Publié le 2 Novembre 2013
Turandot (Giacomo Puccini)
Représentation du 29 octobre 2013
Teatro dell’Opera di Roma
Turandot Evelyn Herlitzius
Calaf Kamen Chanev
Liù Carmela Remigio
Timur Roberto Tagliavini
Ping Simone Del Savio
Pong Saverio Fiore
Pang Gregory Bonfatti
Altoum Chris Merritt
Mandarino Gianfranco Montresor
Direction musicale Pinchas Steinberg
Mise en scène Roberto De Simone (reprise de Mariano Bauduin)
Orchestre et choeur du Teatro dell’Opera
Chœur de voix blanches du Teatro dell’Opera
Evelyn Herlitzius (Turandot)
Le reprise de la production de Roberto De Simone par Mariano Bauduin est, avant toute autre raison, une rencontre avec la mémoire de la création de Turandot, car elle est associée à la version de la première représentation du 25 avril 1926 que dirigea Arturo Toscanini à la Scala de Milan.
Ce jour là, l’ultime opéra de Puccini fut joué sans le duo d’amour final, et s’acheva donc sur la mort de Liù.
Le public du attendre la seconde représentation pour découvrir la version complétée par Franco Alfano, un musicien rattaché au mouvement vériste, version qui est celle habituellement jouée depuis.
Cette première représentation contenait dans son déroulement un symbole fort de résistance au fascisme. Arturo Toscanini avait en effet refusé catégoriquement d’interpréter en introduction l’hymne fasciste Giovinezza, et, dans ces conditions, Mussolini déclina l’invitation de la direction du théâtre à y assister.
Bien que cette version inachevée en réduise le fil dramaturgique, le metteur en scène rattrape cette lacune subtilement en montrant Turandot - Evelyn Herlitzius l’incarne avec une âme farouchement belle - prendre conscience de la force de l’amour de Liù pour le prince en ressentant comme un choc intérieur.
Dans les derniers instants de cette histoire, sur les réminiscences susurrées du chœur, on perçoit alors le visage de cette femme si dure s’ouvrir à son prétendant en lui tendant une fleur blanche, fleur que la petite fille, son aïeule, lui a offerte, en rêve, pour l’annonciation d’une autre vie à venir.
Le décor, qui décrit l’entrée du palais d’où descend un grand escalier vers une estrade sacrificielle, est ainsi le cadre unique d’une vie impériale saturée de costumes, de chapeaux et de voiles aux formes et couleurs débridées, de rites violents et fantaisistes, et de scènes de mimes fantomatiques.
Les enfants sont présents et participent également aux scènes macabres. Et, pour le plaisir esthétique, six serviteurs aux torses nus aussi finement dessinés que ceux des Adonis, Ganymède et autres Apollon des Musées du Vatican, entourent Ping, Pang, Pong de chorégraphies étranges, allongés sur le sol. Leur présence révèle cependant l’esprit souverain des trois maîtres.
Ce visuel se reçoit ainsi comme si l’on assistait à un film d’aventure tel Indiana Jones et le Temple Maudit, avec ce chœur grimé en guerriers de terre cuite, mais la musique, elle, dépeint cette légende avec une tension et un raffinement des détails d’une toute autre nature.
Pourtant, Pinchas Steinberg s’attache surtout à impulser de l’intensité et de l’allant au drame, mais semble difficilement contrôler la vitalité passionnée de l’Orchestre de l’Opéra de Rome. Ce caractère bon enfant des musiciens déborde très souvent, mais, en même temps, on ressent une énergie à laquelle on pardonne aisément les imprécisions harmoniques, les mouvements de cordes moins bien sensuellement dessinés, et les cuivres d’argent de temps en temps dissonants.
En revanche, la texture sombre des contrebasses, trombones et cors est, elle, une fusion sonore magnifiquement continue et captivante. Par ailleurs, le chœur, chantant avec finesse et harmonie, ne domine pas suffisamment le volume orchestral.
Sur scène, les artistes offrent une impressionnante interprétation, et montrent une unité dramatique resserrée sur l‘essentiel des liens humains.
Les rôles des deux basses du Mandarin et de Timur sont confiés respectivement à Gianfranco Montresor et Roberto Tagliavini, et leur chant noble, pathétiquement italien, s’écoute avec bonheur.
Les trois ministres, deux ténors, Saverio Fiore et Gregory Bonfatti, et un baryton, Simone Del Savio, forment un trio comique soudé et roublard. Le baryton, le plus musical, est aussi un peu moins sonore. Quant à Chris Meritt, en empereur, le prosaïsme sympathique du timbre de sa voix suffit à le reconnaître.
Ce sont pourtant bien les trois rôles principaux qui forcent la brillance d’un regard admiratif : Kamen Chanev est certes un Calaf au jeu conventionnel, mais il a une fière allure solidement assurée lorsqu’il projette son « Vincerò! » avec une ouverture fantastique vers la salle. Il en recueille une salve d’applaudissements alors que la musique poursuit son déroulement.
Sa voix est d’une belle homogénéité, graduée entre profondeur intériorisée et clarté rayonnante qui irradie d’une énergie également physique toute la puissance de son corps.
Et Carmela Remigio pose à ses genoux une Liù d’une tendresse et d’une expressivité vocale riche en couleurs et formidablement lumineuse, douée d’un souffle inépuisable et d’une caractérisation crédible qui n’ajoutent rien de plus au sentimentalisme de la partition.
C’est grâce à des chanteurs de cette trempe que l’art lyrique peut rendre une vérité humaine qui touche chacun au cœur de ses émotions les plus intimes.
Mais un autre monstre arpente les hauteurs des marches du palais jusqu’à l’avant-scène, une artiste qui laisse nombre de spectateurs incrédules et fascinés par ses incarnations hors du commun : Evelyn Herlitzius, Ortrud à la Scala de Milan l’hiver dernier, Kundry à Vienne, Elektra à Aix-en-Provence et, dans quelques jours, Isolde à Essen, s’empare d’un autre rôle massif du répertoire, amputé cependant de la grande scène finale, avec un aplomb d’une froideur sans crainte, un art de la déclamation imparable et une batterie d’aigus surhumains et spectaculaires à en paralyser l’auditeur d’effroi.
Un tel don de soi, un tel engagement envers son personnage lapidaire, font craindre à chaque fois qu’elle y abime sa voix, et, pourtant, aucune faille ne transparaît, sinon un peu moins d’aisance quand l’écriture vocale devient plus rapide.
Et il y a ce regard de feu, ces expressions du visage déformé, cette mâchoire qui s’ouvre comme un gouffre pour en laisser ressortir une humanité profondément déchirée, cet éblouissement devant la beauté d’une femme qui se consume totalement pour son art.