Articles avec #volkov tag

Publié le 20 Août 2024

Der Idiot (Mieczysław Weinberg – 1986-1989 – 09 mai 2013, Mannheim)
Livret de Alexander Medwedew d’après le roman de Fiodor Dostoïevski
Représentation du 10 août 2024
Felsenreitschule
Salzburger Festspiele 2024

Fürst Lew Nikolajewitsch Myschkin Bogdan Volkov
Nastassja Filippowna Baraschkowa Ausrine Stundyte
Parfjon Semjonowitsch Rogoschin Vladislav Sulimsky
Lukjan Timofejewitsch Lebedjew Iurii Samoilov
Iwan Fjodorowitsch Jepantschin, General Clive Bayley
Jelisaweta Prokofjewna Jepantschina, seine Frau Margarita Nekrasova
Aglaja Iwanowna Jepantschina Xenia Puskarz Thomas
Alexandra Iwanowna Jepantschina Jessica Niles
Gawrila (Ganja) Ardalionowitsch Iwolgin Pavol Breslik
Warwara (Warja) Ardalionowa Iwolgina Daria Strulia
Afanassi Iwanowitsch Totzki Jerzy Butryn
Messerschleifer Alexander Kravets
Adelaida Iwanowna Jepantschina Jutta Bayer

Direction musicale Mirga Gražinytė-Tyla
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2024)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp

Herren der Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor
Wiener Philharmoniker


                                                           Mirga Gražinytė-Tyla, Krzysztof Warlikowski et Bogdan Volkov
                                                                                                (Photo Festival Salzburg)
Nouvelle production du Festival de Salzbourg (Première le 02 août 2024)
Diffusion sur Medici TV et Stage + le 23 août 2024 à 20h

Depuis la première scénique de ‘Die Passagierin’ au Festival de Bregenz en juillet 2010, à celle de ‘Der Idiot’ à Mannheim en mai 2013, les œuvres de Mieczysław Weinberg trouvent une reconnaissance tardive, et c’est un véritable coup de maître que vient de provoquer le directeur artistique Markus Hinterhäuser en choisissant le dernier opéra du compositeur russe comme première nouvelle production scénique du Festival de Salzbourg 2024.

Ausrine Stundyte (Nastassja) et Bogdan Volkov (Myschkin)

Ausrine Stundyte (Nastassja) et Bogdan Volkov (Myschkin)

Juif polonais ayant du fuir Varsovie suite à l’avancée de la Wehrmacht, ce qui aboutira à l’extermination de toute sa famille sous le régime Nazi, Mieczysław Weinberg se réfugia en URSS, d’abord à Minsk, puis à Tachkent, quand les Allemands envahirent les territoires soviétiques.

Il sera cependant victime des persécutions antisémites du régime stalinien après la guerre, et devra endurer 11 semaines d’emprisonnement jusqu’à la mort du dictateur en mars 1953. C’est sans doute à ce moment que son amitié avec Dmitri Chostakovitch atteindra son paroxysme, puisque ce dernier n’hésitera pas à s’adresser aux autorités pour le faire libérer, geste éminemment risqué.

Malgré les propos de Fiodor Dostoïevski sur ‘la question juive’ tenus dans son ‘Journal d’un écrivain’, Mieczysław Weinberg a traduit son intérêt pour la littérature russe en adaptant de 1985 à 1989 l’un de ses romans, ‘L’Idiot’, sous forme d’une œuvre lyrique qui connaîtra une première en version de concert réduite et orchestration de chambre le 19 décembre 1991 à Moscou, la seule interprétation jouée du vivant du compositeur.

Der Idiot - Weinberg (Volkov Gražinytė-Tyla Warlikowski) Salzbourg

Après Mannheim (2013), Oldenbourg (2014), Saint-Pétersbourg (2016), Moscou (2017) et Vienne (2023), la production de 'Der Idiot' que présente le Festival de Salzbourg prend une forte valeur politique, car elle est confiée à une équipe artistique qui partage une histoire commune avec la Russie, et une même vision des Russes.

Un metteur en scène polonais, Krzysztof Warlikowski, un héros interprété par un chanteur ukrainien, Bogdan Volkov, soit deux artistes originaires de deux pays en conflit avec la Russie depuis le XVIIe siècle (‘La Khovanchtchina’ de Modeste Moussorgski est un exemple d’opéra qui intègre dans son livret des éléments historiques liés à cette période), une cheffe d’orchestre lituanienne, Mirga Gražinytė-Tyla, originaire d’un état balte qui a aussi subi l’occupation soviétique, sa consœur, Ausrine Stundyte, qui chante le rôle de Nastassja, tous ont en eux la méfiance des Russes, voir une profonde peur commune.

‘Weinberg: Symphonies Nos. 2 & 21’  par Gidon Kremer et Mirga Gražinytė-Tyla

‘Weinberg: Symphonies Nos. 2 & 21’ par Gidon Kremer et Mirga Gražinytė-Tyla

Gidon Kremer, violoniste letton dont le père est un survivant juif de l’holocauste, a connu Mieczysław Weinberg lorsque ce dernier participait en tant que pianiste à la création de ‘Sept romances’ de Chostakovitch, le 25 octobre 1967 à Moscou.

Mais à l’époque, Gidon Kremer le considérait comme appartenant à une ancienne génération de musiciens. Il regrette ce jugement hâtif et défend dorénavant le compositeur à travers des concerts et des enregistrements discographiques.

Il a ainsi transmis sa passion à Mirga Gražinytė-Tyla avec qui il a édité un disque en 2019  ‘Weinberg: Symphonies Nos. 2 & 21’ chez Deutsche Grammophon. Et il y a quelques mois encore, elle dirigeait ‘Die Passagierin’ au Teatro Real de Madrid dans la production originale de Bregenz mise en scène par David Pountney.

Mirga Gražinytė-Tyla et Bogdan Volkov

Mirga Gražinytė-Tyla et Bogdan Volkov

La conséquence de cette passion partagée est que Mirga Gražinytė-Tyla fait œuvre d’un contrôle somptueux du Wiener Philharmoniker avec lequel elle emmène l’auditeur dans les méandres sombres de ‘Der Idiot’ avec une patience et une précision qui laissent fasciné. Les transitions au piano, les mouvements de fond coulant des contrebasses, les grands moments dramatiques, voir épiques, que les cuivres puissamment alliés aux cordes font intensément ressentir avec éclat mais sans stridences excessives, créent une atmosphère méditative d’une beauté mystérieuse qui fait aussi parfois penser à celle de Ligeti. Mais l’écriture de Weinberg mêle également les motifs mélancoliques des bois au chant des solistes, et la profondeur poignante de l’orchestre fait merveille ici, car elle est rendue avec tout son pouvoir immersif que l’on pourrait presque trouver trop embaumant.

Qu’une telle osmose entre le Wiener Philharmoniker et Weinberg se réalise sous la direction de Mirga Gražinytė-Tyla signe l’adoption définitive de celle-ci par l’orchestre, car la cheffe lituanienne sera la première femme à le diriger au Musikverein les 3 et 4 mai 2025 à l’occasion de deux concerts d’abonnement, une reconnaissance historique.

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

L’équipe de Krzysztof Warlikowski est également pour beaucoup dans la réussite absolue de cette mise en valeur à couper le souffle. Le large cadre de scène de la Felsenreitschule est décomposé avec clarté, à droite un espace confortable où logent en premier lieu les fauteuils mobiles des wagons du train qui ramène le Prince Myschkin de Suisse à Saint-Pétersbourg, à gauche, l’univers de l’argent et de la mort (appuyé par la présence d’un squelette) symbolisé par une salle de marché qui est liée à l’enjeu que représente Nastassja pour ses courtisans, un peu plus au centre une chambre coulissante recouverte d’art traditionnel russe, prémonitoire du destin fatal de l’héroïne, et, légèrement décentré, un tableau où seront gravées des formules de la physique newtonienne et d’Einstein qui traduisent la fascination pour les lois fondamentales et élégantes de la nature.

Bogdan Volkov (Myschkin), Ausrine Stundyte (Nastassja) et Vladislav Sulimsky (Rogoschin)

Bogdan Volkov (Myschkin), Ausrine Stundyte (Nastassja) et Vladislav Sulimsky (Rogoschin)

Le tout est serti d’un fond de décor boisé conçu avec goût par Małgorzata Szczęśniak, qui renvoie à la prévalence de ce matériau dans la tradition russe.

Les vidéos de Kamil Polak sont utilisées parcimonieusement, d’abord pour donner l’illusion sur toute la longueur de scène du défilé des paysages avec l’avancée du train, laissant entrevoir des quartiers de villes détruits ou abîmés, une image destructrice et délabrée de la Russie, ensuite en temps réel, lorsque Nastassja filme narcissiquement son propre visage, jusqu’à cette sublime scène finale où l’on voit Myschkin, Nastassja et Rogoschin réunis l’un à côté de l’autre dans le même lit, trois visages de l’humanité qui se rejoignent, mélange de pureté et de noirceur qui se retrouve dans la musique lancinante qui s’éteint.

Bogdan Volkov (Myschkin) et ‘Le Christ mort’ de Hans Hoblein - photo SF / Bernd Uhlig

Bogdan Volkov (Myschkin) et ‘Le Christ mort’ de Hans Hoblein - photo SF / Bernd Uhlig

Mais le plus touchant réside dans l’extrême sensibilité avec laquelle Krzysztof Warlikowski vise à ne surtout pas briser le caractère fragile du Prince en poussant très loin la caractérisation de la beauté pure de Myschkin. 

Bogdan Volkov connaît bien ce caractère puisqu’il l'a déjà interprété à plusieurs reprises au Théâtre du Bolshoi depuis 2017. Dans les mains d’un tel metteur en scène, son personnage semble comme irradié à fleur de peau par sa perception des êtres humains qui l’entourent, et son expressivité solide et plaintive, homogène de clarté de timbre dans une tonalité slave, est véritablement poignante. 

Héros à la fois adulte sincère et enfant authentique, supportant par compassion les faiblesses de son entourage malade, Krzysztof Warlikowski lui offre une image magnifique lorsqu’il le représente à demi nu allongé sous la peinture ‘Le Christ mort’ de Hans Hoblein, une référence au roman où il est évoqué, eux deux se situant sous les deux formules de Newton et Einstein inscrites sur le tableau. Serait-ce une manière de dire que par sa blancheur immaculée, Myschkin porte en lui quelque chose d’encore plus grand que le Christ?

Cette surprenante scène apparaît d’ailleurs après une crise d’épilepsie extraordinairement jouée par Bogdan Volkov, avec des mimiques compulsives, alors que l’orchestre atteint une telle emphase dans la violence qu’elle résonne comme un cri provenant des entrailles, un mode d’expression cher à Krzysztof Warlikowski.

Pavol Breslik (Ganja) et Jerzy Butryn (Totzki)

Pavol Breslik (Ganja) et Jerzy Butryn (Totzki)

Nastassja et Rogoschin sont eux aussi très bien dessinés par le metteur en scène. Ausrine Stundyte use beaucoup de sa voix fauve et noire pour caractériser la jeune femme à coups de traits outranciers, pouvant se montrer séductrice par le corps, provocante avec les hommes, mais témoignant aussi d’une passion affective pour le Prince qui l’absout de tout. Elle aussi a un jeu qui s’enflamme, tout en la rendant très humaine. Elle incarne quelqu'un d'assez extraordinaire lorsqu'elle adjure le Prince de ne pas l'aimer, sinon il en serait abîmé.

Vladislav Sulimsky a tout autant de noirceur à revendre, un regard très ancré, une incarnation du mal lucide qui trouve sa place dans cette société calculatrice, et quelque peu une bête rampante, sans tomber dans le manichéisme pour autant.

Et bien que le livret aborde de façon plus parcellaire les autres caractères, ils sont tous incarnés de manière très vivante et colorée, Margarita Nekrasova, la femme exubérante du général Jepantschin, joué par un Clive Bayley en pleine forme, Pavol Breslik toujours aussi fortement impliqué en Ganja, l’autre amoureux de Nastassja, ou bien le très marquant Jerzy Butryn dans le rôle de Totzki, pourtant souvent limité à de simples interjections.

Enfin, le chœur d'hommes, mené de manière très active sur scène, forme un personnage social à part entière d'une très grande éloquence.

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

La richesse de ce spectacle mériterait d’être revue, surtout lorsque l’on en admire la complexité et la précision du montage (très impressives sont les différentes nuances de bleu que Felice Ross injecte dans les lumières de la scène finale, et quelle magnifique vidéo numérique signée Kamil Polak qui identifie le Prince au 'Voyageur' de Caspar David Friedrich lorsqu’il chante ses souvenirs de jeunesse à la montagne, un hommage aux 250 ans de la naissance du peintre).

Le public ne s’y est pas trompé, ni la presse lyrique internationale qui a salué avec grand enthousiasme l’importance de cet évènement, car il s'agit d'une découverte majeure qui est rendue avec une force et une lisibilité qui font honneur à Mieczysław Weinberg.

Et pour retrouver le duo Mirga Gražinytė-Tyla / Krzysztof Warlikowski, il ne faudra attendre que peu de temps jusqu'à la première de Káťa Kabanová prévue au Bayerische Staastoper le 17 mars 2025. 

Bogdan Volkov, Ausrine Stundyte et Vladislav Sulimsky

Bogdan Volkov, Ausrine Stundyte et Vladislav Sulimsky

Voir les commentaires

Publié le 7 Juillet 2024

Le Grand Macabre (György Ligeti – Stockholm, le 12 avril 1978)
Représentations du 28 juin et 01 juillet 2024
Münchner Opernfestspiele 2024
Bayerische Staatsoper

Chef der Geheimen Politischen Polizei (Gepopo)
           Sarah Aristidou
Venus Sarah Aristidou
Amanda Seonwoo Lee
Amando Avery Amereau
Fürst Go-Go John Holiday
Astradamors Sam Carl
Mescalina Lindsay Ammann
Piet vom Fass Benjamin Bruns
Nekrotzar Michael Nagy
Ruffiack Andrew Hamilton
Schobiack Thomas Mole
Schabernack Nikita Volkov
Weißer Minister Kevin Conners
Schwarzer Minister Bálint Szabó
Refugees (Chorsoli) Isabel Becker, Sabine Heckmann, Saeyong Park, Sang-Eun Shim

Direction musicale Kent Nagano
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2024)               
      Kent Nagano
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp, Olaf Roth

Né au sein d’une famille juive hongroise le 28 mai 1923, György Ligeti étudia en Roumanie à Cluj-Napoca. Il désirait devenir scientifique, mais les lois antisémites nazis contrarièrent ce projet.

Il connut le travail forcé sous ce régime et perdit son père et son frère dans les camps de concentration. Sa mère survivra à Auschwitz, mais il devra fuir Budapest en 1956 au moment de la révolution hongroise qui sera écrasée par Staline.

Michael Nagy (Nekrotzar)

Michael Nagy (Nekrotzar)

Réfugié à Vienne puis à Cologne, il étudie la musique d’avant-garde et commence à composer. Il connaît son premier véritable succès avec ‘Atmosphères’ (1961), une pièce orchestrale d’une durée de 9 mn qui sera par la suite popularisée en 1968 à travers le film de Stanley Kubrick ‘2001, A Space Odyssey’ dont elle fera l’ouverture.

Sa créativité engendre par la suite nombre de concertos pour orchestre ou instrument seul, ainsi que des pièces chorales – le célèbre ‘Lux Aeterna’, autre composition utilisée dans ‘2001’ -, et ce sens pour le développement de textures denses et surnaturelles combinées à des sonorités mécaniques inspirera nombre de musiciens.

Le Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

Le Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

De 1974 à 1977, il compose son unique opéra ‘Le Grand Macabre’ d’après la pièce de Michel de Ghelderode ‘La balade du Grand Macabre’ (1934), qui connaîtra sa première le 12 avril 1978 à l’Opéra Royal de Stockholm, en suédois – le compositeur souhaitait que l’ouvrage soit interprété dans la langue du pays qui l’accueille -. Bien qu’amalgame d’inspirations diverses, la musique décrit un univers ayant son identité propre. 

La première à l’Opéra de Paris aura lieu trois ans plus tard, le 23 mars 1981.

Ouverture du 'Grand Macabre' - ms Krzysztof Warlikowski

Ouverture du 'Grand Macabre' - ms Krzysztof Warlikowski

György Ligeti crée par la suite, en 1996, une version révisée en langue anglaise qui réduit les passages parlés et retravaille la structure orchestrale. Cette nouvelle version sera mise en scène en 1997 par Peter Sellars au Festival de Salzbourg sous la direction de Esa-Pekka Salonen, en coproduction avec le Théâtre du Châtelet (une coproduction Gerard MortierStéphane Lissner, si l'on peut dire ainsi), et c’est celle-ci qui est jouée pour la première fois à l’opéra d’État de Bavière à l’occasion de l’ouverture du Festival lyrique d’été 2024.

Salle du Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

Salle du Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

Pour mettre en scène cet ouvrage difficile à interpréter, vocalement et musicalement, Serge Dorny a choisi Krzysztof Warlikowski qui en est à sa septième production munichoise depuis ‘Eugène Onéguine’ donné le 31 octobre 2007 sous la direction du chef d’orchestre américain Kent Nagano, lorsque ce dernier était directeur musical de l’institution.

Avec ‘Le Grand Macabre’, les deux artistes en sont dorénavant à leur quatrième collaboration en incluant ‘The Bassarids’ (Salzbourg, 2018) et ‘A Quiet Place’ (Palais Garnier, 2022).

Benjamin Bruns (Piet vom Fass)

Benjamin Bruns (Piet vom Fass)

Le décor monumental représente une salle d’accueil de réfugiés aux murs gris comprenant plusieurs larges fenêtres quadrillées de barreaux donnant une impression de grande froideur. Cette salle prendra de plus en plus la forme d’une salle de sport.

Dès l’ouverture, un écran longitudinal descend des cintres pour montrer à contre-jour l’arrivée de personnes dans ce centre où un gardien vérifie l’identité de chacun. Ce gardien, vêtu d’un long manteau noir, n’est autre que Nekrotzar qui annonce la fin du monde. Visage de mort, blanc blafard et les yeux cernés de noir, cette symbolique se retrouve sur tous les personnages qui incarnent une autorité policière. 

Seonwoo Lee (Amanda) et Avery Amereau (Amando)

Seonwoo Lee (Amanda) et Avery Amereau (Amando)

Éprises de narcissisme, le visage bandé par une opération de chirurgie esthétique traduisant leur désir de jeunesse éternelle afin de contrer l’arrivée de la mort, Amando et Amanda livrent une charmante danse d’amoureuses.

Krzysztof Warlikowski superpose les scènes selon un art du contrepoint théâtral qui lui est propre. Ainsi, au même moment que la première scène menée par Nekrotzar et l’ivrogne Piet se développe, les personnages principaux de la seconde scène, Astradamors et Mescalina, se préparent à l’exposition de leur relation sadomasochiste qui, une fois passée au premier plan, joue avec beaucoup d’humour sur les interprétations sexuelles qui tendent à accentuer l’identité homosexuelle du jeune astronome.

Sarah Aristidou (Gepopo), Bálint Szabó (Schwarzer Minister) et Kevin Conners (Weißer Minister)

Sarah Aristidou (Gepopo), Bálint Szabó (Schwarzer Minister) et Kevin Conners (Weißer Minister)

Une cage grillagée se plante en plein centre de la scène pour constituer une zone d’enfermement. 

Au fur et à mesure de la représentation, devient ainsi sensible, en trame de fond, l’expérience que connut Ligeti face aux régimes autoritaires avec leurs tribunaux administratifs chargés de sélectionner les personnes et de les enfermer, ce qui se produira dans cette production lorsque le prince Go-Go passera sous l’influence de deux ministres et du chef de la police, Gepopo.

Scène d'ouverture de 'Melancholia' de Lars von Trier

Scène d'ouverture de 'Melancholia' de Lars von Trier

Les impressions musicales, mélange de brusqueries et d’atmosphères métalliques, se retrouvent dans cette conception visuelle acerbe, mais l’équipe de production révèle aussi un rapport très poétique à l’univers par sa manière de présenter l’imminence de la catastrophe planétaire sous des lumières bleu nuit-orangé impressives (Felice Ross), toujours magnifiquement alliées à la musique surnaturelle de Ligeti, à travers un choix de vidéos montrant un astre incandescent tournant sur lui-même, ou bien en reprenant l’ouverture du film de Lars von Trier ‘Melancholia’ (2011mettant en scène la collision entre une planète gigantesque et la Terre.

Sam Carl (Astradamors) découvrant l'arrivée de la Comète

Sam Carl (Astradamors) découvrant l'arrivée de la Comète

Il y a ainsi l’apocalypse engendrée par une catastrophe stellaire – on peut d’ailleurs voir, à travers la scène des enfants écoutant Astradamors autour de son écran d’ordinateur, une référence à l’envie originelle de Ligeti de devenir scientifique, ce qui apparaîtra sous force de témoignage du compositeur en fin de spectacle -, mais il y a aussi l’apocalypse engendrée par la démesure et la folie humaine, l’holocauste, bien sûr, tout autant que les guerres dévastatrices des grands conquérants tels Gengis-Khan ou Napoléon.

Scène de la mort de Nekrotzar et de l'apocalypse

Scène de la mort de Nekrotzar et de l'apocalypse

Krzyzstof Warlikowski et Kamil Polak font défiler au moment de l’impact irrépressible une série d’extraits de plusieurs films muets issus de l’entre-deux-Guerres où naquit Ligeti, ‘Faust’ (Murnau), ‘Napoléon (Gance), ‘Les Dix Commandements’ (DeMille), ‘Sodom und Gomorrha’ (Curtiz), tous fascinants par leur imagerie poétique, ainsi que la scène finale de ‘Theorem’ (Pasolini) qui montre l’anéantissement de l’homme dans le désert.

En aparté, on peut remarquer qu'Abel Gance fut l'auteur en 1931 d'un film de transition entre le muet et le parlant intitulé 'La fin du monde', sur une musique d'Arthur Honegger et d'après le roman éponyme de l'astronome et écrivain français Camille Flammarion (1893), dont le thème du passage d'une comète, qui croise la trajectoire de la Terre en l'évitant de justesse, suscitant des scènes d'orgie, rejoint totalement l'histoire du 'Grand Macabre'.

Michael Nagy (Nekrotzar)

Michael Nagy (Nekrotzar)

Car le cataclysme a bien lieu – la manière dont le décor se recouvre d’une noirceur macabre le long des grilles est d’un très grand impact dramatique -, et à la toute fin, trois astronautes ayant découvert les restes de cette planète récupèrent le seul souvenir de tous ces gens que nous avons vu enfermés, puis revenir affublés de masques d’animaux fantomatiques, une émouvante collection de photographies de familles.

Lindsay Ammann (Mescalina) et Sam Carl (Astradamors)

Lindsay Ammann (Mescalina) et Sam Carl (Astradamors)

A travers le costume laid et dénudé de Nekrotzar, puis de Mescalina, au second acte, le grotesque insiste également sur l’obsession de la détérioration des corps, et c’est donc une réflexion sur l’angoisse de la vieillesse qui est renforcée dans ce spectacle en renvoyant férocement chaque individu à sa finitude.

Il y a donc quelque chose de particulièrement savoureux, mais aussi de malicieux de la part du directeur du théâtre, à programmer ‘Le Grand Macabre’ en ouverture de festival, lorsque le public munichois vient parader dans ses plus beaux effets. Il faut d’ailleurs souhaiter que la personne qui a fait un malaise au parterre, lors de la seconde représentation, au paroxysme de la brutalité musicale qui démultipliait les effets hystérisés du chef de la police, s’en est bien remise depuis.

John Holiday (Go-Go)

John Holiday (Go-Go)

Virevoltant sur leurs chaises à roulettes, comme en apesanteur, Go-Go et Piet semblent passés dans un autre monde, et les trois gardes qui les rejoignent révèlent, sous leurs tenues de policiers d’état, des vêtements résilles qui les érotisent. La perspective de la mort est ainsi faussement dédramatisée à travers un grand cocktail partagé à l’avant scène, en montrant en arrière plan ce qu’il reste de tous ceux qui ont disparu par la faute des régimes politiques, comme si le destin de l’homme n’était que dérisoire.

Scène finale

Scène finale

Pour un chanteur, travailler avec Krzysztof Warlikowski ne consiste pas seulement à s’intégrer dans une dramaturgie originale qui fait très souvent se croiser plusieurs histoires personnelles et parfois plusieurs niveaux temporels, mais également à étoffer sa propre manière d’incarner sur scène afin de conserver cet acquis dans le temps. Et c’est pour cela que beaucoup d’artistes apprécient de s'en remettre avec ce metteur en scène qui les fait se dépasser.

Ainsi, ceux qui ont connu Benjamin Bruns en Pilote du ‘Vaisseau Fantôme’ (Bayreuth, 2012), en Tamino (Vienne, 2015) ou bien Lohengrin (Munich, 2024) seront surpris du jeu absolument clownesque qu’il imprime à Piet, avec une expressivité sardonique mêlée de clarté adoucie.

Sarah Aristidou (Gepopo)

Sarah Aristidou (Gepopo)

La même sidération s’impose face à Sarah Aristidou, soprano franco-chypriote née à Paris mais surtout connue en Allemagne où elle chante régulièrement Zerbinette à Frankfurt et Berlin, tout en se passionnant pour la musique contemporaine, qui se retrouve dorénavant à interpréter les rôles de Vénus et du Chef de la Police après les avoir abordés à la Maison de la Radio et de la Musique, en français, en décembre 2023. 

Non seulement son agilité vocale fait merveille, mais elle tire aussi des sonorités formidablement malléables et puissamment effilées dans les aigus, tout en leur donnant un métal consistant d’une grande souplesse avec des glissandi surnaturels, en se livrant à un jeu qui peut se révéler assez acrobatique, notamment avec l’utilisation du cheval d’arçons. Cette soirée est autant importante pour elle que pour le public qui n’a pas manqué de lui transmettre, au rideau final, ses fortes impressions.

Salut final

Salut final

Autre voix assez atypique, celle du contre-ténor américain John Holiday a une capacité à glisser de la clarté baroque à une étrange vocalité purement féminine qui ajoute une ambiguïté considérable à son personnage, accrochant en permanence l’auditeur par les changements de représentations mentales qu’il engendre naturellement. Il joue ainsi le rôle d’un homme politique qui vire au portrait d’un enfant gâté qui fuit ses responsabilités en envoyant au front médiatique ses deux ministres.

Baryton d’origine hongroise né à Stuttgart, Michael Nagy donne de l’épaisseur à Nekrotzar tout en suggérant une mélancolie désabusée qui fait penser à celle d’Amfortas. Son personnage, qui évolue de l’inquiétant au grotesque maladif, évoque pas son évolution esthétique glauque un rapport morbide à la mort.

Krzysztof Warlikowski avec en arrière-plan Avery Amereau et Sam Carl

Krzysztof Warlikowski avec en arrière-plan Avery Amereau et Sam Carl

En parallèle, la contralto Lindsay Ammann et le basse-baryton Sam Carl mettent beaucoup de vivacité et de drôlerie dans la peinture décomplexée de la relation entre l’astronome et sa femme, jouée avec beaucoup de présence.

Enfin, il y a une concordance idéale dans la fusion sensuelle des timbres des deux amants incarnés par Seonwoo Lee et Avery Amereau, Bálint Szabó et Kevin Conners sont deux ministres aux très grands talents de comédiens, et Andrew Hamilton, Thomas Mole et Nikita Volkov forment un groupe de trois soldats cerbériques aux profils de grands gaillards espiègles.

Kent Nagano, avec en arrière plan Sarah Aristidou, Sam Carl et Michael Nagy

Kent Nagano, avec en arrière plan Sarah Aristidou, Sam Carl et Michael Nagy

En grand défenseur des œuvres contemporaines, Kent Nagano impressionne beaucoup par sa maîtrise d’un orchestre d’une telle complexité, engageant les musiciens dans une théâtralité sans ambages dans les passages les plus violents – le paroxysme étant atteint dans la scène délirante de l’officier de la police secrète -, avec une très grande densité du son, mais aussi avec un soin merveilleux accordé à l'immatérialité des tissures orchestrales. La nature chaotique de la musique est aussi très bien contrôlée de manière à ce qu’elle respire avec le jeu des solistes, les jaillissements des cuivres sont toujours éclatants, et le sentiment d’unité du spectacle en est renforcé.

Seonwoo Lee, Krzysztof Warlikowski et Avery Amereau

Seonwoo Lee, Krzysztof Warlikowski et Avery Amereau

Avec une telle lecture d’ensemble, ce ‘Grand Macabre’ immerge l’auditeur dans le génie artistique de György Ligeti autant que dans son histoire personnelle, et montre à quel point celle-ci recouvre des résonances avec notre monde et ses images inquiétantes.

Kent Nagano, John Holiday, Felice Ross et Claude Bardouil

Kent Nagano, John Holiday, Felice Ross et Claude Bardouil

Voir les commentaires

Publié le 7 Février 2024

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart –
29 octobre 1787, Prague et 7 mai 1788, Vienne)
Version de concert du 05 février 2024
Théâtre des Champs-Élysées

Don Giovanni Christian Van Horn 
Donna Anna Slávka Zámečníková 
Don Ottavio Bogdan Volkov 
Donna Elvira Federica Lombardi 
Leporello Peter Kellner 
Le Commandeur Antonio Di Matteo 
Masetto Martin Häßler 
Zerlina Alma Neuhaus 

Direction musicale Philippe Jordan
Orchestre et chœur de l’Opéra de Vienne 

                             Bogdan Volkov (Don Ottavio) 

 

Par une concordance de temps heureuse, l’Opéra de Vienne est invité au Théâtre des Champs-Élysées pour célébrer les 100 ans de sa première venue en ce théâtre, qui se déroula du 28 mai au 02 juin 1924 pour y interpréter ‘Don Giovanni’, ‘Les Noces de Figaro’ et ‘L’enlèvement au Sérail’, ainsi qu’un concert symphonique.

En effet, cette année là, Paris organisait la VIIIe olympiade de l’ère moderne (la première ayant eu lieu à Athènes en 1896), et, 100 ans plus tard, l’Opéra de Vienne revient l’année où la capitale française organise la XXXIIIe olympiade.

Slávka Zámečníková (Donna Anna) et Bogdan Volkov (Don Ottavio)

Slávka Zámečníková (Donna Anna) et Bogdan Volkov (Don Ottavio)

Toutefois, la première venue à Paris du Philharmonique de Vienne, très lié à l’orchestre de l’Opéra de Vienne, date, elle, de 1900, sous la direction de Gustav Mahler, qui interpréta cinq concerts du 18 au 22 juin au Théâtre du Châtelet puis à la Salle des Fêtes du Palais du Trocadéro, à l’occasion de l’Exposition universelle et des Jeux de la IIe olympiade. 

Vienne 1900 représentait, au tournant du XIXe siècle, une pensée avant-gardiste, et c’est à ce moment là que commencèrent à émerger des mises en scènes d’opéras à l’esthétique radicale à travers la collaboration entre Alfred Roller et Gustav Mahler (‘Tristan und Isolde’ - 1903).

Depuis, Vienne a perdu de son avance sur son temps, mais l’arrivée en 2020 de Bogdan Roščić à la direction de la première maison lyrique autrichienne vise à replacer l’institution en accord avec son époque. Il est présent, ce soir, dans la salle du Théâtre des Champs-Élysées.

Affiche du Concert de l'Opéra de Vienne au Théâtre des Champs-Elysées en 1924

Affiche du Concert de l'Opéra de Vienne au Théâtre des Champs-Elysées en 1924

C’est avec un immense plaisir que l’on retrouve Philippe Jordan à la conduite de ce ‘Don Giovanni’ qui fut joué avec la même distribution du 14 au 20 janvier 2024 dans une production de Barrie Kosky, qui n’a malheureusement pu être reprise ici.

Le directeur musical suisse, qui a signé l’été dernier au Festival de Salzbourg un ‘Macbeth’ d’une très grande intensité dramatique dans une mise en scène de Krzysztof Warlikowski, confirme qu’il a renforcé son grand sens coloriste de la ligne orchestrale avec une puissance théâtrale qu’on ne lui avait pas toujours connu auparavant. Il dispose d’un orchestre qui concentre, certes, beaucoup de matière, doté d’une batterie de cuivres massive, et qui dégage son énergie pleinement dans la salle de l’avenue Montaigne, mais ensuite, Philippe Jordan en contrôle le superbe panachage des vents et des cordes, l’intensité du courant maelstromique, la forte coloration et l’audace des jaillissements tuttistes.

Très attentif aux solistes auxquels il adjoint autant son regard qu’aux musiciens, c’est un Mozart emporté et traversé de douceur qu’il fait vivre avec une grande attention à la perfection des détails et à la netteté du dessin des moindres pulsations.

Philippe Jordan

Philippe Jordan

Les interprètes se connaissent bien, puisqu’ils ont déjà chanté ensemble, et le style le plus purement mozartien est magnifiquement maîtrisé par Slávka Zámečníková, dont les lignes vocales se marient merveilleusement aux tissures orchestrales pour dresser un très beau portrait de Donna Anna, empreint d’une séduisante finesse de caractère.

Elle forme ainsi un harmonieux duo avec Bogdan Volkov qui fait transparaître en Don Ottavio les tressaillements du cœur et accorde beaucoup de soin à la sensibilité de ses deux airs qui combinent allègement vocal et maturité du timbre, d’où émane un charme angélique. 

Le ténor ukrainien ne fait que confirmer au public parisien le premier prix qu’il remporta 9 ans plus tôt, à l’âge de 26 ans, lors de sa première venue en France au Théâtre des Champs-Élysées pour participer au concours ‘Les Mozart de l’Opéra’. Depuis, sa carrière européenne s’est envolée notamment avec son incarnation très touchante du Tsarevitch Gvidon dans Le Conte du Tsar Saltan’ mis en scène par Dmitri Tcherniakov et repris récemment à la Monnaie de Bruxelles.

Peter Kellner (Leporello)

Peter Kellner (Leporello)

En Leporello, la basse slovaque Peter Kellner est rompue au chant mozartien mais également au jeu scénique, et cet artiste enjoué induit ainsi un personnage jeune, vibrant, qui captive par sa présence sans verser dans la caricature facile. Il est drôle sans être vulgaire, et préserve de l’amour-propre au valet de Don Giovanni.

C’est d’ailleurs de cette noblesse qui manque, ce soir, à Don Giovanni, auquel Christian Van Horn prête une stature fort monolithique, puissamment sonore et hyper assurée, mais qui ne laisse rien transparaître en mouvement de l’âme, ni même aucune ambiguïté.

Christian Van Horn (Don Giovanni)

Christian Van Horn (Don Giovanni)

Donna Elvira, celle qui pourrait le ramener à la raison, est chantée par Federica Lombardi qui s’inscrit fortement dans une véhémence sauvage, mais laisse peu de place à la tendresse, comme si elle ne voulait pas que cette femme paraisse dominée par le libertin, et le couple de paysans formé par Martin Häßler et Alma Neuhaus donne une image jeunement bourgeoise de leur ménage, une vision du conformisme qui ne va pas survivre à tant de désinvolture.

Enfin, Antonio Di Matteo fait entendre une ligne grave bien chantante qui traduit l’origine nobiliaire du Commandeur.

Federica Lombardi (Donna Elvira)

Federica Lombardi (Donna Elvira)

Salle comble et grand succès au final pour cette soirée qui a permis de découvrir certains chanteurs et de confirmer que Philippe Jordan continue à prendre de l’ampleur.

Slávka Zámečníková, Philippe Jordan, Federica Lombardi, Martin Häßler et Alma Neuhaus

Slávka Zámečníková, Philippe Jordan, Federica Lombardi, Martin Häßler et Alma Neuhaus

A écouter sur France Musique, dimanche 11 février 2024 à 9h, l'émission de Christian Merlin 'Au cœur de l'orchestre', qui sera dédiée aux Viennois en voyage.

Voir les commentaires

Publié le 23 Juin 2019

Le conte du Tsar Saltan (Nikolaï Andreïevitch Rimski-Korsakov)
Représentation du 16 juin 2019
Théâtre Royal de La Monnaie, Bruxelles

Tsar Saltan Ante Jerkunica
Tsaritsa Militrisa Svetlana Aksenova
Tkatchikha Stine Marie Fischer
Povarikha Bernarda Bobro
Babarikha Carole Wilson
Tsarevitch Gvidon Bogdan Volkov
Tsarevna Swan-Bird / Lyebyed Olga Kuchynska
Old man Vasily Gorshkov
Skomorokh / Shipman Alexander Vassiliev
Messenger / Shipman Nicky Spence
Shipman Alexander Kravets

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2019)

Art vidéo Gleb Filshtinsky
Coproduction Teatro Real de Madrid          Svetlana Aksenova (Militrisa) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Après Le Coq d'Or en 2016, Le Conte du Tsar Saltan est le second opéra de Nikolaï Rimski Korsakov que dirige Alain Altinoglu à La Monnaie de Bruxelles. Et parmi les 15 opéras du compositeur russe, ces deux ouvrages bénéficient, de surcroît, d'un livret de Vladimir Belsky inspiré d'un poème d'Alexandre Pouchkine.

Bogdan Volkov (Gvidon)

Bogdan Volkov (Gvidon)

C'est dire les affinités d'Alain Altinoglu pour les talents de ce grand orchestrateur dévolu à peindre un style populaire national orné de couleurs chatoyantes, et il n'y a plus belle image de l'influence de Richard Wagner que de voir et entendre le directeur musical du Théâtre Royal jouer cette musique avec un délice onctueux, dans la continuité du Tristan und Isolde interprété en ce même lieu un mois plus tôt.

Car c'est à un véritable épanouissement musical que sont invités les auditeurs au cours de ces représentations. Ampleur, finesse des détails, souplesse du tissu orchestral qui vibre de mille reflets scintillants, de mille touches de bois poétique - le tout allié à un sens de l'action théâtrale qui intègre intelligemment l'ensemble des artistes, y compris le chœur en grande forme que l'on retrouve temporairement disposé en haut des galeries de la salle pour pleurer le sort réservé à la Tsarine et son fils -, tout incline à un splendide enchantement sonore.

Bernarda Bobro (Povarikha), Carole Wilson (Babarikha), Stine Marie Fischer (Tkatchikha), Svetlana Aksenova (Militrisa), Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Bernarda Bobro (Povarikha), Carole Wilson (Babarikha), Stine Marie Fischer (Tkatchikha), Svetlana Aksenova (Militrisa), Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Et comme les solistes sont parfaitement rodés au répertoire slave, l'esprit identitaire musical de l’œuvre - au sens esthétique du terme - se ressent profondément.

Svetlana Aksenova, qui avait été une innocente et angélique Fevroniya dans La légende de la ville invisible de Kitège mis en scène par Dmitri Tcherniakov à Amsterdam, incarne cette fois un personnage beaucoup plus mûr où l'expressivité réaliste compte beaucoup plus. Car dans ce spectacle, la Tsarine Militrisa est une femme moderne, une mère qui se bat pour élever son enfant autiste et lui rendre l’espoir.

L'identification de la 'petite créature insolite' du livret avec un tel handicap mental est en effet l'élément clé qui permet de transposer ce conte légendaire en un drame social d'aujourd'hui.

Bogdan Volkov (Gvidon)

Bogdan Volkov (Gvidon)

Bogdan Volkov joue ainsi sans lassitude le comportement pathologique du jeune homme, avec ses tics et secousses imprévisibles, et est parfaitement crédible avec sa coupe lisse et juvénile, et son pull flottant. Ses intonations ombrées et plaintives expriment constamment la mélancolie que l'on associe naturellement à la langue slave.

La mère, Carole Wilson, et les deux sœurs, Bernarda Bobro et Stine Marie Fischer - l'inoubliable Pauline auprès de Lise Davidsen dans La Dame de Pique à l'opéra de Stuttgart -, qui semblent provenir du conte de Cendrillon, forment un trio pervers aux couleurs vocales vives et séduisantes, et c'est avec un immense plaisir que l’on retrouve l'excellent sens de la comédie d'Ante Jerkunica, ainsi que son impressionnante élocution sonore douée d'une noirceur coupante comme l’obsidienne. 

Olga Kuchynska (Tsarevna Swan-Bird) sur l'Ile de Bouïane

Olga Kuchynska (Tsarevna Swan-Bird) sur l'Ile de Bouïane

Et il y a également la découverte merveilleuse du Cygne d’Olga Kulchynska, recouverte d’une traîne de plumes blanches, qui offre un chant clair citron et de longues lignes vocales pour enchanter sa splendide mélodie 'Tsarévitch mon sauveur'.

Dmitri Tcherniakov lui a confectionné un magnifique écrin, l'intérieur d'une perle géante où se projettent sous des lumières blanches irréelles de magnifiques animations pour contes d'enfants, toutes les couleurs de l'arc-en-ciel fleurissent, et c'est dans cette bulle magique que les chanteurs et les dessins des différentes scènes vont se mêler pour le bonheur visuel des spectateurs.

Dans son idée, le conte n'est en fait qu'un prétexte, pour une mère et ses proches, afin de provoquer chez l'enfant une réaction qui le libérerait de son anomalie mentale, mais cette histoire de famille échoue au grand désespoir de tous.

La ville de Tmoutarakane

La ville de Tmoutarakane

Le metteur en scène montre à nouveau, à travers des costumes qui imitent une tradition russe bariolée et fantasmée, avec quel cœur il arrive à relier les apparences et les couleurs de son monde natal à des situations sociétales d'aujourd'hui. Et pour ne pas avoir à recourir à des danses stéréotypées, il substitue à ces scènes folkloriques, de grandes scènes d’animations populaires.

Mais il s’appuie également sur les qualités artistiques de Gleb Filshtinsky pour reconstituer des images oniriques sur les plus beaux passages orchestraux, tel le dramatique souffle marin qui emporte la Tsarine et son fils à travers les mers, où les images ressemblent à ce que l'on pouvait voir dans les productions traditionnelles russes, mais avec un sens du dessin qui évite tout kitsch. Et Alain Altinoglu, sur les plus belles pages orchestrales de la partition, se régale à en exalter les vortex et les méandres sombres, comme pour concourir avec l'art vidéographique.

Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Ce spectacle intelligent, qui ramène chacun aux rêves de l'enfance, mais qui devient pessimiste quand il se raccroche au monde adulte, est un extraordinaire travail de cohésion pour toutes les forces du théâtre, et un excellent catalyseur qui donne envie de parcourir les mers, car c’est la rencontre avec des esprits aussi ingénieux qui peut stimuler la créativité de chacun.

Svetlana Aksenova, Alain Altinoglu et Bogdan Volkov

Svetlana Aksenova, Alain Altinoglu et Bogdan Volkov

Voir les commentaires

Publié le 3 Avril 2018

Actus Tragicus (Johann Sebastian Bach)
Six Church cantatas BWV 178, 27, 25, 26, 179, 106
Représentation du 01 avril 2018

Opéra de Stuttgart

The woman with the red shoes Josefin Feiler
The good Samaritan Laura Corrales
The boy with the ball Paula Stemkens
The washerwoman Kai Wessel
The woman with the books Barbara Kosviner
The room surveyor Martin Petzold
The man with the clock Michael Nowak
The sick man Shigeo Ishino
The blind man Daniel Henriks

Direction musicale Ilan Volkov
Mise en scène Herbert Wernicke (Bâle, 2000)         
Josefin Feiler (woman with the red shoes)
Staatsopernchor Stuttgart, Staatsorchester Stuttgart

En alternance avec le Parsifal impitoyable de Calixto Bieito, l’opéra de Stuttgart fait revivre en ce temps de Pâques le spectacle à la fois humoristique et liturgique qu’Herbert Wernicke présenta à Bâle en décembre 2000, un an et demi avant sa disparition.

Il est dorénavant régulièrement repris depuis 2006 au cœur du magnifique et bucolique temple théâtral de la capitale du Bade-Wurtemberg, et, en filigrane de la représentation, nous pouvons dédier  une pensée recueillie à ce metteur en scène auquel Gerard Mortier confia le Ring de Wagner pour sa première saison à la Monnaie de Bruxelles, sous la direction de Sylvain Cambreling que nous entendions ici même dans Parsifal il y a deux jours.

Et c’est en son hommage que nous découvrîmes également sa vision des Troyens de Berlioz à l’opéra Bastille, en 2006, toujours sous la direction de Sylvain Cambreling.

Paula Stemkens (The boy with the ball) - Photo A.T Schaefer

Paula Stemkens (The boy with the ball) - Photo A.T Schaefer

Actus Tragicus est un magnifique et ironique regard porté sur la vie dans un décor unique qui représente en coupe verticale un enchevêtrement de pièces d’un immeuble où vivent des personnes très différentes, vacant indéfiniment à leurs occupations journalières ou rituelles comme des automates.

Herbert Wernicke propose cependant d’éprouver ce regard à l’écoute de la musique de 6 cantates de Jean Sébastien Bach, toutes composées à Leipzig entre 1723 et 1726 après sa nomination comme cantor de l’église Saint-Thomas, hormis la toute dernière, Actus Tragicus, composée à Mühlhausen en 1707.

Un sportif revient chez lui pour achever quelques exercices physiques, un contre-ténor travesti repasse méticuleusement son linge, une famille célèbre immuablement Noël au déclic d’un flash photographique, une jeune femme cherche la robe qui lui permettra de mieux briller en société, un couple s’isole dans une chambre pour faire l’amour, là où, une fois absent, un homme vieillissant et malade viendra y chercher le repos.

Staatsopernchor, Stuttgart - Photo A.T Schaefer

Staatsopernchor, Stuttgart - Photo A.T Schaefer

Et toutes ces boites méticuleusement agencées, comme un ensemble de tableaux vivants, reposent sur une cellule qui abrite une reproduction du Corps du Christ mort dans sa tombe peinte par Hans Holbein le Jeune et conservée au Kunstmuseum de Bâle.

Les cantates évoquent, tout le long de la pièce, le besoin d’une aide spirituelle pour affronter le monde, la finitude de la vie, la corruption et la décomposition de la chair, la futilité de la vie et des biens sur Terre, l’hypocrisie dissimulée sous la crainte de Dieu, et Actus Tragicus (BWV 106) célèbre finalement le temps de Dieu comme le meilleur des temps.

Face à ces instants de vie qui se répètent, ce sont petit à petit les similitudes entre les mouvements oscillants et infinis que nous connaissons de notre univers, depuis les interactions gravitationnelles de la matière jusqu’aux révolutions des planètes, et le réconfort de nos petites habitudes routinières qui se répondent, alors que la musique porte en elle-même les ondes qui résonnent avec le monde. Une horloge dominant une des chambres rappelle que le temps s'écoule inexorablement.

Staatsopernchor, Stuttgart - Photo A.T Schaefer

Staatsopernchor, Stuttgart - Photo A.T Schaefer

Ce chœur éparpillé dans des alcôves exiguës, qui croit que Dieu assurera sa protection pour la vie, ne se pose plus de questions, mais l’on remarque à la toute fin un personnage masqué, avec lequel tous cohabitaient sans y faire attention, qui se rapproche de la chambre du malade avant qu’il n’expire définitivement. La Mort attendait son moment, et rien ne l’en a empêché.

Et nous n’avons rien vu venir, sauf dans les derniers instants, ce qui rend encore plus poignante cette prise de conscience. Et l’on ne pouvait pas mieux représenter le caractère cyclique de la vie par les récurrences de l’apparition du couple amoureux et du vieillard souffrant dans la même pièce.

Tous ces artistes chantant en phase, souvent sans se voir alors que chacun joue une ligne de vie singulière, donnent brillamment une unicité à chacun de leur personnage, et l’on peut distinguer Shigeo Ishino, vieil homme au timbre dramatique fort émouvant, le contre-ténor Kai Wessel, troublant en femme de ménage, Michael Nowak, saisissant homme à l’horloge, et le glamour de Josefin Feiler.

Michael Nowak (The man with the clock), Shigeo Ishino (The sick man) - Photo A.T Schaefer

Michael Nowak (The man with the clock), Shigeo Ishino (The sick man) - Photo A.T Schaefer

Les cantates de Bach ne sont jamais aussi poignantes que lorsqu’on les écoute dans une solitude absolue. Dans la salle du théâtre de Stuttgart, Ilan Volkov réussit pourtant à donner de la cohésion à la musique et à la verticalité de la scène, tout en diffusant un sentiment de joie et de clarté qui inspire de l’optimisme. Car penser avec autant de subtilité à la Mort c'est se donner envie de repenser la Vie.

Voir les commentaires

Publié le 23 Novembre 2010

Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (Kurt Weill)
Livret de Bertolt Brecht
Représentation du 21 novembre 2010
Théâtre du Capitole de Toulouse

Leocadia Begbick Marjana Lipovsek
Fatty « Le Fondé de pouvoir » Chris Merritt
Moïse la Trinité Gregg Baker
Jenny Hill Valentina Farcas
Jim Mahonney Nikolai Schukoff
Jack 0’ Brien / Toby Higgins Roger Padullés
Billy Tiroir-Caisse Tommi Hakala
Joe Loup d’Alaska Harry Peeters

Direction Musicale Ilan Volkov
Mise en scène Laurent Pelly

                                                                                                                Nikolai Schukoff (Jim)

La création de deux nouvelles productions de Mahagonny à un mois d’intervalle et à quelques centaines de kilomètres de distance, à Madrid en ouverture du mandat de Gerard Mortier et à Toulouse sous la direction de Frédéric Chambert, est un signe fort de l’emprise d’une situation sociale sur la vie artistique.

La capitale occitane doit cependant composer avec un budget et un espace scénique bien différents des moyens dont dispose la capitale castillane, à charge de Laurent Pelly d’animer par sa verve le petit monde de la capitale du plaisir.

Chris Merritt (Fatty) et Marjana Lipovsek (Leocadia Begbick)

Chris Merritt (Fatty) et Marjana Lipovsek (Leocadia Begbick)

Au bord d’une autoroute surgissant de l’arrière scène vers la salle, et dans une immuable atmosphère nocturne, les structures à base de néons colorés sertissent chaises, comptoirs, soleil artificiel, compteur boursier qui dégringole, et offrent une petite scène d’une poésie magnifique lorsque Jenny et Jim chantent seuls au premier acte, sous deux flèches, l’une rouge et l’autre bleue, clignotant selon l’interprète, comme un cœur battant.

Dans l’ensemble, la scénographie illustre simplement la séquence des tableaux, ponctuée de gags furtifs (les marqueurs « No » « Sex » des arbitres de tennis par exemple), et ose les images répulsives de la cité permissive (les empilements de hamburgers, de kleenex au sortir des peep show) comme la chaise électrique finale façon « Grand Guignol ».

Très à l’aise dans les mouvements de foule de caractères caricaturés, Laurent Pelly permet au chœur de jouer un rôle très vivant, d’autant plus que ce dernier alterne fortes mises en avant et jolies nuances.

Chris Merrit (Fatty) et Gregg Baker (Moïse)

Chris Merrit (Fatty) et Gregg Baker (Moïse)

L’humble participation de Chris Merritt, avec un regard si attentionné vis-à-vis de ses partenaires, l’art déclamatoire de Marjana Lipovsek, qui puise dans les richesses d’un médium clair et encore tendre, la haute allure de Gregg Baker, le mordant et la proximité de Nikolai Schukoff, que quelques aigus durcissent un peu plus, et la souplesse du corps de Valentina Farcas, musicale et très légère, sont soutenus par la direction alerte et souvent avantageusement lyrique de Ilan Volkov, variant les volumes mais encline à retenir les effets tranchants et à lisser l’ironie de la langue allemande.

Voir les commentaires