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Publié le 5 Novembre 2018

Guerre et Paix (Sergueï Prokofiev)
Représentation du 01 novembre 2018
Opéra de Nuremberg

Andrej Bolonski Ks. Jochen Kupfer
Natascha Rostowa Eleonore Marguerre
Pierre Besuchow Zurab Zurabishvili
Anatol Kuragin Tadeusz Szlenkier
Hélène Besuchowa Irina Maltseva
Napoléon Sangmin Lee
Sonja Katrin Heles
Achrossimowa Martina Dike
Rostow Alexey Birkus
Dolochow Taras Girininkas
Denissow Denis Milo
Nikolai Bolonski Nicolai Karnolsky
Kutusow Alexey Birkus

Direction musicale Björn Huestege
Mise en scène Jens-Daniel Herzog (2018)

Staatsphilharmonie et Chor des Staatstheaters Nürnberg                                                          Sangmin Lee (Napoléon)


Mettre en scène Guerre et Paix est une gageure même pour les plus grandes scènes internationales, si bien que c'est avec beaucoup de curiosité et de circonspection que le voyage vers Nuremberg pouvait se vivre, car c'est par cet ouvrage ambitieux que Jens-Daniel Herzog a choisi d'ouvrir son mandat à la direction de l'Opéra d'État d'une ville si tranquille et apaisante voisine de Bayreuth.

Corps des Français après la déroute de 1812

Corps des Français après la déroute de 1812

Pour y arriver, il n'a cependant pas eu d'autre choix que d'opérer à certaines simplifications justifiées quand il s'agit de s'adapter aux dimensions de la troupe, mais dont il est plus difficile d'accepter les importantes coupures musicales.

Ainsi, la soixantaine de personnages du livret est incarnée par une trentaine d'artistes de la troupe de l'opéra, et le chœur par une cinquantaine de chanteurs d'une excellente musicalité. Cela ne pose aucun problème outre mesure, les rôles majeurs sont bien incarnés et dissociables aisément, et le chœur conserve de son impact de par les dimensions relativement modestes de la salle - l'équivalent du Théâtre des Champs-Élysées -, doublées d'une excellente acoustique.

Zurab Zurabishvili (Pierre Besuchow) et Eleonore Marguerre (Natascha Rostowa)

Zurab Zurabishvili (Pierre Besuchow) et Eleonore Marguerre (Natascha Rostowa)

En revanche, les coupures, notamment celles qui sollicitent le plus le chœur, suppriment beaucoup de l'aura patriotique et de la dimension épique de la seconde partie, mais peut-être faut-il y voir une méfiance symbolique de la part du directeur et metteur en scène?

Le résultat est que l'ouvrage le plus singulier de Prokofiev, qui résume en quatre heures de musique la déchéance d'un monde au versant du XXe siècle, prétextant du totalitarisme de Napoléon pour décrire la folie nationaliste de la Seconde Guerre mondiale, devient une fresque d'un peu plus de trois heures qui détache les destins personnels de leur fond historique, permettant ainsi de donner de la profondeur aux personnages principaux.

Martina Dike (Achrossimowa) et Eleonore Marguerre (Natascha Rostowa) - Photo © Ludwig Olah

Martina Dike (Achrossimowa) et Eleonore Marguerre (Natascha Rostowa) - Photo © Ludwig Olah

Le prince Andrej Bolonski devient ainsi un homme hors du temps au cœur gelé, pour lequel Ks. Jochen Kupfer anime une intériorité figée par certains moments, fortement doloriste à d'autres, avec une voix bien dirigée et assortie de quelques effets d'élargissement sonore étonnants.

Personnage nettement moins poétique que dans le roman de Tolstoï, la Natascha d'Eleonore Marguerre possède de beaux accents mélancoliques, et semble comme réellement métamorphosée au chevet du Prince. On croit à ce moment-là qu'un être inconscient peut soudainement retrouver sa pleine humanité.

Zurab Zurabishvili (Pierre Besuchow) et le chœur moscovite

Zurab Zurabishvili (Pierre Besuchow) et le chœur moscovite

Et parmi les êtres qui entourent ce couple qui ne s'est pas trouvé, l'Achrossimowa de Martina Dike est ce mélange de fine classe et de résistance au temps qui forge son charisme dévorant, alors que le si décevant et veule personnage d'Anatol Kuragin trouve en Tadeusz Szlenkier un interprète optimiste au timbre d'airain clair et charnu non dénué d'inflexions grisantes.

Quant aux deux chefs de guerre protagonistes de la seconde partie, on constate que le Maréchal Kutusow d'Alexey Birkus est réduit volontairement à l'insignifiance par le metteur en scène et par les coupures qui le concernent, et que le Napoléon de Sangmin Lee est, lui, franchement réhaussé aussi bien par son caractère burlesque que par l'excellente vitalité que le chanteur lui apporte avec un chant d'une brillante expressivité et un sens parodique grinçant.

Sangmin Lee (Napoléon)

Sangmin Lee (Napoléon)

C'est pourtant Zurab Zurabishvili qui donne un véritable sens lyrique au rôle de Pierre Besuchow, de sa voix  dramatique et d'une force poignante qui ne vous lâche jamais. Ce chanteur se révèle en effet d'une endurance infaillible aussi bien vocale que sentimentale face à l'accumulation de désillusions. Il est le véritable anti-héro de cette épopée, recherchant un sens dans la guerre qui perdra définitivement son âme.

Scéniquement, le travail de Jens-Daniel Herzog utilise simplement quelques larges battants noir-brûlés pour changer en toute fluidité la configuration des différents lieux de ce roman opératique fleuve.

La société bourgeoise décadente russe est montrée avec un mélange de restes de soieries et d'habits vulgaires, et la débauche sexuelle est explicite aussi bien à St Pétersbourg que dans le camp français à Moscou.

Zurab Zurabishvili (Pierre Besuchow)

Zurab Zurabishvili (Pierre Besuchow)

Il y a également un tableau assez émouvant avec une galerie de portraits d'artistes russes parmi lesquels traine celui d'un cosmonaute - les témoignages d'une grandeur passée -, devant laquelle Pierre tente d'arracher Natascha aux manigances de sa femme Hélène.

Côté français, on observe le ridicule de Napoléon, les hallucinations de Pierre pensant tuer l'Empereur, et les corps des français se tordre sous la débâcle d'hiver.

La mise en scène ne manque ni de coups de théâtre, ni de force dans la direction d'acteurs, et c'est cette capacité à rendre si vivant, et même répugnant, un monde qui devient fou, qui permet de dépasser l'absence de grandiose.

Ks. Jochen Kupfer (Andrej Bolonski) et Eleonore Marguerre (Natascha Rostowa)

Ks. Jochen Kupfer (Andrej Bolonski) et Eleonore Marguerre (Natascha Rostowa)

Mais ce travail de concision qui ramène un monument musical au volume restreint du théâtre de Nuremberg conserve un pouvoir captivant grâce à l'interprétation orchestrale menée par Björn Huestege de façon totalement décomplexée.

La musique est au service du drame qu'elle imprègne d'un souffle irrésistible malgré, rappelons-le, les coupes importantes.

Saillance des cuivres, rutillance des cordes, l'allant qui lie les multiples ambiances instrumentales à du corps mais évite toute lourdeur, et assure une présence à la musique de Prokofiev d'une constante fraîcheur.

Présentation de Guerre et Paix avant la représentation : à gauche, la statue de Glück

Présentation de Guerre et Paix avant la représentation : à gauche, la statue de Glück

On redécouvre ainsi avec attachement l'agilité des valses entêtantes des univers aristocratiques et les traits virevoltants de la tempête qui engloutira l'armée de Napoléon, mais on sait de toute façon qu'avec un orchestre allemand la détermination et la cohésion d'ensemble seront toujours au rendez-vous.

Du théâtre musical qui ne prête pas au rêve, certes, mais une adaptation qui permet de profiter pleinement d'une musique que l'on entend que trop rarement.

 

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Publié le 1 Octobre 2013

Tristan und Isolde (Richard Wagner)
Représentation du 29 septembre 2013
Vlaamse Opera Antwerpen

Isolde Lioba Braun
Tristan Franco Farina
Le Roi Marke Ante Jerkunica
Brangäne Martina Dike
Kurwenal Martin Gantner
Melot Christophe Lemmings
Un jeune marin / un berger Stephan Adriaens
Un pilote Simon Schmidt

Mise en scène Stef Lernous
Direction musicale Dmitri Jurowski
Orchestre et Choeurs du Vlaamse Opera

 

                                                                                                           Lioba Braun (Isolde)

Parfois, il arrive qu’une affiche ne présentant que des célébrités, comme celle de l’Opéra de Munich qui comprenait, en mars dernier, les noms de Meier, Lang, Dean Smith, Nagano, ne soit pas suivie d’une interprétation artistiquement captivante, et sombre dans une routine approximative.

Mais il arrive également qu’une distribution construite sur un ensemble de très bons chanteurs, qui ne soient pas pour autant starisés, réussisse à extraire d’un spectacle une âme qui vous prenne et vous touche en vous rendant heureux d’être là à les entendre.
Et c’est-ce qu’il vient de se produire au Vlaamse Opera d’Anvers avec la nouvelle production de Tristan et Isolde présentée en ouverture de saison.

Stephan Adriaens (Un jeune marin)

Stephan Adriaens (Un jeune marin)

Le metteur en scène Stef Lernous, mieux connu pour être le directeur artistique de l’Abattoir fermé, un théâtre tourné vers les mondes situés en marge de la société, a en effet construit un thriller qui s’appuie sur des éléments d’actions et de lieux qui ne sont généralement pas évoqués, et qu’il transpose dans un univers glauque contemporain.

Le premier acte se déroule à la sortie d’un cinéma, lors de la dernière représentation du soir, devant lequel le corps d’un homme assassiné, le Morold, git sur le sol. Les badauds sont présents, les représentants de l’ordre également, mais Isolde et Brangäne, désemparées, ne dénoncent cependant pas celui qui en est l’auteur, Tristan.

La confrontation entre les deux protagonistes qui s’aiment sans le reconnaître se déroule à l’avant-scène avec une lisibilité naturelle.

Martina Dike (Brangäne) et Lioba Braun (Isolde)

Martina Dike (Brangäne) et Lioba Braun (Isolde)

Dans la seconde partie, les deux amants se retrouvent dans une sorte de vestiaire délabré, un lieu volontairement sale et sordide, dont le visuel rebute et s‘oppose à la plénitude de la musique.
Sur un écran, apparaissent furtivement les regards espions de Marke et Melot, alors que Brangäne met en garde les amants de la traque dont ils sont l’objet.
L’arrivée de Marke en sorte de chef d’organisation criminelle, escorté par des écuyères raides dans leurs bottes et porteuses d’un sceau chevaleresque sur la poitrine, tourne au règlement de compte.

Il s’agit, ici, d’une vision moderne de la transgression des règles dont est coupable Tristan, habillé de vieux vêtements usés.
Le plus extraordinaire, dans cette scène, est que la déliquescence contenue dans la musique de Wagner en renforce le sentiment de décrépitude. Le meurtre de Tristan par Melot, un voyou zélé, a ainsi quelque chose de très réaliste.

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Il faut alors un certain temps pour comprendre pourquoi nous nous retrouvons, au dernier acte, dans un restaurant de luxe situé sur les escarpements d’une montagne qui fait penser à la Montagne Magique de Thomas Mann. Cette description fantastique du château de Kurwenal et de ses clients sans âme qui filment l’agonie de Tristan semble être une manière décalée de représenter le monde réel tel que, blessé à mort, il le perçoit.
C’est en tout cas étrange, comme ce gouffre rougeoyant vers lequel se dirige le couple à la fin du Liebestod.

Mais cette conception aurait-elle pu être aussi captivante et sublimer nombre de passages simplement humains, si la direction et l’interprétation musicales n’avaient été aussi fortes et prenantes?
L’Opéra d’Anvers est d’une taille modeste, et ses loges en bois lui donnent un charme british chaleureux et intime, si bien que l’ampleur d’une œuvre comme Tristan & Isolde apparaît bien importante pour un tel lieu.

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Seulement, la direction musicale de Dmitri Jurowski est une merveille à la fois de dynamisme, de brillance et d’épaisseur. Les écoulements fluides des cordes et les contrastes des bois lui donnent du corps et du mouvement et, par conséquent, une réalité palpable, changeante avec tous les motifs frémissants et une vie inaltérable.

Ce Tristan profond et terrestre, et qui laisse de côté les évanescences immatérielles, fond l’action scénique en quelque chose qui unit le drame et les chanteurs dans un tout artistiquement magnifique et émouvant.

Parmi ces chanteurs, Franco Farina est une énigme. Ce ténor avait fait les beaux jours des années Gall à l’Opéra de Paris dans les années 90, interprétant des rôles majeurs ou secondaires du répertoire italien, Macduff (Macbeth), Foresto (Attila), Caravadossi (Tosca) ou Calaf (Turandot) sans éclat particulier, mais, avec un grain dans la voix que, personnellement, je n’avais pas oublié.
Et depuis, plus rien. Puis, pour la première fois depuis une décennie, son nom réapparait soudainement en tête d’un des rôles les plus écrasants de l’histoire lyrique, ce qui ne peut qu’engendrer interrogations.

Une garde et Christophe Lemmings (Melot)

Une garde et Christophe Lemmings (Melot)

Alors, sans arriver à expliquer quoi que ce soit, l’interprétation de Tristan qu’il vient de faire à Anvers a de quoi marquer. Son timbre n’a rien de séducteur, certes, mais la solidité du chant, sombre et homogène, est sans faille, et le legato est suffisamment travaillé pour en adoucir l’expressivité.
Et même dans les moments les plus désespérés, il ne cherche pas à forcer l’affectation, ce qui, d’ailleurs, ne détériorerait pas ses expressions quand la souffrance se fait extrême.
Cette impression de chant naturel, sans signe d’essoufflements tout au long du drame, à part, peut être, dans le final du Ier acte, est quand même quelque chose d’assez rare pour ne pas le reconnaître.

Martin Gantner (Kurwenald)

Martin Gantner (Kurwenald)

Et on pourrait dire la même chose de tous ses partenaires, Lioba Braun en premier. Son Isolde a un timbre assez similaire à celui de Waltraud Meier, plus soyeux et harmonieux et aussi un peu plus fragile. Mais son jeu scénique, plus économe, ne lui donne pas le même charisme. Hormis cette réserve, son personnage est passionné, d’un très haut niveau dramatique, d’une surprenante naïveté après l’absorption du filtre d’amour, avec un petit côté « bourgeoise » sans doute du à la mise en scène.

Elle est en permanence soutenue par sa partenaire, Martina Dike, qui compose une Brangäne de grande classe, presque trop incendiaire dans ce théâtre trop petit pour elle. Elle a une manière d’être extrêmement touchante car elle est dans un état d’esprit constamment compassionnel, d’une dignité sans faille, et sa clarté la rapproche fortement d’Isolde.

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Et l’on retrouve cette même solidité chez Ante Jerkunica, le Roi Marke, et Martin Gantner, Kurwenal. Le premier ne cède jamais au pathétique pour tenir son personnage sur une ligne autoritaire qui a du charme, et le second, vêtu aussi sobrement que Tristan, impose un personnage fraternel, fortement présent, d’une stature qui lui est égale.

Et dans les rôles plus secondaires, Christophe Lemmings joue un Melot terriblement crapuleux, à l’opposé de Stephan Adriaens, tendre et léger marin.

Nul doute que l’esthétique de ce spectacle puisse déplaire, mais la dramaturgie et l’interprétation musicale sont, elles, une surprenante réussite.

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