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Publié le 25 Janvier 2024

Die Walküre (Richard Wagner – Munich, 26 juin 1870)
Représentation du 21 janvier 2024
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Siegmund Peter Wedd
Sieglinde Nadja Stefanoff
Wotan Gábor Bretz
Brünnhilde Ingela Brimberg
Fricka Marie-Nicole Lemieux
Hunding Ante Jerkunica
Gerhilde Karen Vermeiren
Ortlinde Tineke Van Ingelgem
Waltraude Polly Leech
Schwertleite Lotte Verstaen
Helmwige Katue Lowe
Siegrune Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Grimgerde Iris van Wijnen
Rossweisse Christel Loetzsch

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Romeo Castellucci (2024)
Dramaturgie Christian Longchamp
Orchestre symphonique de la Monnaie

Coproduction Gran Teatro Del Liceu (Barcelone)

Alors qu’une série de ‘Ring’ commence à émerger dans nombre de maisons d’opéras pour célébrer en 2026 les 150 ans de la création de ce cycle qui représente l’aboutissement dramaturgique de l’art lyrique, l’approche qu’a initié Romeo Castellucci en novembre dernier avec le prologue, ‘L’Or du Rhin’, épurée et symbolique tout en préservant la lisibilité des différents caractères, se renforce au cours de la première journée, ‘Die Walküre’, dans une noirceur qui réserve des images de toutes beautés.

Gábor Bretz (Wotan)

Gábor Bretz (Wotan)

Le premier acte présente Siegmund et Sieglinde comme deux êtres humains de conditions modestes et fragiles. Au cours de la tempête d’ouverture, une réminiscence du passé de l’étranger suggère ce qu’il a violemment enduré sur un champ de bataille pour sauver une enfant. Et son costume, avec seulement le bras gauche armuré, montre l’attention du metteur en scène à rester fidèle au récit que le protagoniste principal fait de son état physique, un homme brisé.

Peter Wedd (Siegmund) et Nadja Stefanoff (Sieglinde)

Peter Wedd (Siegmund) et Nadja Stefanoff (Sieglinde)

Lorsque le couple entre dans la demeure de Hunding, un gigantesque œil, probablement extrait d’une œuvre religieuse dont aime souvent s’inspirer le plasticien italien, à l’instar de ce qu’il fit dans sa version de ‘Tannhäuser’ à Munich, signe en apparence la présence de Wotan qui surveille la scène du seul œil qui lui reste. Mais à y regarder de plus près, il s’agit du regard d’un agneau, la pureté de l’amour.

Au milieu de quelques meubles mouvants, un vrai chien loup noir se faufile autour de son maître représenté en inquiétant oiseau noir, lui qui participa à la traque contre Siegmund, et qu’il va bientôt reconnaître.

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

La scène de reconnaissance entre le frère et la sœur se dégage momentanément de l’obscurité avant qu’ils ne s’enlacent pour former un tableau où des fleurs apparaissent, comme par magie, dans les bras de Sieglinde, leur amour incestueux se réalisant sous une coulée euphorique de sang. ‘Sœur, que fleurisse à nouveau le sang des Wälsungs !’, Romeo Castellucci prend le texte au mot pour en faire des images d’une troublante poésie.

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

Retour ensuite au Walhalla, plongé dans les ténèbres depuis que la malédiction d‘Alberich y a précipité tous les Dieux, l’existence de Wotan étant dorénavant totalement manipulée par le destin.

L’arrivée de Fricka convie un autre symbole biblique, la colombe. A travers une scène absolument fascinante, une douzaine de ces oiseaux porteurs de paix, contrôlés par des intervenants recouverts de blanc, sont lâchés en toute liberté, et il vrai qu’il est étonnant d’admirer la facilité avec laquelle ils se laissent manipuler, au risque que le spectateur, hypnotisé, perde le fil du discours.

La déesse en saisit deux qu’elle tue en assumant son désir d’éliminer les deux Wälsung – il s’agit à ce moment là d’un jeu d’illusion car elle se saisit en fait de deux jouets animés – . On repense à l'impressionnante scène de Kundry tenant un serpent blanc autour du poignet dans la version de ‘Parsifal’ conçue par Castellucci sur cette même scène 13 ans auparavant.

Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Wotan, complètement dépassé par la situation, s’accroche à sa tête de Buddha peinte en noir. Son esprit ne sera plus jamais tranquille. Le sort sanglant de Siegmund est scellé, et malgré la vaillance de Brünnhilde, il sera tué sur une lande surmontée de l’épée Notung, autre image chrétienne de l’agneau qui attend d’être transpercé.

Cette même puissance de l’image réelle s’exprime au dernier acte, lorsque de somptueux chevaux noirs s’installent en fond de scène alors que les Walkyries, venues ramasser les corps des soldats morts au combat, en forment des tableaux vivants qui figurent Marie tenant le corps de son fils sur ses genoux, l’entaille à l’abdomen étant noire. Les corps nus des figurants rappellent aussi la grâce de la vie qui disparaît dans ces massacres.

Et l’effet de surprise est total à la dernière scène d’adieux sereine et touchante de Wotan à Brünnhilde, de par la manière avec laquelle un simple écran lumineusement blanc est amené à pivoter mystérieusement pour finalement s’affaisser doucement sur le corps de la Walkyrie, tel un livre se refermant sur une histoire.

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

Il faut dire que l’alchimie entre la scène et la fosse d’orchestre est totale, ce que l’on espère toujours dans un opéra de Wagner, et particulièrement pour ceux issus de sa maturité créative. Alain Altinoglu porte à nouveau l’Orchestre symphonique de la Monnaie à son meilleur en veillant à l’équilibre et à l’étendue des textures, insufflant volume et souplesse avec une attention à la transparence qui permettent d’apprécier tous les détails de l’orchestration. Les cors sont somptueusement élégiaques, les autres cuivres beaucoup plus gainés, et malgré la taille modeste de la salle, les ensembles de cordes créent énormément d’espace, le tout respirant une humanité à l’image de ce qui se joue sur scène.

Peter Wedd (Siegmund)

Peter Wedd (Siegmund)

Peter Wedd et Nadja Stefanoff incarnent le couple de jumeaux. Leur vérité dramatique, lui en anti-héros intérieurement torturé et elle douée d’un lyrisme aux accents pénétrants, équilibre leur intensité plus modérée, mais crée aussi une attache naturelle, ce qui accentue le rendu de la fragilité de ces deux êtres abandonnés dans un monde animal et monstrueux.

Ante Jerkunica (Hunding)

Ante Jerkunica (Hunding)

En Hunding, Ante Jerkunica impose une présence vocale bien marquée avec du mordant et du métal dans la voix, toujours très fort à dessiner des caractères au sang froid qui semblent imperméables à toute sensibilité, et Marie-Nicole Lemieux fait entendre chez Fricka un déchaînement de fureur formidable, dans un portrait qui se veut totalement inflexible.

Gábor Bretz est lui aussi très convaincant à jouer ce Wotan expressif au timbre saillant mais qui sait émouvoir, en particulier au dernier acte, tout en le situant, grâce également à la mise en scène, à mi chemin entre les humains et les Dieux dominants.

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

C’est donc véritablement Ingela Brimberg qui inscrit Brünnhilde dans la lignée des héroïnes avec lesquelles tout semble possible. Son impulsivité ne se fait pas au détriment de l’homogénéité de la voix qu’elle maîtrise fièrement dans les moments les plus tendus, et elle figure une détermination qui s’exprime dans cette capacité à porter une superbe et puissante longueur de souffle sans aucune faille, avec une pointe de sévérité.

Enfin, les ensembles de Walkyries du dernier acte sont d’une très grande force en opposition complète avec les corps nus inanimés qu’elles tirent sur scène, et de cette vigueur se distingue Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Siegrune) éclatante d’enthousiasme.

Marie-Nicole Lemieux (Fricka) et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Siegrune)

Marie-Nicole Lemieux (Fricka) et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Siegrune)

L’accroche que construit ce spectacle en engendrant progressivement des images qui interrogent, tout en maintenant une cohérence entre toutes ses composantes musicales, théâtrales et dramaturgiques, donne beaucoup de joie à l’attente des deux épisodes suivants prévus au cours de la prochaine saison. De quoi compenser la déception du dernier ‘Ring’ de Bayreuth.

Ante Jerkunica, Peter Wedd, Nadja Stefanoff, Alain Altinoglu, Ingela Brimberg, Romeo Castellucci et son équipe de production, Gábor Bretz, Marie-Nicole Lemieux, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et Christian Longchamp

Ante Jerkunica, Peter Wedd, Nadja Stefanoff, Alain Altinoglu, Ingela Brimberg, Romeo Castellucci et son équipe de production, Gábor Bretz, Marie-Nicole Lemieux, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et Christian Longchamp

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Publié le 13 Novembre 2023

L’Or du Rhin (Richard Wagner – Munich, 22 septembre 1869)
Représentation du 05 novembre 2023
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Wotan Gábor Bretz
Donner Andrew Foster-Williams
Froh Julian Hubbard
Loge Nicky Spence
Fricka Marie-Nicole Lemieux
Freia Anett Fritsch
Erda Nora Gubisch
Alberich Scott Hendricks
Mime Peter Hoare
Fasolt Ante Jerkunica
Fafner Wilhelm Schwinghammer
Woglinde Eleonore Marguerre
Wellgunde Jelena Kordić
Flosshilde Christel Loetzsch

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Romeo Castellucci (2023)
Dramaturgie Christian Longchamp
Orchestre symphonique de la Monnaie

Coproduction Gran Teatro Del Liceu (Barcelone)

La nouvelle Tétralogie mise en scène par Romeo Castellucci, 32 ans après celle d’Herbert Wernicke qui avait marqué la fin du mandat de Gerard Mortier avec Sylvain Cambreling à la direction orchestrale, est un évènement après tant d’absence, d’autant plus qu’il s’agit d’un cycle qui va afficher 8 représentations par épisode, le nombre le plus élevé de l’histoire du Théâtre de La Monnaie, et donc atteindre un rayonnement conséquent sur le public régional et international.

Et évidemment, avec un plasticien qui aime introduire une imagerie mystique dans ses visions, on sait d’avance qu’il faudra se laisser aller à la beauté des choix esthétiques issus de l’histoire de l’art humaine sans forcément percuter immédiatement sur le sens qui leur est donné.

Et à la vue de ce premier volet, la sensibilité générale qui s’en dégage est une profonde empathie pour la souffrance humaine et son désir de trouver dans l’adoration des Dieux une consolation qui n’est qu’illusoire.

Scott Hendricks (Alberich) et Gábor Bretz (Wotan)

Scott Hendricks (Alberich) et Gábor Bretz (Wotan)

Après le claquement glaçant d’un immense anneau tournoyant sur scène et qui s’immobilise, le monde naît dans le noir de la fosse d’orchestre où seul le subtile point vert lumineux de la baguette du chef guide les musiciens dans leur longue montée des flots du Rhin, une noirceur sereine sous tension.

Alberich, vieilli, décharné et attaché à une poutre de métal, interpelle dans l’ombre les filles du Rhin, trois danseuses et trois interprètes prises elles aussi dans des noirceurs abyssales, et lorsque le nain réussit à prendre l’or, l’univers des Dieux apparaît dans toute sa blancheur immaculée, recouvert de fresques et de statues antiques, alors qu’une marée humaine se tord sous leurs pieds, puis sous les pierres monumentales qui l’écrase, comme dans certaines imageries bibliques.

Gábor Bretz (Wotan) et Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Gábor Bretz (Wotan) et Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Cette vision de la déchéance humaine sur laquelle règne Wotan est à mettre en regard avec l’émancipation d’Alberich qui, sorti des bas-fonds, se rebiffe dans l’espoir d’entraîner la chute de l’ordre établi et de prendre sa place.

L’apparition des géants venus, en tenues de travailleurs, réclamer leur salaire pour la construction de la résidence des Dieux, est exploitée de façon à infantiliser les commanditaires, en les doublant par des adolescents. Mais hormis le fait que cette scène ajoute à l'étrangeté de la situation, elle a surtout pour conséquence de placer les géants, les chefs des travailleurs, au dessus de leurs donneurs d'ordres.

Personnage le plus burlesque de ce prologue, Loge doit autant à la personnalité bonhomme et charnelle de Nicky Spence qu’à la liberté expressive que lui accorde Romeo Castellucci, qui a tendance à peu valoriser la gestuelle des dieux et des nymphes, une incarnation vivante qui le place en position de commentateur distancié de l'action.

Wilhelm Schwinghammer (Fafner) et Ante Jerkunica (Fasolt)

Wilhelm Schwinghammer (Fafner) et Ante Jerkunica (Fasolt)

Toutefois, le point culminant de la soirée est atteint au retour du Nibelheim, lorsque Wotan et Loge ramènent Alberich dans l'univers blanc et lumineux des Dieux. Ils font vivre au nain une véritable scène de torture, recouvrant de liquide noir la nudité de Scott Hendricks, un des artistes à qui La Monnaie doit parmi ses plus fortes incarnations, tout en restant attaché à l'anneau fabriqué au préalable dans les entrailles de la terre. Les poses et les traces au sol qui en résultent ont un effet esthétisant qui contribuent à la fascination de cette scène saisissante.

Mais de sa main noire, Alberich a le temps de faire porter sa malédiction sur l'anneau et le visage de Wotan, alors que deux crocodiles géants descendent des cintres - on ne peut s'empêcher de penser à Frank Castorf qui les utilisaient aussi dans 'Siegfried' au Festival de Bayreuth - pour révéler la véritable nature des géants dont l'un, Fasolt, finira écrasé par l'un des deux reptiles.

Scott Hendricks (Alberich)

Scott Hendricks (Alberich)

La très belle scène finale est également marquante par la manière dont l'Or du Rhin, un immense rond pleinement doré, se découvre sur un mur blanc, puis s'abat au sol sans que l'on ne voit ensuite se creuser un puits noir, surmonté d’étoiles à neuf branches semblant plonger à l'intérieur, dans lequel les dieux, un par un, iront se jeter de dos et bras écartés lors de la montée au Walhalla qui annonce en fait une descente aux enfers pour eux.

Ce final évoque d'ailleurs beaucoup celui du 'Dialogues des Carmélites' de Francis Poulenc, mais avec une valeur inversée.

L’Or du Rhin (Altinoglu Castellucci Hendricks Spence Bretz Lemieux) La Monnaie

La lecture et les couleurs qu’adjoignent Alain Altinoglu et l'Orchestre symphonique de La Monnaie privilégient une énergie sombre fortement dominée par la coloration expressionniste et puissante des bois et des vents qui s’allie chaleureusement à la structure des cordes lumineuses, mais avec de l'épaisseur. Tous les motifs solo sont par ailleurs harmonieusement dessinés avec soin.

Cette unité d’ensemble appuie ainsi un discours fortement théâtral et très prenant, avec un petit effet de huis-clos probablement du à la configuration de la salle du Théâtre.

Anett Fritsch (Freia)

Anett Fritsch (Freia)

Hormis Jelena Kordić (Wellgunde) qui fait ses débuts sur la scène de La Monnaie, tous les chanteurs ont déjà été invités sur ces planches au moins une fois par le passé, certains depuis plus de 10 ans tels Andrew Foster-Williams, Julian Hubbard, Marie-Nicole Lemieux - la vétérane depuis son premier récital interprété il y a exactement 22 ans -, Anett Fritsch, Nora Gubish, Scott Hendricks (inoubliable Macbeth dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski) et Ante Jerkunica. Ils seront tous reconduits sur les autres volets qui les font intervenir.

Gábor Bretz n’a pas encore la cinquantaine mais a toujours une apparence très jeune. A l’image du Coppelius qu’il incarnait sur cette scène il y a quatre ans, il offre une personnalité assez claire, vocalement, et visiblement fort traversée par le doute – Romeo Castellucci le fait s’agenouiller devant la statue d’un Bouddha décapité au moment de sa malédiction -.

C’est avec grande impatience que l’on attend de voir comment il va ajouter de la profondeur à Wotan dans les deux premières journées du Ring.

Nora Gubish (Erda)

Nora Gubish (Erda)

Marie-Nicole Lemieux n’a aucun mal à imposer une Fricka sévère avec son timbre aux couleurs nocturnes, et Anett Fritsch offre une fougue à Freia qui précipite un fort sentiment d’urgence.

Deux autres fortes personnalités prédominent cependant au cours de ce prologue, le Loge de Nicky Spence et l’Alberich de Scott Hendricks. Le premier est d’une aisance dansante assez originale avec beaucoup de clarté d’accents, mais aussi dans le regard, qui lui permettent de faire vivre un esprit lucide et impertinent très accrocheur, alors que le second est d’une noirceur expressive qui engage tout le corps de l’interprète, ce qui en fait un des sommets interprétatifs parmi les rôles les plus forts du baryton texan.

Nicky Spence (Loge)

Nicky Spence (Loge)

Quant aux deux géants, Fasolt et Fafner, ils trouvent en Ante Jerkunica et Wilhelm Schwinghammer deux impressionnants interprètes très difficiles à différencier du fait que le metteur en scène les fait mimer le chant de leur frère respectif pour mieux les confondre.

Et en Erda, Nora Gubisch apporte une dignité d’une très grande sagesse, peu inquiétante, afin de donner le maximum de portée spirituelle à la déesse de la terre.

Andrew Foster-Williams et Julian Hubbard rendent beaucoup de simplicité humaine à Donner et Froh, et ‘Siegfried’ permettra de voir comment Peter Hoare va dessiner les traits les plus torturés de Mime

Enfin, loin d’incarner des filles éthérées et inaccessibles, Eleonore Marguerre, Jelena Kordić et Christel Loetzsch assoient au contraire des personnages féminins très présents.

Nicky Spence, Gábor Bretz, Alain Altinoglu, Scott Hendricks, Marie-Nicole Lemieux

Nicky Spence, Gábor Bretz, Alain Altinoglu, Scott Hendricks, Marie-Nicole Lemieux

Il faudra désormais attendre la première journée, ‘La Walkyrie’, programmée en janvier prochain, pour voir quels degrés d’unité et de continuité Romeo Castellucci va insuffler à la ligne de ce Ring, et quels seront les éléments de correspondance entre chaque épisode.

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Publié le 23 Juin 2019

Le conte du Tsar Saltan (Nikolaï Andreïevitch Rimski-Korsakov)
Représentation du 16 juin 2019
Théâtre Royal de La Monnaie, Bruxelles

Tsar Saltan Ante Jerkunica
Tsaritsa Militrisa Svetlana Aksenova
Tkatchikha Stine Marie Fischer
Povarikha Bernarda Bobro
Babarikha Carole Wilson
Tsarevitch Gvidon Bogdan Volkov
Tsarevna Swan-Bird / Lyebyed Olga Kuchynska
Old man Vasily Gorshkov
Skomorokh / Shipman Alexander Vassiliev
Messenger / Shipman Nicky Spence
Shipman Alexander Kravets

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2019)

Art vidéo Gleb Filshtinsky
Coproduction Teatro Real de Madrid          Svetlana Aksenova (Militrisa) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Après Le Coq d'Or en 2016, Le Conte du Tsar Saltan est le second opéra de Nikolaï Rimski Korsakov que dirige Alain Altinoglu à La Monnaie de Bruxelles. Et parmi les 15 opéras du compositeur russe, ces deux ouvrages bénéficient, de surcroît, d'un livret de Vladimir Belsky inspiré d'un poème d'Alexandre Pouchkine.

Bogdan Volkov (Gvidon)

Bogdan Volkov (Gvidon)

C'est dire les affinités d'Alain Altinoglu pour les talents de ce grand orchestrateur dévolu à peindre un style populaire national orné de couleurs chatoyantes, et il n'y a plus belle image de l'influence de Richard Wagner que de voir et entendre le directeur musical du Théâtre Royal jouer cette musique avec un délice onctueux, dans la continuité du Tristan und Isolde interprété en ce même lieu un mois plus tôt.

Car c'est à un véritable épanouissement musical que sont invités les auditeurs au cours de ces représentations. Ampleur, finesse des détails, souplesse du tissu orchestral qui vibre de mille reflets scintillants, de mille touches de bois poétique - le tout allié à un sens de l'action théâtrale qui intègre intelligemment l'ensemble des artistes, y compris le chœur en grande forme que l'on retrouve temporairement disposé en haut des galeries de la salle pour pleurer le sort réservé à la Tsarine et son fils -, tout incline à un splendide enchantement sonore.

Bernarda Bobro (Povarikha), Carole Wilson (Babarikha), Stine Marie Fischer (Tkatchikha), Svetlana Aksenova (Militrisa), Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Bernarda Bobro (Povarikha), Carole Wilson (Babarikha), Stine Marie Fischer (Tkatchikha), Svetlana Aksenova (Militrisa), Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Et comme les solistes sont parfaitement rodés au répertoire slave, l'esprit identitaire musical de l’œuvre - au sens esthétique du terme - se ressent profondément.

Svetlana Aksenova, qui avait été une innocente et angélique Fevroniya dans La légende de la ville invisible de Kitège mis en scène par Dmitri Tcherniakov à Amsterdam, incarne cette fois un personnage beaucoup plus mûr où l'expressivité réaliste compte beaucoup plus. Car dans ce spectacle, la Tsarine Militrisa est une femme moderne, une mère qui se bat pour élever son enfant autiste et lui rendre l’espoir.

L'identification de la 'petite créature insolite' du livret avec un tel handicap mental est en effet l'élément clé qui permet de transposer ce conte légendaire en un drame social d'aujourd'hui.

Bogdan Volkov (Gvidon)

Bogdan Volkov (Gvidon)

Bogdan Volkov joue ainsi sans lassitude le comportement pathologique du jeune homme, avec ses tics et secousses imprévisibles, et est parfaitement crédible avec sa coupe lisse et juvénile, et son pull flottant. Ses intonations ombrées et plaintives expriment constamment la mélancolie que l'on associe naturellement à la langue slave.

La mère, Carole Wilson, et les deux sœurs, Bernarda Bobro et Stine Marie Fischer - l'inoubliable Pauline auprès de Lise Davidsen dans La Dame de Pique à l'opéra de Stuttgart -, qui semblent provenir du conte de Cendrillon, forment un trio pervers aux couleurs vocales vives et séduisantes, et c'est avec un immense plaisir que l’on retrouve l'excellent sens de la comédie d'Ante Jerkunica, ainsi que son impressionnante élocution sonore douée d'une noirceur coupante comme l’obsidienne. 

Olga Kuchynska (Tsarevna Swan-Bird) sur l'Ile de Bouïane

Olga Kuchynska (Tsarevna Swan-Bird) sur l'Ile de Bouïane

Et il y a également la découverte merveilleuse du Cygne d’Olga Kulchynska, recouverte d’une traîne de plumes blanches, qui offre un chant clair citron et de longues lignes vocales pour enchanter sa splendide mélodie 'Tsarévitch mon sauveur'.

Dmitri Tcherniakov lui a confectionné un magnifique écrin, l'intérieur d'une perle géante où se projettent sous des lumières blanches irréelles de magnifiques animations pour contes d'enfants, toutes les couleurs de l'arc-en-ciel fleurissent, et c'est dans cette bulle magique que les chanteurs et les dessins des différentes scènes vont se mêler pour le bonheur visuel des spectateurs.

Dans son idée, le conte n'est en fait qu'un prétexte, pour une mère et ses proches, afin de provoquer chez l'enfant une réaction qui le libérerait de son anomalie mentale, mais cette histoire de famille échoue au grand désespoir de tous.

La ville de Tmoutarakane

La ville de Tmoutarakane

Le metteur en scène montre à nouveau, à travers des costumes qui imitent une tradition russe bariolée et fantasmée, avec quel cœur il arrive à relier les apparences et les couleurs de son monde natal à des situations sociétales d'aujourd'hui. Et pour ne pas avoir à recourir à des danses stéréotypées, il substitue à ces scènes folkloriques, de grandes scènes d’animations populaires.

Mais il s’appuie également sur les qualités artistiques de Gleb Filshtinsky pour reconstituer des images oniriques sur les plus beaux passages orchestraux, tel le dramatique souffle marin qui emporte la Tsarine et son fils à travers les mers, où les images ressemblent à ce que l'on pouvait voir dans les productions traditionnelles russes, mais avec un sens du dessin qui évite tout kitsch. Et Alain Altinoglu, sur les plus belles pages orchestrales de la partition, se régale à en exalter les vortex et les méandres sombres, comme pour concourir avec l'art vidéographique.

Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Ce spectacle intelligent, qui ramène chacun aux rêves de l'enfance, mais qui devient pessimiste quand il se raccroche au monde adulte, est un extraordinaire travail de cohésion pour toutes les forces du théâtre, et un excellent catalyseur qui donne envie de parcourir les mers, car c’est la rencontre avec des esprits aussi ingénieux qui peut stimuler la créativité de chacun.

Svetlana Aksenova, Alain Altinoglu et Bogdan Volkov

Svetlana Aksenova, Alain Altinoglu et Bogdan Volkov

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Publié le 3 Novembre 2016

La Juive (Jacques Fromental Halévy)
Représentation du 30 octobre 2016
Bayerische Staatsoper, Munich

Eléazar Roberto Alagna
Rachel Aleksandra Kurzak
Princesse Eudoxie Vera-Lotte Böcker
Leopold Edgardo Rocha
Cardinal Brogni Ante Jerkunica
Ruggiero Johannes Kammier
Albert Andreas Wolf

Direction musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Calixto Bieito

Bayerisches Staatsorchester, Chorus of the Bayerische Staatsoper

Le retour de La Juive sur les scènes internationales est une bonne chose pour la culture européenne, mais est aussi un mauvais signe des temps, puisque cette œuvre emblématique du Grand Opéra Français pendant tout un siècle, de la Monarchie de Juillet jusqu’à la seconde Guerre Mondiale, est réhabilitée dans un contexte de mondialisation qui englobe non seulement le monde marchand, mais également les religions.

Le Bayerische Staatsoper de Munich a ainsi saisi cette occasion pour réintroduire une autre œuvre de ce répertoire historique, La Favorite de Gaetano Donizetti, qui déclina elle aussi au début du XXième siècle.

Il était donc possible d’entendre ces deux opéras en langue française au cours du dernier week-end d’octobre, ce qui est un fait rare dans une maison qui, habituellement, n’accorde qu’une faible part de son répertoire à la langue de Molière ( 7% des représentations).

Mais malgré l’incarnation impressionnante de Leonore par Elina Garanca dans La Favorite, c’est l’interprétation du chef-d’œuvre de Jacques Fromental Halevy qui se révèle la plus saisissante, notamment parce le livret comprend une dramaturgie originelle plus puissante.

Aleksandra Kurzak (Rachel)

Aleksandra Kurzak (Rachel)

Parmi les récentes productions de La Juive, celle d’Olivier Py à l’Opéra de Lyon était jusqu’à présent la plus évocatrice par la noirceur et la beauté de ses décors qui, clairement, opposaient un catholicisme violent et intolérant au judaïsme fondé sur une riche culture livresque.

A Munich, en revanche, Calixto Bieito ne prend parti pour aucune religion et uniformise les deux communautés religieuses en les caractérisant par quelques symboles de reconnaissance évidents, les rameaux pour les catholiques, le mur des lamentations pour les juifs.

Ce mur, épais et massif, semblant recouvert de bronze, constitue le seul élément de décor, omniprésent. Il déploiera toute sa force évocatrice au cours des trois derniers actes. Il symbolise l’incapacité des hommes à vivre avec leurs semblables, et une tendance qui s’étend dans notre monde contemporain.

Car dans les deux premiers actes, le metteur en scène avance de manière assez neutre, bien qu’il montre dans la scène d’ouverture qui célèbre la victoire – elle est jouée sans le prélude orchestral - de très jeunes garçons hussites poussés à une conversion violente par les catholiques. Rachel est la seule vêtue de vert, tous les autres protagonistes sont habillés en noir.

C’est à partir du troisième acte, après l’entracte, que le drame se densifie avec l’arrivée d’Eudoxie depuis l’arrière scène, adossée au mur monumental qui avance lentement vers la salle.

La Juive (Kurzak-Alagna-Böcker-Rocha-Jerkunica-Bieito-de Billy) Munich

Vera-Lotte Böcker n’a certes pas une voix très large, mais malgré la distance et le vide total sur scène, elle prend progressivement possession de l’espace sonore de son timbre très clair, expressif, aux accents pathétiques et agréablement modulés. La rencontre avec Rachel, séparées toutes deux par ce mur mis en travers comme s’il représentait, cette fois, les remparts du palais, révèle son excellente maitrise théâtrale à travers les jeux d’ombres scéniques. Bieito la rend plus séduite que méfiante de Rachel, au point d’en devenir suppliante et d’être finalement rejetée.

Et lors de la scène de condamnation par le Cardinal Brogni – on peut remarquer que l’autorité naturelle d’Ante Jerkunica est vocalement moins affirmée que dans ses récentes incarnations à Madrid (La Défense d’aimer, Parsifal) ou à Anvers (La Khovantchina) –, ce mur se sépare en plusieurs pans qui s’affaissent comme des ponts levis afin d’accentuer l’effroi du martyr que subit Rachel, assénée de coups de rameaux par la foule.

Une violence jamais vue dans ce passage dramatique qui s’achève par la transe exaltée du chœur.

On retrouvait à Paris, dans Lear mis en scène par Bieito,  cet effet de surprise engendré par une muraille en apparence statique qui se transformait en un élément de décor central, amovible et oppressant.

Vera-Lotte Böcker (Eudoxie)

Vera-Lotte Böcker (Eudoxie)

Cette tension entre toutes les confrontations – De Brogni / Eleasar , De Brogni / Rachel, Rachel / Eudoxie – se ressent aussi bien entre protagonistes qui ne se voient pas, que par la prégnance de leurs ombres projetées sur le mur central.

Il en résulte une noirceur d’ensemble avec laquelle composent les rétro-éclairages de brumes mystérieuses et de parois d’apparence métalliques, qui ne fait qu’accentuer la froideur du décor et l’inhumanité engendrée par le broyage religieux des âmes.

Par ailleurs, le très spectaculaire tableau de la cage prenant feu avec Rachel à l’intérieur est un artifice réaliste qui clôt une représentation scénique aussi poignante que l’Elektra de Richard Strauss pourrait l’être.

Et quel inoubliable final glacial au troisième acte, suivi par un silence absolu alors que, dans d’autres théâtres, la scène sur le parvis de la cathédrale s’achève généralement sous les applaudissements électrisés du public.

Roberto Alagna (Eléazar)

Roberto Alagna (Eléazar)

Dans cet univers proche du sordide, Roberto Alagna est prenant et éblouissant. Son chant investit la salle avec une clarté d’élocution franche, superbement timbrée, qui renforce son caractère entier naturel. Il conserve une pose recueillie, sérieuse, à l’identique de son Werther à Bastille, et ne trahit que quelques limites dans l’air d’Eléazar ‘Rachel, grand du seigneur’.

Aleksandra Kurzak, en Rachel, impose elle aussi une grande force de caractère. Un chant richement coloré, puissant et complexe, des noirceurs tourmentées et des aigus larges, une aptitude à retourner des accents morbides sur elle-même, et un personnage crédible de bout-en-bout qui va compter parmi ses meilleurs rôles.

Enfin, Edgardo Rocha est un excellent Leopold, lumineux, jamais agressif dans ses aigus les plus pénétrants, et Johannes Kammier compose un Ruggiero généreusement sonore, plus noble que le cardinal De Brogni.

Aleksandra Kurzak (Rachel) et Vera-Lotte Böcker (Eudoxie)

Aleksandra Kurzak (Rachel) et Vera-Lotte Böcker (Eudoxie)

On pourrait s’attacher à préciser les imperfections du français des chanteurs, hormis, bien entendu, Roberto Alagna dont c’est la langue maternelle, mais le chœur est  d’une musicalité hautement spirituelle, doué d’une magnifique palette de couleurs fondues avec une harmonie surnaturelle digne des grands chœurs orthodoxes russes.

Ce spectacle ne serait évidemment pas aussi happant si la noirceur et la tension n’étaient pas dans la musique. Les couleurs du Bayerisches Staatsorchester sont nativement chaudes, les cuivres ayant une rondeur qui se coule dans la masse orchestrale en sublimant les teintes des cordes sans les recouvrir d’un éclat trop métallique. Bertrand de Billy manie ainsi cet ensemble avec une puissante fluidité et une théâtralité qui peuvent être autant explosives que poétiques pour faire écrin à l’intimité des personnages.

Ainsi, malgré les coupures, dont le ballet, il s’agit de la plus convaincante version scénique, musicale et vocale de La Juive entendue à ce jour.

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Publié le 26 Avril 2016

Parsifal (Richard Wagner)

Représentation du 24 avril 2016
Teatro Real de Madrid

Amfortas Detlef Roth
Titurel Ante Jerkunica
Gurnemanz Franz-Josef Selig
Parsifal Klaus Florian Vogt
Klingsor Evgeny Nikitin
Kundry Anja Kampe

Direction musicale Semyon Bychkov
Mise en scène Claus Guth (2011)

                                 Klaus Florian Vogt (Parsifal)

Coproduction Opera de Zurich et Gran Teatre del Liceu de Barcelona

Ce mois-ci, le metteur en scène allemand Claus Guth fait sa première apparition sur deux scènes européennes majeures, l'Opéra National de Paris, avec une nouvelle production de ‘Rigoletto’, et le Teatro Real de Madrid, avec la reprise de sa production de ‘Parsifal’ créée à Zurich en 2011.

Klaus Florian Vogt (Parsifal)

Klaus Florian Vogt (Parsifal)

Remarqué au Festival de Salzbourg lorsque Gerard Mortier lui confia la réalisation scénique de la création mondiale de 'Cronaca del Luogo' (Luciano Berio) en 1999, Claus Guth est devenu un acteur majeur de la théâtralisation de l'Art Lyrique.

Ainsi, cette saison, il est à l'origine de dix productions d'opéras différentes, programmées dans toute l'Europe.

Et sa vision de ‘Parsifal’, largement commentée par les critiques musicales internationales lors de sa première représentation, est l'occasion de découvrir un travail qui s'attache à recréer un univers complexe et refermé sur lui-même, où les rituels servent à donner un sens en l'absence de Dieu.

Franz-Josef Selig (Gurnemanz)

Franz-Josef Selig (Gurnemanz)

Fascinante première image d'un repas de famille où l'on voit Titurel marquer sa préférence pour Amfortas au point de vexer Klingsor, qui va y trouver un motif sérieux de hargne et de vengeance, le flou théâtral de cette image évoque naturellement l'esthétique 'hors du temps' employée par Roméo Castellucci dans nombre de ses oeuvres.

Toute la dramaturgie de Claus Guth se déroule dans une sorte de manoir-sanatorium ravagé par le temps où l'on soigne des blessés de guerre. Sa lourde structure pivotante établie sur deux niveaux permet de passer d'une pièce à l'autre, des jardins d'une cour à une grande salle d'accueil, puis à des pièces resserrées et isolées du reste du monde.

Detlef Roth (Amfortas)

Detlef Roth (Amfortas)

Très travaillés, les effets lumineux créent des ambiances maladives, nocturnes et inquiétantes - la montée à bout de souffle de Titurel vers la chambre d'Amfortas a ses propres parts d'ombre comme dans le château du Comte Dracula -, mais installent également au second acte des ambiances vives et colorées, comme la polychromie de la musique les suggère.

La vidéo, fortement présente, est régulièrement employée pour signifier l'errance, mais prend une tournure plus contextuelle lorsqu'elle projette, sur le décor  de vieilles pierres angoissant, des images de conflits armés et des exodes qu'ils engendrent.

Anja Kampe (Kundry)

Anja Kampe (Kundry)

Claus Guth nous raconte les tentatives désespérées de Titurel pour soigner son fils - Amfortas n'est donc plus un esclave d'une communauté puisqu’il est aimé d’un père-, et souligne le manque d’amour de Klingsor ainsi que l’aspiration de Kundry à la liberté.

Puis, il montre Parsifal observant sans trop comprendre les scènes qui se déroulent sous ses yeux, mais il n’en fait pas un assassin de Klingsor pour autant, puisqu’il réussit à lui soutirer sa lance par la simple puissance de son aura et de son courage.

Quant à la scène du baiser de Kundry, il en fait une expérience de premier baiser de jeunesse qui semble moins déterminante pour le parcours du jeune homme que pour Kundry, scène d’exorcisme qui la pousse à quitter un groupe qui la considère comme un objet.

Klaus Florian Vogt (Parsifal)

Klaus Florian Vogt (Parsifal)

Il n’y a pas remise en question non plus de la progression psychologique du héros, puisque de retour d’un périple harassant, et ayant prouvé son endurance, la mort spectaculairement cérémoniale de Titurel précipite l’élection de Parsifal en chef légitime d’une famille épuisée par ses conflits fratricides, un chef qui a pris les traits et les postures d’un officier nazi.

Cette image nous ramène soudainement à la nouvelle de Thomas Mann, 'La Montagne Magique', qui raconte le parcours initiatique du jeune Hans Castorp pris dans la vie étrange d’un sanatorium, en Suisse, et qui finit par redescendre de la montagne pour se jeter dans la Grande Guerre.

Detlef Roth (Amfortas)

Detlef Roth (Amfortas)

Et l'évocation des années folles, dans la scène des filles fleurs imaginée par Claus Guth, nous situe dans l’entre deux-guerres, quand ‘Parsifal’ rejoignait les aspirations des peuples à l’élection d'un nouveau leader.

Ainsi, c'est à partir de 1914, une fois l'exclusivité de Bayreuth levée, que 'Parsifal' fut joué dans toute l'Europe, dès les premiers jours de cette année prélude à la guerre, à Paris comme à Madrid.

Ante Jerkunica (Titurel)

Ante Jerkunica (Titurel)

L’oeuvre testamentaire de Richard Wagner est en réalité problématique, car son message de paix se heurte à l’utilisation qu’en a fait la propagande national-socialiste pour promouvoir la destinée du peuple allemand.

Claus Guth rappelle de fait, à travers une mise en scène théâtralement forte, l’influence dangereuse de ‘Parsifal’, mais l’enferme aussi dans un passé qui ne permet plus de ramener l’œuvre aux valeurs de notre monde.

Seule l’ultime image de réconciliation entre Klingsor et Amfortas, aussi poignante qu’elle soit dans le contexte d’une relation familiale, reste intemporelle.

Ante Jerkunica (Titurel) et Detlef Roth (Amfortas)

Ante Jerkunica (Titurel) et Detlef Roth (Amfortas)

Pour incarner les six grands personnages de l’ouvrage, hors Dieu, le Teatro Real de Madrid a réuni une distribution wagnérienne éprouvée, puisque tous, hormis Ante Jerkunica, sont passés à plusieurs reprises par le Festival de Bayreuth.

Justement, la basse croate est le véritable mystère de la soirée. Car il y a quelque chose d’incompréhensible à entendre ce formidable chanteur, ténébreux mais également franc de timbre, animé par une inspiration humaine entière et un brillant dans le regard qui humanisent ses volumineuses intonations, et regretter qu’il ne soit pas plus présent sur les grandes scènes internationales.

C’est d’autant plus flagrant que Claus Guth lui donne un rôle au départ très affaibli, mais qui révèle une véritable force de la nature buvant le sang de la vie, et méritant un splendide cercueil laqué, lors de son passage vers l’autre monde.

Evgeny Nikitin (Klingsor)

Evgeny Nikitin (Klingsor)

Evgeny Nikitin, qui fut Klingsor dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski à l’Opéra Bastille en 2008, a toujours la même présence charismatique et menaçante, des intonations fières et séduisantes, et une agressivité terrible à encaisser.

Pourtant, on ressent une légère absence, comme si sa puissance dominatrice avait cédé à une forme de lassitude pour les rôles trop noirs, ou trop caricaturaux.

Mais il est vrai qu’il n’est plus, dans ce spectacle, le maître d’un château, sinon un frère exclu et reclus, séparé la plupart du temps de Kundry, avec laquelle les interactions directes sont rares.

Ante Jerkunica (Titurel) et Detlef Roth (Amfortas)

Ante Jerkunica (Titurel) et Detlef Roth (Amfortas)

Detlef Roth, en Amfortas, est, comme à Bayreuth, dans la production de ‘Parsifal’ par Stefan Herheim, un formidable chanteur torturé et vocalement très clair qui ne ménage aucun effet vériste pour rendre palpable son propre désarroi.

Les expressions de son visage traduisent, comme si elles en étaient le prolongement, la profondeur de cette douleur, complétant ainsi une emprise vocale touchante.

Et l’on ne sait plus que dire, à chacune de ses incarnations, de l’infaillible autorité, parcellée d’intonations caressantes, du Gurnemanz de Franz-Josef Selig. Sérénité des lignes de chant, singularité du caractère vocal, complétude avec sa stature physique bienveillante, il est avec Kwangchul Youn, l’un des deux incontournables baryton-basses wagnériens d’aujourd’hui.

Anja Kampe (Kundry)

Anja Kampe (Kundry)

En Kundry, Anja Kampe surmonte toutes les extrémités d’un rôle qui met surtout en évidence sa capacité à sur-jouer avec plaisir les tensions internes de cette femme si complexe et contradictoire.

Le timbre est sensuel, envoûtant dans le second acte qui lui permet d’en déployer sa chaleur, mais l’on sent chez cette artiste que son don d’elle-même s’extériorise plus qu’il ne sert à détailler une intégrité psychologique. Sa Kundry n’en devient que plus schizophrène.

Klaus Florian Vogt (Parsifal) et les filles fleurs

Klaus Florian Vogt (Parsifal) et les filles fleurs

Fabuleux Lohengrin depuis une décennie, Klaus Florian Vogt a le physique adéquat pour cette production qui idéalise l’image du sauveur allemand, et conserve précieusement la juvénilité d’un timbre enjôleur qui s’est aussi un peu assombri.

Mais Parsifal n’a pas le romantisme de son fils. Il est surtout beaucoup plus charnel et impulsif, impulsivité qui ne permet pas d'arborer l'ampleur vocale inhérente à ce chanteur allemand exceptionnel.

C’est uniquement dans les passages de recueillement qu’il retrouve un charme surnaturel incomparable.

Ainsi, il ne fait pas oublier le bouleversant couple qu’il forme avec Anja Kampe ces dernières années, dans les rôles de Siegmund et Sieglinde ('La Walkyrie') à l’Opéra d'Etat de Bavière.

Anja Kampe (Kundry) et Evgeny Nikitin (Klingsor)

Anja Kampe (Kundry) et Evgeny Nikitin (Klingsor)

Les chœurs du Teatro Real de Madrid sont, eux, charnels et nuancés, plus homogènes chez les hommes, mais les femmes, chez qui l'on distingue plus de disparités vocales, donnent aussi une impression de vie très spontanée.

Tous dirigés par un Semyon Bychkov serein, plus bouddhiste que passionné, l’ambiance musicale varie fortement entre passages chambristes faiblement marqués d’intentions, et de superbes déroulés houleux et gonflés par les cuivres, qui soulèvent une texture orchestrale aux couleurs mates.

Avec plus de cent musiciens dans la fosse, dont une dizaine en renfort, un parterre escamoté pour tous les accueillir, les détails instrumentaux émergent peu, mais les imperfections de certains cuivres s’entendent.

Mais même si par moment le liant semble en défaut, d’autres passages emportent l’entière scène dans un flot orchestral dense et noir.

Cependant, aucune de ces irrégularités ne réapparait au dernier acte, mené en un seul trait par de superbes lignes fluides et des effets de submersions subjuguant.

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Publié le 29 Février 2016

Das Liebesverbot - Défense d'aimer (Richard Wagner)
Edition musicale de Breitkopf & Härtel Musikverlag
D'après la pièce de William Shakespeare Measure for measure

Représentations du 27 et 28 février 2016
Teatro Real de Madrid

Friedrich Christopher Maltman (28) Leigh Melrose (27)
Luzio Peter Lodahl (28) Peter Bronder (27)
Claudio Ilker Arcayürek (28) Mikheil Sheshaberidze (27)
Antonio David Alegret
Angelo David Jerusalem
Isabella Manuela Uhl (28) Sonja Gornik (27)
Mariana Maria Miró
Brighella Ante Jerkunica (28) Martin Winkler (27)
Danieli Isaac Galán
Dorella María Hinojosa
Pontio Pilato Francisco Vas

Direction musicale Ivor Bolton
Mise en scène Kasper Holten

                                                           Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella)

Coproduction avec le Royal Opera House Covent Garden - Londres et le Teatro Colón - Buenos Aires

Alors que l'Opéra National de Paris vient d'achever la dernière répétition de sa nouvelle production des "Maîtres Chanteurs de Nuremberg", le Teatro Real de Madrid présente un ouvrage de Richard Wagner rarement joué, "Das Liebesverbot".

Le livret, écrit par le compositeur lui-même, est basé sur la comédie de William Shakespeare "Measure for measure" – nous célébrons cette année le 400ème anniversaire de la disparition du légendaire dramaturge -, pièce dont il reprend les noms originaux des personnages, mais en déplace l'action de Vienne à Palerme, afin de se conformer à la croyance issue du protestantisme allemand selon laquelle les pays du sud passent trop de temps à faire la fête et à célébrer le sexe.

Das Liebesverbot - Défense d'aimer (K.Holten-I.Bolton) Madrid

Et si son premier opéra, "Die Feen", ne sera jamais joué de son vivant, "Défense d'aimer" aura sa première représentation le 29 mars 1836 à Magdebourg, un désastre si l'on en croit Wagner.

En effet, s'il fallait jouer aujourd'hui l'intégralité de la musique, le premier acte durerait près de quatre heures.

La version que propose Madrid, d'une durée de 2h30, est bien plus courte, et ne fait rien perdre de l’évolution dramaturgique, tout en nous permettant de mesurer l'inventivité mélodique du jeune compositeur.

Car sa structure, articulée en une succession d'airs où de duos, et sa verve entrainante rappellent surtout l’allant comique de Gaetano Donizetti.

Ainsi, on ne peut s'empêcher de penser à l'"Elixir d'amour" aussi bien dans le duo coquin de Brighella et Dorella, au premier acte, que dans l'air désespéré de Claudio au second acte.

Peter Bronder (Luzio)

Peter Bronder (Luzio)

Mais bien d'autres formes musicales sont identifiables. Les grands ensembles avec chœur et orchestre, comme celui qui achève le premier acte, nous ramènent à la grandiloquence des compositions d'Halevy ("La Juive") ou de Meyerbeer ("Les Huguenots"), les humeurs libidineuses de Friedrich annoncent la noirceur des abysses du "Vaisseau Fantôme", et le chant d'Isabella évoque à plusieurs reprises la fraîcheur idéaliste d'Elisabeth dans "Tannhäuser".

Le plus fantastique est que l'on peut passer d'un style musical à un autre, et encore un autre, en moins de quinze minutes de musique.

On ne trouve cependant pas d'air chanté dont l'écriture nous reste lovée dans l'oreille, même si, sur le moment, le style est toujours charmeur.

En revanche, le motif enivrant de l'ouverture qui se développe comme celui que composera Wagner, quelques années plus tard, pour l'ouverture de "Rienzi", revient plusieurs fois dans l'oeuvre, et son évidence mélodique laisse derrière elle le souvenir d’une réminiscence heureuse.

Maria Miro (Mariana) et Manuela Uhl (Isabella)

Maria Miro (Mariana) et Manuela Uhl (Isabella)

Et pour Kasper Holten, la diversité des scènes et des ambiances est une aubaine pour construire une mise en scène qui alterne passages festifs et poésie, mais qui suggère surtout l'oppression mentale que s'imposent aussi bien Isabella que Friedrich à eux-mêmes et aux autres.

Le fond du décor représente une façade d'une construction parcourue d'escaliers et de petites chambres isolées, qui peut représenter aussi bien le couvent où vit la jeune nonne - des moines sinistres occupent le fond des alcôves -, que le palais du gouverneur parcellé de cellules austères.

Son esthétique rappelle beaucoup celle du cinéma expressionniste allemand des années 30.

Se ressent ainsi en permanence un poids sur les pulsions de la vie, surtout que les atmosphères lumineuses, colorées, ou bien froidement grises, dépeignent aussi bien la dramaturgie musicale que l'enjeu théâtral.

Ante Jerkunica (Brighella)

Ante Jerkunica (Brighella)

Le jeu d'acteur est vif et très naturel, parfois un peu trop déjanté – voir la scène de Claudio à la prison -, mais est aussi très juste et cruel quand il s'agit de montrer par les torsions du corps l'emprise du désir sexuel sur le faussement puritain Viceroy.

Par l’usage un peu facile d’un ours en peluche, nous est alors montrée la faille affective de celui-ci, mais le décalage comique est trop appuyé pour véritablement nous toucher en profondeur.

Car le sujet ne porte pas sur une improbable interdiction du sentiment que sur l’impossibilité imposée aux citoyens de vivre leur sexualité comme ils l’entendent.

On pourrait ainsi se croire dans une mise en scène de "Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny" par Laurent Pelly, avec cependant moins de systématismes.

Les costumes sont variés, les scènes de fêtes animées par d'excellents danseurs, le chœur est formidable de cohésion, et règne en permanence une dynamique qui cherche à répondre à l’énergie de la musique.

Maria Miro (Mariana)

Maria Miro (Mariana)

Par ailleurs, la projection d’un portrait de Wagner en image de synthèse, dodelinant de la tête ou faisant la moue sur le rythme de l’ouverture de l’opéra, est d'emblée le signe du parti pris burlesque qu’a choisi Kasper Holten.

Ce choix est particulièrement judicieux si l’on en juge par l’intérêt du public qui a entièrement empli la salle du Teatro Real, et manifesté son plaisir qu’une fois le rideau final baissé.

Et en forme de clin d’œil, c’est un sosie d’Angela Merkel - malgré un masque mal réalisé – qui apparaît au final sous les traits du Roi de Sicile, pour venir dispenser les euros du continent à un peuple d’Europe du Sud avide de fête et de liberté.

Il n’y a qu’à Madrid ou à Athènes que cette image puisse avoir une telle résonance ironique.

Christopher Maltman (Friedrich)

Christopher Maltman (Friedrich)

Pour ce dernier week-end de février, deux représentations sont ainsi données, le samedi et le dimanche, avec une distribution différente pour cinq rôles principaux.

Celle qui réunit Christopher Maltman (Friedrich), Ante Jerkunica (Brighella) et Manuela Uhl (Isabella) a un impact vocal nettement plus prégnant.

Les deux baryton/baryton-basse sont en effet stylistiquement impressionnants, le premier ayant une projection et un mordant prêts à engloutir le parterre entier, alors que le second, qui a abordé des rôles aussi lourds que Khovanshi ou bien Le Grand Inquisiteur, se montre parfaitement à l’aise dans une interprétation qui le rapproche du personnage de Mustafa dans "L’Italienne à Alger" de Rossini, avec une noblesse d’accent en plus.

Leurs homologues, Leigh Melrose et Martin Winkler, qui alternent avec eux dans les mêmes rôles, ont une caractérisation vocale un peu plus grossière, qu’ils compensent par un engagement scénique tout aussi violemment cru.

Mikheil Sheshaberidze (Claudio)

Mikheil Sheshaberidze (Claudio)

Quant à la soprano allemande, Manuela Uhl, elle développe un personnage frappant de détermination et de sensibilité, une véritable héroine wagnérienne et idéaliste généreuse, tempérament en revanche plus vindicatif mais tout aussi incendiaire que l’on décelait, la veille, chez Sonja Gornik.

Les deux autres rôles distribués en alternance, celui de Claudio et Luzio, sont, eux, très différemment marqués. Car si Ilker Arcayürek et Peter Lodahl inscrivent leur chant dans une ligne italienne raffinée mais parfois confidentielle, le Luzio de Peter Bonder est éclatant d’affirmation et de présence, une voix théâtralement déclamée à cœur ouvert, alors que le Claudio de Mikheil Shesharberidze fait un peu penser à un grand enfant en manque de tendresse, caractérisé par un timbre clair mais engorgé dans les aigus.

Maria Miro, elle, qui incarne Mariana chaque soir, a une très agréable ligne de chant, naïve et évocatrice de la fraicheur de printemps, une héroïne puccinienne avec du corps et une façon naturellement touchante de s’adresser au public.

Peter Lodahl (Luzio), Manuela Uhl (Isabella) et Christopher Maltman (Friedrich)

Peter Lodahl (Luzio), Manuela Uhl (Isabella) et Christopher Maltman (Friedrich)

Et même si les voix de certains rôles secondaires ne sont pas constamment percutantes, il règne une harmonie d’ensemble qui rend cette comédie si plaisante à vivre.

La direction d’Ivor Bolton et l’habilité des musiciens sont en fait le liant qui permet de faire vivre les mouvements de la musique avec une belle texture fluide et épurée, mais également de rendre toute la ferveur et le spectaculaire des grands tableaux populaires, tous très réussis, et d’entretenir une allégresse d’où peuvent émerger de sombres courants puissants et impressionnants par la perfection de leurs lignes de force.

L’ensemble orchestral est donc aussi bien au service d’une œuvre que d’un spectacle extrêmement vivant, une réussite incontestable du Teatro Real pour le bonheur d’un public qui n’a pas dû regretter sa soirée.

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Publié le 20 Septembre 2015

Tannhäuser (Richard Wagner)
Représentation du 19 septembre 2015
Vlaamse Opera Gent

Hermann Ante Jerkunica
Tannhäuser Burkhard Fritz
Elisabeth Annette Dasch  
Venus Ausrine Stundyte
Wolfram von Eschenbach Daniel Schmutzhard
Walther von der Vogelweide Adam Smith
Biterolf Leonard Bernad
Heinrich der Schreiber Stephan Adriaens
Reinmar von Zweter Patrick Cromheeke

Mise en scène Calixto Bieito
Direction Dmitri Jurowski

Orchestre symphonique et Choeur de l'Opéra des Flandres        Daniel Schmutzhard (Wolfram)

Coproduction avec le Teatro La Fenice di Venezia, Teatro Carlo Felice Genova, Konzert Theater Bern

Avec la Lady Macbeth de Mzensk composée par Dmitri Chostakovitch, Calixto Bieito a signé à l’Opéra des Flandres une de ses plus grandes mises en scène née de la rencontre de deux regards féroces sur la vie.
Mais l’idéalisme artistique du jeune Richard Wagner peut-il résister à un esprit aussi impitoyable à l’égard de toutes les illusions ?

Ausrine Stundyte (Vénus) et Burkhard Fritz (Tannhäuser)

Ausrine Stundyte (Vénus) et Burkhard Fritz (Tannhäuser)

Le directeur catalan laisse en effet totalement de côté la question du sens de la création artistique face à la société, pour transformer Tannhäuser en une réflexion sur la déconnexion d’une société bourgeoise avec l’environnement naturel d’où elle est née.
Le monde de Vénus est celui de la forêt originelle avec laquelle la déesse entretient une relation sensuelle très fortement sexuelle, et l’on peut ainsi voir la superbe Ausrine Stundyte y prendre un plaisir énergisant, et tenter d’y soumettre un vagabond, Tannhäuser, largement dépassé par la situation. Le pouvoir érotique de la soprano autrichienne est non seulement physique, mais également vocal, car son timbre noir très riche et corsé possède une séduction animale un peu brute qui lui donne une présente forte, et la sensation d’un instinct dangereux pour celle ou celui qui s’y oppose.

Ausrine Stundyte (Vénus)

Ausrine Stundyte (Vénus)

Après un premier acte passé dans les clairs obscurs de branchages tournoyants qui rappellent la forêt que Romeo Castellucci avait imaginé pour Parsifal à la Monnaie de Bruxelles, Calixto Bieito transpose les deux actes suivants dans un intérieur stylisé par des colonnes d’un blanc éclatant et artificiel, qui se recouvriront, au final, de feuillages et de terre.
Tannhäuser et Elisabeth créent le scandale à la salle des chanteurs de Wartburg par leur ferveur qui choquent les frères d’armes, poussant ces derniers à le faire payer à la nièce du landgrave par un enserrement violent.

 

Annette Dasch (Elisabeth)

Annette Dasch (Elisabeth)

Le troisième acte est une description particulièrement haineuse des sentiments de Wolfram à l’égard de celle qu’il aime, avant que ne revienne Vénus, victorieuse, acclamée de tous, qui aura prouvé son ascendant irrésistible sur les valeurs sociétales hypocrites.
On ne peut qu’admirer l’engagement total qu’obtient le metteur en scène des chanteurs dans ce jeu naturaliste qui les enlaidit tous, mais les valeurs de retour à la nature qu’il prône, tout aussi sympathiques et spirituelles qu’elles soient, ne semblent pas les mieux adaptées à un ouvrage qui traite, en premier lieu, d’un conflit intérieur.

Burkhard Fritz (Tannhäuser)

Burkhard Fritz (Tannhäuser)

Sur scène, on retrouve au côté d’Ausrine Stundyte deux artistes qui se sont récemment produits à Bayreuth, Burkhard Fritz (Parsifal - 2012) et Annette Dasch (Elsa dans Lohengrin en 2015).
Le ténor allemand, qui avait été fortement éprouvé par la tessiture tendue du Chant de la Terre peu de temps auparavant au Palais Garnier, a retrouvé une plénitude vocale avec un moelleux expressif qui rend son Tannhäuser attendrissant et d’une entière présence. Et il convoque corps et âme pour apparaître comme le plus crédible des artistes.

Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Burkhard Fritz (Tannhäuser)

Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Burkhard Fritz (Tannhäuser)

Quant à Annette Dasch, après une première apparition lascive, elle investit l’espace en reprenant le tempérament naïf et infantile d’Elsa plaqué sur Elisabeth, sans éviter d’exagérer un peu trop ses outrances. Son timbre, et particulièrement son médium si charmeur, est à en fendre le cœur, et elle gagne en profondeur au fil de la soirée, exubérante dans les aigus, tout en libérant une force fragile que Calixto Bieito abîme en la faisant descendre de son piédestal, au point de la voir se nourrir de terre au dernier acte, image inutilement provocatrice.

Annette Dasch (Elisabeth)

Annette Dasch (Elisabeth)

Ante Jerkunica est évidemment un Hermann d’une stature vocale imposante, et Daniel Schmutzhard, un baryton clair pour le rôle de Wolfram, en dénue la noblesse avec l’aide du metteur en scène, pour incarner un personnage d’une névrose totalement maladive. La sensibilité habituelle de cet homme poète s’efface alors pour laisser place à une personnalité agressive que l’on n’imagine pas naturellement.

Jeune chanteur récemment impliqué dans une bonne partie de la programmation de l’Opéra des Flandres, Adam Smith apporte une touche de charme autant physique que vocale au rôle de Walther.

Burkhard Fritz, Calixto Bieito, Annette Dasch, Rebecca Ringst (Décors), Dmitri Jurowski, Ingo Krügler (Costumes) et Ausrine Stundyte

Burkhard Fritz, Calixto Bieito, Annette Dasch, Rebecca Ringst (Décors), Dmitri Jurowski, Ingo Krügler (Costumes) et Ausrine Stundyte

Dans la fosse d’orchestre, Dmitri Jurowski fait d’emblée entendre au cours de l'ouverture son peu d’empathie pour les trivialités de Wagner, et il en modifie les couleurs pour privilégier la théâtralité des percussions. Mais ensuite, dans le second et, surtout, le troisième acte, il fait ressortir les moindres frémissements et les teintes intimes de la musique, qui lui permettent de montrer comment les cordes et les vents de son orchestre ne sonnent jamais aussi bien que lorsqu’ils se parent du mystère des sonorités slaves. Son empreinte théâtrale est forte, liée solidement à l’action scénique, et l’osmose avec un chœur exceptionnel dans l’élégie, en fond de scène, et dans les grandes déclamations, en avant-scène, libère un immense souffle revitalisant.

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Publié le 5 Novembre 2014

La Khovantchina (Modest Moussorgski)
Représentation du 02 novembre 2014
Opera Ballet Vlaanderen (Antwerpen)

Ivan Khovanski Ante Jerkunica
Andrei Khovanski Dmitry Golovnin
Vassili Golitsine Vsevolod Grivnov
Chakloviti Oleg Bryjak
Dossifei Alexey Antonov
Marfa Julia Gertseva
Susanna Liene Kinca
Le Clerc Michael J.Scott
Emma Aylin Sezer
Varsonofiev Christian Lujan
Kouzka Adam Smith
Strechniev Vesselin Ivanov
Premier Strelets Patrick Cromheeke
Deuxième Strelets Thomas Mürk
Un confident de Golitsine Vesselin Ivanov                         Ante Jerkunica (Ivan Khovanski)

Direction Musicale Dmitri Jurowski
Mise en scène David Alden
Coproduction English National Opera

Deux ans sont passés depuis la dernière reprise du chef-d’œuvre inachevé de Modest Moussorgski, reprise que dirigeait Michael Jurowski pour le public de l’Opéra de Paris.

Et aujourd’hui, c’est au tour de l’un de ses fils prodiges, Dmitri Jurowski, de faire résonner les éclats et les abîmes qu’expriment les lamentations les plus profondes de son peuple d’origine.

Michael J.Scott (Le Clerc)

Michael J.Scott (Le Clerc)

L’Opéra de Flandre a confié la mise en scène de cette nouvelle production à David Alden, artiste voué aux lectures humainement fortes. Il s’écarte ici de la littéralité de l’œuvre évoquant les évènements qui marquèrent l’Empire à l’avènement de Pierre Le Grand, pour se rapprocher de la spiritualité de son texte et de sa musique.
 

Les confrontations entre les différents courants de pensées, les Streltsy, les Boyards, les vieux croyants, le politicien éclairé Golitsine et le peuple - protagoniste central - se déroulent dans une Russie moderne, sans qu’aucun groupe ne puisse se porter garant d’une issue salvatrice pour tous.

Bien au contraire, le régisseur dessine les grands traits caractéristiques des personnages par la représentation de symboles frappants, détachant de façon évidente les forces sombres de chacun.

Ainsi voit-on les membres de la secte des Vieux-croyants se recueillir devant un tableau ésotérique, accroché à un mur vide, avant d’être arrêtés pendant le prélude de l’acte III par des conspirateurs.

 

                                                                               Ante Jerkunica (Ivan Khovanski)

Ou bien assiste-t-on à l’arrivée des partisans d’Ivan Khovanski, casqués et vêtus en treillis rouges et noirs, qui font penser à des groupes de maintien de l’ordre, galvanisés et idolâtrés par de jeunes enfants naïvement idéologisés, à la croisée des jeunesses hitlériennes et des mouvements scouts, image ambigüe inévitablement provocante. 

La Khovantchina (Jerkunica-Antonov-Jurowski-Alden) Anvers

Quant à Vassili Golitsine, reclus dans son palais moscovite, ne lui reste plus qu’à noyer son regard dans le portrait faiblement éclairé de la Grande Catherine, en souvenir d’une époque des lumières définitivement révolue.
 

Au cours du troisième acte et de la scène qui suit l’air de désespérance de Chakloviti, les Streltsy se livrent à une beuverie et une orgie très couramment utilisées dans les scènes de décadences dignes de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, et les femmes apparaissent enlaidies par leur abandon au luxe sans goût d’une société de consommation débridée.

Et peu après, la danse persane chez Ivan Khovanski se transforme en une scène de viol, qui s’achève par le relèvement spectaculaire de la victime, droguée, pour abattre l’agresseur et finir gisante et rampante sur les accords terribles annonçant l’arrestation des Streltsy. Ils seront finalement libérés par d’autres forces tout aussi redoutables et humainement insignifiantes.

 

 

                                                                                         Aylin Sezer (Emma)

Le savoir-faire dramaturgique indéniable de David Alden trouve sa plus belle expression aussi bien dans la manière d’enchaîner les scènes en liant l’action à la musique, que dans sa façon de combler l’action dans tous les préludes orchestraux. Et c’est avec émoi que l’on assiste, au début du Vème acte, à l’arrestation pathétique de Golitsine, sous les projecteurs affolés d’une chasse à l’homme implacable.

Et même si les moyens consacrés à la scénographie sont limités, tous les tableaux comportent une dimension visuelle impressive, jusqu’au bûcher final représenté par la projection de la montée d’un feu glacial.

Julia Gertseva (Marfa)

Julia Gertseva (Marfa)

Dmitri Jurowski est ainsi dans son élément pour amplifier les noirceurs névrotiques de la partition, et transformer l’orchestre en un acteur dramatique majeur. Les percussions sont d’une urgence impressionnante sans que la musicalité ne soit jamais entachée d’un fracas facile. Le flux est spectaculairement expressif, les respirations amples et profondes, les détails poétiques bien surlignés, et ne manque qu’un déploiement plus large et brillant de la tissure des cordes.
Le son est donc toujours très compact dans la modeste, mais intime, salle de l’Opéra d’Anvers, mais cela fait partie de son charme et de son identité.

 

Et l’ensemble fait corps avec les solistes et le chœur, chœur violemment présent et homogène, mais qui peut difficilement rendre tout le mystère mélancolique de la langue slave. D’autant plus que la taille de la salle ne lui laisse pas suffisamment de place pour se fondre entièrement dans la masse orchestrale.

Au cœur de cette distribution profondément engagée, Ante Jerkunica est un grand Khovanski, un jeune séducteur impressionnant au regard manipulateur, mais sans nuances de caractère, une sorte de Don Giovanni qui n’éprouve aucune compassion pour qui que ce soit. Il a face à lui un Dossifei qui est son parfait contraire humain. Le chant poétique d’Alexey Antonov évoque, en effet, la douceur d’un Wolfram, une sérénité défaite qui ne se fait aucune illusion sur l’évolution de son monde.

                                                                                     Adam Smith (Kouzka)

A ses côtés, la Marfa de Julia Gertseva est une femme décidée et passionnée, mesurée dans ses sentiments, et très impliquée dans sa relation aux autres. Vocalement, elle a pour elle la force de la langue russe, qui ne suffit pas totalement à dépasser les déchirures agressives de ses aigus. Sa gravité est d’abord dans son regard posé sur l’être qui lui est cher sur scène, Andrei Khovanski.

Julia Gertseva (Marfa) et Dmitri Golovnin (Andrei Khovanski)

Julia Gertseva (Marfa) et Dmitri Golovnin (Andrei Khovanski)

Dmitry Golovnin est ainsi un chanteur sans ambages doué d’une puissance viscérale saisissante, qui fonctionne aux coups d’éclats. Le timbre n’est pas séduisant, mais révélateur des tourments de son personnage au caractère d’enfant.

Et parmi les autres interprètes masculins, Oleg Bryjak incarne un Chakloviti conspirateur puissant, Vsevolod Grivnov extériorise la violence de Vassili Golitsine, comme dernier geste de révolte, et Michael J.Scott s'amuse à jouer, d’emblée, un clerc plein d’assurance et d’intelligence.

Dans son rôle court et hystérique, Aylin Sezer rend Emma attachante par ses traits félins et désespérés, mais quel dommage que Liene Kinca ne fasse qu’une apparition succincte en Susanna, car son galbe vocal surdimensionné a hypnotisé plus d’un spectateur.

La version jouée à l’Opéra d’Anvers est semblable à celle de Paris, basée sur l’orchestration de Chostakovitch, et écourtée par le final de Stravinsky.

                                                                                           Alexey Antonov (Dossifei)

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Publié le 1 Octobre 2013

Tristan und Isolde (Richard Wagner)
Représentation du 29 septembre 2013
Vlaamse Opera Antwerpen

Isolde Lioba Braun
Tristan Franco Farina
Le Roi Marke Ante Jerkunica
Brangäne Martina Dike
Kurwenal Martin Gantner
Melot Christophe Lemmings
Un jeune marin / un berger Stephan Adriaens
Un pilote Simon Schmidt

Mise en scène Stef Lernous
Direction musicale Dmitri Jurowski
Orchestre et Choeurs du Vlaamse Opera

 

                                                                                                           Lioba Braun (Isolde)

Parfois, il arrive qu’une affiche ne présentant que des célébrités, comme celle de l’Opéra de Munich qui comprenait, en mars dernier, les noms de Meier, Lang, Dean Smith, Nagano, ne soit pas suivie d’une interprétation artistiquement captivante, et sombre dans une routine approximative.

Mais il arrive également qu’une distribution construite sur un ensemble de très bons chanteurs, qui ne soient pas pour autant starisés, réussisse à extraire d’un spectacle une âme qui vous prenne et vous touche en vous rendant heureux d’être là à les entendre.
Et c’est-ce qu’il vient de se produire au Vlaamse Opera d’Anvers avec la nouvelle production de Tristan et Isolde présentée en ouverture de saison.

Stephan Adriaens (Un jeune marin)

Stephan Adriaens (Un jeune marin)

Le metteur en scène Stef Lernous, mieux connu pour être le directeur artistique de l’Abattoir fermé, un théâtre tourné vers les mondes situés en marge de la société, a en effet construit un thriller qui s’appuie sur des éléments d’actions et de lieux qui ne sont généralement pas évoqués, et qu’il transpose dans un univers glauque contemporain.

Le premier acte se déroule à la sortie d’un cinéma, lors de la dernière représentation du soir, devant lequel le corps d’un homme assassiné, le Morold, git sur le sol. Les badauds sont présents, les représentants de l’ordre également, mais Isolde et Brangäne, désemparées, ne dénoncent cependant pas celui qui en est l’auteur, Tristan.

La confrontation entre les deux protagonistes qui s’aiment sans le reconnaître se déroule à l’avant-scène avec une lisibilité naturelle.

Martina Dike (Brangäne) et Lioba Braun (Isolde)

Martina Dike (Brangäne) et Lioba Braun (Isolde)

Dans la seconde partie, les deux amants se retrouvent dans une sorte de vestiaire délabré, un lieu volontairement sale et sordide, dont le visuel rebute et s‘oppose à la plénitude de la musique.
Sur un écran, apparaissent furtivement les regards espions de Marke et Melot, alors que Brangäne met en garde les amants de la traque dont ils sont l’objet.
L’arrivée de Marke en sorte de chef d’organisation criminelle, escorté par des écuyères raides dans leurs bottes et porteuses d’un sceau chevaleresque sur la poitrine, tourne au règlement de compte.

Il s’agit, ici, d’une vision moderne de la transgression des règles dont est coupable Tristan, habillé de vieux vêtements usés.
Le plus extraordinaire, dans cette scène, est que la déliquescence contenue dans la musique de Wagner en renforce le sentiment de décrépitude. Le meurtre de Tristan par Melot, un voyou zélé, a ainsi quelque chose de très réaliste.

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Il faut alors un certain temps pour comprendre pourquoi nous nous retrouvons, au dernier acte, dans un restaurant de luxe situé sur les escarpements d’une montagne qui fait penser à la Montagne Magique de Thomas Mann. Cette description fantastique du château de Kurwenal et de ses clients sans âme qui filment l’agonie de Tristan semble être une manière décalée de représenter le monde réel tel que, blessé à mort, il le perçoit.
C’est en tout cas étrange, comme ce gouffre rougeoyant vers lequel se dirige le couple à la fin du Liebestod.

Mais cette conception aurait-elle pu être aussi captivante et sublimer nombre de passages simplement humains, si la direction et l’interprétation musicales n’avaient été aussi fortes et prenantes?
L’Opéra d’Anvers est d’une taille modeste, et ses loges en bois lui donnent un charme british chaleureux et intime, si bien que l’ampleur d’une œuvre comme Tristan & Isolde apparaît bien importante pour un tel lieu.

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Seulement, la direction musicale de Dmitri Jurowski est une merveille à la fois de dynamisme, de brillance et d’épaisseur. Les écoulements fluides des cordes et les contrastes des bois lui donnent du corps et du mouvement et, par conséquent, une réalité palpable, changeante avec tous les motifs frémissants et une vie inaltérable.

Ce Tristan profond et terrestre, et qui laisse de côté les évanescences immatérielles, fond l’action scénique en quelque chose qui unit le drame et les chanteurs dans un tout artistiquement magnifique et émouvant.

Parmi ces chanteurs, Franco Farina est une énigme. Ce ténor avait fait les beaux jours des années Gall à l’Opéra de Paris dans les années 90, interprétant des rôles majeurs ou secondaires du répertoire italien, Macduff (Macbeth), Foresto (Attila), Caravadossi (Tosca) ou Calaf (Turandot) sans éclat particulier, mais, avec un grain dans la voix que, personnellement, je n’avais pas oublié.
Et depuis, plus rien. Puis, pour la première fois depuis une décennie, son nom réapparait soudainement en tête d’un des rôles les plus écrasants de l’histoire lyrique, ce qui ne peut qu’engendrer interrogations.

Une garde et Christophe Lemmings (Melot)

Une garde et Christophe Lemmings (Melot)

Alors, sans arriver à expliquer quoi que ce soit, l’interprétation de Tristan qu’il vient de faire à Anvers a de quoi marquer. Son timbre n’a rien de séducteur, certes, mais la solidité du chant, sombre et homogène, est sans faille, et le legato est suffisamment travaillé pour en adoucir l’expressivité.
Et même dans les moments les plus désespérés, il ne cherche pas à forcer l’affectation, ce qui, d’ailleurs, ne détériorerait pas ses expressions quand la souffrance se fait extrême.
Cette impression de chant naturel, sans signe d’essoufflements tout au long du drame, à part, peut être, dans le final du Ier acte, est quand même quelque chose d’assez rare pour ne pas le reconnaître.

Martin Gantner (Kurwenald)

Martin Gantner (Kurwenald)

Et on pourrait dire la même chose de tous ses partenaires, Lioba Braun en premier. Son Isolde a un timbre assez similaire à celui de Waltraud Meier, plus soyeux et harmonieux et aussi un peu plus fragile. Mais son jeu scénique, plus économe, ne lui donne pas le même charisme. Hormis cette réserve, son personnage est passionné, d’un très haut niveau dramatique, d’une surprenante naïveté après l’absorption du filtre d’amour, avec un petit côté « bourgeoise » sans doute du à la mise en scène.

Elle est en permanence soutenue par sa partenaire, Martina Dike, qui compose une Brangäne de grande classe, presque trop incendiaire dans ce théâtre trop petit pour elle. Elle a une manière d’être extrêmement touchante car elle est dans un état d’esprit constamment compassionnel, d’une dignité sans faille, et sa clarté la rapproche fortement d’Isolde.

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Et l’on retrouve cette même solidité chez Ante Jerkunica, le Roi Marke, et Martin Gantner, Kurwenal. Le premier ne cède jamais au pathétique pour tenir son personnage sur une ligne autoritaire qui a du charme, et le second, vêtu aussi sobrement que Tristan, impose un personnage fraternel, fortement présent, d’une stature qui lui est égale.

Et dans les rôles plus secondaires, Christophe Lemmings joue un Melot terriblement crapuleux, à l’opposé de Stephan Adriaens, tendre et léger marin.

Nul doute que l’esthétique de ce spectacle puisse déplaire, mais la dramaturgie et l’interprétation musicale sont, elles, une surprenante réussite.

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