvoir (drapeaux, décorations, teintes pourpres) sont volontairement ostentatoires.

Elza van den Heever (Julia)

Elza van den Heever (Julia)

Au second acte, cœur palpitant de l’ouvrage qui emportera l’adhésion du public dès sa création, des livres en flamme créent une lumière pénombrale tout en donnant un aspect intime à la bibliothèque. Le délire et les souffrances de la Vestale, qui n’en peut plus de vivre contre ses désirs, se projettent sous forme d’ombre sur l’un des murs, et la scène de retrouvailles avec Licinius montre un peu maladroitement les désirs des corps.

Mais du haut d’un passage invisibilisé en arrière scène, le Souverain Pontife a été alerté et observe la scène. L’autodafé s’est éteint. A son retour, la Grande Vestale s’en prend à Julia sans retenue, avant d’être elle-même désignée par le Souverain comme responsable de l’extinction du feu.

Michael Spyres (Licinius)

Michael Spyres (Licinius)

Enfin, le dernier acte montre l’arrestation de Licinius, ainsi qu’une très belle scène de La Vestale chantant son air d’adieux ‘Toi que je laisse sur la terre’ attachée à un poteau, mais sur un fond galactique poétique qui est aussi l’évocation d’une vision de l’univers opposée à celle d’un Dieu incarné. Nous assistons finalement à l’avènement de Cinna en tant que véritable traître conspirateur qui recherche la reconnaissance du Souverain Pontife désormais affaibli. 

Le couple semble sauvé par le coup d’éclat final, mais lorsque la grande Vestale est emmenée de force hors de la salle, les tirs de mitraillettes des trois sbires du nouveau tyran concluent à une issue fatale pour tous.

Lydia Steier fait ainsi d’une fable antique monolithique, marquée par l’intervention divine, une analyse très maîtrisée des mécanismes de durcissement et d’adaptations comportementales induits par l’installation d’un pouvoir dictatorial.

Michael Spyres (Licinius) et Elza van den Heever (Julia)

Michael Spyres (Licinius) et Elza van den Heever (Julia)

A l’origine, elle prévoyait de conclure les dernières notes sur un texte rappelant que près des 3/4 des habitants de la planète vivent sous des régimes autocratiques, mais c’est finalement la citation de Voltaire ‘Le fanatisme est un monstre qui ose se dire le fils de la religion’ (1774) qu’elle retient pour signifier son inquiétude face à l’instrumentalisation de la religion par les fanatiques.

Étrangement, en accentuant l’ambiance oppressive de cette façon là, dans un ouvrage qui annonce le belcanto, se crée un lien évident avec ‘Beatrice di Tenda, œuvre de Bellini que le public parisien a découvert sur cette même scène quelques mois auparavant, sur le thème de la torture d’État.

Elza van den Heever (Julia)

Elza van den Heever (Julia)

Pour faire vivre ce drame lyrique et lui donner une unité, Bertrand de Billy est de retour dans la fosse de Bastille, après avoir dirigé ‘La Vestale’ cinq ans auparavant au Theater an der Wien, dans une mise en scène de Johannes Erath.

D’un geste très enveloppant, ornant la moindre coda d’un récitatif, il obtient de beaux volumes fluides au son dense et lumineux auxquels il insuffle une théâtralité souple et raisonnée, tel un artiste peignant une grande fresque par des mouvements de respirations développés avec assurance. Il en résulte un très grand sentiment de confort et d’osmose avec tous les solistes.

Élodie Hache (Julia)

Élodie Hache (Julia)

Il retrouve dans les rôles principaux deux grands artistes de l’aventure spontinienne à Vienne en 2019, Michael Spyres et Elza van den Heever. Le bariténor américain est absolument somptueux, d’une parfaite clarté d’élocution, avec ce timbre résonnant au toucher de velours qui transmet une tendresse ombreuse, la marque de ce grand interprète du répertoire français. Il serait un Enée idéal à l’occasion d’une reprise du monument homérique de Berlioz, ‘Les Troyens’.

Ayant le physique d’un grand personnage classique, la soprano sud-africaine caractérise la Vestale par un chant d’une très longue portée de souffle, usant d’un art de la modulation qui lui permette de varier les nuances et les effets d’intensité tout en maintenant une ligne vibrante continuement musicale.

Expressions désespérées de grande ampleur, très touchante par la profondeur de son imploration envers Vesta ‘Mon trouble, mes combats, mes remords, ma douleur’, elle offre un mélange de sensibilité et de solidité fort saisissant.

Ching-Lien Wu, Élodie Hache et Michael Spyres

Ching-Lien Wu, Élodie Hache et Michael Spyres

Souffrante cependant lors des deux premières représentations, c’est Elodie Hache qui la remplace ces deux premiers soirs, un impressionnant défi que la soprano française relève en réussissant à imposer une présence qui se manifestera par une forte intensité au célèbre second acte.

Elle bénéficie d’une diction parfaite rendant tout intelligible, et dramatise aussi les effets théâtraux afin d’appuyer les sentiments d’urgence avec véhémence. De par sa plus petite taille, elle peut décrire une personnalité plus immédiate et naturelle, avec une projection bien canalisée qui soutient la largeur de la salle.

Elza van den Heever, Bertrand de Billy, Ching-Lien Wu, Michael Spyres et Eve-Maud Hubeaux

Elza van den Heever, Bertrand de Billy, Ching-Lien Wu, Michael Spyres et Eve-Maud Hubeaux

En Cinna, Julien Behr chante avec un engagement infaillible, ses expressions de voix restant assez monochromes et portées par un flux inaltérable dont l’impact est renforcé, en ouverture, par la présence du mur des suppliciés.

Et dans le rôle de la Grande Vestale dont la méchanceté est nettement appuyée, Eve-Maud Hubeaux fait entendre des accents fauves et une impétuosité décomplexée qui rend sa personnalité très entière, son jeu ayant toujours une expressivité efficace. Mais elle devient aussi très émouvante quand la situation se retourne contre elle, en bouleversant totalement sa position de tortionnaire à celle de victime.

Enfin, Jean Teitgen assure toujours une noblesse de ligne qui, même dans les instants de colère, diffuse un fond humain qui se ressent immédiatement. Souffrant lors de la représentation du 23 juin, c’est le chant de Nicolas Courjal qui vient l’appuyer pour brosser un Souverain Pontife tout aussi saisissant et d’une excellente diction, mais d’une noirceur plus farouche.

Par ailleurs, chaque intervention de Florent Mbia s'impose par sa droiture accomplie.

Lydia Steier entourée de son équipe créative

Lydia Steier entourée de son équipe créative

Chœur très bien intégré à la mise en scène, toutes les nuances de ses personnalités se distinguent dans les scènes de stupeurs et de jugements qui caractérisent les deux derniers actes.

Lorsque l’on connaît bien les œuvres qui émergeront à Paris tout au long du XIXe siècle, ‘Guillaume Tell’, ‘Faust’, ‘Don Carlos’, ‘Les Troyens’, on peut, au premier abord, trouver ‘La Vestale’ moins consistante, mais en se mettant dans l’esprit de la période de création, et avec une distribution d’un tel niveau, il devient possible de se laisser immerger par une musique qui imprègne le caractère principal avec passion.

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Publié le 10 Décembre 2023

Vissi d’Arte – Gala Maria Callas
Récital du 02 décembre 2023
Palais Garnier

‘Una voce poco fa’ (Le Barbier de Séville, Rossini) – Maria Callas (Palais Garnier, 1958)
Monologue d’ouverture de ‘Master Class’ (McNally, 1995)  – Carole Bouquet
‘Casta Diva’ (Norma, Bellini) – Sondra Radvanovsky
Lettre de Maria Callas à une admiratrice (10 mai 1966)  – Carole Bouquet
‘Follie, follie’ (La Traviata, Verdi) – Pretty Yende
‘La Habanera’ (Carmen, Bizet) – Eve-Maud Hubeaux
Extrait de ‘Une heure avec Maria Callas’ (Bernard Gavoty, 16 juin 1964)
‘D’amore sull’ali rosee’ (Il Trovatore, Verdi) – Maria Callas (Palais Garnier, 1958)
Article ‘Viva Callas’ extrait des ‘Nouvelles littéraires’(Marguerite Duras, décembre 1965) – Carole Bouquet
‘Vieni! T’affretta!’ (Macbeth, Verdi) – Sondra Radvanovsky
100 photos de Maria Callas sur ‘Divinités du Styx’ (Alceste, Gluck) – Maria Callas (1961)
Extrait de ‘The Callas Conversations’ (Lord Harewood pour la BBC, 23 avril 1968)
‘Ah non credea’ (La Sonnambula, Bellini) – Pretty Yende
'Lettre de Maria Callas à Umberto Tirelli' (01 septembre 1975) – Carole Bouquet

Carole Bouquet devant le portrait de Maria Callas sur la scène du Palais Garnier

Carole Bouquet devant le portrait de Maria Callas sur la scène du Palais Garnier

‘Sola, perduta, abbandonata’ (Manon Lescaut, Puccini) - Sondra Radvanovsky
‘Ebben ! Ne andro lontana’ (La Wally, Catalani) – Marie-Agnès Gillot (Maria Callas, 1954)
‘O don Fatale’ (Don Carlo, Verdi) – Eve-Maud Hubeaux
Extrait de ‘Medea’ (Pasolini, 1969)
'Lettre de Paolo Pasolini à Maria Callas' (1969) – Carole Bouquet
Extrait de ‘L’invité du dimanche’ (Pierre Desgraupes, 20 avril 1969) – Carole Bouquet
Extrait ‘Hommage à Maria Callas’ de Ingborg Bachmann (après 1956)
Monologue de fin de ‘Master Class’ (McNally, 1995 – musique Jake Heggie)  – Kate Lindsey, piano Florence Boissolle
‘Vissi d’arte’ (Tosca, Puccini) - Sondra Radvanovsky

Direction Musicale Eun Sun Kim
Mise en scène Robert Carsen

Diffusion sur France 5 le 08 décembre 2023 et sur France Musique le 23 décembre 2023 dans l’émission « Samedi à l’Opéra », présentée par Judith Chaine.
Diffusion ultérieure sur Paris Opera Play, la plateforme de l’Opéra national de Paris.

Le jeudi 21 octobre 1958, Maria Callas fit ses débuts aux Maple Leafs Gardens de Toronto après s’être aliénée le public romain en début d’année lors d’une représentation de ‘Norma’ suspendue à l’issue du premier acte.

Alors âgé de 4 ans, Robert Carsen était trop jeune pour assister à son premier concert canadien, mais lorsqu’elle revint au Massey Hall de Toronto le jeudi 21 février 1974, à l’occasion de sa tournée internationale avec Giuseppe Di Stefano, il put la voir et être sidéré par l’extraordinaire ovation qu’elle reçut de la part du public.

Sondra Radvanovsky

Sondra Radvanovsky

Depuis, et avec 13 spectacles présentés à Bastille et Garnier en 30 ans, de ‘Manon Lescaut’ (1993) jusqu’à ‘Ariodante’ (2023), il est le metteur en scène qui a monté le plus de productions à l’Opéra national de Paris, ce qui en fait la meilleure incarnation de l’esprit de l’institution mue autant pas son héritage de la tradition que par la nécessité de la contemporanéité.

Après son magnifique hommage au Palais Garnier rendu en 2004 à travers sa mise en scène de ‘Capriccio’, dont l’écho revint à la fin du Gala lyrique de Renée Fleming qu’il dirigea en 2022 en ce même lieu, Robert Carsen s’approprie à nouveau cette salle qui lui est chère pour célébrer les 100 ans de la naissance de Maria Callas.

Vissi d’Arte – Gala Maria Callas (Radvanovsky Kim Carsen) Opéra de Paris

Ce programme très dense comprend la projection dans leur version nouvellement colorisée de deux airs, ‘Una voce poco fa’ et ‘D’amore sull’ali rosee’, chantés par la ‘Divina’ lors de son premier récital donné au Palais Garnier le 19 décembre 1958, récital qui fut diffusé en direct sur la 1er chaîne de la RTF et devant 30 millions de téléspectateurs européens.

La projection de ces deux extraits sur le rideau de Garnier est absolument grandiose et constitue un véritable moment de recueillement. 

Plafond du Grand Escalier du Palais Garnier

Plafond du Grand Escalier du Palais Garnier

Nous verrons également plusieurs extraits d’interviews ‘Une heure avec Maria Callas’ (1964), ‘The Callas Conversations’ (1968), ‘L’invité du dimanche’ (1969), tous enregistrés à Paris, qui rendent comptent de la relation entre la femme et l’artiste, du niveau d’exigence exceptionnel de son travail, de la perception que son entourage peut avoir d’elle et de son caractère, et où l’expressivité de sa voix et de son visage raconte beaucoup d'elle.

On sourit lorsqu'elle dit qu'elle n'est pas une intellectuelle, car il faut bien l'être pour savoir analyser avec autant de profondeur la vérité du cœur des héroïnes qu'elle a fait revivre.

‘The Callas Conversations’ (Lord Harewood pour la BBC, 23 avril 1968)

‘The Callas Conversations’ (Lord Harewood pour la BBC, 23 avril 1968)

Ce rapport avec la France, et avec Paris en particulier, est d’ailleurs renforcé par le choix des airs, tel ‘Divinités du Styx’ enregistré lors de son passage à la salle Wagram en 1961, et qui est ici utilisé pour illustrer l’histoire de sa vie racontée en images de manière chronologique, à travers un diaporama de 100 photographies très émouvantes par l’émerveillement qui transparaît dans les jeunes regards de ses admirateurs.

Carole Bouquet

Carole Bouquet

Carole Bouquet nous fait découvrir des lettres toutes écrites à la fin de sa carrière, ‘Maria Callas à une admiratrice’ (1966) – un témoignage de l’intégrité de l’artiste qui égratigne l’opéra en tant que tel - , ‘ Maria Callas à Umberto Tirelli’ (1975) – à propos de son monde intérieur -, ‘Paolo Pasolini à Maria Callas’ (1969) – lue juste après la projection d’un extrait de ‘Médée’, et qui révèle la difficulté de Callas à se laisser diriger -, ainsi que ‘Viva Callas’ de Marguerite Duras (1965) et ‘Hommage à Maria Callas’ de Ingborg Bachmann – qui rendent toutes deux hommage à la grandeur de Maria Callas pour avoir sorti l’opéra de ses prouesses vocales afin de lui redonner de l’expressivité dramatique -.

Vissi d’Arte – Gala Maria Callas (Radvanovsky Kim Carsen) Opéra de Paris

Par ailleurs, cette soirée est encadrée par l’introduction et la conclusion de la pièce de Terrence McNally, ‘Master Class’ (1995), qui fut adaptée par plusieurs théâtres parisiens (Théâtre de la Porte-Saint-Martin, Théâtre Antoine, Théâtre de Paris) et interprétée par Fanny Ardant et Marie Laforêt.

Le monologue final est alors chanté par Kate Lindsey, aux lignes vocales très précisément canalisées, accompagnée au piano mélancolique de Florence Boissolle, sur une musique de Jake Heggie, et ce passage revient à nouveau sur l’importance du sens donné aux mots.

Sondra Radvanovsky - ‘Casta Diva’ (Norma, Bellini)

Sondra Radvanovsky - ‘Casta Diva’ (Norma, Bellini)

Mais cette soirée est également l’occasion de réentendre sur la scène du Palais Garnier des airs qui ont rendu célèbres Maria Callas, interprétés cette fois par de grandes artistes d’aujourd’hui.

Sondra Radvanovsky, qui fit ses débuts à l’opéra Bastille dans ‘Faust’ en 2001, et qui est une des rares cantatrices à avoir été sollicitée par le public pour bisser ‘D’amore sull’ali rosee’ en 2018 sur cette même scène, devient la voix de quatre grands airs, ‘Casta Diva’ (Norma, Bellini), ‘Vieni! T’affretta!’ (Macbeth, Verdi), ‘Sola, perduta, abbandonata’ (Manon Lescaut, Puccini) et ‘Vissi d’arte’ (Tosca, Puccini).

Sondra Radvanovsky - ‘Sola, perduta, abbandonata’ (Manon Lescaut, Puccini)

Sondra Radvanovsky - ‘Sola, perduta, abbandonata’ (Manon Lescaut, Puccini)

Dès le premier de ces airs, les intonations et les noirceurs qu’elle fait entendre ne sont pas sans évoquer les couleurs complexes et changeantes de la voix de Maria Callas, ce qui est fort troublant, et elle démontre une aisance saisissante quand il s’agit d’envahir l’espace sonore d'un voile aigu puissant au début, et très effilé en fin d’aria.

Sondra Radvanovsky - ‘Vissi d’arte’ (Tosca, Puccini)

Sondra Radvanovsky - ‘Vissi d’arte’ (Tosca, Puccini)

Le volontarisme hautain de Lady Macbeth ne lui pose aucun problème, mais la froideur radicale de ce personnage peut sembler trop éloignée de la personnalité de Sondra Radvanovsky, alors que le dramatisme bouleversant de Manon Lescaut en devient intensément poignant.

Et dans sa robe rouge, devant le rideau de Garnier, l’ampleur de son ‘Vissi d’arte’ qu’elle a si souvent chanté fait à nouveau sensation par la hauteur et la longueur du legato enrichi d’un timbre profondément vibrant et inimitable.

Les admirateurs de Sondra Radvanosvky pourront également la retrouver au Chan Shun Concert Hall de Vancouver, le 18 janvier 2024, pour un autre hommage à Maria Callas.

Pretty Yende - ‘Ah non credea’ (La Sonnambula, Bellini)

Pretty Yende - ‘Ah non credea’ (La Sonnambula, Bellini)

Pretty Yende reprend brillamment ‘Follie, follie’ (La Traviata, Verdi) et ‘Ah non credea’ (La Sonnambula, Bellini), mais c’est quand même ce second air qui, en révélant la finesse et la rondeur de son beau médium sensible, nous immerge le plus dans une élégie dramatique naturellement émouvante.

Eve-Maud Hubeaux - ‘La Habanera’ (Carmen, Bizet)

Eve-Maud Hubeaux - ‘La Habanera’ (Carmen, Bizet)

Quant à Eve-Maud Hubeaux, si sa ‘La Habanera’ (Carmen, Bizet) ne manque pas d’aplomb et d’intensité, son incarnation enflammée de ‘O don Fatale’ (Don Carlo, Verdi) est l'un des autres grands moments de cette soirée où n’aura manqué à ce moment là qu’un réel engagement dramatique de Eun Sun Kim qui a surtout cherché à tirer les plus beaux sons de l’orchestre pour les fondre avec délicatesse à la voix des artistes.

Marie-Agnès Gillot - ‘Ebben ! Ne andro lontana’ (La Wally, Catalani)

Marie-Agnès Gillot - ‘Ebben ! Ne andro lontana’ (La Wally, Catalani)

Enfin, Marie-Agnès Gillot offre tout un jeu basé sur le mouvement des mains afin d’exprimer sur l’air ‘Ebben ! Ne andro lontana’ (La Wally, Catalani) la lassitude de Maria Callas fasse à la vie, dans l’esprit de ce qu’a voulu nous raconter ce soir Robert Carsen, qui est non pas d’enfermer Callas dans sa technique virtuose comme des passionnés auraient voulu le faire avec superficialité, mais au contraire d’axer cet hommage sur la ‘vérité dramatique’ de cette grande artiste, mais aussi sur la cassure entre sa vie de femme et sa vie sur scène, même si certains témoignages projetés tendent à montrer une Callas qui cherche à réunir ces deux facettes.

Kate Lindsey, Pretty Yende, Sondra Radvanovsky, Eve-Maud Hubeaux, Marie-Agnès Gillot et Carole Bouquet

Kate Lindsey, Pretty Yende, Sondra Radvanovsky, Eve-Maud Hubeaux, Marie-Agnès Gillot et Carole Bouquet

En somme, un portrait très humain, pénétrant, dénué d'effet mélodramatique, et qui préserve toujours une part de son mystère.

Sondra Radvanovsky, Robert Carsen et Eun Sun Kim

Sondra Radvanovsky, Robert Carsen et Eun Sun Kim

Ce concert peut être revu sur France 5 TV jusqu'au 06 juin 2024 sous le lien suivant :

Vissi d'Arte : Gala Maria Callas

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Publié le 12 Mars 2023

Hamlet (Ambroise Thomas – 09 mars 1868, Salle Le Peletier)
Répétition générale du 06 mars et représentations du 11, 30 mars et 02, 09 avril 2023
Opéra Bastille

Hamlet Ludovic Tézier
Claudius Jean Teitgen
Laërte Julien Behr
Le Spectre Clive Bayley
Horatio Frédéric Caton
Marcellus Julien Henric
Gertrude Eve-Maud Hubeaux
Ophélie Lisette Oropesa (Mars) / Brenda Rae (Avril)
Polonius Philippe Rouillon
Premier Fossoyeur Alejandro Baliñas Vieites
Second Fossoyeur Maciej Kwaśnikowski

Direction musicale Pierre Dumoussaud
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2023)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphe Claude Bardouil
Nouvelle production

Diffusion en direct le 30 mars 2023 à 19h30 sur Arte Concert, et ultérieurement sur Arte
Diffusion sur France Musique le 22 avril 2023 à 20h

Après ‘Oedipe’ de George Enescu présenté en ouverture de la saison 2021/2022, Alexander Neef poursuit son exploration du patrimoine de l’Opéra de Paris en faisant revivre un grand opéra créé spécifiquement pour l’institution et qui connaîtra un grand succès (20ème opéra le plus joué à la salle Le Peletier avec 100 représentations, et 12ème opéra le plus joué au Palais Garnier jusqu’à la Seconde Guerre mondiale avec 267 représentations – il y aura aussi 10 représentations données à la salle Ventadour en 1874), avant de disparaître des planches du Palais Garnier au soir du 28 septembre 1938.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Cette renaissance à Bastille était d’autant plus nécessaire qu’’Hamlet’ est apparu un an après la création de ‘Don Carlos’ de Giuseppe Verdi (11 mars 1867) et un an avant l’entrée de ‘Faust’ de Charles Gounod (3 mars 1869) au répertoire, alors que ces deux derniers ouvrages ont été récemment joués à l’Opéra de Paris dans les productions respectives de Krzysztof Warlikowski (2017) et Tobias Kratzer (2022).

Hamlet - Acte 1, premier tableau

Hamlet - Acte 1, premier tableau

Et au-delà de la découverte que cette œuvre représente pour une large partie du public, l’intérêt est de voir comment ce grand opéra basé sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré, lui même dérivé de l’’Hamlet, prince de Danemark’ d’Alexandre Dumas (1847), inspiré de Shakespeare mais adapté au goût de la bourgeoisie parisienne du XIX siècle, va trouver une nouvelle forme artistique qui touche et ne lâche pas le spectateur d’aujourd’hui.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Et à l’instar de Jean-Baptiste Faure, grand baryton français de la seconde partie du XIXe siècle qui créa le rôle de Rodrigue à Paris dans ‘Don Carlos’, et pour le lequel Ambroise Thomas transposa sa première version pour ténor d’’Hamlet’ (1863) afin de lui permettre d’assurer la création de ce nouveau rôle, Ludovic Tézier est à l’honneur de l’Opéra Bastille afin d’incarner ce grand personnage littéraire.

Revenir à ce rôle qu’il aborda au Capitole de Toulouse en avril 2000, en alternance avec Thomas Hampson qui y vit son meilleur successeur, et qu’il reprit en janvier 2001 à Turin dans la même production, c’est revenir aux origines de son parcours au moment où il atteint l’un de ses points culminants.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Krzysztof Warlikowski - Séance de travail d'Hamlet

Ludovic Tézier (Hamlet) et Krzysztof Warlikowski - Séance de travail d'Hamlet

Mais, alors que très souvent les directeurs d’opéras choisissent eux-mêmes, où en concertation avec leur directeur musical, les metteurs en scène qui devront apporter une lecture des œuvres qui soit signifiante, dans ce cas précis, c’est Alexander Neef qui a demandé au grand chanteur de choisir le directeur scénique avec lequel il souhaiterait travailler.

Il a alors proposé Krzysztof Warlikowski avec lequel il s’était très bien entendu dans la nouvelle production de ‘Don Carlos’ jouée à Bastille en 2017, car, comme le rappelle Ludovic Tézier lors de sa récente interview donnée le 27 février 2023 sur France Musique, il faut d’abord défendre l’intelligence du propos. 

Et ce terme d’’intelligence’, qu’il appuie avec force, montre bien que la pertinence de l’opéra aujourd’hui se mesure à des questions qui dépassent très largement celle de l’esthétique.

Les ombres de la Lune - Vidéo Denis Guéguin

Les ombres de la Lune - Vidéo Denis Guéguin

Krzysztof Warlikowski signe donc sa neuvième mise en scène à l’Opéra de Paris depuis ‘Iphigénie en Tauride’ (2006), et se retrouve face à un personnage d’inspiration shakespearienne, auteur dont il a abordé au théâtre une dizaine de mises en scène avec notamment ‘Le Marchand de Venise’ en 1994, ‘Hamlet’ en 1997 et 1999, ou bien ‘La Tempête’ en 2003 et ‘Macbeth’ en 2004.

C’est d’ailleurs avec ‘Hamlet’ qu’il se fit connaître en France au Festival d’Avignon de 2001 (avec Jacek Poniedzialek - présent ce soir - et Magdalena Cielecka dans les rôles d' Hamlet et Ophélie), au même moment où Ludovic Tézier triomphait à l’opéra dans le même rôle titre.
Hasard annonciateur?

Frédéric Caton (Horatio) et Julien Henric (Marcellus)

Frédéric Caton (Horatio) et Julien Henric (Marcellus)

Le cadre de cette nouvelle production se situe dans un immense décor enserré de grilles imposantes d’une froideur d’acier, conçu par Małgorzata Szczęśniak, qui accroît la sensation d’emprisonnement d’une âme livrée à un asile psychiatrique où la fonction de contrôle prédomine sur celle du soin.
Le long du sas, sur la droite, fous, gardes, et personnages y apparaissent, et ce long couloir crée une impression de tunnel sans espoir.

Clive Bayley (Le Spectre)

Clive Bayley (Le Spectre)

Cependant, la dramaturgie de la mise en scène ne suit pas tout à fait le déroulé temporel du livret, puisque le premier et le dernier acte sont situés 20 ans après la révolte d’Hamlet contre sa mère et son beau père, et l’histoire est donc racontée sous forme de souvenir comme dans ‘Les Contes d’Hoffmann’ de Jacques Offenbach.

Hamlet est ainsi un être vieillissant vivant auprès de sa mère dans un asile d’aliénés, hanté par la mémoire du couronnement de Claudius, souffrant des visions du spectre de son père dépeint sous une forme extrêmement poétique d’un Pierrot tout blanc au visage peint de traits noirs. La symbolique du Pierrot romantique renvoie à l’enfance du héros et à son mal être intérieur, et tend aussi à dissoudre le côté trop solennel du fantôme pour lui donner une valeur plus fantastique et même ironique. 

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Dans ce premier acte, Ophélie et son frère Laërte jouent aux cartes avec Claudius, comme une remembrance d’une vie banale passée, alors que Gertrude, au seuil de sa vie, fixe obsessionnellement et mystérieusement un téléviseur où est diffusé ‘Les Dames du Bois de Boulogne’ de Robert Bresson, une histoire de vengeance.
Horatio et Marcellus, eux, sont moins des amis d’Hamlet que des surveillants douteux. 

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Une immense vidéo des phases de la Lune, un astre éteint, sur fond de ciel constellé d’étoiles, accentue l’impression de surnaturel et d’évocation de la mort, et, aux actes suivants, les rapprochements entre ces images de Lune et les splendides séquences de Denis Guéguin, le vidéaste, sur le visage du spectre modelé par les mêmes jeux d’ombre, créent des associations d’idées autour du 'Pierrot lunaire' d’Arnold Schönberg et l’âme mélancolique d’Hamlet.

Jean Teitgen (Claudius) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Jean Teitgen (Claudius) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

A partir du second acte, débute l’histoire passée d’Hamlet, interné une fois Gertrude et Claudius mariés suite au meurtre de son père, et Ophélie est présentée comme une femme littéraire qui cherche à intéresser le Prince avec son art du conte.

Mais lui, en apparence détaché et aidé par les autres malades, les courtisans, avec lesquels il vit, est occupé à préparer son grand spectacle destiné à démasquer le couple royal. Cette scène de vie dans l’hôpital rappelle celle que Krzysztof Warlikowski avait imaginé dans la maison de retraite de son ‘Iphigénie en Tauride’.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

L’immaturité du Prince, feinte ou réelle, est assez drôlement mise en scène lorsqu’il apparaît au commande d’une voiture de course téléguidée, dérisoire attribut de virilité inaboutie. Après la séquence d’effroi entre le Roi et la Reine, survient le grand moment de la pantomime qui va être jouée spectaculairement avec une joie irradiante.

Krzysztof Warlikowski s’appuie sur une troupe de figurants qui font partie de son univers artistique, et la danseuse Danielle Gabou, qui participe à toutes les mises en scène parisiennes du directeur polonais depuis ‘Don Carlos’ en 2017, mais que l’on a vu aussi dans la dernière production de ‘Manon’, incarne une impressionnante Reine Genièvre, au glamour expressif avec beaucoup d’emprise.

La beauté des lignes ornementales de son visage, surlignées par le maquillage, révèle aussi une concordance avec les traits du visage du spectre. 

Danielle Gabou et Ludovic Tézier (Hamlet)

Danielle Gabou et Ludovic Tézier (Hamlet)

Le meurtre du Roi Gonzague est joué avec deux autres acteurs noirs, scène fascinante par son mélange d’envoûtement et de folie macabre, et Daniel Gremelle, le joueur de saxophone – nouvel instrument introduit à l’Opéra de Paris par Ambroise Thomas en 1868 au moment où Adolphe Sax enseignait l’art de son invention au conservatoire de Paris –, achève son air solo sur une variation jazzy pleinement fantaisiste.

Danielle Gabou et Daniel Gremelle (saxophone)

Danielle Gabou et Daniel Gremelle (saxophone)

Puis, le troisième acte, qui débute sur le fameux ‘Etre ou ne pas être’, avec en arrière fond les motifs des phases de la Lune qui évoquent les mouvements de l’âme, les successions de nuits et de jours, et les cycles de la vie et de la mort, est celui qui révèle les grands talents vocaux mais aussi d’actrice d’Eve-Maud Hubeaux. Une séparation recouverte de velours fuchsia, couleurs royales que l’on retrouvait pareillement dans la production salzbourgeoise d’’Elektra’, rend l’espace plus intime.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Entrée théâtrale de la Reine dans un grand cri déchirant, magnifique et majestueuse projection du Pierrot sur un large fond d’écran, confrontation intense avec Ludovic Tézier, et impuissance d’Ophélie à interagir, la nuit d’épouvante et d’horreur s’achève par la couche du fils et de la mère dans le même lit en toute tranquillité, comme de bons amis. Une très forte affectivité est mise en avant dans cette partie.

Ces trois premiers actes, liés entre eux, auront duré 2h10 sans interruption jusqu’à l’entracte.

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Le IVe acte est le plus flamboyant. 
‘Hamlet’ est joué ce soir dans sa version intégrale - le duo du Roi et de la Reine au second acte n’est pas coupé - .  Cependant, seuls les deux premiers mouvements du ballet, les ‘Pas des chasseurs’ et la ‘Pantomime’, sont conservés, ce qui est mieux que rien car, habituellement, il est totalement omis de nos jours.

Les quatre autres passages, ‘Valse-Mazurka’, ‘Scène du bouquet’, ‘La Freya’ et la ‘Strette finale’ sont supprimés, ce qui fait que seules 4 minutes sont retenues sur les 17 minutes que constituent cet ensemble musical qui s’ajoute au divertissement qui ouvre cette nouvelle partie.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Tous les talents de l’équipe de figurants, mais aussi du chœur, sont mis à l’épreuve sous la direction chorégraphique de Claude Bardouil. Une ballerine ouvre le bal derrière la gigantesque grille, et le divertissement met en valeur un mélange de choristes et d’acteurs grimés en danseuses colorées qui défilent à la façon d’un gala humoristique, exécutant même des pas de trois. Nous assistons au grand spectacle joué par les pensionnaires de l’asile.

A nouveau, il s’agit de débarrasser l’œuvre de toute sa pompe, et de séduire un public plus jeune et bigarré, de la même façon que les images du Pierrot s’adressent aussi aux sentiments les plus enfantins de chacun d’entre nous.

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Le couple royal, accompagné d’Ophélie et son père, Polonius, sont présents, mais lorsque Ophélie revient habillée d’une robe transparente parcourue de jolis motifs floraux, une orange à la main, c’est la nature sexuelle, vivante et joyeuse de la femme qui est mise en avant. A nouveau, elle chante sa ballade comme si elle lisait un conte, portée par un danseur, et c’est donc une performance qui est donnée sous le regard consterné de la Reine, et non plus un adieu mélancolique à la vie.

Clive Bayley (Le Spectre) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Clive Bayley (Le Spectre) et Ludovic Tézier (Hamlet)

C’est uniquement au moment de la sortie du ballet qu’Ophélie retire sa perruque, retrouve une coupe de garçonne blonde, et se libère de son attente vis à vis d’Hamlet. Le suicide paraît plus symbolique qu’effectif à se moment là, lorsqu’elle disparaît en finesse dans une baignoire qui s’éloigne sous les applaudissements enchantés, comme si elle rejoignait pour le reste de sa vie l’univers de l’asile.

Acte IV : chœur et figurants - Chorégraphie Claude Bardouil

Acte IV : chœur et figurants - Chorégraphie Claude Bardouil

Le Ve acte signe le retour au temps du premier acte, mais cette fois, Hamlet s’est transformé en Pierrot noir, la figure du vengeur immature qui porte sur lui la malédiction de son père. Car nous sommes dorénavant dans la psyché de cet homme perturbée par le ressassement de son passé.
Les deux fossoyeurs chantent auprès d’un corps allongé sur un brancard – l’acteur est celui qui incarnait le roi meurtrier au cours de la pantomime -, en rappelant que chacun va recevoir la visite de la Mort, y compris ceux qui complotent. C’est le moment de réflexion sur notre préparation à cet évènement définitif.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Laërte apparaît en personnage plutôt sombre, un peu brigand, et il faut que le spectre réapparaisse pour qu’enfin Hamlet passe symboliquement à l’action et tue l’image de Claudius. Et à ce moment là, le rideau semi-transparent se baisse alors qu’Ophélie souffle sur sa main des poussières de cendres, peut-être celle de son bonheur illusoire, comme si c’était elle qui nous avait raconté cette histoire.

A travers une poétique visuelle magnifiée par les jeux de lumières, Felice Ross utilise beaucoup les perspectives des lignes du décor grillagé pour induire des jeux d’ombres et de lumières fascinants, jusqu’à ajouter des jeux de motifs étincelants sur le grand rideau d’avant scène.

Philippe Rouillon (Polonius), Lisette Oropesa (Ophélie) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Philippe Rouillon (Polonius), Lisette Oropesa (Ophélie) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Le grand mérite de cette production qui analyse l’émergence de la folie sous un cerveau en apparence calme, est de sortir d’une lecture simple et évènementielle, de mélanger plusieurs niveaux temporels en laissant l’ambiguïté sur qui est fou et qui est lucide, de privilégier le sourire mélancolique mais joyeux à la pompe dépressive et ennuyeuse, et, surtout, de transcender tous les chanteurs en renforçant la façon de jouer de chacun d’entre eux.

Le premier à en tirer profit est bien entendu Ludovic Tézier.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Depuis sa rencontre avec Krzysztof Warlikowski en 2017 dans Don Carlos’, puis son passage dans les mains de Calixto Bieito (‘Simon Boccanegra’ - 2018) et Kirill Serebrennikov à Vienne (‘Parsifal’ - 2021), le chanteur toulousain s’est métamorphosé. Il donne à Hamlet une ampleur dramatique inédite, un art déclamatoire qui s’appuie sur une force de geste et d’intonation qui en font un immense personnage.

Et ce sens de l’ironie et de l’influx sanguin font ici merveille. Le timbre est somptueusement massif et travaillé avec souplesse, tout n’est que justesse de sens, et son autorité, particulièrement dans son duo avec Gertrude, s’impose tout en ne se prenant pas au sérieux.

Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski (Les Fossoyeurs) et Danielle Gabou

Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski (Les Fossoyeurs) et Danielle Gabou

Et en même temps, il y a toute cette affection qui déborde au salut final, et il faut voir avec quelle chaleur il encourage ses partenaires, et va chercher Krzysztof Warlikowski pour le rejoindre afin de lui témoigner une reconnaissance riante qui fait plaisir à voir. 

Ambroise Thomas, ce soir, doit beaucoup à la  rencontre entre ces deux intelligences, mais pas seulement.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Chaque apparition d’Eve-Maud Hubeaux à l’Opéra de Paris va crescendo et permet d’admirer son évolution artistique qui ne cesse de prendre de nouvelles dimensions. En Gertrude, elle démontre une capacité expressive fauve phénoménale, une irradiance incendiaire, un déploiement de noirceur hypnotique, au point qu’une telle énergie dramatique alliée à un physique splendide accroît la nature séductrice de la Reine.

Et, bien entendu, la précision et intelligibilité de son français sont impeccables, tout en affichant, au moment des saluts, une modestie très surprenante.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Julien Behr (Laërte)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Julien Behr (Laërte)

Lisette Oropesa est aussi l’une des stars de la soirée puisque le rôle d’Ophélie a été écrit pour mettre en valeur les grandes qualités de virtuosité des meilleurs cantatrices de l’Opéra. Progressivement, les colorations de sa voix s’imprègnent de teintes chaleureuses vivifiées par une fine vibration qui ne peut que déclencher l’enthousiasme. Clarté riante, agilité, abattage et plénitude d’élocution magnifiques, tout n’est qu’apparente candeur et éblouissement pour le public qui le lui rend pleinement aux derniers adieux.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Il incarnait, cet hiver, Swallow dans ‘Peter Grimes’ joué au Palais Garnier, Clive Bayley revient ce soir dans le rôle du spectre en lui donnant un impact saisissant de par son costume de Pierrot, bien évidemment, mais aussi par sa déclamation qui parcelle d’éclats très clairs un timbre mordant d’une très grande présence. Ce n’est pas du tout un spectre fantomatique à la voix d’outre-tombe, mais bien un être sensible, larmoyant même, quand il s’adresse à Hamlet.

Son timbre de voix s’identifie beaucoup à cette figure de la Commedia dell’arte, et la beauté ambivalente des mimiques de son visage est, en outre, poétisée au fil de la musique avec une belle légèreté de mouvement par les vidéographies de Denis Guéguin.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

D’une très grande résonance sonore qui fait ressortir le métal de sa voix, Jean Teitgen joue très bien ce nouveau Roi, Claudius, viril mais tourmenté qui laisse ressortir des failles très humaines, et Philippe Rouillon, en Polonius, lui oppose une personnalité plus feutrée et autoritaire.

Le père d’Ophélie apparaît ici comme la figure la plus inébranlable du drame, comme s’il était vis à vis de Claudius ce que le Grand Inquisiteur est à Philippe II, c’est à dire une froide autorité supérieure.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Tous les rôles secondaires révèlent des qualités ou des particularités de personnalité qui leur sont propres, comme la droiture de Laërte soutenue par Julien Behr, au timbre de voix sévère et fortement canalisé, l’Horatio souple et décontracté de Frédéric Caton, et le beau délié ombré de Julien Henric en Marcellus, chanteur qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris après avoir remporté en 2022 le premier prix Mélodie française du Concours International de chant de Marmande.

Et c’est avec plaisir que l’on retrouve en fossoyeurs deux brillants artistes issus de l’Atelier Lyrique, Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski qui, tous deux, projettent leurs lignes de chant très harmonieusement dans Bastille.

Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak, Felice Ross et Denis Guéguin

Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak, Felice Ross et Denis Guéguin

Si une partie des chœurs est scéniquement fortement sollicitée dans cette production, ce qui est très drôle à regarder, tous font preuve d’une expansivité fantastique par leur ardeur mais aussi leur extrême finesse dans le passage recueilli chanté à bouche fermée avant le dernier air d’adieux d’Ophélie.

Ludovic Tézier, Krzysztof Warlikowski, Alessandro di Stefano (Chef des Choeurs) et Pierre Dumoussaud

Ludovic Tézier, Krzysztof Warlikowski, Alessandro di Stefano (Chef des Choeurs) et Pierre Dumoussaud

Pierre Dumoussaud, appelé à la rescousse fin janvier pour remplacer Thomas Hengelbrock qui s’était accidentellement cassé un bras, est aussi pour beaucoup dans la réussite de ce retour d’Hamlet’ au répertoire de l’Opéra de Paris.
Dès l’ouverture, il fait ressortir les plus beaux alliages orchestraux de la partition, la rutilance des cuivres se mêlant au métal des cordes avec un sens ample de la respiration d’une très belle majesté.

La musique d’Ambroise Thomas comporte aussi beaucoup de passages où les lignes sont à peine esquissées pour souligner l’art déclamatoire des chanteurs, et là aussi, le chef d’orchestre français dessine avec beaucoup d’élégance et de poésie ces traits fins au fusain, ce qui montre qu’il sait tirer profit au mieux des couleurs que lui offre l’orchestre de l’Opéra de Paris.

Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski

Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski

Avoir réussi à redonner une modernité à cet ‘Hamlet’ avec un tel lustre, et lui donner une capacité à toucher la part la plus jeune du public en la stimulant par des interrogations qui défient son sens de l’inventivité, est à mettre au crédit d’une équipe artistique qui réitère la grande réussite de ‘Lady Macbeth de Mzensk’ qui triompha en 2019 sur cette même scène.

Encore faut-il que chaque spectateur accepte de se laisser absorber par ces mouvements incessants entre intrigue, imaginaire et fantasmes psychiques, ce qui fait le charme de toutes les productions de Krzysztof Warlikowski.

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Publié le 2 Juin 2022

Les Troyens ( Hector Berlioz – 1863)
Représentation du 26 mai 2022
Bayerische Staatsoper

Cassandre Marie-Nicole Lemieux
Hécube Emily Sierra
Ascagne Eve-Maud Hubeaux
Didon Ekaterina Semenchuk
Anna Lindsay Ammann
Soldat aus dem trojanischen Volk Daniel Noyola
Chorèbe Stéphane Degout
Priam Martin Snell
Hélénus Armando Elizondo
Enée Gregory Kunde
Panthée Sam Carl
Der Schatten von Hector Roman Chabaranok
Ein griechischer Heerführer Daniel Noyola
Narbal Bálint Szabó
Iopas Martin Mitterrutzner
Mercure Andrew Hamilton
Hylas Jonas Hacker
Erster trojanischer Soldat Theodore Platt
Zweiter trojanischer Soldat Andrew Gilstrap                
Marie-Nicole Lemieux (Cassandre)

Direction musicale Daniele Rustioni
Mise en scène Christophe Honoré (2022)
Bayerisches Staatsorchester

La nouvelle production des ‘Troyens’ de l’opéra de Munich est une déception dramaturgique au point qu’elle risquerait de relayer au second plan une réussite musicale portée par de très grands artistes.

L’approche de Christophe Honoré n’est en effet pas immédiatement compréhensible en première partie, malgré un décor assez évocateur qui donne l’impression de situer le drame sur les hauteurs d’une terrasse de Troie avec la vue sur la mer au loin qui domine les fortifications. Les pierres plaquées au sol sont à plusieurs endroits endommagées, stigmates les plus visibles du siège que mènent les Grecs depuis 10 ans.

Astyanax

Astyanax

Cassandre, vêtue de noir, débute seule, assez classiquement, mais survient très tôt un jeune enfant, Astyanax, le fil d’Hector et Andromaque, dont la présence continue se prolongera jusqu’à l’arrivée fantomatique de son père venu prévenir Enée de la défaite prochaine.

Les scènes de rituels nous projettent cependant dans un monde assez proche de nous, les années 70 possiblement, avec ces téléviseurs qui traînent au fond du décor, ces Troyens en costumes de soirée relativement figés, l’icône d’une Vierge Marie, des pots de fleurs en offrande, bref l’image d’un monde conventionnel qui tombe en décrépitude et en esclavage, et qui pourrait-être la métaphore d’une société croyante et patriarcale sur le déclin. Se pose alors la question, à la fin de cette première partie, du monde vers lequel est possible une nouvelle vie.

Reste que cette description d’une société qui s’effondre manque de vie et de tension et que l’on croit peu aux interactions et aux sentiments entre les protagonistes principaux. 

Le seul personnage dont le parcours est richement détaillé est celui de l’enfant, rôle muet, et l’on serait tenté d’y voir surtout une manière de s’interroger sur l’avenir de ce gamin entouré d’adultes qui ont perdu tout repère.

Marie-Nicole Lemieux (Cassandre) et Stéphane Degout (Chorèbe)

Marie-Nicole Lemieux (Cassandre) et Stéphane Degout (Chorèbe)

En seconde partie, l’ambiance est plus lumineuse. Carthage est un lieu de détente et de plaisirs où des hommes se prélassent nus dans un environnement bétonné et configuré par différents niveaux d’élévations qui dominent une bouche dans laquelle s’engouffre un escalier vers les sous-sols. 

La mer apparaît cette fois à travers une ouverture creusée dans le mur.

Les Tyriens ne semblent pas être au premier abord des travailleurs, et les entrées purement musicales sont coupées. Deux plans de vies se dessinent ainsi sans jamais se rencontrer, celui des chanteurs et celui des oisifs.

Gregory Kunde (Enée) et le Fantôme d'Hector (Roman Chabaranok)

Gregory Kunde (Enée) et le Fantôme d'Hector (Roman Chabaranok)

C’est véritablement au quatrième acte que le metteur en scène entraîne les spectateurs dans sa lecture très personnelle de la nuit d’orage en forêt parcourue de chasseurs, de chiens en laisse, de nymphes, satyres et autres faunes, et d’où les Carthaginois repousseront les armées numides.

Durant tout ce tableau et la marche des esclaves nubiennes, deux écrans projettent une filmographie crûment érotique qui met en scène des amours libres, des partouzes gay et des séances de scarification qui évoquent surtout à l’extrême l’élan de libération que connurent les années 70 et 80 avant que tout ne vire au drame, ce que Christophe Honoré figure au dernier acte en laissant gésir au sol ce monde anéanti alors que les fantômes de Troie réapparaissent.   

Le duo d’amour entre Didon et Enée ménage un écrin presque totalement déchargé de cet entourage encombrant, et seul un couple d’hommes profite de cet instant au loin, dans l’ombre, pour vivre sa nuit.

Un nouveau monde conventionnel reprend finalement le dessus à l’arrivée du chœur, et Didon n’a plus qu’à se suicider misérablement après le départ de son amant.

Carthage

Carthage

Ce spectacle agit ainsi comme si la force de l’imaginaire du metteur en scène avait réussi à exploiter les images naïves du livret pour leur donner une vigueur sensuelle et violente, afin de les confronter sans raison à l’auditeur qui ne comprend pas en quoi cela pourrait le toucher aujourd’hui.

On ne peut ainsi s’empêcher d’y voir un cadeau d’enfant gâté fait par le directeur, Serge Dorny, à l’un de ses metteurs en scène fétiches, au détriment d’un ouvrage qui résonne pourtant fortement avec notre temps puisqu’il parle de destruction de peuple, de chute de civilisation, de quête d’une nouvelle terre et de répétition de l’histoire.

Martin Mitterrutzner (Iopas)

Martin Mitterrutzner (Iopas)

Mais les artistes font vivre cette épopée avec profondeur et courage et c’est bien là l’essentiel, à commencer par Daniele Rustioni qui compose énergiquement avec la chaleur du Bayerisches Staatsorchester, l’éclat crépusculaire de ses cuivres en fusion et la fluidité de ses cordes et bois dont il maîtrise la finesse ornementale poétique, ce qui procure une étrange sensation de confort de velours comme si les sonorités étaient nimbées d’un voile ouaté. On ne retrouve pas tout à fait les nervations vrillées inhérentes à l’esthétique sonore de Berlioz, mais le son de l’orchestre allemand gagne finalement en transparence.

Rythmiquement mesuré en première partie, le souffle prend ensuite son envol à Carthage et c’est peut-être aussi pour cette raison que le quatrième acte en devient aussi suffocant.

Gregory Kunde (Enée) et Ekaterina Semenchuk (Didon)

Gregory Kunde (Enée) et Ekaterina Semenchuk (Didon)

Déjà bien mise en valeur dans son enregistrement des ‘Troyens’ dirigé par John Nelson en 2017, la rondeur sombre du galbe vocal de Marie-Nicole Lemieux, qui pousse des incursions dans des graves très noirs, donne une solide assise solennelle à la personnalité de Cassandre plus maternelle et intériorisée que tragique, avec néanmoins une perte de linéarité vers quelques aigus, et le velouté idéal du chant de Stéphane Degout, également son partenaire au disque dans le rôle de Chorèbe, permet de former un alliage d’une très grande beauté ombreuse nourrissante pour les esprits contemplatifs.

Son intervention est certes courte, mais Eve-Maud Hubeaux a une présence immédiate qui permet d’apprécier la fraîcheur optimiste et bien timbrée de sa voix, Martin Mitterrutzner fait entendre plus loin un Iopas propice à la rêverie, alors que Lindsay Ammann décrit une Anna complexe griffée par la vie.

En revanche, les basses Roman Chabaranok et Bálint Szabó incarnent respectivement le fantôme d’Hector et le ministre de Didon sans faire résonner totalement la noirceur funeste qui les animent et qui pourrait accentuer la gravité de leurs prémonitions ou imprécations.

Gregory Kunde (Enée) et l'ombre d'Astyanax

Gregory Kunde (Enée) et l'ombre d'Astyanax

Il est difficile de ne pas penser à ce que peut éprouver Ekaterina Semenchuk à chanter dans l’immense espace de détente masculin dont elle est la souveraine, mais de même qu'à l’opéra Bastille trois ans auparavant, elle dépeint une reine d’un très grand tempérament, charismatique, n’hésitant pas à alléger de manière très acérée sa diction, et son charme naît autant de la souplesse de son rayonnement franc que des ses intonations désenchantées.

Ekaterina Semenchuk (Didon)

Ekaterina Semenchuk (Didon)

Mais le plus grand héros de la soirée est incontestablement Gregory Kunde - 68ans ! - inoubliable Enée au Théâtre du Châtelet en octobre 2003 que l’on retrouve ce soir avec une voix virile à la clarté poétique qui fait ressortir une jeunesse de cœur irrésistible. Le timbre vibre sensiblement, mais la musicalité n’en est que plus touchante d’authenticité.

Il incarne ici un homme qui finalement observe avec hargne un monde qui s’effondre, puis rencontre un autre monde auquel il fait mine d’apprécier les charmes de sa oisiveté pour finalement mieux le quitter, bref un homme entier qui traverse son époque sans s’accrocher à rien tout en restant intègre.

Et le moment où il chante ses regrets de devoir abandonner Carthage en se tenant simplement au dessus de l’orchestre est un splendide moment de communion avec le public, et rares sont les grands chanteurs capables d’établir une connexion aussi naturelle avec leur audience. Très grand moment d'émotion!

Tout au long de la soirée, les chœurs se révèlent d'une sobre et très agréable harmonie, mais les Troyennes pourraient afficher encore plus de volontarisme flamboyant avant que ne surgissent les Grecs.

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Publié le 6 Juin 2021

Le Soulier de Satin (Marc-André Dalbavie – 2021)
Livret Raphaèle Fleury d’après Paul Claudel
Représentations du 29 mai et du 05 juin 2021
Palais Garnier

Doña Prouhèze Eve-Maud Hubeaux
Don Rodrigue de Manacor Luca Pisaroni
Le Père Jésuite, Le Roi d’Espagne, Saint Denys d’Athènes, Don Almagro, 2ème soldat Marc Labonnette
Don Pélage Yann Beuron
Don Balthazar, Saint Nicolas, Frère Léon Nicolas Cavallier
Don Camille Jean-Sébastien Bou
Doña Isabel, Doña Honoria, La Religieuse Béatrice Uria‑Monzon
Le Sergent Napolitain, Le Capitaine, Don Rodilard, 1er soldat Éric Huchet
Doña Musique, La Bouchère Vannina Santoni
L’Ange Gardien, Saint-Jacques, Saint Adlibitum Max Emanuel Cenčić
Le Vice-Roi de Naples, Saint Boniface, Don Ramire Julien Dran
Doña Sept-Epées Camille Poul
L’Irrépressible, Don Fernand Yann-Jöel Collin
L’Annoncier, Le Chancelier, Don Léopold Cyril Bothorel
Le Chinois Isidore Yuming Hey
La Noire Jobarbara, La Logeuse Mélody Pini               
Eve-Maud Hubeaux (Prouhèze)
La Lune (voix enregistrée) Fanny Ardant

Direction musicale Marc-André Dalbavie
Mise en scène Stanislas Nordey (2021)

Création mondiale

Après Trompe-la-mort de Luca Francesconi (2016) et Bérénice de Michael Jarrell (2018), Le Soulier de Satin est le dernier volet d’une trilogie de créations contemporaines basées sur des textes littéraires français dont Stéphane Lissner, le précédent directeur de l’Opéra de Paris, est le commanditaire.

Mettre en musique un texte qui, au théâtre, est habituellement mis en scène sur une durée de 11 heures, ne peut qu’être fortement réducteur lorsqu’il est construit sur une durée de 4h30, soit la durée du Crépuscule des Dieux de Richard Wagner.

Marc Labonnette (Le Père Jésuite)

Marc Labonnette (Le Père Jésuite)

Pourtant, de par la manière dont est construit ce nouvel opéra qui préserve une totale intelligibilité du texte comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre portée par une orchestration qui souligne les longues réflexions des personnages, crée des atmosphères irréelles, expose des textures luxueuses et engendre des tensions, l’ensemble du spectacle offre une intrigante ouverture sur une œuvre complexe en préservant ses méandres et ses différentes strates, tout en misant sur une scénographie fort dépouillée.

Grand Foyer du Palais Garnier

Grand Foyer du Palais Garnier

Stanislas Nordey, qui avait mis en scène Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen à l’Opéra Bastille en ouverture de mandat du Gerard Mortier en 2004, se retrouve à nouveau face à une œuvre contemporaine comparable, traversée par la foi, et où un ange vient sur terre pour avertir et préparer à la vie céleste.

Il utilise un ensemble de reproductions de toiles peintes de la Renaissance évoquant la vie à la cour d’Espagne, les froideurs et la riche préciosité de son art de vivre, la spiritualité, la beauté des traits de saintes, et les sentiments mélancoliques menant à la mort.

Eve-Maud Hubeaux (Prouhèze)

Eve-Maud Hubeaux (Prouhèze)

Ces toiles circulent de dos ou de face sur des chevalets géants et mobiles, un savant désordre court sur la scène, et la douceur de ces magnifiques peintures suffit à créer chez le spectateur un état contemplatif qui favorise l’imprégnation de la structure musicale. Le chant des divers protagonistes se développe sous la forme de longues mélopées parlées et chantées qui exploitent la variété de couleurs de chaque tessiture et expriment fortement la vérité de chacun des artistes.

Eve-Maud Hubeaux, heureuse d’être parée d’une aussi somptueuse robe rouge, est splendidement mise en valeur tant en terme de personnalité que de couleurs vocales. La richesse de ses graves, la densité de sa voix, la clarté incisive de sa diction, l’impressionnante présence qu’elle imprime à Prouhèze, dépeignent une femme passionnée qui aime la vie et qui tient l’auditeur par la majesté heureuse qu’elle exprime aussi pleinement. C’est véritablement le charme de l’opéra que d’offrir un tel portrait haut-en-couleur que le théâtre ne pourrait que pousser vers l’hystérie pour créer du contraste, alors que la jeune mezzo-soprano peut jouer de la souplesse de son corps pour moduler sa voix sur la longueur en continu et avec des effets percutants.

Luca Pisaroni (Don Rodrigue)

Luca Pisaroni (Don Rodrigue)

Cette histoire d’amour impossible sur fond de guerres impériales espagnoles pour la conquête du monde la relie au Don Rodrigue de Luca Pisaroni qui maîtrise bien l’élocution française et habite son personnage d’amant de sentiments torturés avec une constante noirceur. Mais autant la mise en scène en fait un perdant d’avance, autant le Don Pélage de Yann Beuron garde fière allure malgré le fait qu’il soit un homme marié à une femme qui n’éprouve pas pour lui un amour passionné. Le timbre du ténor français est généreux, de franches teintes chromatiques l’ennoblissent, et la mesure de son personnage ne faiblit à aucun instant.

Jean-Sébastien Bou, qui parfois est un peu moins audible, incarne auprès de ce trio d’ampleur un Don Camille extrêmement névrosé, un homme dépressif qui, malgré la situation qui en fait un objet de cour, trouve la ressource pour avoir des réactions d’orgueil saisissantes.

Jean-Sébastien Bou (Don Camille)

Jean-Sébastien Bou (Don Camille)

Et à l’opposé de ces ombres, il y a des êtres qui n’apparaissent que pour certaines scènes qui sont comme d'éclatants écrins pour ces artistes uniques. On pense bien sûr à la sveltesse de Yuming Hey, acteur fascinant que le public avait pu découvrir dans Jungle Book de Robert Wilson en 2019 au Théâtre de la Ville. Son caractère bondissant et sa voix androgyne bien ciselée inspirent beaucoup de joie au serviteur Isidore qui représente la voix de la désillusion amoureuse et le regard impertinent sur la vie telle qu’elle est.

Dans un esprit différent, le mystérieux ange lunaire de Max Emanuel Cenčić, au galbe d’une parfaite rondeur et d’une patine assombrie, amène avec lui l’univers profondément religieux des beautés baroques, la spiritualité religieuse des Passions de Jean-Sébastien Bach, et dispose d’une fabuleuse scène sous une lumière cendrée quand L’Ange Gardien vient suggérer à Prouhèze de se métamorphoser en étoile.

Yuming Hey (Le Chinois Isidore)

Yuming Hey (Le Chinois Isidore)

Et il y a aussi la fraîcheur dorée et éclatante de Vannina Santoni, Doña Musique assurée et rayonnante, l’art tragique de Béatrice Uria‑Monzon dont le timbre s’est éclairci avec le temps tout en préservant des ombres nocturnes dans la voix, la bonhomie prodigue d’Éric Huchet, la mesure plus classique de Marc Labonnette, et Julian Dran, dans sa belle tenue royale espagnole, évoque énormément le rôle du Comte de Lerme qu’il incarnait à Bastille dans Don Carlos, une belle tenue également dans l’élocution vocale claire et droite.

Max Emanuel Cenčić (L’Ange Gardien)

Max Emanuel Cenčić (L’Ange Gardien)

Le Soulier de Satin est un mélange de pensées et d’histoires grandes et petites, et si Stanislas Nordey est allé à l’essentiel pour le jeu d’acteurs et la scénographie qui décrivent peu les changements de lieu, on ne peut oublier cette magnifique image de la Lune tournant sur elle même pour révéler les différentes mers et cratères de sa surface avec réalisme, alors que la voix de Fanny Ardant exprime les mouvements du cœur des amants dans une scène qui renvoie à l’appel de Brangäne dans Tristan und Isolde.

Béatrice Uria‑Monzon (Doña Honoria)

Béatrice Uria‑Monzon (Doña Honoria)

La musique de Marc-André Dalbavie est riche en timbres et structures et renforce la déclamation mais ne prend pas le dessus sur le contenu littéral. Un fin continuo entretient une tension lancinante, les cuivres s’étirent parfois en évitant les stridences, des scintillements merveilleux émanent de ce corps limpide au fond bouillonnant, et de très beaux effets de cordes évoquent comme du bois zébrés, véritablement dans une recherche de matière luxueuse qui esthétise forcément ce spectacle qui est une probante entrée dans l’univers de Paul Claudel pour celles et ceux qui souhaitent appréhender Le Soulier de Satin à une taille humaine.

Yann Beuron (Don Pélage) et Béatrice Uria‑Monzon (La Religieuse) - Rideau final

Yann Beuron (Don Pélage) et Béatrice Uria‑Monzon (La Religieuse) - Rideau final

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Publié le 2 Novembre 2019

Don Carlo (Giuseppe Verdi - 1886)
Répétition générale du 22 octobre 2019 et représentations du 25, 31 octobre et

14, 17 et 20 novembre 2019
Opéra Bastille

Filippo II René Pape
Don Carlo Roberto Alagna (31/10), Michael Fabiano (14/11)
Rodrigo Étienne Dupuis
Il Grande Inquisitore Vitalij Kowaljow
Un frate Sava Vemić
Elisabetta di Valois Aleksandra Kurzak (31/10), Nicole Car (14/11)
La Principessa Eboli Anita Rachvelishvili
Tebaldo Eve-Maud Hubeaux
Una Voce dal cielo Tamara Banjesevic
Il Conte di Lerma Julien Dran
Deputati fiamminghi Pietro Di Bianco, Daniel Giulianini, Mateusz Hoedt, Tomasz Kumiega, Tiago Matos, Danylo Matviienko
Un Araldo Vincent Morell                                           
Anita Rachvelishvili (Eboli)

Direction musicale Fabio Luisi
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2017)
Décors Małgorzata Szczęśniak
 
Deux ans après les 11 représentations de la version parisienne de 1866 qui avait créé un émoi prodigieux à l’Opéra de Paris, c’est au tour de la version de Modène de 1886, en italien cette fois, d’investir la grande scène Bastille pour 10 représentations de Don Carlo dans la même mise en scène de Krzysztof Warlikowski qui se focalise sur les relations individuelles et familiales du drame, dans les décors épurés de Małgorzata Szczęśniak et sous les lumières fascinantes imaginées par Felice Ross.

Aleksandra Kurzak (Elisabetta) et René Pape (Filippo II)

Aleksandra Kurzak (Elisabetta) et René Pape (Filippo II)

Dans cette version que Verdi a appréhendé dès 1882 pour la création milanaise, de nombreux passages musicaux sont réécrits afin d’atteindre une meilleure éloquence musicale, le duo Rodrigo et Don Carlo, le duo Philippe II et Rodrigo, le prélude de l’acte III, la scène et quatuor dans le bureau du roi, le duo Elisabetta et Eboli et la scène d’émeute de l’acte IV, ainsi que le duo Don Carlo et Elisabetta et l’intervention de Philippe II et de l’Inquisiteur au dernier acte.

En revanche, plusieurs scènes entre Elisabetta et Eboli disparaissent dans cette version, supprimés par Verdi dès 1867, tels l'échange de costumes avec Elisabetta, le duo ‘J’ai tout compris’ et ‘Vous l’aimiez’ dans la scène du cabinet du Roi, le bref échange lors de l’émeute, ainsi que l’air de déploration de Philippe II à la mort de Rodrigo.

Krzysztof Warlikowski a donc dû reprendre son travail pour adapter certains raccords entre scènes, mais aucun changement marquant ne modifie sa mise en scène depuis 2017, hormis l’apparence de Don Carlo, lors de la première scène de Fontainebleau, qui est celle d’un prêtre rentré dans les ordres après le coup sentimental violent dont il est la victime.

La servante et surveillante d'Elisabetta

La servante et surveillante d'Elisabetta

On retrouve ainsi ces personnages de la cour qui surveillent en silence les moindres faits et gestes de Rodrigo ou d’Elisabetta qui, avec agacement, supporte difficilement cette dame noire à la coiffure d’or qui la suit partout depuis qu’elle fut laissée seule par sa dame de cour renvoyée par Philippe. L’inquisiteur est toujours un mafieux exaspéré par l’attitude du roi en proie à une déchéance personnelle qui le noie dans l’alcool et le pousse à haïr sa femme et à la tromper par ennui avec la princesse Eboli, et le poids de la famille et de la lignée impériale militariste devient aussi prégnant que celui de la religion, mais pas avec grandiloquence, sinon par suggestion à travers la figure fantomatique de l’empereur qui apparaît en silence au début et à la fin de l’œuvre. Le noir et blanc de la vidéographie élève aussi les visages des chanteurs pour imprégner leur humanité des souvenirs de grands artistes de cinéma, l'Elisabetta d'Aleksandra Kurzak évoquant par exemple une Sophia Loren en deuil.

Tous ces caractères sont par ailleurs contemporains dans leur façon de se vêtir, comme les allusions cinématographiques qui inspirent les différentes scènes, si l’on excepte la scène particulière d’autodafé et de couronnement qui mélange les références et s’achève sur le visage étrangement déformé d’un géant dévorant un être humain se débattant en vain.

Aleksandra Kurzak (Elisabetta)

Aleksandra Kurzak (Elisabetta)

Et la beauté plastique et froide de la plupart des scènes atteint son paroxysme au cours du dernier acte, lorsque Elisabetta entre bouleversée dans la grande salle du couvent de Saint-Just sous les reflets or-boisé des parois illuminées par des rayons solaires crépusculaires. Une magnifique atmosphère qui mêle la rigueur pure des grands intérieurs du Monastère de l’Escurial aux ornementations géométriques rouge-sang des arts arabo-musulmans.

En revanche, la direction d’acteur reste mesurée au regard de ce que Krzysztof Warlikowski arrive généralement à obtenir de la part d’autres chanteurs, mais il peut compter sur l’implication entière d’Etienne Dupuis qui incarne un impressionnant Rodrigo, autoritaire, viril, une voix splendidement timbrée avec du souffle et de la vigueur qui menace même Philippe II avec insolence. Ce magnifique baryton est, de plus, fort signifiant par ses gestes de crispation, d’affection et de bienveillance, et sa mort est même précédée de furtifs pressentiments qui glacent d’effroi.

Roberto Alagna (Don Carlo)

Roberto Alagna (Don Carlo)

Elle est celle qui cristallise les affects du roi Philippe II réduit à éprouver lamentablement l’impossibilité d’inspirer des sentiments d’amour, l’Elisabetta d’Aleksandra Kurzak a le goût du mélodrame et des fragilités, mais ce qui est beau dans son incarnation est qu’elle conserve une attitude droite que l’on voit petit à petit plier au fur et à mesure que son entourage l’enserre, avant son effondrement final au dernier acte auquel elle tente de résister dès son entrée, pour enfin céder à une ligne fataliste éplorée.

Les vibrations de sa voix, les variations de couleurs du grave subtil aux tessitures plus aiguës soulignent l’affectation de son personnage royal qu’elle prend plaisir à sertir de jolies nuances parfois coquettes, et toutes ses expressions de douleurs passent principalement dans la tessiture médium-aiguë dont elle projette le souffle pénétrant de manière très efficiente, alors qu’elle use  plutôt de ses graves, pas très puissants mais torturés, dans les moments de torpeurs qui font penser au plus célèbre personnage puccinien, Tosca.

Anita Rachvelishvili (Eboli)

Anita Rachvelishvili (Eboli)

Remis de son affaiblissement vocal lors de la première représentation, Roberto Alagna peut dorénavant rejoindre sûrement sur scène celle qui est son épouse à la ville, pour lui dédier un Don Carlo bien plus robuste, au grain vocal pleinement ambré, si on le compare à la jeunesse tendre qu’il incarnait dans la version parisienne de Don Carlos jouée en 1996 au théâtre du Châtelet, dirigé par Stéphane Lissner, et la plénitude immédiate de ce timbre qui semble si facilement s’épanouir reste quelque chose d’unique à entendre encore aujourd’hui.

On sent tout de même un excès de tension à partir de la scène de la prison, car les aigus vaillants perdent en couleur quand ils sont trop forcés. Mais, s’il ne se ménage pas vocalement, il enferme cependant beaucoup trop son personnage dans une forme de fierté noble et rigide qui apparaît comme un refuge pour ne pas jouer à fond la perte de contrôle, la déstabilisation, tel que le faisait avec tant de générosité Jonas Kaufmann il y a deux ans.

Habitué à chanter plutôt dans des productions de formes anciennes, Roberto Alagna semble en permanence sur la défensive par rapport à un parti pris qui fouille les recoins de l’âme humaine, et qui se démarque donc des interprétations plus conformistes attachées à recréer un cadre historique en costumes d’époque.

Roberto Alagna (Don Carlo)

Roberto Alagna (Don Carlo)

Il était déjà Philippe II sur cette même scène 18 ans plus tôt, René Pape se livre sans réserve au personnage en pleine destructuration que Krzysztof Warlikowski souhaite dépeindre, avec une couleur de voix fort homogène et sans inflexions saillantes, la noblesse et la stature dans les moments de solitude du roi ne lui faisant jamais défaut. ‘Ella Giammai m’amò !  est naturellement chanté dans une sorte de torpeur qu’il pulvérise par une saisissante exultation de douleur, et son duel avec Étienne Dupuis, dans la salle d’escrime, prend aussi une symbolique artistique, car il représente l’expérience d’une ancienne génération qui se trouve bousculée par la nouvelle plus mordante et qui s’apprête à reprendre le flambeau.

Etienne Dupuis (Rodrigo)

Etienne Dupuis (Rodrigo)

Quant à Anita Rachvelishvili, dont la puissance et la réserve vocale sont d’un impact scotchant, elle livre la princesse Eboli à un déferlement de noirceur vocale qui résonne à travers tout son corps, avec de spectaculaires effets arabisants poitrinés lorsqu’elle évoque Mohammed, le roi des Maures, dans la 'Chanson du voile', avant de les moduler en montant vers des aigus plus naturellement intrépides que précieusement galbés.

Totalement absorbée par son jeu spontané et bouillonnant, elle interagit avec ses partenaires  avec le même niveau de tension qu’Étienne Dupuis, ce qui rend leurs échanges explosifs, et aboutit à un ‘Don Fatale’ démonstratif et sensationnel qui la pousse dans ses limites de souffle, et qui lui vaut une réaction exaltée de la part du public après un tel chant de désespoir où la forme artistique prend tout son espace au déroulement du temps présent.

Aleksandra Kurzak (Elisabetta)

Aleksandra Kurzak (Elisabetta)

Et même si la mise en scène réduit la dimension divine et mystérieuse du grand inquisiteur, Vitalij Kowaljow lui apporte consistance et unité, loin d’être un de ces personnages au timbre délabré et fantomatique que l’on retrouve souvent sous les traits de cet ecclésiastique démoniaque, une noirceur qui s’oppose avec nuances à celle du Philippe II de René Pape.

Pour compléter ce sextuor de grands chanteurs, les seconds rôles sont interprétés par des artistes presque surdimensionnés, et l’on pense bien sûr au fantastique moine de Sava Vemić, si jeune dans la vie et la voix pourtant si imprégnée de gravité sur scène, et au page d' Eve-Maud Hubeaux dont le caractère vocal, ferme et direct, présente des similarités avec celui de Nicole Car, la prochaine Elisabetta à partir de mi-novembre.

Vitalij Kowaljow (Il Grande Inquisitore) et René Pape (Filippo II)

Vitalij Kowaljow (Il Grande Inquisitore) et René Pape (Filippo II)

L’urgence dramatique doit aussi beaucoup à la direction nerveuse de Fabio Luisi qui réalise un très beau travail haut-en-couleur qui souffre peu de ses excès d’énergie – le tableau sur la place de Valladolide est mené de façon efficace à l’appui d’un chœur qui ne ménage pas sa puissance -, mais qui a tendance à vouloir aller plus vite que les chanteurs.

La scène du grand inquisiteur, dans le cabinet du roi, est une parfait réussite de variations entre larges mouvements qui se parent de splendides effets glaçants par l’utilisation acérée des cuivres, cuivres qui feront plus défaut dans d'autres scènes, de l'autodafé à l’ouverture du dernier acte dominé par les cordes mais sans emphase. Il est d’ailleurs assez surprenant de voir le chef d’orchestre démarrer ce dernier acte alors que le tableau précédent ne s’est achevé sur scène.

Etienne Dupuis (Rodrigo)

Etienne Dupuis (Rodrigo)

Et à partir du 14  novembre, au moment où Krzysztof Warlikowski débute les représentations de sa dernière pièce de théâtre ‘On s’en va’ au Théâtre national de Chaillot, Michael Fabiano et Nicole Car reprennent pour 4 représentations les rôles respectifs de Don Carlo et Elisabetta, dont il devient passionnant de comparer les différences de personnalités.

Le ténor américain, que l'on sait excellent acteur, notamment depuis son incarnation délirante de Don José dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov au Festival d’Aix-en-Provence, confirme ce soir sa pleine possession du personnage de l’Infant et son partage sans réserve du caractère névrotique et suicidaire que décrit si bien Krzysztof Warlikowski.

Michael Fabiano (Don Carlo)

Michael Fabiano (Don Carlo)

Voix tourmentée accomplie et bien projetée, avec des effets de clarté juvénile et de légères vibrations dans le timbre qui traduisent les fébrilités du personnage, l'apport personnel de Michael Fabiano au travail du metteur en scène est considérable, et dès le premier quart d'heure on sent que le public est complètement pris par ce qu'il se joue.

L'orchestre est par ailleurs d'emblée riche en sonorités, Fabio Luisi accorde une attention extrême aux chanteurs, et en particulier au deux nouveaux artistes, et si l'on relève un peu de retenu dans le tableau d'autodafé, l'ensemble est absolument superbe dans la scène du cabinet du roi et surtout au cinquième acte.

Nicole Car (Elisabetta)

Nicole Car (Elisabetta)

Nicole Car, une incarnation minutieuse de fragilité mélancolique et d'humanité, pleinement sensible par ses moindres gestes, n'en a pas moins un chant solide mais qui prend une dimension bouleversante au dernier acte, tant l'air de désespoir 'Tu che le vanita' est filé avec une majesté sans que l'on comprenne à quel moment elle reprend son souffle. Un très beau portrait intime d'Elisabeth qui rappelle également le personnage de Tatiana d'Eugène Onéguine, tout en nuances, qu'elle interpréta ici même il y a deux ans.

Krzysztof Warlikowski et Michael Fabiano

Krzysztof Warlikowski et Michael Fabiano

Et pour cette première avec une distribution en partie renouvelée, Krzysztof Warlikowski est venu saluer sur scène comme une marque de reconnaissance à tous ces artistes pour leur engagement, apportant ainsi la note de joie supplémentaire à un spectacle ayant pris une toute autre dimension théâtrale, une représentation des grands soirs de l'Opéra de Paris.

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Publié le 26 Mars 2018

Don Carlos (Giuseppe Verdi)
Représentation du 24 mars 2018
Opéra National de Lyon

Philippe II Michele Pertusi
Don Carlos Sergey Romanovsky
Rodrigue Stéphane Degout
Le Grand Inquisiteur Roberto Scandiuzzi
Un Moine Patrick Bolleire
Elisabeth de Valois Sally Matthews
La Princesse Eboli Eve-Maud Hubeaux

Direction musicale Daniele Rustioni
Mise en scène Christophe Honoré (2018)

                                                                                      Sergey Romanovsky (Don Carlos)

Même si l'Opéra National de Lyon est le second théâtre lyrique de France, représenter Don Carlos dans sa version originale la plus complète possible est un défi important aussi bien pour l'ensemble de ses forces techniques et artistiques que pour les artistes invités, car les occasions de l'interpréter sont rares.

C'est donc une chance inespérée que de pouvoir suivre une seconde vision de ce chef d’œuvre après les représentations parisiennes inoubliables d'octobre dernier.

Et si, à Paris, Philippe Jordan et Krzysztof Warlikowski travaillèrent conjointement les dimensions les plus froides et flamboyantes inhérentes au genre du Grand Opéra dans lesquelles se consumèrent les relations de couples et d'amour entre les personnages sujets de ce drame, à Lyon, nous assistons à un véritable spectacle de théâtre sombre, dur, dénué de toute splendeur superflue et hanté par un misérabilisme qui réduit tous les protagonistes à pas grand-chose.

Scène d'autodafé - Photo Jean Louis Fernandez

Scène d'autodafé - Photo Jean Louis Fernandez

Quelques murailles défraichies pour le Palais de l'Escurial, des loges et des passerelles en bois pour la place de la cathédrale et la chambre du roi, des rideaux opaques mobiles pour dissimuler les intrigants et les corps des victimes, la peinture d'un Christ immense et sinistre à l'intérieur d'une chapelle se Saint-Just, du début à la fin la cour de Philippe II vit dans un univers sans jour, un cauchemar intérieur sans espoir.

Le premier acte, un brouillard nocturne comme si l'on ouvrait sur la lande lugubre de Macbeth, s'évertue à gommer la moindre mièvrerie du livret, plus loin on découvre une Eboli en fauteuil roulant, une jambe recouverte par sa robe noire, l'autre nue, pour représenter à la fois son handicap et sa sensualité, et la restitution d'une partie du ballet est utilisée afin de montrer une face détestable de la cour d'Espagne, avec ses jeux d'humiliation envers la part de l'humanité qu'elle estime dépravée, qui aboutiront à l'autodafé.

Incontestablement, une grande force dans la ligne dramaturgique de Christophe Honoré qui, cependant, ne bouscule pas non plus les rapports entre les personnages. Rodrigue n'a donc pas le rôle aussi déterminant et moteur sur lequel il pouvait compter dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski à Paris, et Philippe reste un homme de marbre. Les revendications politiques et le rapport à la liberté des Flamants ne sont pas particulièrement mis en exergue non plus.

Eve-Maud Hubeaux (Eboli) et Sally Matthews (Elisabeth) - Photo Jean Louis Fernandez

Eve-Maud Hubeaux (Eboli) et Sally Matthews (Elisabeth) - Photo Jean Louis Fernandez

Seul le début du dernier acte souffre un peu de cet espace étouffant qui réduit l’impact du basculement vers le néant que le grand air d’Élisabeth représente, l'orchestre ne versant pas dans le spectaculaire à ce moment crucial.

Et à l'instar de Paris à d'octobre dernier, il s'agit bien de la version des répétitions de 1866 à laquelle est ajoutée la première partie du ballet composé en 1867.

Cependant, des 8 coupures opérées par Verdi avant la création de mars 1867 pour insérer le ballet, 2 ne sont pas rétablies : les 9 mesures précédant l'arrivée de la Reine dans le bureau du Roi, et le passage où Eboli annonce qu'elle a poussé le peuple à la révolte 'voyez si je l'aimais' - elle ne revient donc pas sur scène au final de l'acte IV.

Également, la reprise du chœur en coulisse 'mandolines ...', la seule coupure que Jordan n'avait pas rétablie, est insérée après le ballet, fermant ainsi la parenthèse de cette scène macabre.

En revanche, Rustioni ajoute une coupure tout à fait arbitraire dans le duo entre Philippe et Rodrigue, puis au cours de la première partie orchestrale de l'autodafé, ce qui est bien dommage. Probablement, Christophe Honoré souhaitait resserrer l'action.

Michele Pertusi (Philippe II) et Sally Matthews (Elisabeth) - Photo Jean Louis Fernandez

Michele Pertusi (Philippe II) et Sally Matthews (Elisabeth) - Photo Jean Louis Fernandez

Pour cette version dont l’âpreté pourrait surprendre, Daniele Rustioni joue sur toutes les possibilités en couleurs et textures de l’orchestre sans forcément chercher à préserver une ligne musicale continue tout le long de l’ouvrage. Les traits peuvent être à certains moments sévères, la transparence et la limpidité surgir magnifiquement sur d’autres passages, mais l’allant mélodique est constamment régénéré et ne lâche rien à l’engagement théâtral.

Ensuite, selon les goûts, certaines teintes peuvent se révéler trop mates, comme les couleurs des cuivres, mais elles contribuent à la coloration d’ensemble de ces tableaux austères.

Le premier avantage d’entendre un tel ouvrage dans une salle bien moins volumineuse que celle de l’opéra Bastille est de rendre sensible les moindres nuances vocales, du chœur en particulier. Lors de l’introduction ou de l’autodafé, nous pouvons tous comprendre chaque syllabe prononcée par les différentes strates de choristes créant ainsi une proximité avec ces derniers, ce qui accentue l’emprise théâtrale du spectacle.

Un travail de haute précision impossible à rendre quand l’acoustique devient plus réverbérante.

Eve-Maud Hubeaux (Eboli) - Photo Classiquenews

Eve-Maud Hubeaux (Eboli) - Photo Classiquenews

Tous les solistes s’inscrivent conjointement, sans la moindre faille, dans cette interprétation de caractère, mais celui qui mérite le plus d’éloges est Sergey Romanovsky qui dépeint un Don Carlos romantique et torturé fort émouvant, d’une qualité de diction inouïe de la part d’un chanteur slave. Son personnage est habité par un sens de l’expression juste et sa voix est douée d’un beau medium sensuel est expressif. Ses aigus moins puissants se voilent toujours pour maintenir la douceur du son.

Sally Matthews, en Elisabeth, possède un timbre brun et sauvage et des qualités emphatiques qui théâtralisent à un point que le personnage de Tosca n’est jamais très loin. Cela est particulièrement vrai au dernier acte lorsqu’elle se lamente sur sa vie au pied d’une peinture du Christ. Ses réactions véhémentes envers Philippe et Eboli au quatrième acte prennent alors un relief quasi vériste fort saisissant.

Et La Princesse Eboli d’Eve-Maud Hubeaux, elle qui jouait le rôle du page à Bastille, arbore les traits d’une adolescente écorchée et vindicative au chant volontariste, fulgurante dans les aigus. Elle privilégie ainsi la mise en valeur des noirceurs enflammées de son timbre à la souplesse sensuelle du phrasé, et peut compter sur une présence démonstrative.

Daniele Rustioni - Photo Davide Cerati

Daniele Rustioni - Photo Davide Cerati

Quant au Roi Philippe II, Michel Pertusi en dessine un contour musicalement soigné, autoritaire sans pour autant dresser un caractère inaccessible, qui ne pâlit pas devant l’inquisiteur caverneux et peu inquiétant de Roberto Scandiuzzi.

Stéphane Degout, presque trop chevaleresque, est d’une telle netteté et d’un tel éclat viril, moins velouté qu’à son habitude, qu’il semble comme provenir d’un autre monde. Il représente celui qui a le recul, la vision de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas, une jeunesse saine au milieu d’une famille qui dégénère.

Un seul entracte qui sépare deux parties de plus de deux heures, un public qui s'implique face à la représentation de l'obscurantisme décadent qui régit les comportements de la cour d’Espagne, un accueil chaleureux à l'ensemble des artistes engagés, quelque chose de fort s'est joué ce soir.

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Publié le 10 Octobre 2017

Don Carlos (Giuseppe Verdi)
Version des répétitions parisiennes de 1866
Répétitions du 04 et 07 octobre 2017
Représentations du 13, 16, 19, 22, 28 octobre et

du 05, 11 novembre 2017

Philippe II Ildar Abdrazakov
Don Carlos Jonas Kaufmann / Pavel Černoch
Rodrigue Ludovic Tézier
Le Grand Inquisiteur Dmitry Belosselskiy
Élisabeth de Valois
Sonya Yoncheva / Hibla Gerzmava
La Princesse Eboli Elīna Garanča / Ekaterina Gubanova
Thibault Eve-Maud Hubeaux
Une voix d'en haut Silga Tīruma
Le Comte de Lerme Julien Dran
Le Moine Krzysztof Bączyk

Direction musicale Philippe Jordan 
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décors Małgorzata Szczęśniak                                      Ildar Abdrazakov (Philippe II)     
Nouvelle production (2017)

Le 11 mars 1867, salle Le Peletier à Paris, Giuseppe Verdi offrit pour la seconde fois au public parisien un Grand Opéra à l’occasion d’une Exposition universelle – il avait précédemment composé Les Vêpres Siciliennes pour l’Exposition de 1855. Il prit pour cadre historique le règne de Philippe II, au moment où la Paix signée avec l’Espagne en 1559 mit fin au rêve italien de la France d’Henri II.

Giuseppe Verdi travailla sur Don Carlos à partir d'un scénario qu'il reçut en juillet 1865, et composa la musique entre 1865 et 1867 sur la base d'un livret français de Joseph Méry et Camille du Locle dérivé d'une pièce de Friedrich von Schiller.

Impressionnant mais cher à produire, Don Carlos fut joué à l'Opéra tout le long de l'année 1867 - 43 fois exactement -, avant de disparaître totalement et ne revenir qu'en 1963 au Palais Garnier.  En un demi siècle, il a dorénavant rejoint le groupe des 15 œuvres les plus jouées à l'Opéra de Paris que ce soit en version quatre ou cinq actes.

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Afin de célébrer les 150 ans de la création de cette œuvre monumentale (3h45 hors entractes), l’Opéra national de Paris a choisi de la faire revivre sur la scène Bastille non pas dans la version représentée le 11 mars 1867, qui comprenait pas moins de huit coupures afin d’insérer le ballet ‘La Pérégrina’, mais dans la version intégrale des répétitions de 1866.

Cette version, la plus complète sur le plan dramaturgique, comprend notamment la rencontre d’Elisabeth et des bûcherons dans la forêt de Fontainebleau, l’air de Rodrigue ‘J’étais en Flandres’, les deux échanges entre Elisabeth et Eboli à propos de la liaison de cette dernière avec le Roi, la déploration de Philippe à la mort de Rodrigue et la scène d’émeute où Eboli avoue son rôle décisif dans la rébellion.

L’échange des costumes entre la Reine et la Princesse au début de l’acte III, maintenu en 1867, est donc présent dans cette version.

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Elīna Garanča (Eboli)

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Elīna Garanča (Eboli)

Et, contrairement à ce qu’avait réalisé Antonio Pappano au Théâtre du Châtelet en 1996, sous la direction de Stéphane Lissner, aucun élément de la version quatre actes révisée par Giuseppe Verdi pour Milan en 1884 n’est incorporé à la structure musicale.

Toutefois, la saison prochaine, l'Opéra National de Paris reprendra cette production dans la version dite de Modène (1886), c'est à dire avec l'intégralité de la partition révisée par Verdi à partir de 1882, incluant l'acte de Fontainebleau, chantée en italien.

Jonas Kaufmann (Don Carlos) et Sonya Yoncheva (Elisabeth)

Jonas Kaufmann (Don Carlos) et Sonya Yoncheva (Elisabeth)

Pour représenter scéniquement cette rare version parisienne de Don Carlos - il n’en existe à ce jour qu’un seul enregistrement discographique réalisé à Londres par John Matheson en 1976 -, le metteur en scène Krzysztof Warlikowski et sa fidèle décoratrice Małgorzata Szczęśniak ont recréé un immense espace, quasiment vide, dont le sol et les parois sont recouverts d’un bois noble et marqueté, évocation d’un environnement luxueux et froid par son total dépouillement.

Dès le début du premier acte, le drame est joué. Don Carlos n’est plus qu’un être dépressif et suicidaire qui se remémore le peuple déplorant les ravages de la guerre puis la rencontre avec Elisabeth préparée à un mariage qu’elle pense heureux. Un magnifique cheval blanc laqué, qui trône au centre de la scène, semble symboliser le bel élan de pureté et la fougue de la jeunesse qui seront glacés nets par les décisions de l’Histoire - à moins qu'il ne s'agisse d'un symbole cinématographique qui obsède le metteur en scène.

Don Carlos (Kaufmann-Černoch-Yoncheva-Gerzmava-Tézier-Abdrazakov-Garanča-Gubanova-Jordan-Warlikowski) Bastille

Sur ce rêve de bonheur brisé, une vidéographie, le filtre d’un papier froissé et troué de noir, suggère poétiquement, en se superposant à la scène entière, les effets destructeurs du temps sur la mémoire du héros.

Elle aide aussi le spectateur à dissocier les deux niveaux temporels liés au même personnage – le présent et le souvenir -, car Warlikowski est coutumier des recoupements entre espaces temps originellement bien distincts.

On retrouvera ces images vieillies, au dernier acte, pour marquer la fin de l’histoire et constater sa conclusion désastreuse, comme si ce Don Carlos était raconté à la manière des Contes d’Hoffmann.

Le visage du malheureux, un révolver sur la tempe, recouvre en noir-et-blanc toute l’arrière scène.

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Le deuxième acte, au couvent de Saint-Just, se situe dans le même décor sombre, à peine une pièce recouverte de mosaïques mauresques ciselées de lumière pénètre la pièce de son rouge sang. La voix du moine s’en élève, et un homme courbé, émanation de la vieillesse, avance à l’invocation de l’Empereur Charles-Quint.

Les retrouvailles entre Carlos et Rodrigue sont passionnantes à observer par le sens des gestes de reconnaissance, de rejet et d’introversion qui s’expriment entre eux deux.  Leur relation est complexe, recèle des zones d’ombres et d’incompréhension sous lesquelles les sentiments d’affection ne transparaissent pas immédiatement.

Il faut attendre le deuxième tableau pour assister à un changement radical de décor avec l’apparition d’une salle d’escrime qui tient lieu de site riant. Deux escrimeuses professionnelles s’affrontent, et, dans l’humeur sympathique de l’instant, apparaît Eboli, la seule escrimeuse vêtue de noir, ce qui traduit en toute évidence l’agressivité de son caractère, et une certaine ambiguïté sexuelle.

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Un geste de Rodrigue à son égard pour lui offrir du feu, un bravo sincère d’Elisabeth à la fin de sa chanson du voile – devenu un masque de combat -, et la rencontre entre la Reine et Don Carlos peut se dérouler avec toutes les contradictions possibles, ce dernier étant nettement placé en situation d’infériorité par rapport à Elisabeth qui domine la situation nouvellement imposée par son mariage avec Philippe.

Attachements et mises en garde se succèdent, ce qui rend cette scène profondément touchante, en contraste total avec le duo suivant entre le Roi et Rodrigue empreint d’un rationalisme sans versant tranchant. Mais il est vrai que Verdi révisa considérablement ce tableau pour la version de Milan afin de lui donner une plus grande expressivité musicale.

Le visage d’un ogre, extrait d’un film inconnu, est alors projeté sur le final de cet ensemble.

Au troisième acte, on retrouve le grand espace sombre et désolé du premier acte où seul un miroir de loge de théâtre sert de décorum à l’échange de vêtements entre la Reine et Eboli, tandis que le chœur résonne en coulisse.  Ce chœur n’est cependant pas repris avant l’arrivée de Carlos – la seule coupure opérée en 1867 et non rétablie ici –, et seul un silence l’accueille.

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Après la méprise et le règlement de compte auquel se joint Rodrigue, vient la grande scène d’autodafé qui pourrait apparaître comme une revanche de Krzysztof Warlikowski sur son Parsifal détruit par la précédente direction de l’Opéra.

A nouveau, un amphithéâtre se découvre en arrière scène, et avance vers le devant tout en découvrant les clans sociaux qui le composent, militaires, ecclésiastiques et personnages de cour richement habillés et colorés. On croirait assister à une reprise de la scène du Graal, où la couronne minutieusement brodée pour le Roi devient un symbole dérisoire de la toute-puissance. 

Ce Roi, par ailleurs, ne tient debout que par les verres de vin qui lui sont servis de toute part.
C’est tout le paradoxe de cette scène, qui a l’apparence du faste mais le raille abondamment.
La Reine, elle, se tient dignement au côté de cette image déplorable du pouvoir.

Quant à Carlos, portant au bras la croix de Bourgogne, il ne fait pas longtemps illusion.

Elīna Garanča (Eboli)

Elīna Garanča (Eboli)

Le quatrième acte continue de resserrer le champ visuel en concentrant l’attention sur une chambre Art-déco fortement éclairée, au cœur de laquelle le Roi se lamente, alors qu’Eboli git endormie sur un luxueux divan noir.

C’est une des idées les plus déstabilisantes du metteur en scène, car en affichant ouvertement la liaison évoquée plus loin par Eboli, il devient difficile à l’auditeur de compatir totalement pour Philippe II comme il l’aurait fait s’il avait été représenté seul à une table désolée.

L’inquisiteur apparaît ensuite sous l'apparence d’un mafieux aux lunettes noires, physiquement massif, sans le moindre signe ostensiblement religieux. Toute la force de cette scène repose sur l’engagement inconditionnel des deux protagonistes.

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Grande intensité également dans le tableau qui suit entre Le Roi et Elisabeth, puis la Reine et Eboli qui, pour cette dernière, bénéficie de la version parisienne qui lui lègue un passage d’une noirceur absolument fascinante, d’autant plus que Philippe Jordan accentue superbement la théâtralité de cette confrontation glaçante.

La scène de la prison, enchainée en toute fluidité, est un modèle de sobriété et de dénuement, et la scène de déploration de la mort de Rodrigue voit soudainement Carlos se révolter à la face de son père par des gestes menaçants qui résonnent comme un dernier souffle lâché avec une vitalité sans aucune espérance.

Mais nul ne peut oublier l’intemporalité magnifique du dernier acte, où l’on voit Elisabeth avancer seule vers le centre de l’immense salle boisée et dorée par les splendides lumières du couchant, et y interpréter ‘Toi qui sut le néant des grandeurs de ce monde’, dans un vide sidéral totalement bouleversant.

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Les images reprennent leurs teintes usées, le duo avec Carlos est chanté avec une résignation absolue, devant un signe religieux posé simplement sur la table, qui nous rappelle que nous ne pouvons jamais entièrement échapper à notre destinée chrétienne profondément ancrée en nos racines.

Krzysztof Warlikowski s’est véritablement montré à la hauteur de la tâche qui lui a été confiée, et s’est concentré sur le sens des expressions psychologiques au creux d’un décor réellement monumental par sa beauté inerte.

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

L’expression poétique et l’impertinence cohabitent toujours aussi fortement dans son travail, le pessimisme tout autant, et, s’il se départit de la tentation de créer plusieurs plans secondaires qui risqueraient de distraire l’auditeur, il ne cède rien à son goût du détail et à son talent pour introduire la présence discrète et signifiante d’observateurs muets, telle cette servante noire aux cheveux dorés qui interagit en silence dans quasiment tous les tableaux.

On peut aussi remarquer que, contrairement à Iphigénie en Tauride, son premier opéra monté au Palais Garnier en 2006, Warlikowski se montre moins psychanalyste et beaucoup plus lisible.

Dans un tel cadre, les artistes disposent donc d’un espace qui leur permet d’incarner leurs personnages avec une vérité suffisamment sensible pour être captée par les spectateurs.

Don Carlos (Kaufmann-Černoch-Yoncheva-Gerzmava-Tézier-Abdrazakov-Garanča-Gubanova-Jordan-Warlikowski) Bastille

Lors des dernières répétitions, c’est la soprano russe d’origine Abkhaze Hibla Gerzmana qui interprète Elisabeth avant de retrouver le rôle en novembre sur la scène Bastille. Sa voix, absolument somptueuse, regorge de volupté et de noblesse dans la douleur, et semble chanter à chaque instant un amour profondément chaleureux pour la langue française.

Parfaite dans chaque expression dramatique, humaine et juste, y compris dans les élans de colère, la façon dont elle exprime dans une atmosphère crépusculaire, au dernier acte, tout son désespoir, seule face au public, est d’une beauté émotionnelle à en faire trembler les âmes les plus aguerries.

C’est toute la quintessence de l’Art lyrique qui se retrouve dans cette merveilleuse artiste au timbre précieusement teinté de pourpre et d'ébène.

Sonya Yoncheva (Elisabeth)

Sonya Yoncheva (Elisabeth)

Sonya Yoncheva, présente dès la première représentation, se distingue d'Hibla Gerzmava par un timbre plus clair qui doit son expressivité aux vibrations qui commencent à rappeler celles très particulières de Sondra Radvanovsky, une soprano américaine que l'on revoit régulièrement à Paris. Son rayonnement magnifique au dernier acte et ses accents morbides s’accompagnent aussi d'une forme de détachement apparent.

Le duo du second acte avec Jonas Kaufmann, enlevé par le panache orchestral de Philippe Jordan, montre la force de son caractère passionné, mais elle cultive nettement moins la dimension aristocratique du personnage d'Elisabeth et sa capacité à tenir face aux à-coups du sort, comme le montre si bien Hibla Gerzmana d'une sensibilité plus spirituelle.

Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Jonas Kaufmann, dans un rôle qu’il s’est approprié depuis 10 ans sur les scènes de Zurich, Munich, Londres et Salzbourg, uniquement dans la traduction italienne, se confronte lui aussi pour la première fois à l’original en français.

Il joue abondamment des effets de sons baillés qui lui donnent un naturel caressant, révélant ainsi son charme enjôleur, maintient une homogénéité musicale inégalable même dans les aigus épiques les plus virulents, et dépeint Don Carlos comme un être tellement déstabilisé dans ses sentiments qu’il a tendance à surjouer ses angoisses existentielles dans une frénésie insensée.

Pavel Černoch (Don Carlos) et Ludovic Tézier (Rodrigue)

Pavel Černoch (Don Carlos) et Ludovic Tézier (Rodrigue)

En revanche, pour les représentations de novembre, Pavel Černoch construit un portrait plus torturé et romantique, au sens le plus noir du terme, pour traduire le désespoir d’un paradis perdu totalement volatilisé. L’harmonie, la solidité de timbre et la fluidité porteuse du chant de Jonas Kaufmann étant à peu près insurpassables, le ténor tchèque mise sur l’impact d’un médium franc aux accents slaves, une belle endurance qui s’accommode d’aigus fortement voilés et que peu de chanteurs au monde sauraient soutenir tout en exprimant un caractère immature et attachant.

Ce n'est pas sa première rencontre avec le rôle de Don Carlos, puisqu'il l'a déjà chanté à Hambourg en 2015 dans la production de Peter Konwitschny, mais ce chanteur atteint en seulement quatre représentations un niveau d'engagement totale et réussit à affiner ses solides qualités vocales pour leur donner des couleurs accrocheuses avec une générosité formidable.

Hibla Gerzmava (Elisabeth)

Hibla Gerzmava (Elisabeth)

Spectaculaire est le mot qui convient pour décrire l’extraordinaire appropriation du rôle de la Princesse Eboli par Elīna Garanča. Excellemment dirigée et crédible de bout en bout, masculine par son volontarisme assumé et superbement féminine dans la grande scène d’explication avec le Roi et la Reine, elle donne véritablement le sentiment que même Maria Callas n’aurait pu dépeindre un tempérament aussi expressif avec tant de couleurs saisissantes.

Parfaitement à l’aise dans les variations moirées de la chanson du voile, qu'elle nuance à sa manière, et dans l’intensité écorchée de ‘Oh ! Don fatale’ qui frise avec l’expressionnisme vériste, la version parisienne de 1866 lui offre trois passages coupés à la création, dont le sinueux et inquiétant instant de vérité avec la Reine et la déclamation orgueilleuse de la révolte qu’elle a engendré.  Sa présence n’en est que plus renforcée.

Elīna Garanča (Eboli)

Elīna Garanča (Eboli)

Après le passage d’un tel volcan félinisé, Ekaterina Gubanova a pourtant l’audace de reprendre un tel rôle au cours des dernières représentations de novembre.

Ses atouts reposent sur une interprétation reptilienne et agressive qui trouve, certes, ses limites dans le port souple de la chanson du voile, mais qui préserve la beauté sculptée d'un chant nuancé et noir au quatrième acte, perçant de douleur débordante, avec un sens de l’articulation qui n’est pas sans rappeler celui de Waltraud Meier lorsqu’elle incarna la princesse en 1996 au Théâtre du Châtelet sous la direction d'Antonio Pappano.

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Ekaterina Gubanova (Eboli)

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Ekaterina Gubanova (Eboli)

Ildar Abdrazakov, encore très jeune, n’a que la quarantaine, l’âge auquel Ferrucio Furlanetto commençait à se mesurer au rôle de Philippe II, ce qui lui permet de chanter le rôle avec un sens du phrasé et une qualité de timbre qui patine d’un splendide brillant ses noirceurs autoritaires.

Émouvant dans la solitude de sa chambre, malgré la présence d’Eboli qui altère la réception sincère des sentiments qu’il exprime, la confrontation avec la magistrale stature de l’inquisiteur imposée par Dmitry Belosselskiy montre alors son talent à varier avec subtilité les couleurs de sa voix tout le long de ses tressaillements émotionnels.

Pour autant, ces représentations de Don Carlos devraient couronner Ludovic Tézier comme un interprète absolu des caractères verdiens, lui qui est dorénavant situé au summum de sa réalisation artistique. Rarement aura-t-on entendu un tel mordant, une franchise psychologique haut-en couleur qui va réjouir une de ses fans absolue, passionnée reconnue du milieu lyrique, madame Roselyne Bachelot.

Hibla Gerzmava (Elisabeth)

Hibla Gerzmava (Elisabeth)

D’autant plus que sous la direction de Krzysztof Warlikowski, il gagne en consistance car sa gestuelle a un sens scénique qui dépasse les simples réflexes conventionnels du genre opératique, ce qui aboutit à une figure du marquis de Posa pétrie de sens moral, plutôt que portée sur les effusions sentimentales.

Et parmi les seconds rôles, l’attention se pose sur le héraut assuré d’Eve-Maud Hubeaux et ses vibrantes couleurs de timbre, car c’est elle qui incarnera Eboli, cette saison, sur la scène plus modeste de l’Opéra de Lyon, également dans la version originale parisienne.

Enfin, Silga Tīruma, la voix d’en haut, et son accompagnement mélodique s’immiscent depuis les galeries supérieures de la salle, et font naturellement un bel effet au moment de conclure le troisième acte.

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Mais la pièce maîtresse fondamentale de cette grande réussite théâtrale et musicale demeure l’orchestre de l’Opéra national de Paris littéralement galvanisé par la direction acérée de Philippe Jordan. Et quand on connait l’appétence de ce dernier pour l’univers de Richard Wagner, on remarque pourtant qu’aucune évocation, ne serait-ce dissimulée, du wagnérisme tant reproché à Verdi ne transparaît dans sa lecture traversée de clairs obscurs, et dont les respirations nostalgiques approchent surtout l’univers de Modest Moussorgsky.

Magnifique travail sur les variations de textures et de couleurs entrelacées, effets glaçants des cordes, furie des vents, fulgurances étincelantes et impériales des cuivres, noirceurs sous-jacentes et sinueuses, finesse ornementale des voiles qui s’évanouissent lascivement, Jordan ne cède cependant rien à une théâtralité parfois écrasante dans la scène de l’autodafé.

Dmitry Belosselskiy (Le Grand Inquisiteur)

Dmitry Belosselskiy (Le Grand Inquisiteur)

Plus loin, à l’arrivée d’Elisabeth dans la chambre de Philippe, l’urgence se double d’étonnants et splendides raccords orchestraux jamais entendus et dont l’origine reste mystérieuse.

Le chœur, d’emblée élégiaque dans le premier tableau de Fontainebleau, fait preuve aussi d’une imparable cohésion dans les scènes les plus spectaculaires, sans rien lâcher à la puissance de leurs décibels.

C’est donc un Verdi grandement modernisé et excellemment défendu qui se joue à l’opéra Bastille, sans avoir recours, pourtant, à la partition révisée que le compositeur reprit 15 ans plus tard.

Philippe Jordan et Krzysztof Warlikowski

Philippe Jordan et Krzysztof Warlikowski

Représentation du lundi 16 octobre 2017

Cette soirée est à marquer d'une croix blanche. Tous, absolument tous, sont fantastiques, Philippe Jordan impérial et racé, Sonya Yoncheva plus pure de timbre - et quel magnifique dernier acte -, il paraît véritablement difficile d'imaginer qu'il soit possible de faire mieux.

On se rend compte également que la sobriété de Krzysztof Warlikowski permet à la fois de développer le jeu de chaque chanteur tout en ménageant des temps qui leur laissent une zone de confort afin de développer les plus belles lignes mélodiques.

Et l'austérité du décor, inspirée de celle du monastère de l'Escurial, n'en est pas moins le théâtre d'ombres et de lumières ciselées et fascinantes.

Ludovic Tézier, Elīna Garanča, Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Ildar Abdrazakov - lundi 16 octobre

Ludovic Tézier, Elīna Garanča, Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Ildar Abdrazakov - lundi 16 octobre

Diffusion de Don Carlos en direct sur Concert Arte à 18h00 et en léger différé sur Arte à 20h55, le 19 octobre 2017.

Et pour en savoir plus sur les Versions de Don Carlos des répétitions parisiennes de 1866 à la version d'Antonio Pappano de 1996, suivre le lien ici.

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Publié le 26 Avril 2017

Wozzeck (Alban Berg)
D’après la pièce de Georg Büchner, Woyzeck

Répétition du 21 et représentation du 26 avril 2017
Opéra Bastille

Wozzeck Johannes Martin Kränzle
Le Tambour-Major Stefan Margita
Andrès Nicky Spence 
Le Capitaine Stephan Rügamer 
Le Médecin Kurt Rydl
Premier compagnon Mikhail Timoshenko
Second compagnon Tomasz Kumiega
Marie Gun-Brit Barkmin
Margret Eve-Maud Hubeaux

Direction musicale Michael Schonwandt                   Gun-Brit Barkmin (Marie) et l'enfant
Mise en scène Christoph Marthaler (2008)
Décors et costumes Anna Viebrock

Œuvre emblématique du mandat de Gerard Mortier lors de son passage mouvementé à la direction de l’Opéra de Paris, la reprise de Wozzeck dans la mise en scène de Christoph Marthaler enracine au répertoire un opéra dur, mais intrinsèquement poignant, qu’il est toujours nécessaire de défendre.

Gun-Brit Barkmin (Marie) et Johannes Martin Kränzle (Wozzeck)

Gun-Brit Barkmin (Marie) et Johannes Martin Kränzle (Wozzeck)

Certes, la conception du régisseur suisse resserre le drame vers une unité de lieu simplement matérialisée par une aire de jeux d’enfants installée dans une usine désaffectée, dont le décor est directement inspiré d’un site réel découvert à Gand, mais cela lui permet de renforcer le sentiment d’abandon et d’enfermement social qui enserre Wozzeck et Marie.

En agent de la sécurité, le malheureux passe de table en table, sur lesquelles la morosité des adultes s’étale, en proie à une folie frénétique et grandissante, folie que Johannes Martin Kränzle extériorise avec une hargne palpable dès la première partie de la pièce, harcelé par les aigus claquants de Stephan Rügamer (le Capitaine), et moqué par les airs bonhommes de Kurt Rydl (le Médecin).

Gun-Brit Barkmin (Marie) et l'enfant

Gun-Brit Barkmin (Marie) et l'enfant

Marie et son fils forment une modeste attache affective, un petit îlot parmi d’autres. Tout le monde est sous le regard de tout le monde. 

La femme de Wozzeck prend, sous les traits de Gun-Brit Barkmin, l’allure d’un être qui s’accroche à la vie en évitant de perdre son attachement à son fils. Un timbre aux accents straussiens subtilement expressif d’une petite âme seule, des inflexions lumineusement écorchées, une clarté perforante, plus de douleur névrosée que de violence, elle renvoie une image de fragilité psychologique qui renforce son humanité. 

Stefan Margita (Le Tambour-Major)

Stefan Margita (Le Tambour-Major)

Très clairement, dans  cette mise en scène, elle ne se livre au Tambour-Major que par faiblesse et nécessité, parce qu’elle n’a pas d’autre issue, et reste donc affectivement liée à Wozzeck. Elle embrasse ce dernier, sincèrement, au son magique d’un déroulé de harpe, peu avant qu’il ne la tue.

Sauvage et d’une agressivité tendue, fascinant air aquilin, le Tambour-Major de Stefan Margita atteint un niveau de stridence terriblement animal, et évoque un griffon fantastique, rebelle et mauvais. Ce n’est pas la séduction d’un personnage que Marthaler veut signifier, sinon une force qui infléchit toute résistance à sa brutalité.

Gun-Brit Barkmin (Marie) et Johannes Martin Kränzle (Wozzeck)

Gun-Brit Barkmin (Marie) et Johannes Martin Kränzle (Wozzeck)

Face à une telle incarnation, Johannes Martin Kränzle fait vivre un Wozzeck particulièrement vrai, avec un mordant qui prend à partie l’auditeur, et qui nous touche profondément lorsqu’il allège sa peine par des expirations soupirantes et si légères.

Acteur total, dont on sent la bonté de son personnage sous sa folie, sa disparition progressive dans l’ombre de la tente noire et ondoyante, au son d’un dernier ‘wasser ist Blut … Blut…’ qui perd son énergie vitale, laisse une trace sensorielle indélébile.

Les musiciens de la scène de bal

Les musiciens de la scène de bal

Paradoxalement, l’Andrès joué par Nicky Spence est encore plus implacable que le Capitaine de Stephan Rügamer dont le timbre est un peu plus tendre.

On reconnait bien évidemment Mikhail Timoshenko, dans le rôle d’un compagnon qu’il défend vaillamment avec des couleurs de velours caractéristiques de ses origines russes, et la Margret élancée d’Eve-Maud Hubeaux qui fait entendre les teintes très sombres que portera Eboli dans le Don Carlos prévu la saison prochaine à l’Opéra de Lyon.

Gun-Brit Barkmin (Marie), Stefan Margita (Le Tambour-Major) et Eve-Maud Hubeaux (Margret)

Gun-Brit Barkmin (Marie), Stefan Margita (Le Tambour-Major) et Eve-Maud Hubeaux (Margret)

Enfin, Michael Schonwandt est un fin coloriste et un artisan du chatoiement orchestral merveilleux comme il le prouve encore ce soir. Et dans Wozzeck, en particulier, il entretient une progression musicale inflexible, une théâtralité somptueuse qui fait ressortir des influences straussiens vrombissantes, un fourmillement sonore hypnotique, et des évanescences de cordes irréelles qui ressortent naturellement d’un fracas épique qui rejoint celui de Prokofiev.

Les enfants

Les enfants

Les chœurs de l’Opéra de Paris, en murmure, et l’enchantement innocent des voix d’enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, fixent mystérieusement des ambiances lourdes de sens, et l’on ne peut oublier l’image finale du petit Wozzeck, laissé seul sur le côté par ses camarades, qui laisse deviner que son avenir sera fatalement similaire à celui de son père.

Lire également la présentation de Wozzeck par Gerard Mortier - le 26 mars 2008.

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