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Publié le 1 Avril 2024

La Voix humaine (Francis Poulenc – Opéra Comique, le 06 février 1959)
Silencio (Rossy de Palma et Christof Loy – Madrid, le 17 mars 2024)
Erwartung (Arnold Schönberg – Prague, le 06 juin 1924)
Représentation du 23 mars 2024
Teatro Real de Madrid

La Voix Humaine
La Femme Ermonela Jaho
Marthe Rossy de Palma

Silencio
La Femme Rossy de Palma
La Voix Christof Loy

Erwartung
La Femme Malin Byström
L’Homme Gorka Culebras

Direction musicale Jérémie Rhorer
Mise en scène Christof Loy (2024)

Coproduction avec le Teatr Wielki de Varsovie
En commémoration du 150e anniversaire de la naissance d’Arnold Schönberg

 

Longtemps associé au charmant opéra bouffe ‘The Telephone’ de Gian Carlo Menotti (1946), ‘La Voix humaine’ de Francis Poulenc fut couplé plus tard à ‘Erwartung’ d’Arnold Schönberg, ces deux ouvrages étant les deux premiers monodrames pour femme seule composés au XXe siècle – il y en aura un troisième ultérieurement, ‘Erzsebet’ de Charles Chaynes, créé à l’Opéra national de Paris le 28 mars 1983 -. 

Affiche de La Voix Humaine, Silencio et Erwartung au Teatro Real de Madrid

Affiche de La Voix Humaine, Silencio et Erwartung au Teatro Real de Madrid

Ils parlent des souffrances et de la solitude de deux femmes, l’une qui laisse ses sentiments torturer son cœur alors que son amant se sépare d’elle au téléphone, et l’autre, perdue en forêt, qui se livre aux impressions étranges dans la quête de son amant perdu qu’elle retrouve assassiné, ce qui l’entraîne dans un délire de pensées affectives plus ou moins inquiétantes.

Francis Poulenc et Arnold Schönberg à Mödling le 6 juin 1922 : source Arnold Schönberg Center (Vienne)

Francis Poulenc et Arnold Schönberg à Mödling le 6 juin 1922 : source Arnold Schönberg Center (Vienne)

Par ailleurs, Francis Poulenc rencontra le compositeur autrichien en juin 1922, lors d’un séjour viennois organisé chez Alma Mahler à l’occasion de l’audition de ‘Pierrot Lunaire’ dans sa version allemande, ouvrage que le Teatro Real de Madrid a aussi présenté il y a quelques semaines.

Le Théâtre du Châtelet présenta ce diptyque en octobre 2002, pour lequel Jessy Norman incarna les deux rôles féminins, et le Teatro Real Madrid le monte pour la première fois dans une nouvelle production de Christof Loy, en complément des célébrations des 150 ans de la naissance d’Arnold Schönberg (13 septembre 1874).

Ermonela Jaho - La Voix humaine

Ermonela Jaho - La Voix humaine

La structure du décor est la même pour les deux ouvrages, élaborée de manière à représenter une large pièce éclairée à l’arrière par d’immenses fenêtres à carreaux. Mais pour faire ressentir l’état de désolation de ‘La Voix humaine’, elle est totalement vidée à la suite d’un déménagement. Ne règne plus que la froideur.

Ermonela Jaho - La Voix humaine

Ermonela Jaho - La Voix humaine

Ermonela Jaho apparaît comme une belle jeune femme moderne, dynamique et sûre d’elle qui ose encore sourire à la vie. N’importe quelle femme d’aujourd’hui, libre et indépendante pourrait se reconnaître en elle. Mais au fur et à mesure que la conversation avance autour de ce téléphone au fil interminable, les traits du visage se crispent, les habits deviennent plus légers, et l’on assiste à une descente qui va droit au gouffre, à un optimisme de façade qui se défait, à un corps qui lâche les poses sophistiquées pour se laisser aller dans la chute, jusqu’à l’ultime prise de médicaments.

Ce fil noir si long et si fin au sol a un effet terrible tant il fait ressentir l’étroitesse et le rien de la conversation au milieu d’un océan de vide sentimental.

Ermonela Jaho - La Voix humaine

Ermonela Jaho - La Voix humaine

La soprano albanaise est une artiste véritablement bouleversante, car elle met beaucoup de cœur avec un tempérament écorché qui convient bien, sans pour autant hystériser le comportement de la jeune femme à outrance. Son personnage est très humain car l’affectivité en jeu est fortement palpable, et le spectateur n’a donc aucun mal à se projeter dans cette situation désespérée.

Et si l’interprétation corporelle et théâtrale est nerveusement très engagée, son chant est avant tout lyrique avec des impulsions saisissantes quand elle sent la folie la gagner. Toutefois, noyée dans la noirceur du timbre, son élocution n’est pas suffisamment bien définie, et c’est donc moins le détail du texte que la sincérité de l’expression des sentiments qui fait la force de ce beau portrait très accrocheur.

Rossy de Palma - Silencio

Rossy de Palma - Silencio

A la direction d’un orchestre du Teatro Real très démonstratif, Jérémie Rhorer libère beaucoup d’ampleur ce qui donne l’impression que la situation dramatique happe littéralement la jeune femme. Ce lyrisme impétueux aux accents sévères et peu intimistes est d’une noirceur très prononcée ce qui ajoute à l’atmosphère crépusculaire du drame personnel.

Et au cours de ce monologue, l’actrice Rossy de Palma, qui incarnait Eva et Tornada dans ‘Le chanteur de Mexico’ au Théâtre du Châtelet en 2006, joue le rôle muet de Marthe, regard bienveillant et inquiet qui sait d’avance que tout est perdu.

Pleine Lune occultée par la géométrie du Teatro Real de Madrid, au sortir d''Erwartung'

Pleine Lune occultée par la géométrie du Teatro Real de Madrid, au sortir d''Erwartung'

Nous la retrouvons en prologue de la seconde partie à travers un monologue théâtral ‘Silencio’ conçu avec Christof Loy sur la base de textes de divers auteurs tels Oscar Wilde, Bertolt Brecht et des dramaturges de Zarzuelas, Anselmo C. Carreno et Luis Fernández de Sevilla.

A l’avant scène, sur fond noir, l’artiste asturienne surplombe l’orchestre tout en largeur en laissant traîner derrière elle le panache blanc de sa très longue robe de mariée. Elle raconte à travers les modulations de sa voix le désir ardent pour l’autre, et son évocation de ‘Salomé’, dite en excellent français, fait une parfaite liaison avec la seconde oeuvre, ‘Erwartung’.

Malin Byström - Erwartung

Malin Byström - Erwartung

Dans cette pièce, la soprano suédoise Malin Byström fait revivre le personnage imaginé par Marie Pappenheim, écrivaine et médecin, avec un modelé du texte et une complexité de couleurs névrotique qui évoque sa grande Salomé à la scène.

Le décor utilisé pour ‘La Voix humaine’ est cette fois enrichi de la présence de la chambre, de la salle à manger, de lumières mauves et orangées plus chaleureuses, et les fenêtres sont ouvertes pour laisser entrevoir les fleurs qui embellissent le balcon de la maison.

L’ouvrage commence comme une attente bovaryste confortable et très vite prenante de par l’osmose qui règne entre la présence vocale de Malin Byström et le superbe expressionnisme orchestral des musiciens. Jérémie Rhorer dégage ainsi une intensité et une netteté de sonorités que l’on retrouve aussi dans le timbre de la chanteuse.

Malin Byström et Gorka Culebras - Erwartung

Malin Byström et Gorka Culebras - Erwartung

Ce tableau bourgeois bascule ensuite dans le surréalisme avec la découverte du corps de l’amant gisant à moitié nu au pied du lit. Il se relève, en sang, et tout un jeu malsain se déploie, là aussi avec beaucoup de références à la relation entre Salomé et Jean-Baptiste. L’aveuglement du désir donne une apparence tout à fait normale et étonnamment sereine à cette rencontre macabre.

Puis, avec le retour des lumières du jour, survient, en coup de théâtre final, le même mari rentrant de sa journée au bureau, comme si l’absence temporaire de ce dernier avait engendré chez sa femme tout un délire morbide.

Rossy de Palma, Ermonela Jaho, Malin Byström et Gorka Culebras

Rossy de Palma, Ermonela Jaho, Malin Byström et Gorka Culebras

Ce diptyque qui charrie des sentiments sombres et cachés se déroule en parallèle des représentations de ‘Die Passagierin’ et montre à quel point l’orchestre titulaire du Teatro Real de Madrid s’exalte dorénavant dans les pièces les plus ardues, une progression qui ne cesse d’impressionner.

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Publié le 2 Février 2023

Didon et Enée / Erwartung (Henry Purcell / Arnold Schönberg, 1689 / 1909)
Représentations du 29 janvier et 01 février 2023
Bayerische Staatsoper - Munich

Didon et Enée
Didon Ausrine Stundyte
Enée Günter Papendell
Belinda Victoria Randem
Vénus Rinat Shaham
La Magicienne Key'mon W. Murrah
La première Sorcière Elmira Karakhanova

Erwartung
Une femme Ausrine Stundyte

Direction musicale Andrew Manze
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2023)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp et Katharina Ortmann

 

Bayerisches Staatsorchester
Extra choeur du Bayerische Staatsoper

Opernballett der Bayerischen Staatsoper Aaron Amoatey, Erica d'Amico, Ahta Yaw Ea, Amie Georgsson, Moe Gotoda, João da Graca Santiago, Serhat Perhat, The Thien Nguyen

Avec intermède de Paweł Mykietyn

Serge Dorny, le directeur de l'Opéra de Munich, aime rapprocher l'opéra baroque de l'opéra moderne. Cela s'est traduit l'année dernière au festival Ja, Mai où Monteverdi et Haas ont été joués au cours de la même soirée.

Ausrine Stundyte (Didon)

Ausrine Stundyte (Didon)

C'est dans ce même esprit qu'il a proposé à Krzysztof Warlikowski de monter deux œuvres célèbres d'Henry Purcell et Arnold Schönberg en les fondant dans le même spectacle.

Cet alliage est rare mais pas inédit, car Christian Tombeil, directeur du Théâtre d'Essen jusqu'en 2023, a mis en scène le diptyque 'Didon et Énée / Erwartung' lors d'une première très appréciée le 20 mai 2007 au Théâtre de Krefeld.

Krzysztof Warlikowski

Krzysztof Warlikowski

Pour son sixième spectacle à Munich depuis novembre 2007, après 'Evgeny Onegin', 'Die Frau ohne Schatten', 'Die Gezeichneten', 'Salome' et 'Tristan und Isolde' , Krzysztof Warlikowski se trouve à nouveau confronté à la problématique de lier deux ouvrages musicalement très différents, comme il le fit au Palais Garnier en novembre 2015 pour 'Le Château de Barbe-Bleue' et 'La Voix humaine'.

Mais l'écart musicologique est cette fois beaucoup plus important, puisqu'il va s'agir de passer d'un orchestre baroque à un grand orchestre symphonique.

Toutefois, les rôles de Didon et de La Femme sont interprétés ce soir par la même soprano, Ausrine Stundyte, que le metteur en scène connaît bien depuis 'Lady Macbeth de Mzensk' (Paris - 2019) et 'Elektra' (Salzburg - 2020).

Ausrine Stundyte (Didon)

Ausrine Stundyte (Didon)

Le décor de Małgorzata Szczęśniak est unique et représente, côté cour, une grande pièce d'une maison surélevée, scindable en deux parties, et côté jardin, une forêt matérialisée par quelques troncs d'arbres dressés sur la scène, et qui seront complétés par une impressionnante vidéo grand large en arrière plan.

L' univers d''Erwartung' est donc en place dès le début de la représentation, imprégnant ainsi fortement l'atmosphère de 'Didon et Énée'.

Dans cette première partie, Didon est dépeinte comme une femme victime d'hallucinations mentales, paranoïaque, alors que sur scène s'interpénètrent le présent et ses pensées imaginaires.

Key'mon W. Murrah (La Magicienne) et Elmira Karakhanova (La première Sorcière)

Key'mon W. Murrah (La Magicienne) et Elmira Karakhanova (La première Sorcière)

Une voiture, phares allumés tels un regard lumineux, arrive au domicile de Didon avec à son bord Enée, Belinda et la seconde femme (dénommée Vénus ici). Ils semblent n'être là que pour l'assister, alors qu'elle est en proie à des tourments. Mais lorsqu'ils repartent, des silhouettes sombres aux yeux bien marqués se dessinent depuis la forêt.

Puis, le véhicule réapparait entouré cette fois d'une troupe d'artistes insolites accompagnés de Vénus. Dans sa solitude, l'intériorité de Didon se trouve envahie par des angoisses subconscientes.

Dido and Aeneas / Erwartung (Stundyte Manze Warlikowski) Munich

Car les danses, au nombre de cinq, et les sorcières ont un rôle prédominant dans cet opéra.

Krzysztof Warlikowski fait appel à de jeunes danseurs contemporains, d'origines très différentes, à la fois étranges et d'un fascinant talent à jouer de la souplesse de leurs corps. Ils représentent une force vitale formidable, parfois très sensuelle ou burlesque, qui s'opposent aux troubles morbides de l'héroïne. La magicienne est incarnée par Key'mon W. Murrah, contre-ténor originaire du Kentucky, qui se taille un franc succès avec son chant clair et doucereux, agréablement vibrant. Didon, elle, calfeutrée dans son séjour, appelle à l'aide.

Et alors que, dans le livret original, ces sorcières veulent la destruction de Didon à cause de son statut social, ici elles viennent précipiter le basculement de cette dernière dans la folie.

Victoria Randem (Belinda), Rinat Shaham (Vénus) et Günter Papendell (Enée)

Victoria Randem (Belinda), Rinat Shaham (Vénus) et Günter Papendell (Enée)

A leur retour, Enée et Belinda constatent l'impossibilité de ramener Didon à la raison, encerclée par les sorcières, si bien que la scène finale, vibrante pour son célèbre 'Remember me', se transforme en un émouvant rituel de mort, sur fond d'éclipse de soleil. Puis, Belinda aide sa compagne résignée à entrer dans un sac de couchage sarcophage - qui porte bien son nom -, afin d'entamer un voyage vers l'au delà inspiré des traditions égyptiennes antiques. Mais un poignard, laissé par Belinda, sera du voyage.

Cette mise en scène d'une résurrection possible traduit, d'une part, les convictions du metteur en scène sur le rapport de la vie à la mort et au temps, mais permet également de créer une transition avec 'Erwartung'.

Ausrine Stundyte (Didon) et Victoria Randem (Belinda)

Ausrine Stundyte (Didon) et Victoria Randem (Belinda)

Dans cette première partie, Victoria Randem, en Belinda, fait sensation avec sa vocalité ambrée, riante et chantante, et participe avec brio à un numéro de danse ondoyant et sensuel.
Günter Papendell, en Enée, interprète un homme léger et dragueur mais qui prend aussi les choses au sérieux, et son long chant aux accents plaintifs s'inscrit très bien dans la tonalité baroque de l’œuvre. Rinat Shaham est plus agressive de timbre, mais elle joue aussi avec drôlerie ce qui rend son personnage sympathique.

Elle intervient peu, mais Elmira Karakhanova, en première sorcière au corps filiforme, se révèle très warlikowskienne dans sa manière d'être déjantée.

Key'mon W. Murrah (La Magicienne) et Elmira Karakhanova (La première Sorcière)

Key'mon W. Murrah (La Magicienne) et Elmira Karakhanova (La première Sorcière)

Quant à Ausrine Stundyte, si elle n'a pas la sensualité baroque idoine au personnage de Didon, c'est d'abord pour le rôle de composition hors pair qu'on l'apprécie énormément, ainsi que pour les accents d'airain toujours saisissants qui la caractérisent. Et lors de la déploration finale, les fêlures de sa voix dramatique touchent au cœur inévitablement.

Chœur d'une magnifique et apaisante élégie, disposé dans la fosse d'orchestre près des instrumentistes, musiciens insufflant fluidité des lignes et souplesse des jeux de contrastes sous la direction précise et élégante d'Andrew Manze, le tout forme un ensemble prenant auxquels les jeux de lumières colorés réglés par Felice Ross ajoutent leur part d'envoûtement.

Ausrine Stundyte (Didon) et les sorcières

Ausrine Stundyte (Didon) et les sorcières

Le voyage vers l’autre monde de Didon se déroule ensuite à travers un rituel d’une dizaine de minutes où les danseurs enchaînent des danses de rue sur une musique spécialement composée par Paweł Mykietyn, le créateur de la plupart des musiques des spectacles de Krzysztof Warlikowski. Sur un rythme lancinant, zébré par la guitare électrique, les spectateurs se laissent prendre par une voix lointaine aux parfums d’orient, et la gestuelle des artistes, harmonieuse et athlétique, laisse transparaître des figures égyptiennes telles que l’on peut en voir sur les monuments ou peintures transmis par cette civilisation.

Cette chorégraphie entrainante, signée Claude Bardouil, a aussi pour fonction de confronter la culture urbaine d'aujourd'hui à ces deux œuvres plus anciennes.

La danse du tunnel vers l'autre monde

La danse du tunnel vers l'autre monde

En arrière plan, une vidéo filme l’avancée dans un tunnel bariolé de graffitis et de peintures murales, tels des hiéroglyphes modernes. Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel sont invoquées, et une lumière au loin suggère l’approche d’un autre monde. Même si l’inspiration est celle d’un ancien rite païen, cette vision d’un au-delà lumineux porte aussi en elle une symbolique chrétienne – on pense beaucoup à l’’Ascension des Âmes et le tunnel de lumière’ de Jérôme Bosch -.

Ahta Yaw Ea

Ahta Yaw Ea

D’ailleurs, Krzysztof Warlikowski évoque aussi ce périple vers la mort dans sa production de ‘Tristan und Isolde’ qui sera reprise cette année à Munich.

Et pendant tout le temps de cette danse hypnotique, l’orchestre symphonique s’installe dans la fosse en toute discrétion. 

Ausrine Stundyte (La Femme)

Ausrine Stundyte (La Femme)

A la fin du voyage, Didon, devenue ‘La Femme’, se relève. Apercevant Enée et Belinda faisant l’amour, elle les tue de deux coups de feu à leur retour. ‘Erwartung’ peut donc commencer, et la maison de l’héroïne se sépare en deux, une partie où se trouvent les corps des deux victimes étant entraînée sur un plateau tournant, alors que la seconde partie reste fixe. Et dans cette seconde pièce, un très beau jeune homme (Serhat Perhat) apparaît, alors que depuis le salon principal ‘La Femme’ est prise de délires et d’angoisses tout en observant cet idéal de sensualité qui la fascine.

Serhat Perhat (Le Jeune Homme)

Serhat Perhat (Le Jeune Homme)

Ausrine Stundyte porte ce rôle extrême comme elle en a tant incarné à travers Elektra ou Katia Ismailova, c'est à dire instinctive et hallucinée, sa voix traduisant une animalité rauque aux accents ensorcelants.

Il ne s’agit plus d’une course dans la forêt à proprement parler, mais de la mise en scène d’un bouclage mental avec ses coups de sang et ses traits de lumières dans un regard perçant. A travers la relation avec le jeune homme qu’elle rejoint au bout d’un moment, le moteur du désir est puissamment activé comme une échappatoire au sentiment de culpabilité qui la rend folle, et les cerfs qui courent à travers une forêt enneigée dans le très beau film projeté en fond de scène accentuent cette symbolique de la puissance vitale. La force émotionnelle d’Ausrine Stundyte a plus à voir avec le feu éruptif que la torpeur dépressive.

Ausrine Stundyte (La Femme)

Ausrine Stundyte (La Femme)

L’écriture de Schönberg étire les plaintes et susurrements des paroles de ‘La Femme’, et Andrew Manze se veut plutôt hédoniste dans sa restitution sonore, sans forcer les stridences. L’impression d’ensemble est enveloppante et même charmeuse, si bien que c’est la question du désir qui prédomine tout au long de ce poème symphonique.

Ausrine Stundyte (La Femme) et Serhat Perhat (Le Jeune Homme)

Ausrine Stundyte (La Femme) et Serhat Perhat (Le Jeune Homme)

Et pour déstabiliser un peu plus l’auditeur, au tout dernier moment, Enée et Belinda se relèvent et reprennent leur vie quotidienne comme si ‘La Femme’ n’existait pas, alors que cette dernière se suicide avec le couteau qui l’avait accompagné lors du voyage vers l’autre monde. On peut y voir une résonance avec la tentation du suicide que connut Schönberg en 1908 lorsqu’il apprit la liaison entre sa femme et le peintre Gerstl. Ce dernier mettra pourtant fin à ses jours une fois sa relation amoureuse finie.

Günter Papendell, Krzysztof Warlikowski, Paweł Mykietyn, Andrew Manze, Małgorzata Szczęśniak, Kamil Polak et Ausrine Stundyte

Günter Papendell, Krzysztof Warlikowski, Paweł Mykietyn, Andrew Manze, Małgorzata Szczęśniak, Kamil Polak et Ausrine Stundyte

Ce suicide final signe ainsi la fin des égarements, mais entre temps, les pensées les plus intimes sur la solitude de l’être et les méandres de ses sentiments les plus sombres auront fait leur chemin. 

João da Graca Santiago, Amie Georgsson, Serhat Perhat, Moe Gotoda, Erica d'Amico, Ahta Yaw Ea, The Thien Nguyen et Aaron Amoatey

João da Graca Santiago, Amie Georgsson, Serhat Perhat, Moe Gotoda, Erica d'Amico, Ahta Yaw Ea, The Thien Nguyen et Aaron Amoatey

Et du fait que la mise en scène utilise un très vaste espace scénique, il est préférable de l’apprécier avec un peu de distance et de hauteur. D’un point de vue sonore, cela aurait pu sembler problématique dans la première partie baroque de la soirée, cela n’a pourtant pas été le cas, la très bonne acoustique du Bayerische Staatsoper, et ses étonnantes réflexions dans la salle, étant un très précieux atout.

Paweł Mykietyn, Claude Bardouil, Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak

Paweł Mykietyn, Claude Bardouil, Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak

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Publié le 8 Octobre 2017

Barbara Hannigan (Debussy-Schönberg-Berg-Gershwin)
Concert du 08 octobre 2017
Auditorium de Radio France

Claude Debussy Syrinx
Arnold SchönbergLa Nuit transfigurée
Alban BergLulu-Suite
George GershwinGirl Crazy-Suite

Orchestre Philharmonique de Radio France
Direction musicale et soprano Barbara Hannigan

 

Cela commence par une extinction totale de la salle, alors que l’orchestre, laissé seul dans le noir au centre de l’auditorium paré d’un charme boisé, se tient silencieux et immobile, et l’on entend le motif enjôleur d’une flûte jouant le solo de Syrinx s’insinuer depuis une alcôve discrètement dissimulée, comme si la plainte du cor anglais qui introduit le troisième acte de Tristan und Isolde lui faisait écho. Ce motif serait-il la Lune ?

Barbara Hannigan

Barbara Hannigan

Barbara Hannigan apparaît soudainement, vêtue de noir, sans que l’on ait aperçu sa venue, et entraîne le Philharmonique dans ses embrassements chaleureux, sensuellement féminins, car il y va de son être dans la représentation des émotions humaines. Nulle mer glaciale, sinon un tissu de cordes vibrantes qui atteint son inexorable paroxysme et se libère de ses tensions tout naturellement.

Barbara Hannigan

Barbara Hannigan

Dans la seconde partie, Barbara Hannigan se retrouve dans l’univers de Lulu qu’elle a elle-même interprété à Bruxelles sous la direction empathique de Krzysztof Warlikowski et à Hambourg avec Christoph Marthaler.

Elle seule peut à la fois diriger et chanter – tout en étant dos à l’orchestre quand elle incarne Lulu – ce personnage qu’elle défend dans un poignant élan de liberté.

Contrebassiste du Philharmonique de Radio France

Contrebassiste du Philharmonique de Radio France

L’orchestre joue le jeu, fait corps avec une artiste unique et charismatique qui a quelque chose à exprimer de chevillé au corps, un cri très violent et un amour maternel immanent, et lui dédit le plus beau témoignage de complicité en l’accompagnant vocalement dans Girl Crazy, qu’elle reprendra en bis pour le bonheur des auditeurs.

Barbara Hannigan (Schönberg-Berg-Gershwin-Philharmonique) Radio France


Quelle sensation d’admiration à vivre ce moment d’accomplissement personnel qui puise d'abord sa force dans les ressources d'une musique puissante, et s'ouvre encore plus au public à travers une œuvre populaire profondément œcuménique!

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Publié le 13 Août 2017

Quatuor Van Kuijk – La Nuit transfigurée
Concert du 12 août 2017
Parc Floral de Paris

Wolfgang Amadé Mozart 
Quintette n°2 à deux altos en do majeur K515 
Arnold Schönberg
La Nuit transfigurée opus 4

Nicolas Van Kuijk, Sylvain Favre, violons
Emmanuel François, alto, François Robin, violoncelle
Grégoire Vecchioni, alto
Lydia Shelley (Quatuor Voce), violoncelle

                                   Lydia Shelley et François Robin

A l’opposé du son âpre qui caractérise les ensembles de musique de chambre en recherche d’expressivité profondément pathétique, la rigueur mâtinée de joie du Quatuor Van Kuijk rend à la musique de Mozart une jeunesse chaleureuse bienvenue par ce temps uniformément gris et frais qui domine la capitale en plein mois d’août.

Sylvain Favre et Nicolas Van Kuijk, violons

Sylvain Favre et Nicolas Van Kuijk, violons

La quintette K515 est à la fois douce, rêveuse, mais également chargée de la mélancolie que l’on retrouve dans nombre d’airs de ses personnages d’opéra, dont l’évocation s’immisce de manière subliminale avec l’aide de notre propre imaginaire. La présence souple et subjacente du violoncelle de François Robin, la vigueur des violons et l’harmonie de l’ensemble concourent à ce sentiment de plénitude qui permet de résister aux agitations atmosphériques qui cernent la scène du grand delta du parc floral.

François Robin, violoncelle

François Robin, violoncelle

En seconde partie, la violoncelliste Lydia Shelley rejoint les cinq instrumentistes afin d'interpréter La nuit transfigurée. Que l’auditeur ne se trompe pas, si cette musique lui semble si naturelle, mais perceptiblement plus sombre que la quintette qui précède, c’est qu’elle est née du talent d’un jeune Arnold Schonberg (il avait vingt-cinq ans) bien avant qu’il ne révolutionne le monde musical avec sa technique dodécaphonique.

Les vibrations mystérieuses de ce poème nocturne sont pleinement rendues avec une verve déliée qui en atténue l’austérité de par sa rondeur sensuelle.

Nicolas Van Kuijk, Sylvain Favre, Emmanuel François, Grégoire Vecchioni, François Robin

Nicolas Van Kuijk, Sylvain Favre, Emmanuel François, Grégoire Vecchioni, François Robin

Près d’un millier de spectateurs attentifs, une aura enjouée, le Quatuor Van Kuijk et ses musiciens associés font maintenant partie du paysage musical international et trouvent un public de fidèles de plus en plus nombreux, si bien que leur prochain concert à l’amphithéâtre de la Philharmonie, le 13 janvier 2018, est déjà complet depuis plusieurs mois.

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Publié le 20 Avril 2016

Gurre-Lieder (Arnold Schönberg) - 1912
Concert du 19 avril 2016
Philharmonie de Paris – Grande salle

Waldemar Andreas Schager
Tove Irène Theorin
Waldtaube Sarah Connolly
Bauer Jochen Schmeckenbecher
Klaus-Narr Andreas Conrad
Sprecher Franz Mazura

Direction musicale Philippe Jordan
Orchestre de l’Opéra National de Paris
Chœurs de l’Opéra National de Paris et Chœur Philharmonique de Prague

Après les Variations pour orchestre, Moïse et Aaron, le quatuor à cordes n°2 et Pierrot Lunaire, Philippe Jordan poursuit une ligne musicale tracée à travers l’univers sonore complexe d’Arnold Schönberg, pour embrasser une des œuvres qui enflamme probablement le mieux son âme lyrique et symphonique, les Gurre-Lieder.

Ce poème de près de deux heures qui croise les inspirations langoureuses de Tristan et Isolde (Richard Wagner) et du Roi Arthus (Ernest Chausson) n’est en effet pas altéré par l’écriture atonale que le compositeur autrichien développera plus tard.

Philippe Jordan et l'Orchestre National de Paris

Philippe Jordan et l'Orchestre National de Paris

Le directeur musical de l’Opéra National de Paris devient donc l’Empereur d’un répertoire qu’il épouse d’une gestuelle à la fois emphatique et rigoureuse, face à un orchestre dont il aime soulever la houle dans une plénitude qui fait la part belle aux élans romantiques et élancés de cuivres volcaniques.

La rondeur orchestrale claire et majestueuse laisse moins ressortir les détails des bois comme on pourrait l’entendre dans la fosse de Bastille, mais une telle interprétation invite à un voyage surnaturel dont les voix, noyées par les effets acoustiques qui longent les balcons d’arrière-scène, perdent cependant en sensibilité expressive.

Andreas Schager impose une vaillance tendre, mais, néanmoins, Sarah Connolly est la plus impressionnante par son rayonnement et la gravité d’un timbre qui ramène dans un présent tragique toutes les pensées inspirées par la musique.

Philippe Jordan - Gurrelieder (Philharmonie)

Philippe Jordan - Gurrelieder (Philharmonie)

Chœurs sévères et bienveillants à la fois, un mur vocal au pied duquel les musiciens semblent décrire un fleuve qui tente de le submerger, l’ampleur de cette soirée nous laisse ainsi cette grande impression d’un fabuleux sentiment de libération dominé, répétons-le, par la prestance souveraine de Philippe Jordan.

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Publié le 26 Octobre 2015

Arnold Schönberg  (Quatuor à cordes n°2 - Pierrot Lunaire)

Concert du 25 octobre 2015
Palais Garnier

Quatuor à Cordes n°2, op.10 (1908)
Violons Frédéric Laroque, Vanessa Jean
Alto Laurent Verney
Violoncelle Aurélien Sabouret

Pierrot Lunaire, op.21 (1912)
Violon Frédéric Laroque
Alto Laurent Verney
Violoncelle Aurélien Sabouret
Flûte et Piccolo Catherine Cantin
Clarinette Véronique Cotter-Dumoulin
Clarinette Basse Bruno Martinez
Piano François Frédéric Guy

Soprano Caroline Stein

Direction musicale Philippe Jordan 

Alors que les représentations de Moïse et Aaron viennent de débuter à l’Opéra Bastille depuis quelques jours, les solistes de l’Opéra National de Paris consacrent par un doux dimanche d’automne une soirée à l’univers musical d’Arnold Schönberg. Nous sommes transportés peu avant la Grande Guerre, au moment où le compositeur s’apprête à dépasser sa passion pour l’art de Richard Wagner et Richard Strauss, et se dirige vers l’écriture atonale révélatrice des sentiments angoissés d’une époque surgie du romantisme national.

Partition du Quatuor à cordes n°2

Partition du Quatuor à cordes n°2

Dans la première pièce, le Quatuor à Cordes n°2, baignée par les lumières blafardes du grand lustre du Palais Garnier, les vibrations passionnées du violoncelle d’Aurélien Sabouret créent une tension permanente par les résonances qu’elles entretiennent avec notre propre puissance vitale. Les deux violons de Frédéric Laroque et Vanessa Jean et l’alto de Laurent Verney se répondent sur le ton de la fantaisie. Et au troisième mouvement, le violoncelliste au visage si malicieux jusqu’à présent, prend une gravité un peu sur jouée mais qui s’accorde avec ce climat de plus en plus triste et vrai. 

Caroline Stein, voix technique et légère sans pathos, est alors comme une étincelle vitale qui s’amuse des effets mécaniques d’un langage musical plus espiègle que n'est ce texte profond et désespéré.
Après l’entracte, la salle s’éteint pour ne laisser que quelques projecteurs illuminer le vieux parquet en bois, les fonds des loges de côté restant, eux aussi, allumés.

Le ciel de Paris peu avant Pierrot Lunaire

Le ciel de Paris peu avant Pierrot Lunaire

Clarinettes, flûte, piccolo et piano ont rejoint la scène et Philippe Jordan apparaît dans un état de concentration sereine. En fin mélodiste, il harmonise joliment d'un simple geste l’ensemble tout en conservant la plus grande part de son attention à la soprano. Les maladies de l’âme que drainent partition et poèmes du Pierrot Lunaire donnent dans cette interprétation une sensation de chaleur inattendue de la part du compositeur. Et Caroline Stein raconte ces égarements avec une intelligence qui semble en surplomber les affects douloureux.

Il n’est pas habituel de voir un public aussi nombreux assister à un concert de musique de chambre dans une salle aussi grande, et d’avoir le sentiment que la vie musicale parisienne débute cette saison avec une vitalité qui donne de la joie pour les jours qui vont suivre.

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Publié le 20 Octobre 2015

Moses und Aron (Arnold Schönberg)
Représentation du 20 octobre 2015
Opéra Bastille

Moses Thomas Johannes Mayer
Aron John Graham-Hall

Ein Junges Mädchen Julie Davies
Eine Kranke Catherine Wyn-Rogers
Ein Junges Mann Nicky Spence
Ein Nackte Jüngling Michael Pflumm
Ein Mann Chae Wook Lim
Ein Anderer Mann Christopher Purves
Ein Priester Ralf Lukas

Mise en scène Romeo Castellucci

Direction musicale Philippe Jordan

Orchestre et Chœur de l’Opéra National de Paris

Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants de l’Opéra National de Paris

Nouvelle production et coproduction avec le Teatro Real de Madrid

                                                                                     Thomas Johannes Mayer (Moïse)

Jusqu’à présent, Moses und Aron n’avait été joué qu’en français à l’Opéra Garnier au cours des saisons 1973-1974 (7 représentations) et 1974-1975 (3 représentations).

Quarante ans plus tard – en écho aux quarante jours que prendra Moïse pour revenir de sa montagne-, la nouvelle production présentée par Stéphane Lissner en ouverture de son mandat à la direction de l’Opéra National de Paris est donc un pari audacieux, d’autant plus que le dernier opéra de Schoenberg est interprété dans sa langue originale et dans la vastitude de la grande salle Bastille.

Et cette œuvre, écrite au moment où l’antisémitisme atteignait son paroxysme en Europe, croise nombre de situations et de réflexions inhérentes à notre monde : la foi comme facteur d’épanouissement personnel et de force intérieure, l’oppression religieuse et l’exode pour fuir les dictatures, la représentation de l’inexprimable, et l’alternative aux valeurs matérielles.

Thomas Johannes Mayer (Moïse)

Thomas Johannes Mayer (Moïse)

La mise en scène est ainsi confiée à Romeo Castellucci, auteur notamment d’un beau et mystérieux Parsifal à la Monnaie de Bruxelles, et d’une trilogie intitulée Le Voile Noir du Pasteur, dont le second volet, Sur le Concept du visage du fils de Dieux, avait suscité les réactions violentes d’extrémistes catholiques.

Ce plasticien et homme de théâtre, invité pour la première fois à l’Opéra National de Paris, est en réalité un homme de foi qui s’interroge sur la façon dont les croyants la mettent en pratique.

Son travail sur Moses und Aron se situe hors du temps. Le buisson ardent est représenté par les murmures du chœur indiscernable autour de la fosse de l’orchestre, ce dernier étant lui-même quasiment invisible mais lumineux vu depuis le parterre. En filigrane, dernière un rideau cotonneux, se devine la silhouette du Veau d’Or, et Moïse retrouve Aaron.

Arrivée de Moïse et Aaron

Arrivée de Moïse et Aaron

Quand le chœur apparaît, il semble quelque peu informe, et d’une blancheur qui se fond dans l’irréalité d’une atmosphère ouateuse, diffuse et immaculée.

Ce peuple polythéiste, et aux rites sacrificiels, n’a pas le courage de fuir Pharaon. L’arrivée du prophète et de son frère est alors magnifiquement rendue par l’illusion de deux ombres dans le lointain qui s’approchent à travers les airs et le brouillard.

A leur rencontre avec les Israelites, les deux hommes se réincarnent. L’allégeance au nouveau Dieu, sans aucune autre représentation qu’un flot de paroles à peine lisible projeté en avant-scène – cet amalgame de mots reprend tout le vocabulaire de notre société médiatique - ne convainc pas la foule.

Thomas Johannes Mayer (Moïse)

Thomas Johannes Mayer (Moïse)

C’est donc sous l'aspect d'une machine hautement technologique, qui évoque l’allure d’un missile de croisière blanc débarrassé de sa structure, que se matérialise le bâton changé en serpent, destiné à effrayer les incrédules et à prouver l’existence d’une puissance supérieure. La foi de Moïse n’est en effet que le produit d’une froide intelligence.

Pourtant, quand le peuple israélite consent à y croire, l’arrière-plan s’effondre et laisse apparaître les corps vivants, nus et enchevêtrés de ce peuple qui commence à s’incarner en chair et en sang. C’est le début de la marche vers sa propre libération et son émancipation.

Dans cette première partie, Romeo Castellucci reste conforme au sens premier du texte qui fait de la peur le ressort émotionnel qui se substitue aux limitations du pouvoir de la parole. La seconde partie débute avec les chuchotements du chœur invisible, et le rideau de scène semble alors murmurer tout seul.

John Graham-Hall (Aaron)

John Graham-Hall (Aaron)

Quarante ans se sont écoulés, et le metteur en scène s’accorde également quarante secondes pour réorganiser le décor plus ou moins discrètement.

Quand le rideau se lève, le plateau est toujours aussi vide, clair au sol et sombre à l’horizon, et face au désarroi du peuple, debout et cette fois totalement humain, Aaron fait apparaître le Veau d’Or, métamorphosé en un véritable taureau placide blanc. Inévitablement, cette intervention insolite monopolise l’attention toujours à l’affut d’une réaction imprévue possible de la part de la nature.

Mais il n’y a pas d’or sur scène, et comme Moïse, par la voix d’Aaron, n’a su être probant, Romeo Castellucci nous montre comment ce peuple va s’y prendre pour trouver sa voie vers Dieu.
Au lieu de suivre à la lettre les didascalies qui promettent orgie d’ivresse et de danse et orgie érotique, il en donne une vision plus abstraite.

Johan Graham-Hall (Aaron) et le Choeur

Johan Graham-Hall (Aaron) et le Choeur

On y voit comment ce peuple affronte courageusement les cours sombres et pollués par de longues coulées noires, qui sont la métaphore de notre empêtrement avec les souillures de la vie. Il devient alors possible pour chacun d’y projeter sa propre expérience, et de réaliser que si ce peuple se défigure à descendre dans un bassin noir pétrole, il le fait avec détermination, comme un rituel nécessairement long, visuellement fascinant, et froid.

Ce chœur vivant et défiant à l’égard d’Aaron finit par se débarrasser du cerveau de la machine amenée par Moïse, puis grime son frère en une sorte d’épouvantail primitif, sauvage et dénué de toute spiritualité. Aaron est décrédibilisé, mais Castellucci préserve la foi de Moïse en le laissant seul à terre dans un monde nocturne étoilé et magnifiquement transformé à la toute fin. Le peuple, lui, aura montré quel parcours il sait suivre.

Sacrifice

Sacrifice

Cette dernière scène est un des sommets du spectacle, non pour le décor montagneux en soi, mais pour l’ambiance musicale et la répartition spatiale des voix du chœur qui semblent provenir d’un lointain incommensurable.

Le spectacle entier est baigné de ce chant expressif et intériorisé, extra-terrestre au début, vivant et mouvant ensuite, laissant par moment se détacher des voix solistes toujours émouvantes par la présente solitude qu’elles expriment.

Mais la tension que nécessite la mise en valeur et le soutien rythmique de cet ensemble formé des Chœurs de l’Opéra de Paris et de la Maîtrise des Hauts de Seine, est peut-être à l’origine de la tenue sévère de l’orchestre par Philippe Jordan. Les étirements sonores sont magnifiquement polis, la dissipation des sonorités et leur clarté sont d’une beauté rutilante et froide, mais rien d’acéré ni de vif ne vient tirailler l’auditeur au cours de cette première représentation.

Johannes Thomas Mayer (Moïse)

Johannes Thomas Mayer (Moïse)

On sent le poids considérable de l’œuvre globale dans sa totalité scénique et musicale.

Et Romeo Castellucci, esthétique et fidèle à sa vision noire et dégénérée de la vie, ne cherche pas non plus à atteindre le spectateur dans sa chair en incarnant encore plus ses personnages.

John Graham-Hall a beaucoup de mérite à chanter dans des conditions difficiles qui l’avilissent au fur et à mesure du temps qui s’écoule - sa voix semble vibrer et vaciller en permanence, ce qui dépeint un portrait peu assuré de son personnage -, et Thomas Johannes Mayer, avec son allure naturelle de prophète sage et autoritaire, tire le personnage de Moïse vers un désespoir similaire à celui de Wozzeck, homme inadapté au monde dans lequel il vit.

Il lui donne ainsi un superbe charisme humain reconnu par la salle entière lors du salut final.

 

Moïse et Aaron peut être revu sur Concert Arte jusqu'au 21 mars 2016.

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Publié le 17 Septembre 2015

Orchestre de l’Opéra National de Paris (Ph.Jordan – G.Kühmeier)
Concert du 16 septembre 2015
Philharmonie – Grande salle

Variations pour orchestre, op.31 (Arnold Schönberg)
Symphonie n°4 (Gustav Mahler)

Soprano Genia Kühmeier
Direction musicale Philippe Jordan
Orchestre de l’Opéra National de Paris

 

 

                                     Philippe Jordan

 

Après le Ring et les neuf symphonies de Beethoven, Philippe Jordan débute un nouveau cycle dédié cette fois au grand compositeur viennois, Arnold Schönberg.
Au cours de la saison, deux autres concerts lui seront voués, l’un au Palais Garnier le 25 octobre, l’autre à la Philharmonie le 19 avril, dans le prolongement de la trainée laissée par le passage de son œuvre majeure à l’Opéra Bastille, Moïse et Aaron.

Croissant de Lune dans le couchant depuis la Philharmonie

Croissant de Lune dans le couchant depuis la Philharmonie

On se souvient avec quelle envie Philippe Jordan s'était évertué à faire partager sa passion pour la musique de Schönberg, lors des journées Tous à l’Opéra, en la dédramatisant.
Et à l’écoute du concert de ce soir, on ne peut qu'admirer sa manière à mettre en avant la finesse et la poésie d’une œuvre construite sur le sérialisme et les dissonances, et son attention à l'unir selon une forme d’onde coulante où se dissimule un désir de séduction. Mais a t-il raison d'éluder aussi franchement la rugosité grinçante des accords et l’ambiance tendue qui, par moment, devrait pincer au cœur ? Ne laisse-t-il pas un peu de côté le regard perçant d’un compositeur qui inspira Bernard Herrmann, le créateur des musiques d’Alfred Hitchock ?

Philippe Jordan

Philippe Jordan

La symphonie n°4 de Gustav Mahler apparaît alors comme une œuvre merveilleuse qui laisse au chef d'orchestre un large champ d’expression pour sa pleine subtilité, pour son attachement profond au charme des couleurs viennoises, et pour un enivrant art de l’éclat qui fait briller tous les petits reflets chantants des instruments. Il est fascinant d’entendre comment cette musique, moins marquée par le pathétisme inhérent au compositeur, peut être aussi subjugante et innervée par des volutes d’un sensualisme exacerbé par l’hédonisme caressant du directeur musical.

Salle de la Philharmonie à la fin du concert

Salle de la Philharmonie à la fin du concert

Ce voyage dans une limpidité qui surpasse sa part d’ombre prend, de plus, une dimension noblement humaine grâce à la belle voix apaisante et chargée de compassion de Genia Kühmeier.

Philippe Jordan, par l’esprit qu’il insuffle à ses musiciens et solistes, est véritablement une incarnation de la Joie qui rayonne en toutes circonstances.

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Publié le 19 Avril 2011

Anne Schwanewilms
Récital du 16 avril 2011 à l' Opéra Comique

Piano Manuel Lange

Claude Debussy Proses Lyriques
« De rêves… »
« De grève… »
« De fleurs… »
« De soir… »

Hugo Wolf Mörike-Lieder
« Im Frühling »
« Gesang Weylas »
« Auf einer Wanderung »
« Verborgenheit »
« Das verlassene Mägdlein »
« Wo find’ich Trost »
« Der Genesene an die Hoffnung »

Arnold Schönberg Vier Lieder op.2
« Erwatung »
« Schenk mir deinen goldenen Kamm »
« Erhebung »
« Waldsonne »

Hugo Wolf Mörike-Lieder
« Elfenlied »
« Selbstgeständnis »
« Storchenbotschaft »

Bien que le petit fascicule remis aimablement à chacun suggère une écoute de ce récital sous l’angle de l’influence vocale wagnérienne, seule la rencontre avec Anne Schwanewilms a véritablement de l’importance.

Dans cet espace si intime où la proximité du public pourrait l'intimider et gêner son rayonnement naturel, la soprano allemande crée une atmosphère émouvante en mettant à nu ses fragilités.

L’expressivité de sa technique repose sur des lignes subtilement éthérées, de soudaines envolées lyriques et un médium tourmenté, parfois fâné. Il y a dans cette large palette de couleurs, mêlant pureté et inachevé, une évocation humaine empathique.

Les proses lyriques ne sont sans doute pas suffisamment intelligibles, seulement Anne Schwanewilms sait exactement pourquoi elle est là, et ce qu’elle interprète.
Ce qu’elle vie intérieurement est renvoyé avec un immuable naturel, des traits d'humour complices au cours des derniers lieder, si bien que l'on en reste très touché.

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Publié le 19 Avril 2008

Le Prisonnier (Luigi Dallapiccola)
Représentation du 15 avril 2008 (Opéra Garnier)

La Madre Rosalind Plowright                       Il Prigioniero Evgeny Nikitin
Il Carceriere, Il Grande Inquisitore Chris Merritt

Direction musicale Lothar Zagrosek
Mise en scène Lluis Pasqual

Quelques jours seulement après avoir vu « Cabaret » de Bob Fosse, image de la vie indifférente à la montée du nazisme dans les années 30 et aux arrestations politiques, l’Ode à Napoléon d’Arnold  Schönberg pour récitant, piano et quatuor à Cordes nous replonge dans le climat oppressant du film. Surtout représenté de cette manière!

Dale Duessing, travesti en Lisa Minelli, récite son texte devant un rideau de l’Opéra Garnier qui se lève sur le rideau rouge du cabaret accentuant ainsi un sentiment de malaise.

                                                                                       Lothar Zagrosek (l'Ode à Napoléon)
Car il est impossible de ne pas songer aux dernières images du film reflétant les
spectateurs portant les brassards du parti national socialiste.

Et l’on repense alors que Luigi Dallapiccola fût (de son propre aveu) fasciné par le fascisme en Italie avant qu’il ne prenne conscience de son erreur en 1938, lors de la promulgation des lois antisémites, et adopte une attitude radicalement différente.

Il se consacra aussitôt à l'écriture de « Canti di prigionia » puis Il Prigioniero mis en scène ici, à Garnier, dans une atmosphère répugnante. Un escalier serpente autour de la cage en rétrécissant pour aboutir sur le vide. Un fond étoilé se découvre quelquefois pour torturer encore plus d’espoir le prisonnier qui acceptera presque sans broncher l’injection létale.
Il y a bien sûr l’humanité d’ Evgeny  Nikitin, la froideur de Chris Merritt , mais qui peut faire mieux que Rosalind Plowright dans les rôles de cauchemars et nous remémorer ainsi la terrible marâtre de Jenufa au Châtelet en 2003 ?

Lothar Zagrosek s’éclate « à mort ! » dans cette partition agressive.
Après une heure glauque comme celle là, cela donne envie d’aller parler avec tout le monde.

  

Chris Merritt (l'Inquisiteur)

 

 

Donc en résumé, nous avons abordé en moins d’un mois les thèmes de la glorification de la souffrance dans Parsifal, de la pauvreté de l’homme sans pouvoir économique dans Wozzeck, de l’homme sans liberté et de l’usage mauvais de la religion dans Il Prigioniero ;  avec quel esprit faut-il alors aborder le Barbier de Séville à présent ?

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