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Publié le 31 Janvier 2023

Peter Grimes (Benjamin Britten – 7 juin 1945 - Sadler’s Well Theater, Londres)
Répétition générale du 23 janvier et représentations du 26 janvier et 07 février 2023
Palais Garnier

Peter Grimes Allan Clayton
Ellen Orford Maria Bengtsson
Captain Balstrode Simon Keenlyside
Auntie Catherine Wyn-Rogers
First Niece Anna-Sophie Neher
Bob Boles John Graham-Hall
Swallow Clive Bayley
Mrs. Sedley Rosie Aldridge
Reverend Horace Adams James Gilchrist
Ned Keene Jacques Imbrailo
Hobson Stephen Richardson

Direction musicale Alexander Soddy
Mise en scène Deborah Warner (2021, Madrid)

Coproduction avec le Teatro Real, Madrid, le Royal Opera House Covent Garden, Londres et le Teatro dell'Opera, Rome
Diffusion le 25 février à 20 h sur France Musique dans le cadre de l’émission « Samedi à l’Opéra », présentée par Judith Chaine.

Compositeur privilégié d’Hugues Gall, le directeur de l’Opéra de Paris de 1995 à 2004 qui représenta trois séries de ‘Billy Budd’ et deux séries de ‘Peter Grimes’ au cours de son mandat, Benjamin Britten n’avait plus été programmé qu’une seule fois par la suite, à l’occasion d’une reprise de ‘Billy Budd’, sous la direction de Nicolas Joel.

Une nouvelle production de ‘Death in Venice’ sera par la suite annulée, et la production de ‘Billy Budd’ par Deborah Warner, un temps programmée par Stéphane Lissner, fut, elle aussi, supprimée.

Allan Clayton (Peter Grimes)

Allan Clayton (Peter Grimes)

Le retour de ‘Peter Grimes’ à l’Opéra de Paris est donc un immense évènement qui traduit le volontarisme de son nouveau directeur, Alexander Neef, afin d’ouvrir plus largement le répertoire aux compositeurs anglo-saxons.

Cette reprise de la production créée à Madrid en avril 2021 permet d’accueillir, pour la première fois sur la grande scène lyrique nationale, une metteuse en scène britannique bien connue en Europe, Deborah Warner.

Elle est cependant loin d’être inconnue à Paris, puisqu’elle y fit ses débuts en 1989 avec ‘Titus Andronicus’ de Shakespeare au Théâtre des Bouffes du Nord, puis avec ‘King Lear’ joué au Théâtre de l’Odéon en 1990.

Plus récemment, l’Opéra Comique programma en 2012 sa version de ‘Didon et Enée’ d’Henry Purcell, et le Théâtre des Champs-Elysées présenta son interprétation de ‘La Traviata’ en 2018.

Clive Bayley (Swallow), Allan Clayton (Peter Grimes) et le choeur de villageois

Clive Bayley (Swallow), Allan Clayton (Peter Grimes) et le choeur de villageois

S’emparer d’un sujet aussi sombre que celui de ‘Peter Grimes’, c’est à la fois revenir au thème de la marginalité qu’elle avait abordé à travers sa première mise en scène d’opéra, ‘Wozzeck’, jouée au Grand Théâtre de Leeds en 1993, qu’évoquer Alban Berg pour lequel Benjamin Britten nourrissait une vive admiration – il entendra en intégralité ‘Wozzeck’, en 1934, lors d’une retransmission radiophonique -.

On retrouve au cours de ces tableaux le sens de l’épure, mais aussi le goût pour le réalisme, de Deborah Warner dans cette production qui souligne l’immense solitude du héros et l’ombre d’une malédiction qui plane sur lui.

L'apprenti et Maria Bengtsson (Ellen)

L'apprenti et Maria Bengtsson (Ellen)

La première image, fort belle, le représente dormant seul au centre d’un large espace vide, surplombé par une barque qui pourrait évoquer un cercueil, mais surtout la fin tragique à laquelle il est prédestiné. La communauté environnante est, elle, constamment animée dans des zones d'ombre, au premier et dernier acte.

Les lumières bleu-vert stylisées, plus intenses à l’horizon, décrivent une vision éthérée du temps et de l’espace, mais la maison de cet être solitaire n’est qu’un éparpillement de restes d’embarcations disparates, jonchant une scène en pente, ouvertement mise à nue.  A contrario, les villageois se retrouvent au second acte dans une taverne enfoncée dans le sol, tous parqués à l’avant-scène devant une façade qui les abrite de l'extérieur, et où une unique porte permet des entrées précipitées.
Peter Grimes (Clayton Bengtsson Keenlyside Soddy Warner) Opéra de Paris

Enfin, en fond de scène, une toile aux légers reflets irisés offre la vision d’une vue sur la mer prise depuis les hauteurs d’une falaise. L'évocation reste symbolique, et ne met pas l'accent sur l'atmosphère marine et mouvementée de ces côtes tumultueuses, probablement pour donner plus d'impact à la violence intérieure nourrie par la population, le véritable danger en ce lieu.

Deborah Warner fait ainsi vivre les relations entre individus avec un grand sens du détail et de l’interaction vivante afin de montrer toutes les facettes, peu reluisantes, de ce peuple qui juge et veut la perte de Grimes. Leur rapport à Dieu est dominé par la peur - une petite pancarte le rappelle -, et ces gens apparaissent comme ayant inconsciemment besoin de trouver un bouc émissaire pour se laver de leurs propres travers.

Simon Keenlyside (Balstrode) et Allan Clayton (Peter Grimes)

Simon Keenlyside (Balstrode) et Allan Clayton (Peter Grimes)

La scène la plus marquante se déroule au dernier acte où tous s'excitent, lors d'un rituel païen, à détruire un mannequin fabriqué à l'image de Peter Grimes, afin d'évacuer leur propre violence. C'est d'ailleurs au cours de ce même tableau de lynchage que la sensualité de plusieurs jeunes hommes - torses nus - est exaltée. A contrario, la scène où ce solitaire s'emporte face à Ellen est montrée comme un geste brusque et impulsif qui propulse la maîtresse d'école à terre. Le geste est simplement accidentel.

'Peter Grimes' est donc bien une dénonciation du conformisme et de l'hypocrisie sociale, mais Deborah Warner n'oublie pas de mettre en avant la question du devenir de l'enfant orphelin. Sa mise en scène sollicite les plus profonds sentiments pour le jeune garçon balloté dans cet univers trop préoccupé par ses propres névroses pour s'intéresser aux plus démunis.
Une telle force de caractérisation ne peut s'incarner qu'une fois confiée à de grands artistes, et tous, sans exception, participent à cette immense réussite.

Peter Grimes (Clayton Bengtsson Keenlyside Soddy Warner) Opéra de Paris

Allan Clayton, qui est attaché à cette production depuis sa création à Madrid et sa reprise à Londres, est absolument lumineux, tendre et irradiant de finesse, comme s'il était doué pour révéler la pureté d'âme mêlée à la rudesse de Peter Grimes. Confronté à la voix agréablement ouatée, et d'une parfaite homogénéitée, de Maria Bengtsson, ils tendent tous deux à souligner les qualités mozartiennes de l'écriture de Benjamin Britten, ce que la direction souple et raffinée d'Alexander Soddy ne fait que renforcer. 

Le chef d'orchestre britannique maintient tout au long de la représentation une atmophère intime et chambriste qui attire l'auditeur dans un univers soyeux et superbement ouvragé, où la noirceur mystérieuse des interludes ne se départit jamais d'un art du raffinement merveilleusement enjôleur. L'orchestre ne prend d'ailleurs pas le dessus sur les solistes et les choristes, ces derniers étant à l'unisson de l'esprit envoutant choisi pour cette interprétation.

Maria Bengtsson (Ellen) et l'apprenti

Maria Bengtsson (Ellen) et l'apprenti

Fascinant par sa retenue et la profondeur de sa présence, Simon Keenlyside, qui fut un inoubiable Wozzeck à Bastille, il y a 15 ans, prête au Capitaine Balstrode de la sagesse, un charisme vocal d'une grande maturité, et une aura humaniste fort touchante, même s'il devra suggérer au pêcheur, acculé par les villageois, de préférer prendre la mer et de couler sa barque. On verra ainsi Grimes, résigné, s'enfoncer lentement dans la mer.

Simon Keenlyside (Balstrode)

Simon Keenlyside (Balstrode)

Parmi les autres caractères, on retrouve John Graham-Hall en Bob Boles, lui qui incarna un inoubliable Aschenbach à La Monnaie de Bruxelles, en 2009, dans la production de 'Death in Venice' de Deborah Warner, avec un timbre dorénavant oscillant mais toujours expressif, et Jacques Imbrailo, qui rehausse le naturel grossier de Ned Keene par un chant séduisant et très naturel.

Allan Clayton

Allan Clayton

La cohésion scénique de l'ensemble de la distribution se prolonge avec une vérité démonstrative à travers les interprétations de Catherine Wyn-Rogers (Auntie), Rosie Aldridge, terrible en Mrs Sedley Bayley, les deux nièces qui se ressemblent par Anna-Sophie Neher et Ilanah Lobel-Torrez, le jeu de Clive Bayley qui n'éprouve aucune hésitation à dépeindre le ridicule de Swallow, et enfin James Gilchrist et Stephen Richardson, eux-aussi très convaincants.

Ching-Lien Wu (cheffe des choeurs)

Ching-Lien Wu (cheffe des choeurs)

Avec la disparition indifférente de Peter Grimes à la toute fin, réapparait pour la dernière fois, et poétiquement, son obsession pour la jeunesse des apprentis qui ont tous disparu, à travers un acrobate se muant avec légèreté dans les airs. Deborah Warner sait offrir aux jeunes artistes des occasions pour animer avec talents ses productions, et après un tel accueil du public et des professionnels pour ce poignant 'Peter Grimes', reprendre en ce même lieu celle de 'Billy Budd' par la même metteuse en scène, primée en 2018, semble aller de soi, tant le succès et la reconnaissance de tous sont assurés.

Alexander Soddy, Deborah Warner, Allan Clayton et l'apprenti

Alexander Soddy, Deborah Warner, Allan Clayton et l'apprenti

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Publié le 11 Mars 2018

Z mrtvého domu - From the House of the Dead (Leoš Janáček)
Représentation du 10 mars 2018
Royal Opera House - Covent Garden, Londres

Alexandr Gorjancikov Willard W.White
Aljeja Pascal Charbonneau
Luka Kuzmič Štefan Margita
Skuratov Ladislav Elgr
Šiškov/Priest Johan Reuter
Prison Governor Alexander Vassiliev
Big Prisoner/Nikita Nicky Spence
Small Prisoner/Cook Grant Doyle
Elderly Prisoner Graham Clark
Voice Konu Kim
Drunk Prisoner Jeffrey Lloyd-Roberts
Šapkin Peter Hoare
Prisoner/Kedril John Graham-Hall
Prisoner/Don Juan/Brahmin Aleš Jenis
Young Prisoner Florian Hoffmann
Prostitute Allison Cook
Čerevin Alexander Kravets                                        
Guard Andrew O'Connor

Direction musicale Mark Wigglesworth                       Florian Hoffmann (Young Prisoner) &
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2018)              Pascal Charbonneau (Aljeja)
Coproduction La Monnaie de Bruxelles et Opéra de Lyon

Bien que joué sur les scènes du monde entier, De la Maison des morts fait partie des cinq ouvrages qui entrent cette saison au répertoire du Royal Opera House de Londres, point de départ d’un cycle dédié au compositeur tchèque.
Il s'agit également de la première réalisation de Krzysztof Warlikowski dans un théâtre du Royaume-Uni, terre de naissance de William Shakespeare, son auteur de référence.

Willard W.White (Gorjancikov) et Pascal Charbonneau (Aljeja)

Willard W.White (Gorjancikov) et Pascal Charbonneau (Aljeja)

Après la reprise de la production de Patrice Chéreau à l'Opéra Bastille l'automne dernier, et avant la création de la version de Frank Castorf à Munich au cours du printemps prochain, le point de vue que propose le directeur polonais au public londonien sur l'ultime opéra de Leoš Janáček allie force de vie et misérabilisme, et érige la fantaisie comme un moyen d'expression des fantasmes et des désirs morbides des prisonniers, tout en entraînant le spectateur dans une réflexion philosophique et sociétale à un moment où les systèmes pénitenciers arrivent à bout dans nombre de pays du monde entier.

De la Maison des morts (White-Margita-Charbonneau-Reuter-Wigglesworth-Warlikowski) Londres

Dans un décor carcéral qui évolue d'une salle de sport vers un espace clos incluant une pièce, latérale puis centrale montée sur pivot, qui fait office de bureau administratif occupé par un juge corrompu, puis de salon où se rejoueront les scènes du passé des condamnés, Krzysztof Warlikowski fait revivre intensément la vulgarité de la vie dans une prison d'aujourd'hui.

Un basketteur noir symbolise par son adresse et son énergie de vie le désir de liberté de l'aigle - espoir qui sera vite détruit -, Luka est un personnage dominateur mais autant en errance que les autres résidents, et le jeune Aljeja joue un rôle de liant entre les hommes pour prendre une place centrale dans le jeu théâtral où il apparaît comme un travesti fou et désinhibé.

La prostituée brillante et sexy incarnée par Allison Cook reste sur scène jusqu'à la fin et suscite même l'imaginaire de Siskov qui y voit la femme qu'il a tuée.

Johan Reuter (Šiškov)

Johan Reuter (Šiškov)

Mais il n'est fondamentalement question que de corps et de désirs brûlants inassouvis à travers les pantomimes impliquant des poupées sexuelles et des figurants monstrueusement masqués, et aussi d'une quette d'identité à travers les jeux de rôles.

Enfin, Krzysztof Warlikowski fait précéder chaque acte d'extraits de films, d'abord une interview du philosophe Michel Foucault sur le pouvoir judiciaire, puis un récit d'un prisonnier réel qui explique comment son retour à son animalité va de pair avec un sentiment de mort obnubilant.

Et à la toute fin de l'opéra, l'on voit le juge gouverneur payer la prostituée ce qui souligne sa complicité avec un système manipulateur et déshumanisant.

Pascal Charbonneau (Aljeja)

Pascal Charbonneau (Aljeja)

Pour faire revivre cet univers où le joyeux se superpose à la violence, le directeur musical Mark Wigglesworth s'est donc associé à un metteur en scène qui n'a pas peur d'aller au plus profond de la psyché humaine. On peut même y voir un semblable engagement et une suite logique puisque qu’il dirigeait le mois dernier l'orchestre du Teatro Real de Madrid dans Dead Man Walking, un opéra américain sur la peine de mort, ce que le programme oublie de mentionner par ailleurs.

Et l'on retrouve dans les sonorités orchestrales cette influence anglo-saxonne qui colore les cuivres d'une patine chaude et fluidifie la forme dramatique qui, si elle ne dénature pas la tension théâtrale, gomme néanmoins les aspérités et la rudesse des traits d'écriture de Janacek.

L'audience du Royal Opera House doit probablement se sentir familière avec ce style narratif si proche des oeuvres américaines d'aujourd'hui.

Jordan Ajadi (Danseur) et Ales Jenis (Le Brahmane)

Jordan Ajadi (Danseur) et Ales Jenis (Le Brahmane)

Sur scène, Stefan Margita est d'un éclat et d'une brillance sans pareils, et son personnage de Luka est joué avec une totalité qui englobe même les petits signes de vie qui se déroulent en arrière-plan quand le champ des projecteurs n'est plus sur lui.

Son alter ego, Siskov, est plus brut et anguleux, mais Johan Reuter a des expressions du regard qui mêlent danger et lueurs d'émerveillement au point d'humaniser avec réalisme le portrait de ce tueur dément.

Graham Clark (Vieux prisonnier) et Stefan Margita (Luka)

Graham Clark (Vieux prisonnier) et Stefan Margita (Luka)

Willard White, profondément touchant d'humilité, et Pascal Charbonneau, ténor expressif sans fard, forment à eux deux un autre couple pivot de ce drame carcéral auquel ils impriment une présence et une sensibilité qui en sont le cœur chaleureux.

Tous les autres chanteurs font par ailleurs corps commun avec l'esprit de ce travail débordant de folie, et l'on reconnait, au détour d'une exclamation, le timbre franc de Graham Clarke, un des fidèles de Chéreau.

Johan Reuter, Willard W.White, Mark Wigglesworth, Stefan Margita et Florian Hoffmann

Johan Reuter, Willard W.White, Mark Wigglesworth, Stefan Margita et Florian Hoffmann

Le chœur, lui, laisse entendre des murmures dépressifs, et ne suggère aucun espoir possible.

Krzysztof Warlikowski n’est pas venu saluer à la seconde représentation, mais l’on peut supposer qu’il est déjà de retour à Paris pour préparer la première représentation du Château de Barbe-Bleue et la Voix humaine qui aura lieu le week-end prochain au Palais Garnier.

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Publié le 20 Octobre 2015

Moses und Aron (Arnold Schönberg)
Représentation du 20 octobre 2015
Opéra Bastille

Moses Thomas Johannes Mayer
Aron John Graham-Hall

Ein Junges Mädchen Julie Davies
Eine Kranke Catherine Wyn-Rogers
Ein Junges Mann Nicky Spence
Ein Nackte Jüngling Michael Pflumm
Ein Mann Chae Wook Lim
Ein Anderer Mann Christopher Purves
Ein Priester Ralf Lukas

Mise en scène Romeo Castellucci

Direction musicale Philippe Jordan

Orchestre et Chœur de l’Opéra National de Paris

Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants de l’Opéra National de Paris

Nouvelle production et coproduction avec le Teatro Real de Madrid

                                                                                     Thomas Johannes Mayer (Moïse)

Jusqu’à présent, Moses und Aron n’avait été joué qu’en français à l’Opéra Garnier au cours des saisons 1973-1974 (7 représentations) et 1974-1975 (3 représentations).

Quarante ans plus tard – en écho aux quarante jours que prendra Moïse pour revenir de sa montagne-, la nouvelle production présentée par Stéphane Lissner en ouverture de son mandat à la direction de l’Opéra National de Paris est donc un pari audacieux, d’autant plus que le dernier opéra de Schoenberg est interprété dans sa langue originale et dans la vastitude de la grande salle Bastille.

Et cette œuvre, écrite au moment où l’antisémitisme atteignait son paroxysme en Europe, croise nombre de situations et de réflexions inhérentes à notre monde : la foi comme facteur d’épanouissement personnel et de force intérieure, l’oppression religieuse et l’exode pour fuir les dictatures, la représentation de l’inexprimable, et l’alternative aux valeurs matérielles.

Thomas Johannes Mayer (Moïse)

Thomas Johannes Mayer (Moïse)

La mise en scène est ainsi confiée à Romeo Castellucci, auteur notamment d’un beau et mystérieux Parsifal à la Monnaie de Bruxelles, et d’une trilogie intitulée Le Voile Noir du Pasteur, dont le second volet, Sur le Concept du visage du fils de Dieux, avait suscité les réactions violentes d’extrémistes catholiques.

Ce plasticien et homme de théâtre, invité pour la première fois à l’Opéra National de Paris, est en réalité un homme de foi qui s’interroge sur la façon dont les croyants la mettent en pratique.

Son travail sur Moses und Aron se situe hors du temps. Le buisson ardent est représenté par les murmures du chœur indiscernable autour de la fosse de l’orchestre, ce dernier étant lui-même quasiment invisible mais lumineux vu depuis le parterre. En filigrane, dernière un rideau cotonneux, se devine la silhouette du Veau d’Or, et Moïse retrouve Aaron.

Arrivée de Moïse et Aaron

Arrivée de Moïse et Aaron

Quand le chœur apparaît, il semble quelque peu informe, et d’une blancheur qui se fond dans l’irréalité d’une atmosphère ouateuse, diffuse et immaculée.

Ce peuple polythéiste, et aux rites sacrificiels, n’a pas le courage de fuir Pharaon. L’arrivée du prophète et de son frère est alors magnifiquement rendue par l’illusion de deux ombres dans le lointain qui s’approchent à travers les airs et le brouillard.

A leur rencontre avec les Israelites, les deux hommes se réincarnent. L’allégeance au nouveau Dieu, sans aucune autre représentation qu’un flot de paroles à peine lisible projeté en avant-scène – cet amalgame de mots reprend tout le vocabulaire de notre société médiatique - ne convainc pas la foule.

Thomas Johannes Mayer (Moïse)

Thomas Johannes Mayer (Moïse)

C’est donc sous l'aspect d'une machine hautement technologique, qui évoque l’allure d’un missile de croisière blanc débarrassé de sa structure, que se matérialise le bâton changé en serpent, destiné à effrayer les incrédules et à prouver l’existence d’une puissance supérieure. La foi de Moïse n’est en effet que le produit d’une froide intelligence.

Pourtant, quand le peuple israélite consent à y croire, l’arrière-plan s’effondre et laisse apparaître les corps vivants, nus et enchevêtrés de ce peuple qui commence à s’incarner en chair et en sang. C’est le début de la marche vers sa propre libération et son émancipation.

Dans cette première partie, Romeo Castellucci reste conforme au sens premier du texte qui fait de la peur le ressort émotionnel qui se substitue aux limitations du pouvoir de la parole. La seconde partie débute avec les chuchotements du chœur invisible, et le rideau de scène semble alors murmurer tout seul.

John Graham-Hall (Aaron)

John Graham-Hall (Aaron)

Quarante ans se sont écoulés, et le metteur en scène s’accorde également quarante secondes pour réorganiser le décor plus ou moins discrètement.

Quand le rideau se lève, le plateau est toujours aussi vide, clair au sol et sombre à l’horizon, et face au désarroi du peuple, debout et cette fois totalement humain, Aaron fait apparaître le Veau d’Or, métamorphosé en un véritable taureau placide blanc. Inévitablement, cette intervention insolite monopolise l’attention toujours à l’affut d’une réaction imprévue possible de la part de la nature.

Mais il n’y a pas d’or sur scène, et comme Moïse, par la voix d’Aaron, n’a su être probant, Romeo Castellucci nous montre comment ce peuple va s’y prendre pour trouver sa voie vers Dieu.
Au lieu de suivre à la lettre les didascalies qui promettent orgie d’ivresse et de danse et orgie érotique, il en donne une vision plus abstraite.

Johan Graham-Hall (Aaron) et le Choeur

Johan Graham-Hall (Aaron) et le Choeur

On y voit comment ce peuple affronte courageusement les cours sombres et pollués par de longues coulées noires, qui sont la métaphore de notre empêtrement avec les souillures de la vie. Il devient alors possible pour chacun d’y projeter sa propre expérience, et de réaliser que si ce peuple se défigure à descendre dans un bassin noir pétrole, il le fait avec détermination, comme un rituel nécessairement long, visuellement fascinant, et froid.

Ce chœur vivant et défiant à l’égard d’Aaron finit par se débarrasser du cerveau de la machine amenée par Moïse, puis grime son frère en une sorte d’épouvantail primitif, sauvage et dénué de toute spiritualité. Aaron est décrédibilisé, mais Castellucci préserve la foi de Moïse en le laissant seul à terre dans un monde nocturne étoilé et magnifiquement transformé à la toute fin. Le peuple, lui, aura montré quel parcours il sait suivre.

Sacrifice

Sacrifice

Cette dernière scène est un des sommets du spectacle, non pour le décor montagneux en soi, mais pour l’ambiance musicale et la répartition spatiale des voix du chœur qui semblent provenir d’un lointain incommensurable.

Le spectacle entier est baigné de ce chant expressif et intériorisé, extra-terrestre au début, vivant et mouvant ensuite, laissant par moment se détacher des voix solistes toujours émouvantes par la présente solitude qu’elles expriment.

Mais la tension que nécessite la mise en valeur et le soutien rythmique de cet ensemble formé des Chœurs de l’Opéra de Paris et de la Maîtrise des Hauts de Seine, est peut-être à l’origine de la tenue sévère de l’orchestre par Philippe Jordan. Les étirements sonores sont magnifiquement polis, la dissipation des sonorités et leur clarté sont d’une beauté rutilante et froide, mais rien d’acéré ni de vif ne vient tirailler l’auditeur au cours de cette première représentation.

Johannes Thomas Mayer (Moïse)

Johannes Thomas Mayer (Moïse)

On sent le poids considérable de l’œuvre globale dans sa totalité scénique et musicale.

Et Romeo Castellucci, esthétique et fidèle à sa vision noire et dégénérée de la vie, ne cherche pas non plus à atteindre le spectateur dans sa chair en incarnant encore plus ses personnages.

John Graham-Hall a beaucoup de mérite à chanter dans des conditions difficiles qui l’avilissent au fur et à mesure du temps qui s’écoule - sa voix semble vibrer et vaciller en permanence, ce qui dépeint un portrait peu assuré de son personnage -, et Thomas Johannes Mayer, avec son allure naturelle de prophète sage et autoritaire, tire le personnage de Moïse vers un désespoir similaire à celui de Wozzeck, homme inadapté au monde dans lequel il vit.

Il lui donne ainsi un superbe charisme humain reconnu par la salle entière lors du salut final.

 

Moïse et Aaron peut être revu sur Concert Arte jusqu'au 21 mars 2016.

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Publié le 19 Janvier 2009

Death in Venice (Benjamin Britten)

Représentation du 18 janvier 2009
Théâtre de la Monnaie (Bruxelles)

Mise en scène Deborah Warner
Lumières Jean Kalman
Direction musicale Paul Daniel

Aschenbach John Graham-Hall
Traveller Andrew Shore
Tadzio Leon Cooke
Polish Mother Anne-Claire
Governess Joyce Henderson

Avec la musique de Malher, Visconti nous entraînait dans le Pathos sentimental d’une « Mort à Venise » qui voyait la défaite finale d’un musicien devant la beauté triomphante du jeune Tadzio.

L’ultime opéra de Benjamin Britten (1973) se réaligne pleinement sur la nouvelle de Thomas Mann, seulement la musique produit un climat de tension qui va croissant avec la montée du danger.
Paul Daniel ne néglige d’ailleurs aucunement le tremblement des timbales et la noirceur du timbre des contrebasses tout en tirant de l’ensemble orchestral un tissu dense et illuminé de sonorités cristallines.

Sur une base aussi solide, l’incarnation de John Graham-Hall peut s’y déployer avec une vérité indiscutable. Le geste, nullement exagéré, suggère l’ébranlement lent de l’assurance de l’écrivain mais avec cette volonté indéfectible de ne pas céder à l’affection et de garder un regard lucide sur ce qu’il se passe. Le timbre vocal coïncide également avec la peinture d’une âme sensible.

John Graham-Hall (Gustav von Aschenbach)

John Graham-Hall (Gustav von Aschenbach)

Il est alors intéressant de voir comment l’humanité et la délicatesse d’une femme, Deborah Warner, vont traiter un tel sujet.

Le rôle de Gustav von Aschenbach est visiblement intellectualisé (ce qui est déjà le cas dans la conception même du monologue) au point qu’il ne semble pas y avoir le moindre contact entre lui et le jeune homme (même en songe).
Les tableaux paraissent alors avoir une valeur illustrative assez conforme aux images du film de Visconti mais sans les plans d’une Venise reconstituée (mis à part la vision au loin de la lagune troublée comme est l’esprit de l’artiste).

Aucune suggestion un tant soit peu érotique, Tadzio et ses amis, jouent, dansent, chahutent sous une forme de grâce mesurée, et d’ailleurs aucun effet n’est recherché pour porter le jeune polonais sur un piédestal.

Et puis il y a ce « Does your innocence keep you aloof, or do you look to me for guidance? »
John Graham-Hall pose la question en la retournant vers la salle comme si la résolution se joue à cet instant précis.

Death in Venice (Britten) mise en scène par Deborah Warner

Elle se révèle d’une manière pas si évidente que cela à la dernière scène quand la face sombre d’un monolithe déjà apparu précédemment se plante sur la plage du Lido.

Aschenbach assiste à la chute de Tadzio face à son camarade plus fort, mais il ne se relève pas tout de suite.

C’est alors qu’en même temps que l’écrivain succombe lentement à l’agonie,  le jeune homme se redresse dans un même mouvement prolongé, tandis que la pierre se meut pour laisser émerger un soleil éblouissant qui embrasse la silhouette magnifiée dans une vision extraordinaire due aux éclairages crépusculaires de Jean Kalman.

Death in Venice (Britten) mise en scène par Deborah Warner

Quelque chose de l'âme du vieil homme est passé vers son objet d’amour sublimant sa beauté.

Le monolithe conçu pour « 2001 l’Odyssée de l’Espace » par Kubrick est décidément devenu un symbole de la transmission et de la renaissance très à la mode à l‘Opéra.

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