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Publié le 22 Septembre 2024

Les Brigands (Jacques Offenbach – 10 décembre 1869, Théâtre des Variétés de Paris)
Répétition du 17 septembre 2024, et représentations du 21 septembre et du 03 octobre 2024
Palais Garnier

Falsacappa Marcel Beekman
Fiorella Marie Perbost
Fragoletto Antoinette Dennefeld
Le Baron de Campo-Tasso Yann Beuron
Le Chef des carabiniers Laurent Naouri
Le Prince de Mantoue Mathias Vidal
Antonio Sandrine Sarroche
Le Comte de Gloria-Cassis Philippe Talbot
La Princesse de Grenade Adriana Bignagni-Lesca
Adolphe de Valladolid Flore Royer
Le Précepteur Luis-Felipe Sousa
Carmagnola Leonardo Cortellazzi
Domino Éric Huchet
Barbavano Franck Leguérinel
Pietro Rodolphe Briand
Zerlina Ilanah Lobel-Torres
Fiammetta Clara Guillon
Bianca Maria Warenberg
Cicinella Marine Chagnon
La Marquise Doris Lamprecht
La Duchesse Hélène Schneiderman
8 Comédiennes et comédiens et 12 danseuses et danseurs          
Stefano Montanari

Direction musicale Stefano Montanari
Mise en scène Barrie Kosky (2024)
Nouvelle Production

Diffusion le 19 octobre 2024 à 20h sur France Musique dans l’émission ‘Samedi à l’opéra’ présentée par Judith Chaine.

Lors d’une interview accordée à Jérémie Rousseau le 16 novembre 2020 en pleine pandémie, Alexander Neef avait laissé transparaître son intention de programmer une opérette à l’Opéra de Paris, et lors de la présentation des ‘Brigands’ qu’il a assuré il y a deux semaines à l’amphithéâtre Bastille auprès de Barrie Kosky, il revint sur cette période au cours de laquelle des artistes de l’Académie avaient chanté un duo de la ‘Belle Hélène’ sur la scène Garnier.

Cela le convainquit qu’il fallait inscrire une œuvre de Jacques Offenbach dans ce splendide écrin Second Empire qu’est le Palais Garnier, car, d’après lui, cet artiste a réussi à réagir à son époque tout en restant éternel.

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

Il se tourna naturellement vers Barrie Kosky, metteur en scène et ancien directeur du Komische Oper de Berlin dont Offenbach est le compositeur favori depuis son enfance, et dont il a déjà produit ‘La Belle Hélène’ (octobre 2014, Komische Oper), ‘Les Contes d’Hoffmann’ (octobre 2015, Komische Oper), ‘Orphée aux Enfers’ (août 2019,  Festival de Salzburg) et ‘La Grande Duchesse de Gérolstein’ (octobre 2020, Komische Oper).

Mais le directeur australien ne souhaitait plus revenir à la veine comique – fin 2019, il mis en scène à Bastille un chef-d’œuvre du romantisme russe, Le Prince Igor’, dont on espère une prochaine reprise -.

Pourtant, trouvant que ‘La vie parisienne’, l’opérette la plus évidente pour le lieu, risquait de trop centrer l’évènement sur Paris, il proposa à Alexander Neef ‘Les Brigands’ qu’il n’avait jamais monté, faisant remarquer que le thème des bandits importé par Meilhac et Halévy des opéras-comiques d’Auber et Scribe tels ‘Fra Diavolo’ (1830), ‘Les Diamants de la couronne’ (1841) ou ‘Marco Spada’ (1852) se retrouvera plus tard dans le livret de ‘Carmen’ (1875) dont il sont également les auteurs.

Les Brigands (Beekman Perbost Dennefeld Montanari Kosky) Paris Opera

L’ouvrage a déjà été joué à Bastille en 1993 dans une mise en scène de Jérôme Deschamps et Macha Makeieff sous la direction de Louis Langrée, ce qui démontra le peu de pertinence à le présenter dans une salle aussi spacieuse – le Théâtre des Variétés n’accueillait à l’origine que 800 places -.

Mais en ce soir de première à Garnier, la démonstration est tout autre grâce au sens du mouvement électrisant de Barrie Kosky, et par la présence hors-norme de Marcel Beekman qui incarne Falsacappa sous un travestissement hommage à la Draq Queen ‘Divine’, l’héroïne trash et violente du film de John Waters ‘Pink Flamingos’ (1972), affublé d’une large robe rouge écarlate ampoulée, d’un maquillage bleu ciel et de boucles d’oreilles en diamants.

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

Ce personnage de chef des brigands prend une dimension extraordinairement charismatique non seulement à cause du volume de son costume, mais surtout parce Marcel Beekman a une fascinante technique lyrique et déclamatoire d’une grande plasticité vocale pouvant donner l’impression d’un personnage baroque évoluant dans une tessiture de contre-ténor, et qui joue habilement avec toutes les modulations possibles pour en rendre le caractère aussi bien comique que pincé et sarcastique avec une excellente diction et projection.

Le spectacle est intégralement joué dans un décor orné de pilastres corinthiens que l’on retrouve partout sur les façades haussmanniennes entourant la place de l’Opéra, décor usé et doré à l’avant pour induire une continuité avec les dorures de la salle, et grisé en arrière plan pour accentuer l’effet du temps passé.

Sandrine Sarroche (Le Caissier - Ministre du Budget)

Sandrine Sarroche (Le Caissier - Ministre du Budget)

Les rebondissements de l’action du livret des ‘Brigands’ sont complexes à suivre dans leurs moindres détails, mais ses grandes lignes se suivent sans problème : le chef de bande Falsacappa a promis sur la tête de sa fille d'enrichir son équipe grâce à un énorme coup qui va effectivement se présenter lorsqu’il découvre que 3 millions seront échangés lors de la rencontre entre l’ambassade italienne de Mantoue et l’ambassade espagnole de Grenade à l’occasion d’un mariage.

Les bandits vont donc se travestir, d’abord en marmitons pour accueillir les Italiens dans un hôtel haussmannien, puis en carabiniers à l’arrivée des Espagnols, afin de neutraliser respectivement les deux délégations et permettre à la fille de Falsacappa, Fiorella, de paraître comme la fiancée promise du Prince de Mantoue en espérant récupérer ainsi l’argent.

Mais l’on va s’apercevoir que la Ministre du budget a dilapidé la somme tant convoitée.

Marcel Beekman (Falsacappa), Marie Perbost (Fiorella) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

Marcel Beekman (Falsacappa), Marie Perbost (Fiorella) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

Loin de mettre en scène une société actuelle banale, Barrie Kosky mêle aux chanteurs une troupe de huit comédiennes et comédiens et douze danseuses et danseurs qui vont transformer cette intrigue en sensationnelle exaltation du rythme, des couleurs et de l’impertinence de la musique, mais aussi de la sensualité délurée de leurs corps.

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

D’emblée, le bariolage des costumes, chapeaux et perruques qui envahit la scène est éblouissant avec beaucoup de touches de bleu, vert, orange et mauve, les mouvements des chevelures donnant une fluide dynamique à l’ensemble, et du début à la fin il n’y a pas une seconde où l’enjouement de la musique d’Offenbach ne soit surligné par la chorégraphie de ces artistes qui renvoient vers la salle une énergie érotisée et décomplexée dont chacun puisse se nourrir avec plaisir.

Par ailleurs, l’effervescence scénique est augmentée autant par les cris de joie de la troupe que les déambulations en tous sens, dans des postures très drôles, mais sans paraître hystérisées, ce qui permet aux spectateurs de rester contemplatifs du mouvement en lui-même.

Victorien Bonnet (Pizzaiolo), Jules Robin (Zucchini), Rachella Kingswijk (Tortilla), Rodolphe Briand (Pietro), Marcel Beekman (Falsacappa), Nicolas Jean-Brianchon (Flamenco), Corinne Martin (Castagnetta), Manon Barthelémy (Sangrietta), Cécile L'Heureux (Burratina) et Hédi Tarkani (Siestasubito)

Victorien Bonnet (Pizzaiolo), Jules Robin (Zucchini), Rachella Kingswijk (Tortilla), Rodolphe Briand (Pietro), Marcel Beekman (Falsacappa), Nicolas Jean-Brianchon (Flamenco), Corinne Martin (Castagnetta), Manon Barthelémy (Sangrietta), Cécile L'Heureux (Burratina) et Hédi Tarkani (Siestasubito)

Si le premier acte permet à chacun de se familiariser avec cet univers déjanté, d’apprécier le style parlé exagéré et très direct des figurants et interprètes, d’assister à une réunion ‘syndicale’ des brigands qui pourrait faire croire à un bureau politique de la ‘France Insoumise’, d’entendre de premières allusions politiques à propos d’un ‘certain banquier devenu Président’ et de découvrir les grandes qualités de comédien de Mathias Vidal chantant son mélancolique air ‘Une furtiva lagrima’ avec légèreté et facilité, ce sont surtout les deux actes suivants qui enchevêtrent les situations étourdissantes avec une débauche de luxueux costumes dorés et accessoires de défilés chrétiens, et avec Christ aux abdominaux bien travaillés et têtes de chevaux érotisées, qui vaudra à l’arrivée de la délégation espagnole des applaudissements d’une partie du public émerveillé.

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade) et Philippe Talbot (Le Comte de Gloria-Cassis)

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade) et Philippe Talbot (Le Comte de Gloria-Cassis)

Adriana Bignagni-Lesca déguisée en Infante est impressionnante par sa manière d’accentuer ses noirceurs d’élocution quasi ‘viriles’ avec beaucoup de drôlerie, et Philippe Talbot en Comte de Gloria-Cassis affiche une éloquence piquée et très fine dans les aigus.

Marie Perbost, en Fiorella qui va se substituer à la Princesse de Grenade, débute au premier acte avec une projection un peu réservée, mais gagne tout au long de la soirée en amplitude avec l’impact vocal qu’on lui connaît car elle est une grande artiste de scène également.

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade)

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade)

Et après avoir entendu Antoinette Dennefeld à Strasbourg la saison dernière dans une interprétation de 'Guercoeur' qui mettait en valeur son lyrisme intense, c’est une toute autre personnalité qu’elle dévoile en Fragoletto travesti dans un registre de pure comédie. Il y a son duo d’amour avec Marie Perbost, en roulades enjôleuses, mais aussi nombre d’interventions provocantes auxquelles elle se livre avec beaucoup d’aisance.

Marie Perbost (Fiorella), Rodolphe Briand (Pietro) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

Marie Perbost (Fiorella), Rodolphe Briand (Pietro) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

On retrouve avec plaisir Yann Beuron (Le Baron de Campo-Tasso) – qui a gardé de la maturité dans son timbre de voix - et Laurent Naouri (Le Chef des carabiniers) tous deux sollicités dans leur registre de comédiens, et c’est avec beaucoup d’émotions qu’un autre duo fait son apparition en personnes de Doris Lamprecht et Hélène Schneiderman, la Marquise et la Duchesse, car la première incarnait Fragoletto en 1993 sur la scène Bastille, et la seconde Marcellina dans ‘Les Noces de Figaro’ mis en scène par Christoph Marthaler sur la scène Garnier en 2006 à l’époque de Gerard Mortier.

Yann Beuron (Le Baron de Campo-Tasso) et Laurent Naouri (Le Chef des carabiniers)

Yann Beuron (Le Baron de Campo-Tasso) et Laurent Naouri (Le Chef des carabiniers)

Leur duo rendu nostalgique par leur simple présence se déroule à la cour du Prince de Mantoue qui permet d'apprécier un Mathias Vidal dansant à la ‘Fred Astaire’, entouré de religieuses aux jupes fendues qui leur donnent un style élancé de grande classe.

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

Mais cette seconde partie est aussi le moment où la résonance avec l’actualité politique s’exprime à travers les dialogues réécrits, et il faut saluer la performance de l’humoriste Sandrine Sarroche qui prend le rôle du Caissier, et donc de la Ministre du budget, pour déclamer un texte en vers qui évoque les préoccupations budgétaires du moment sans éviter de nommer clairement Michel Barnier ou Bruno Le Maire

Une spectatrice s’impatientera, ce qui lui vaudra en retour ‘Mais c’est pour déstresser l’audience!’, audience qui d’ailleurs aura un regard bienveillant et très amusé sur ce comédien qui fera un aller-retour en avant-scène équipé d’un aspirateur, et qui se prendra au jeu du ‘One man show’ en clin d’œil au Frantz des ‘Contes d’Hoffmann’.

Doris Lamprecht (La Duchesse) et Hélène Schneiderman (La Marquise)

Doris Lamprecht (La Duchesse) et Hélène Schneiderman (La Marquise)

Final désinvolte sur rythme de French-cancan qui verra le sacre de Falsacappa en ‘Premier Ministre’, l’ensemble est cependant très bien organisé sur scène avec un groupe à droite en avant scène, une ligne diagonale en arrière avec différents plans chorégraphiques, puis un regroupement au centre qui s’achève sur la pose victorieuse du chef des brigands.

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

A la direction musicale, Stefano Montanari est très attentif à la dynamique scénique et conduit l’orchestre en faisant entendre une sonorité authentique pas trop léchée, la profondeur de la fosse semblant réglée afin que la vocalité de tous les chanteurs ne soit pas couverte par l’ensemble. 

Ce spectacle est absolument un régal pour les yeux, pour son sens du mouvement inaltérable et son énergie explosive, hallucinant par tant de travail aussi bien de la part des ateliers de décors et costumes de l’Opéra de Paris, que de la part de tous les artistes pour réussir un tel enchaînement scénique jamais ennuyeux. 

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

Public très enthousiaste au final, les éclats de rires auront ponctué le spectacle tout le long de la soirée, y compris pour l’équipe de production malgré une minorité plus mitigée, c’est à en rester véritablement admiratif et sonné par une telle verve!

Antoinette Dennefeld, Ching-Lien Wu, Barrie Kosky, Marcel Beekman, Marie Perbost et Mathias Vidal

Antoinette Dennefeld, Ching-Lien Wu, Barrie Kosky, Marcel Beekman, Marie Perbost et Mathias Vidal

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Publié le 19 Mai 2024

Salomé (Richard Strauss – Dresde, le 09 décembre 1905)
Répétition générale du 6 mai et représentations du 12, 18 et 22 mai 2024
Opéra Bastille

Salomé Lise Davidsen
Herodes Gerhard Siegel
Herodias Ekaterina Gubanova
Jochanaan Johan Reuter
Narraboth Pavol Breslisk
Page der Herodias Katharina Magiera
Erster Jude Matthäus Schmidlechner
Zweiter Jude Éric Huchet
Dritter Jude Maciej Kwaśnikowski
Vierter Jude Tobias Westman
Fünfter Jude Florent Mbia
Erster Nazarener Luke Stoker
Zweiter Nazarener Yiorgo Ioannou
Erster Soldat Dominic Barberi
Zweiter Soldat Bastian Thomas Kohl
Cappadocier Alejandro Baliñas Vieites
Ein Sklave Ilanah Lobel-Torres

Direction musicale Mark Wigglesworth
Mise en scène Lydia Steier (2022)

Œuvre créée à Dresde le 09 décembre 1905, puis au Théâtre du Châtelet le 08 mai 1907, en langue originale allemande et sous la direction de Richard Strauss, ‘Salomé’ est entrée au Palais Garnier le 06 mai 1910, dans une adaptation française de Jean de Marliave, mais n’y a connu sa première en langue originale que le 26 octobre 1951.

Lise Davidsen (Salomé)

Lise Davidsen (Salomé)

L’adaptation lyrique de la pièce d’Oscar Wilde, dont le livret est très proche du texte de la pièce française originale, s’est maintenue avec une grande constance au répertoire, et la reprise de la production de Lydia Steier lui permet, pour la première fois, de s’inscrire parmi les 25 titres les plus régulièrement joués de l’Opéra de Paris des 50 dernières années – elle a atteint sa 200e représentation le dimanche 12 mai 2024 -, devant ‘Le Chevalier à la rose’.

Pavol Breslisk (Narraboth)

Pavol Breslisk (Narraboth)

Il est assez fascinant de voir comment cette nouvelle production née à l’automne 2022, certes sanglante et dépravée, est reçue de façon très diverse, entre des spectateurs qui trouvent que cela va trop loin, et d’autres qui sont sensibles aux ambiances toujours changeantes des lumières – jeux d’ombres avec la cage de Jochanaan, teintes aurorales lorsque Salomé tente de séduire le prophète -, à la minéralité du décor, et surtout au travail de direction d’acteur lié en permanence au sens musical, souvent dans une perspective sadique et sexualisée, ou bien de grotesque débridé.

Lise Davidsen (Salomé) et Johan Reuter (Jochanaan)

Lise Davidsen (Salomé) et Johan Reuter (Jochanaan)

Mais la beauté de cette représentation réside véritablement dans la grande scène finale qui dissocie merveilleusement l’amour que porte Salomé pour Jochanaan du geste horrible porté envers le prophète. Se révèlent ainsi de façon stupéfiante les contradictions de la musique qui mêlent luxuriance et noirceur obsédante. 

Et la morale est sauve lorsque le page d’Hérodias élimine tout ce monde dans un ultime et brutal coup de théâtre.

Ekaterina Gubanova (Herodias)

Ekaterina Gubanova (Herodias)

A l’occasion de cette première reprise, Lise Davidsen fait enfin ses débuts scéniques en public à l’Opéra de Paris, plus de 3 ans après son interprétation de Sieglinde dans une version de concert de ‘La Walkyrie’ dirigée par Philippe Jordan à théâtre fermé.

La soprano norvégienne en est à sa quatrième prise de rôle straussienne depuis 2017, après La prima Donna (Ariane à Naxos), Chrysothémis (Elektra) et La Maréchale (Le Chevalier à la rose), et du haut de ses 1m 88, elle impose une puissante caractérisation qui transmet des émotions profondes de par son esthétique de geste recherchée pour traduire le désir d’épanouissement, malgré un environnement fortement malsain.

Et au cours de son tête-à-tête avec Herodes, elle induit une gradation de tonalité et de couleurs vocales très descriptive et vivante, afin d’extérioriser l’évolution névrotique de la jeune princesse.

Lise Davidsen (Salomé) et Pavol Breslisk (Narraboth)

Lise Davidsen (Salomé) et Pavol Breslisk (Narraboth)

Mais c’est bien entendu sa puissance inflexible, qu’elle module sur un souffle inépuisable, son large et perçant champ de rayonnement vocal, et sa capacité à nuancer les noirceurs les plus insidieuses avec des reflets d’acier, qui rendent ce portrait - sous lequel couve également l’impertinence adolescente – constamment fascinant.

Par ailleurs, elle laisse échapper une certaine candeur sensible dans l’expression de son amour pour Jochanaan, au moment de sa requête infâme, et l’entière scène d’extase finale est d’une beauté suffocante absolument fantastique lorsque sa voix envahit d’une intensité dominante tout l’espace sonore, alors que Salomé et Jochanaan s'élèvent spectaculairement vers les cintres du théâtre, rivalisant ainsi avec l’orchestre au moment où il atteint le climax de sa surnaturelle exubérance.

Lise Davidsen (Salomé)

Lise Davidsen (Salomé)

Car Mark Wigglesworth, bien qu’il ne joue pas le jeu d’une théâtralité trop brutale, fait vivre la complexité des différents espaces de la musique en faisant ressortir des beautés flamboyantes mais aussi des évanescences subtiles évoquant des mystères lointains. Il étire souvent le temps pour mieux ensorceler l’auditeur, et sait qu’il dispose d’un plateau vocal suffisamment impactant qui lui permette de libérer une grande intensité toujours bien contrôlée. 

Les effets telluriques sont ainsi très réussis, mais également les tissures diaphanes des cordes et la souplesse des lignes de fuite des cuivres. La respiration orchestrale s’en trouve approfondie et mue par un mouvement de fond majestueux.

Final de la danse des sept voiles

Final de la danse des sept voiles

Confronté à Lise Davidsen, le baryton-basse danois Johan Reuter ne dépareille pas en expressivité vocale, pouvant compter sur une excellente imprégnation du texte et des contrastes prononcés qui donnent beaucoup de réalisme, voir de sarcastisme, aux mises en garde du prophète vis-à-vis de la colère divine, même s’il n’a pas la même extension de souffle que sa partenaire.

Gerhard Siegel (Herodes)

Gerhard Siegel (Herodes)

Et c’est un Herodes finalement plutôt sympathique que Gerhard Siegel dessine dans son allume de maître vaudou travesti, car le ténor allemand possède une plénitude vocale homogène, subtilement ambrée, qui lui apporte de la rondeur de caractère, et lui permet aussi de dépeindre des failles et des sentiments qui peuvent paraître très délicats.

Il forme ainsi un couple bien assorti avec l’Hérodias d’Ekaterina Gubanova aux aigus chaleureux et incisifs, dénués de tout effet d'usure, ce qui est rare dans ce rôle, qui joue avec beaucoup d’assurance, sans en faire plus que de raison, le caractère hystérisant de la femme du tétrarque. Et quels beaux graves lorsqu’elle les accentue pour asseoir son impulsivité!

Gerhard Siegel (Herodes) et Ekaterina Gubanova (Herodias)

Gerhard Siegel (Herodes) et Ekaterina Gubanova (Herodias)

Son page, chanté par Katharina Magiera, est toujours aussi ampli de noble noirceur, et Pavol Brelisk fait ressortir de Narraboth beaucoup de charme et d’humanité.

L’ensemble des rôles secondaires, en grande majorité chantés par des membres de la troupe et d’anciens chanteurs de l’académie, sont enfin tous totalement engagés dans leurs personnages respectifs avec vitalité et une apparente liberté qui témoigne de la crédibilité de leur jeu. Le mélange de timbres participe à la coloration de leurs interventions, surtout dans la scène du débat théologique entre juifs.

Lise Davidsen (Salomé)

Lise Davidsen (Salomé)

A la création, il y a un an et demi, une partie du public avait fraîchement accueilli ce spectacle et même hué des figurants. Mais en ce week-end de printemps 2024, ce sont une ovation méritée et de vibrantes manifestations d’enthousiasme qui attendent toute l’équipe artistique, ce qui prouve qu’il y a un public ouvert à ces œuvres fortes, éloigné des spectateurs traditionnels, et qui ne demande qu’à être attiré dans les salles lyriques pour les vivre.

Très grand frisson pour un des grands spectacles de l’opéra Bastille!

Pavol Breslisk, Johan Reuter, Mark Wigglesworth, Lise Davidsen, Gerhard Siegel et Ekaterina Gubanova

Pavol Breslisk, Johan Reuter, Mark Wigglesworth, Lise Davidsen, Gerhard Siegel et Ekaterina Gubanova

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Publié le 18 Février 2023

Lucia di Lammermoor (Gaetano Donizetti – 28 septembre 1835, Naples)
Répétition générale du 16 février et représentations du 28 février et 04 mars 2023
Opéra Bastille

Lucia di Lammermoor Brenda Rae
Lord Enrico Ashton Mattia Olivieri
Sir Edgardo di Ravenswood Javier Camarena
Lord Arturo Bucklaw Thomas Bettinger
Alisa Julie Pasturaud
Raimondo Bidebent Adam Palka
Normanno Eric Huchet

Mise en scène Andrei Serban (1995)
Direction musicale Aziz Shokhakimov

Créée sur la scène Bastille le 26 janvier 1995, pour les débuts à l’Opéra national de Paris de Roberto Alagna, la production de ‘Lucia di Lammermoor’ mise en scène par Andrei Serban est la seule avec celle de ‘Madame Butterfly’ imaginée par Robert Wilson a avoir traversé le temps depuis le mandat de Pierre Bergé.

A l’époque, cette production n’avait pas manqué de s’attirer les critiques perplexes des esprits conventionnels qui regrettaient l’absence de romantisme inhérent à la nouvelle de Walter Scott, ‘La Fiancée de Lammermoor', qui se déroule originellement au creux des collines de Lammermuir situées au sud-est d’Edimburg.

Pourtant, 28 ans plus tard, elle démontre à quel point elle était en avance sur son temps.

Brenda Rae (Lucia di Lammermoor) et Javier Camarena (Sir Edgardo di Ravenswood)

Brenda Rae (Lucia di Lammermoor) et Javier Camarena (Sir Edgardo di Ravenswood)

Au centre d’une arène militaire totalement fermée par des murs circulaires très élevés, son atmosphère oppressante tend à déposséder la jeune fille de sa liberté d’être, malgré sa faculté à vivre dans l'imaginaire du rêve, parmi tous ces hommes qui s’entraînent de manière athlétique. Un peu plus en hauteur, les notables en complets et hauts-de-forme noirs surveillent que les attentes sociales qui pèsent sur Lucia soient bien atteintes. Les enchevêtrements de passerelles, tréteaux, cordes et échelles dentées ne font qu’accentuer l’impression stressante du décor.

Lucia di Lammermoor (Rae Olivieri Camarena Shokhakimov Serban) Opéra de Paris

Et de voir ce monde masculin se faire complice d'un tel système oppressif peut induire un sentiment de révolte constant chez l’auditeur, même si quelques moments de poésie, entretenus par des lueurs bleu-nuit et mauve afin d’occulter la tristesse de l’enceinte, sont préservés.

C’est dire à quel point la modernité du sujet, toujours actuelle dans certains milieux sociaux, est mise en évidence et passe bien avant les évocations brumeuses et romantiques du livret original.

Mattia Olivieri (Lord Enrico Ashton)

Mattia Olivieri (Lord Enrico Ashton)

Pour cette huitième reprise, le rôle-titre est confié à Brenda Rae qui, jusqu’à présent, n’avait fait qu’une brève apparition au Palais Garnier, le 28 octobre 2012, en chantant à l’avant-scène le rôle d’Anne Trulove dans ‘The Rake’s Progress’ d'Igor Stravinsky, en remplacement d’Ekaterina Siurina qui était souffrante.

Sa vocalité s’inscrit véritablement dans une esthétique moderne et virtuose, avec suffisamment de souplesse, au service d’une expression affinée qui va de pair avec un jeu très fouillé. S’appuyant sur des couleurs de voix claires et complexes aux vibrations ombrées, et des variations aiguës soudainement puissantes, elle dépeint un personnage vivant aux instincts sauvages. En première partie, c’est cette recherche d’expressivité théâtrale qui est mise en avant – son langage corporel saisissant semble traduire toutes les distorsions qu’elle vit -, ainsi que les coups d’éclats vocaux qui prennent un aspect spectaculaire, mais les passages plus intériorisés ont tendance à trop se fondre dans le tissu orchestral.

Cependant, à partir du meurtre d’Arturo Bucklaw, sa folie délirante révèle un art très cristallin et nuancé, tout en maîtrise dans les suraigus qui lui permettent de décrire une féminité intime mais brisée. Son isolement désespéré n'en est que plus poignant.

Brenda Rae (Lucia di Lammermoor)

Brenda Rae (Lucia di Lammermoor)

Chaleureux, aux intonations mêlant voix d’ange et virilité mélancolique, Javier Camarena n’impose pas une personnalité démonstrative, mais plutôt une forme de fierté tendre qui sera fortement secouée au moment de la révélation de l’acte de mariage entre Lucia et Bucklaw. Le timbre est d’une très agréable homogénéité, même dans les moments de grande tension, rayonnant et crépusculaire dans le grand air final d’Edgardo chanté en suspension au moment où il invoque sa propre tombe.

Mattia Olivieri (Lord Enrico Ashton) et Brenda Rae (Lucia di Lammermoor)

Mattia Olivieri (Lord Enrico Ashton) et Brenda Rae (Lucia di Lammermoor)

En Lord Ashton, Mattia Olivieri fait des débuts très accrocheurs à l’Opéra national de Paris. Ce jeune baryton italien a, certes, une très belle allure, mais fait surtout découvrir un chant racé, un mordant très franc, et une grande assurance alliée à une impulsivité où une animalité sous-jacente est dangereusement à la manœuvre. Excellent acteur, ombreux et inflexible, la noirceur dont il s’imprègne n’est pas teintée d’ironie et traduit un esprit ferme. Dans son échange avec Lucia, il fait d’ailleurs très bien ressortir la terreur qui anime Ashton à l’idée de disparaître socialement si elle ne se marie pas avec Bucklaw.

Brenda Rae (Lucia di Lammermoor)

Brenda Rae (Lucia di Lammermoor)

Autre participant à la perte de Lucia, Raimondo, le chapelain, est lui aussi insoutenable par sa manière de se présenter comme un représentant de Dieu. Adam Palka lui prête un jeune timbre de basse d’une grande noblesse qui se renforce au cours de la représentation. Cette couleur subtilement fumée est parfaite pour suggérer la destinée funèbre qui attend l’héroïne.

Enfin, les rôles secondaires ont tous une personnalité bien démarquée, Eric Huchet qui tire sur le portrait de caractère pour Normanno, Thomas Bettinger qui donne un faux charme à Lord Arturo Bucklaw, personnage tout à fait inconsistant, et Julie Pasturaud qui fait résonner en Alisa de beaux graves bien corsés.

Aziz Shokhakimov

Aziz Shokhakimov

Pour sa première dans la fosse Bastille, le jeune chef d’orchestre ouzbek Aziz Shokhakimov, nouveau directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg depuis la saison 2021/2022, imprime un style tonique qui marie harmonieusement les timbres des vents, cordes et percussions afin de préserver un éclat luxueux à la matière sonore. Le lyrisme des instruments solistes est superbement mis en valeur (hédonisme des accords de harpe, délié nostalgique du hautbois) dans un esprit sensuel et attentif qui veille à la cohésion d’un ensemble où les chœurs bien chantants représentent la société oppressive dominante tapie dans les hauteurs en attendant le drame.

Javier Camarena et Brenda Rae (Répétition générale)

Javier Camarena et Brenda Rae (Répétition générale)

Bien mieux qu’une œuvre qui ne serait que prétexte à exhalations belcantistes, cette production de ‘Lucia di Lammermoor’, confiée à des interprètes signifiants, démontre totalement sa portée universelle, sous une forme qui accentue l'effet glaçant d'un système de négation de la liberté féminine poussée à son extrême.

Eric Huchet, Javier Camarena, Aziz Shokhakimov, Ching-Lien Wu (cheffe des chœurs), Brenda Rae et Mattia Olivieri

Eric Huchet, Javier Camarena, Aziz Shokhakimov, Ching-Lien Wu (cheffe des chœurs), Brenda Rae et Mattia Olivieri

Complément du 28 février 2023 : à l'issue de la représentation du 28 février 2023 jouée devant une salle pleine, Javier Camarena, pourtant annoncé souffrant, ce qui se ressentait peu, et Brenda Rae ont reçu un accueil dithyrambique de la part du public après une incarnation poignante et d'un formidable raffinement vocal.

 Javier Camarena et Brenda Rae au rideau final de Lucia di Lammermoor, le mardi 28 février 2023.

Javier Camarena et Brenda Rae au rideau final de Lucia di Lammermoor, le mardi 28 février 2023.

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Publié le 6 Juin 2021

Le Soulier de Satin (Marc-André Dalbavie – 2021)
Livret Raphaèle Fleury d’après Paul Claudel
Représentations du 29 mai et du 05 juin 2021
Palais Garnier

Doña Prouhèze Eve-Maud Hubeaux
Don Rodrigue de Manacor Luca Pisaroni
Le Père Jésuite, Le Roi d’Espagne, Saint Denys d’Athènes, Don Almagro, 2ème soldat Marc Labonnette
Don Pélage Yann Beuron
Don Balthazar, Saint Nicolas, Frère Léon Nicolas Cavallier
Don Camille Jean-Sébastien Bou
Doña Isabel, Doña Honoria, La Religieuse Béatrice Uria‑Monzon
Le Sergent Napolitain, Le Capitaine, Don Rodilard, 1er soldat Éric Huchet
Doña Musique, La Bouchère Vannina Santoni
L’Ange Gardien, Saint-Jacques, Saint Adlibitum Max Emanuel Cenčić
Le Vice-Roi de Naples, Saint Boniface, Don Ramire Julien Dran
Doña Sept-Epées Camille Poul
L’Irrépressible, Don Fernand Yann-Jöel Collin
L’Annoncier, Le Chancelier, Don Léopold Cyril Bothorel
Le Chinois Isidore Yuming Hey
La Noire Jobarbara, La Logeuse Mélody Pini               
Eve-Maud Hubeaux (Prouhèze)
La Lune (voix enregistrée) Fanny Ardant

Direction musicale Marc-André Dalbavie
Mise en scène Stanislas Nordey (2021)

Création mondiale

Après Trompe-la-mort de Luca Francesconi (2016) et Bérénice de Michael Jarrell (2018), Le Soulier de Satin est le dernier volet d’une trilogie de créations contemporaines basées sur des textes littéraires français dont Stéphane Lissner, le précédent directeur de l’Opéra de Paris, est le commanditaire.

Mettre en musique un texte qui, au théâtre, est habituellement mis en scène sur une durée de 11 heures, ne peut qu’être fortement réducteur lorsqu’il est construit sur une durée de 4h30, soit la durée du Crépuscule des Dieux de Richard Wagner.

Marc Labonnette (Le Père Jésuite)

Marc Labonnette (Le Père Jésuite)

Pourtant, de par la manière dont est construit ce nouvel opéra qui préserve une totale intelligibilité du texte comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre portée par une orchestration qui souligne les longues réflexions des personnages, crée des atmosphères irréelles, expose des textures luxueuses et engendre des tensions, l’ensemble du spectacle offre une intrigante ouverture sur une œuvre complexe en préservant ses méandres et ses différentes strates, tout en misant sur une scénographie fort dépouillée.

Grand Foyer du Palais Garnier

Grand Foyer du Palais Garnier

Stanislas Nordey, qui avait mis en scène Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen à l’Opéra Bastille en ouverture de mandat du Gerard Mortier en 2004, se retrouve à nouveau face à une œuvre contemporaine comparable, traversée par la foi, et où un ange vient sur terre pour avertir et préparer à la vie céleste.

Il utilise un ensemble de reproductions de toiles peintes de la Renaissance évoquant la vie à la cour d’Espagne, les froideurs et la riche préciosité de son art de vivre, la spiritualité, la beauté des traits de saintes, et les sentiments mélancoliques menant à la mort.

Eve-Maud Hubeaux (Prouhèze)

Eve-Maud Hubeaux (Prouhèze)

Ces toiles circulent de dos ou de face sur des chevalets géants et mobiles, un savant désordre court sur la scène, et la douceur de ces magnifiques peintures suffit à créer chez le spectateur un état contemplatif qui favorise l’imprégnation de la structure musicale. Le chant des divers protagonistes se développe sous la forme de longues mélopées parlées et chantées qui exploitent la variété de couleurs de chaque tessiture et expriment fortement la vérité de chacun des artistes.

Eve-Maud Hubeaux, heureuse d’être parée d’une aussi somptueuse robe rouge, est splendidement mise en valeur tant en terme de personnalité que de couleurs vocales. La richesse de ses graves, la densité de sa voix, la clarté incisive de sa diction, l’impressionnante présence qu’elle imprime à Prouhèze, dépeignent une femme passionnée qui aime la vie et qui tient l’auditeur par la majesté heureuse qu’elle exprime aussi pleinement. C’est véritablement le charme de l’opéra que d’offrir un tel portrait haut-en-couleur que le théâtre ne pourrait que pousser vers l’hystérie pour créer du contraste, alors que la jeune mezzo-soprano peut jouer de la souplesse de son corps pour moduler sa voix sur la longueur en continu et avec des effets percutants.

Luca Pisaroni (Don Rodrigue)

Luca Pisaroni (Don Rodrigue)

Cette histoire d’amour impossible sur fond de guerres impériales espagnoles pour la conquête du monde la relie au Don Rodrigue de Luca Pisaroni qui maîtrise bien l’élocution française et habite son personnage d’amant de sentiments torturés avec une constante noirceur. Mais autant la mise en scène en fait un perdant d’avance, autant le Don Pélage de Yann Beuron garde fière allure malgré le fait qu’il soit un homme marié à une femme qui n’éprouve pas pour lui un amour passionné. Le timbre du ténor français est généreux, de franches teintes chromatiques l’ennoblissent, et la mesure de son personnage ne faiblit à aucun instant.

Jean-Sébastien Bou, qui parfois est un peu moins audible, incarne auprès de ce trio d’ampleur un Don Camille extrêmement névrosé, un homme dépressif qui, malgré la situation qui en fait un objet de cour, trouve la ressource pour avoir des réactions d’orgueil saisissantes.

Jean-Sébastien Bou (Don Camille)

Jean-Sébastien Bou (Don Camille)

Et à l’opposé de ces ombres, il y a des êtres qui n’apparaissent que pour certaines scènes qui sont comme d'éclatants écrins pour ces artistes uniques. On pense bien sûr à la sveltesse de Yuming Hey, acteur fascinant que le public avait pu découvrir dans Jungle Book de Robert Wilson en 2019 au Théâtre de la Ville. Son caractère bondissant et sa voix androgyne bien ciselée inspirent beaucoup de joie au serviteur Isidore qui représente la voix de la désillusion amoureuse et le regard impertinent sur la vie telle qu’elle est.

Dans un esprit différent, le mystérieux ange lunaire de Max Emanuel Cenčić, au galbe d’une parfaite rondeur et d’une patine assombrie, amène avec lui l’univers profondément religieux des beautés baroques, la spiritualité religieuse des Passions de Jean-Sébastien Bach, et dispose d’une fabuleuse scène sous une lumière cendrée quand L’Ange Gardien vient suggérer à Prouhèze de se métamorphoser en étoile.

Yuming Hey (Le Chinois Isidore)

Yuming Hey (Le Chinois Isidore)

Et il y a aussi la fraîcheur dorée et éclatante de Vannina Santoni, Doña Musique assurée et rayonnante, l’art tragique de Béatrice Uria‑Monzon dont le timbre s’est éclairci avec le temps tout en préservant des ombres nocturnes dans la voix, la bonhomie prodigue d’Éric Huchet, la mesure plus classique de Marc Labonnette, et Julian Dran, dans sa belle tenue royale espagnole, évoque énormément le rôle du Comte de Lerme qu’il incarnait à Bastille dans Don Carlos, une belle tenue également dans l’élocution vocale claire et droite.

Max Emanuel Cenčić (L’Ange Gardien)

Max Emanuel Cenčić (L’Ange Gardien)

Le Soulier de Satin est un mélange de pensées et d’histoires grandes et petites, et si Stanislas Nordey est allé à l’essentiel pour le jeu d’acteurs et la scénographie qui décrivent peu les changements de lieu, on ne peut oublier cette magnifique image de la Lune tournant sur elle même pour révéler les différentes mers et cratères de sa surface avec réalisme, alors que la voix de Fanny Ardant exprime les mouvements du cœur des amants dans une scène qui renvoie à l’appel de Brangäne dans Tristan und Isolde.

Béatrice Uria‑Monzon (Doña Honoria)

Béatrice Uria‑Monzon (Doña Honoria)

La musique de Marc-André Dalbavie est riche en timbres et structures et renforce la déclamation mais ne prend pas le dessus sur le contenu littéral. Un fin continuo entretient une tension lancinante, les cuivres s’étirent parfois en évitant les stridences, des scintillements merveilleux émanent de ce corps limpide au fond bouillonnant, et de très beaux effets de cordes évoquent comme du bois zébrés, véritablement dans une recherche de matière luxueuse qui esthétise forcément ce spectacle qui est une probante entrée dans l’univers de Paul Claudel pour celles et ceux qui souhaitent appréhender Le Soulier de Satin à une taille humaine.

Yann Beuron (Don Pélage) et Béatrice Uria‑Monzon (La Religieuse) - Rideau final

Yann Beuron (Don Pélage) et Béatrice Uria‑Monzon (La Religieuse) - Rideau final

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Publié le 2 Juillet 2012

L'Amour des trois oranges (Sergueï Prokofiev)
Représentation du 23 juin 2012
Opéra Bastille

Le Roi de Trèfle Alain Vernhes
Le Prince Charles Workman
La Princesse Clarice Patricia Fernandez
Léandre Nicolas Cavallier
Trouffaldino Eric Huchet
Pantalon Ignor Gnidii
Tchélio Vincent Le Texier
Fata Morgana Marie-Ange Todorovitch
Linette Carol Garcia
Nicolette Alisa Kolosova
Ninette Amel Brahim-Djelloul
 La Cuisinière Hans-Peter Scheidegger
Sméraldine Lucia Cirillo
Farfarello Antoine Garcin

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Gilbert Deflo (2005)                            Marie-Ange Todorovitch (Fata Morgana)

L'Amour des trois oranges est l'œuvre lyrique la plus accessible au très jeune public de par la série de péripéties loufoques, l'adaptation en français du livret d'origine, et l'inventivité ironique de la musique.

On se souvient encore des rires des enfants invités par Gerard Mortier à la répétition générale précédant la création de ce spectacle, ils rendaient aussi vivants le parterre et les balcons que ne l'étaient la scène et la fosse d'orchestre.
Et lorsque l’on y assiste en compagnie d’un enfant, on en adopte alors le regard rajeuni et insouciant qui rénove notre

Eric Huchet (Trouffaldino)

Eric Huchet (Trouffaldino)

De fait, la mise en scène conçue par Gilbert Deflo est sans nul doute la meilleure dont dispose l'Opéra de Paris de sa part, et pour cause, ce régisseur a tendance à se laisser guider uniquement par la musique, singulièrement stimulante par ses contrastes rythmiques et ses changements de couleurs dans cet opéra.
Sa connaissance de la Commedia dell'Arte italienne y rencontre également un univers où s'accomplir, avec numéros de cirque, déguisements multicolores, et effets pyrotechniques.

Le Prince prend ainsi un regard de Pierrot, pour lequel Charles Workman aura marqué le rôle jusqu'à aujourd'hui avec sa gestuelle légère et ample, son timbre blessé mâtiné de blanc, et quelques fissures vocales qui n'en réduisent en rien l'authenticité.

Charles Workman (Le Prince) et Amel Brahim-Djelloul (Ninette)

Charles Workman (Le Prince) et Amel Brahim-Djelloul (Ninette)

Comme tout le monde y retrouve - des spectateurs aux chanteurs - la légèreté de l‘enfance, l'ensemble de la distribution interagit avec naturel et amusement.
Elle est variée en couleurs depuis le Tchélio sonore de Vincent Le Texier - avec bien peu d'efforts d'élocution – à la toute fragile Amel Brahim-Djelloul, et se distingue un chanteur, Eric Huchet, jusqu'à présent limité à des rôles mineurs, qui aura montré sa capacité à imposer une présence physique et vocale très assurée.

Sous la direction transparente et bien équilibrée, mais un peu trop sage, d'Alain Altinoglu, l'opéra s'achève sur le grand éclat de la célèbre Marche, reprise volontairement pour voir défiler une dernière fois chanteurs et comédiens, et finir sur une note festive et énergique bienvenue.

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