Publié le 24 Mars 2023
Guerre et Paix (Sergueï Prokofiev – Léningrad, 12 juin 1946)
Représentation du 15 mars 2023
Bayerische Staatsoper
Natascha Rostowa Olga Kulchynska
Sonja Alexandra Yangel
Marja Dmitrijewna Achrossimowa Violeta Urmana
Peronskaja Olga Guryakova
Graf Ilja Andrejewitsch Rostow Mischa Schelomianski
Graf Pierre Besuchow Arsen Soghomonyan
Gräfin Hélène Besuchowa Victoria Karkacheva
Anatol Kuragin Bekhzod Davronov
Leutnant Dolochow Alexei Botnarciuc
Fürstin Marja Bolkonskaja Christina Bock
Fürst Nikolai Andrejewitsch Bolkonski Andrei Zhilikhovsky
Matrjoscha Oksana Volkova
Dunjascha Elmira Karakhanova
Gawrila Roman Chabaranok
Métivier Stanislav Kuflyuk
Französischer Abbé Maxim Paster
Denissow Dmitry Cheblykov
Tichon Schtscherbaty Nikita Volkov
Fjodor Alexander Fedorov
Matwejew Sergei Leiferkus
Wassilissa Xenia Vyaznikova
Trischka Solist(en) des Tölzer Knabenchors
Michail I. Kutusow Dmitry Ulyanov
Kaisarow Alexander Fedin
Napoleon Tómas Tómasson
Adjutant des Generals Compans Alexander Fedorov
Adjutant Murats Alexandra Yangel
Marschall Bertier Stanislav Kuflyuk
General Belliard Bálint Szabó
Adjutant des Fürsten Eugène Granit Musliu
Stimme hinter den Kulissen Aleksey Kursanov
Adjutant aus dem Gefolge Napoleons Thomas Mole
Händlerin Olga Guryakova
Mawra Kusminitschna Xenia Vyaznikova
Iwanow Alexander Fedorov
Direction Musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2023)
Immense fleuve lyrique, ‘Guerre et Paix’ de Sergueï Prokofiev est rarement monté hors de sa ville de création, Saint-Pétersbourg, et de la capitale russe, Moscou, où il est régulièrement interprété plusieurs fois par décennies. Ailleurs, seuls 9 pays, l’Allemagne, la France, la Hongrie, la Suisse, l’Italie, l’Autriche, le Canada, le Royaume-Uni et les États-Unis l’ont représenté au moins une fois sur scène au cours des 25 dernières années.
Programmer un tel ouvrage est donc une marque de prestige, et, originellement, Dmitri Tcheniakov et Vladimir Jurowski avaient l’intention de le jouer à l’opéra de Munich dans sa version intégrale.
Sa genèse est cependant fort complexe. La première représentation fut interprétée au piano par Sviatoslav Richter et Anatoly Vedernikov en mai 1942 à Moscou, puis, la première version orchestrale (avec 9 des 11 tableaux initiaux) fut donnée le 07 juin 1945 à la Grande Salle du Conservatoire de Moscou, et, finalement, la création scénique de la première partie, augmentée de la scène du bal, fut créée le 12 juin 1946.
Prokofiev n’achèvera la seconde partie, où fut rajoutée la scène du conseil de guerre (tableau n°10), qu’en mai 1947, et il poursuivit coupures, remaniements et ajouts jusqu’à l’édition de la partition définitive en 1958.
De cette partition, l’Opéra d’État de Bavière reprend complètement les 7 tableaux de la première partie, ‘La Paix’, mais opère plus de 30 minutes de coupures dans la seconde partie, ‘La Guerre’, afin de supprimer tous les passages aux élans trop patriotiques qu’il n’est plus possible d’entendre à l’heure de la guerre menée par la Russie en Ukraine.
Sont ainsi omis dans cette nouvelle production le chœur des volontaires, l’air stalinien de Koutouzov et le chœur des Cosaques du 8e tableau situé avant la bataille de Borodino, le chœur final du 9e tableau à l’approche des Russes du camp de Napoléon, l’intégralité du 10e tableau qui se déroule au conseil de guerre, le chœur des Moscovites du 11e tableau, et les 3/4 du treizième tableau, dont le chœur final.
Il n’est pas impossible que, finalement, cette version revienne à la partition qui tenait le plus à cœur au compositeur russe. Et il est évidemment inutile d’attendre une lecture de l’œuvre au premier degré de la part de Dmitri Tcherniakov, qui interroge le texte du livret en profondeur et cherche à montrer sur scène ce qu’il révèle de la mentalité russe.
Il situe ainsi l’action du début à la fin au sein du somptueux décor de la ‘salle des colonnes’ du Palais des syndicats de Moscou, bâtiment destiné à célébrer des évènements importants, à accueillir des concerts symphoniques et, surtout, à honorer les funérailles des chefs d’État. Les corps de Lénine, Staline et Gorbatchev y ont été exposés.
Tous les détails de cette salle sont minutieusement reconstitués, les colonnes corinthiennes, les balcons, le parquet, la coupole ainsi que les multiples lustres en cristal, mais ce cadre magnifique est transformé en un lieu de refuge pour la population moscovite. Sacs de couchage, couvertures, vêtements recouvrent le sol occupé par le chœur et probablement des figurants.
Dans cette première partie, le metteur en scène dépeint un portrait sensible de Natacha comme il sait si bien le faire depuis l’inoubliable Tatiana d’’Eugène Onéguine’ qu’il fit connaître au Palais Garnier en 2008, production désormais reprise à l’Opéra de Vienne.
Au début de l’histoire, le prince André Bolkonskii erre seul au milieu de la salle comme s’il allait nous raconter ce qui a précipité le malheur de son monde.
Les gens qui étaient couchés au sol se relèvent petit à petit, et le passé se réactive à un moment où tous réunis dans l’enceinte semblent à la fois dans l’attente et en recherche de protection.
Ceux-ci revivent un moment festif dans une humeur bon enfant. Les différences sociales sont fortement atténuées, même si Peronskaja, incarnée par Olga Guryakova – une émouvante artiste qui insufflait un subtil glamour à ses interprétations de Natacha et Tatiana à l’Opéra Bastille au début des années 2000 et qui, ce soir, joue à fond, avec un timbre encore bien percutant, la bourgeoise heureuse parfaitement adaptée à l’environnement social -, s’affiche en manteau de fourrure pimpant.
La scène de bal s’insère naturellement dans cet état d’esprit sous la forme d’une mise en scène joyeuse de la présentation des multiples protagonistes.
Pour Olga Kulchynska, artiste lyrique ukrainienne qui s’est faite remarquée en 2018 à l’Opéra Bastille dans le rôle de Rosine du ‘Barbier de Séville’, le défi est grand à faire vivre les élans passionnés et cyclothymiques de Natacha, car il s’agit de faire ressentir son manque affectif désespéré qui s’anime d’abord sous le regard du Prince Bolkonskii, et qui, une fois celui ci écarté par son père, se reporte sur le dangereux et instable Kouraguine.
Le sentiment d’exaltation est très bien rendu, de par sa voix lumineuse et fruitée qui a la légèreté de l’oiseau de ‘Siegfried’ même dans les coups de sang les plus imprévisibles, avec une irrésistible envie de vivre qui contraste avec les angoisses de Sonja pour laquelle Alexandra Yangel offre une figure prévenante teintée de mélancolie sombre d’une très grande justesse.
Il faut dire que Dmitri Tcherniakov s’ingénie à donner vie aux dizaines d’artistes qui suivent de leur regard l’intimité de l’action autour de Natacha, comme s’ils avaient tous à conduire une ligne de vie bien spécifique qui accroît l’impression de réalisme d’ensemble. Leur présence permet également de mettre en exergue le décalage comportemental de la jeune fille avec son milieu social.
A cela s’ajoute une intégration de la rythmique musicale dans le jeu d’acteur qui, visuellement, la rend encore plus évidente au spectateur. Et ce travail musical peut aussi bien se traduire par une gestuelle futile et ludique, à l’instar de l’arrivée dansante de Kouraguine et ses amis, qu’engendrer une grande tension d’échange lorsque Achrossimowa se confronte à Natacha pour l’aider à remettre les pieds sur terre.
Avec ses habits de grand-mère qui la rendent adorablement touchante, Violeta Urmana est d’une authenticité magnifique, la figure même du cœur sur la main à la volonté ferme, et tout dans son chant et ses expressions sincères concoure à ennoblir le très beau portrait qu’elle fait vivre.
Naturellement, le mal-être de Natacha allant grandissant, après qu’elle ait appris de Pierre Besuchow que Kouraguine est marié, cette situation blessante conduit à une tentative de suicide jouée avec une sensibilité à fleur de peau fort poignante.
Arsen Soghomonyan manifeste avec un timbre de voix robuste, mature et adouci une grande densité expressive qui donne beaucoup de profondeur à ce comte épris d’une jeune fille qu’il cherche à protéger. L’homme est sérieux, intelligent, et son monologue est mené avec force de conviction, sans que le moindre geste ne soit laissé au hasard, avant qu’une voix en coulisses annonce l’arrivée de Napoléon, et qu’un jeune enfant pointe sur le pauvre homme une arme automatique à jets d’eau dans un esprit de dérision surprenant.
Car si la première partie est une vibrante mise en relief du caractère de Natacha dénuée de tout mélo-dramatisme facile, la seconde partie ne met plus en scène deux armées qui s’affrontent mais le peuple russe lui-même. L’épigraphe est d’ailleurs chanté en avant-scène dans l’ombre et avec une gestuelle fort vindicative qui dynamise l’excellent chœur puissant du Bayerische Staatsoper, qui devient dorénavant le principal sujet de l’action.
Dmitri Tcherniakov imagine que tous ces russes installés au centre de la salle se livrent à un jeu de simulation de guerre où tous les aspects sont abordés : combat, camouflage, évacuation des blessés, soins. Mais l’ennemi n’est jamais visible.
Le baryton moldave, Andrei Zhilikhovsky, prête son charme et sa chaleur de voix au rôle d’André Bolkonskii qui, avec le même détachement qu’en première partie, est encore perdu dans ses pensées pour Natacha, sans paraître pour un sou comme un des leaders du champ de bataille.
Kutusow, le général en chef des armées, auquel Dmitry Ulyanov prête une sereine envergure débonnaire, est présenté comme un chef relâché, vulgaire, et sans prestance. Et l’on assiste ainsi à une description dérisoire de tous les symboles religieux ou militaires, les chœurs signant des croix orthodoxes de façon rapide et mécanique, allure saccadée et automatique que l’on retrouve pour décrire le Napoléon loufoque animé par Tómas Tómasson qui prend beaucoup de plaisir à forcer la caricature.
Au début, cette approche semble bien légère et laisse craindre que Tcherniakov ne se contente de démythifier le volet sur ‘La Guerre’. Mais les lustres sont désormais recouverts d’un voile noir qui ne laisse présager rien de bon.
Et l’on assiste, sans s’en rendre compte au départ, à un début de tension entre les différentes individualités de la foule. Les gestes deviennent de plus en plus violents à partir du 11e tableau, avec exécutions arbitraires, tentatives de viols, et même vols des portraits de grands artistes russes tels Tchaïkovski ou Prokofiev.
En quelques images, le grand gâchis de l’histoire russe est illustré de façon glaçante avec un immense sentiment de dommage irréversible. Et c’est au cours du tableau de l’incendie de Moscou que la nature autodestructrice des Russes est le mieux mise en évidence, toujours dans un assombrissement sans retour, jusqu’au grand hommage rendu à Kutosow au moment où il s’allonge sur un nouveau lit mortuaire qui signe l’enterrement final de l’âme russe.
André Bolkonskii s’est finalement suicidé, Natacha s’est éteinte auprès de lui, et tout s’achève dans une grande impression de néant sous le regard malheureux de Pierre Besuchow.
Tout au long de cette représentation, l’unité artistique entre Vladimir Jurowski et les musiciens de l’Opéra de Bavière est évidente. L’évocation de la nature qui ouvre ce grand monument lyrique est un enchantement musical. La vie terrestre, les frémissements de sa verdoyance, et l’espoir d’un bonheur à portée de main sont magnifiquement évoqués, et ce splendide raffinement se double d’un art de la malléabilité qui fait rougeoyer d’une souplesse absolument crépusculaire la luxuriante matière qu’offre l'ensemble orchestral.
Très belle énergie sonore qui relance constamment l’action, les éclats des cuivres sont ciselés avec une formidable précision, mais sans en faire trop dans la grandiloquence épique.
Il y a aussi une recherche d’intimisme, de concentration du drame à sa juste mesure, et pour tout ce savant équilibre, Vladimir Jurowski et Dmitri Tcherniakov apparaissent comme deux des grandes valeurs artistiques russes d’aujourd’hui – ils sont nés tous les deux à Moscou au début des années 70 - dont on imagine bien la peine et la désolation qu’inspire le comportement de leur patrie d’origine, eux qui défendent au plus profond d'eux-mêmes un rapport éclairé et réfléchi à la vie.