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Publié le 29 Octobre 2019

Der Prinz von Homburg (Hans Werner Henze - 1960)
Représentation du 26 octobre 2019
Opéra de Stuttgart

Friedrich Wilhelm, Kurfürst von Brandenburg Štefan Margita
Die Kurfürstin Helene Schneiderman
Prinzessin Natalie von Oranien Vera-Lotte Böcker
Prinz Friedrich Artur von Homburg Robin Adams
Graf Hohenzollern Moritz Kallenberg
Feldmarschall Dörfling Michael Ebbecke
Obrist Kottwitz Friedemann Röhlig
Wachtmeister Johannes Kammler

Direction musicale Thomas Guggeis
Mise en scène Stephan Kimmig (2019)

                                                                                    Vera-Lotte Böcker (Natalie)

Der Prinz von Homburg est un opéra de Hans Werner Henze qui appartient aux dix premières années de sa vie créative.

Le livret est une adaptation par Ingeborg Bachmann, poète autrichienne qui est également à l'origine du texte de Der junge Lord, un opéra plus tardif de Henze, de la pièce homonyme d'Heinrich von Kleist, qui ne fut représentée qu'en 1821, bien après sa mort.

Moritz Kallenberg (Graf Hohenzollern), Robin Adams (Prinz von Homburg) et Štefan Margita (Kurfürst von Brandenburg)

Moritz Kallenberg (Graf Hohenzollern), Robin Adams (Prinz von Homburg) et Štefan Margita (Kurfürst von Brandenburg)

Le père de Hans Werner Henze et ce dramaturge romantique ont en commun d'avoir servi au front, Première et Seconde Guerre mondiale pour le premier, Campagne du Rhin contre Napoléon pour le second, expérience humaine qui transforma Heinrich von Kleist dont l'écriture ne pouvait que séduire l'esprit révolutionnaire de Henze.

Le cœur de l'argument de Der Prinz von Homburg pousse à son extrême le conflit entre la nature émotionnelle et la tendance illusionnelle de l'homme, d'une part, et l'organisation hiérarchique et sociale qu'il subit, d'autre part.

Robin Adams (Prinz von Homburg)

Robin Adams (Prinz von Homburg)

Ce prince pourrait aussi bien être un Frédéric II qu’un Louis II de Bavière, et la musique de Henze, dont on reconnait certaines influences sérielles, est d'une puissance et d'une capacité d'envoûtement saisissante. L’onde musicale qui soutient le drame peut prendre de très belles formes galbées par les cors et les variations des autres cuivres, puis, ponctuée des réminiscences du  piano, se transformer en un continuo de cordes aiguës aux effets célestes, avant que cette enveloppe n'entrelace les mouvements et les textures des instruments en en variant l'intensité.

Par ailleurs, les soudains coups de théâtre orchestraux ne sont jamais gratuits et soulignent les chocs émotionnels vécus sur scène, et cette écriture riche, qui suggère autant des humeurs sombres sous-jacentes qu'elle ne magnifie de somptueux interludes, se fond aux mélopées pathétiques des chanteurs pour amplifier leurs expressions.

Robin Adams (Prinz von Homburg) et Vera-Lotte Böcker (Prinzessin Natalie von Oranien)

Robin Adams (Prinz von Homburg) et Vera-Lotte Böcker (Prinzessin Natalie von Oranien)

Le jeune chef Thomas Guggeis, fort à l’aise avec le lyrisme foisonnant et fluide de la partition, donne ainsi l'impression d’avoir à faire à un monstre qu'il faut en permanence dompter.

En revanche, la mise en scène de Stephan Kimmig se distancie fortement de la musique en situant l’action dans l'arrière-cour d'une dictature où s'entraînent des soldats en tenues sportives sur fond déshumanisé et uniforme de murs en carrelage blanc, comme dans un abattoir où l'on se souille de sang.

Une double échelle symbolise la hiérarchie militaire, et le Prinz Friedrich Artur von Homburg apparaît d'emblée corrompu par ce monde violent, loin d'exprimer l'âme d'un romantique.

On le sent fort proche d'un Wozzeck rendu fou par un milieu viril qui lui ôte tout accès au rêve, au point qu'il se jette par lui-même dans la guerre.

Štefan Margita (Kurfürst von Brandenburg) et Helene Schneiderman (Die Kurfürstin)

Štefan Margita (Kurfürst von Brandenburg) et Helene Schneiderman (Die Kurfürstin)

La scène de jugement, après qu'il ait déclenché de façon symbolique l'assaut sur les Suédois, est résolue dans un petit espace confiné à l'avant-scène, recouvert de miroirs qui permettent d'associer le public au jugement, et qui suscitera également le regard introspectif de l'électeur de Branbenburg.

Quant à la scène de pardon finale, elle repose sur un ensemble de mots écrits sur des panneaux brandis vers le public, invitant à la clémence et à la magnanimité.

Natalie, elle, est présentée comme un être lucide qui souffre de ne pouvoir tirer le prince de son monde déconnecté des sentiments, et l'engagement tant expressif que vocal de Vera-Lotte Böcker, une éloquence du geste prolongée par une excellente projection des vibrations du timbre, claires et précisément canalisées, renforcent la droiture de son personnage.

Robin Adams (Prinz von Homburg) et Helene Schneiderman (Die Kurfürstin)

Robin Adams (Prinz von Homburg) et Helene Schneiderman (Die Kurfürstin)

Et Robin Adams fait jaillir de ce prince malade et déchiré une énergie animale tenace et saillante, splendide baryton écorché, doué d'une tessiture qui peut s'adoucir et prendre des accents attendrissants. 

Erre autour de ces jeunes gens la stature inflexible du grand électeur Friedrich Wilhelm au regard perçant d'un aigle royal, celui de Štefan Margita. Il n'y a pas plus implacable que la voix d'émail éclatant de ce chanteur incisif dont chaque mot est une lame destinée à entailler sa victime.

Cependant, dans la dernière partie, sa demi-nudité souligne son humanité qui est susceptible de se révéler, ce qui sera effectivement le cas dans un grand soulagement final.

Vera-Lotte Böcker, Thomas Guggeis, Robin Adams, Štefan Margita et Helene Schneiderman

Vera-Lotte Böcker, Thomas Guggeis, Robin Adams, Štefan Margita et Helene Schneiderman

Les seconds rôles sont par ailleurs méticuleusement détaillés. Ainsi, le jeune Comte Hohenzollern de Moritz Kallenberg prodigue gravité tout en souplesse et clarté, et Helene Schneiderman détaille avec vérité les états d'âme compatissants de l'électrice.

Après Heinrich von Kleist, l'opéra de Stuttgart consacrera dès le lendemain sa scène principale à un second dramaturge Allemand du tournant du XIXe siècle, Friedrich Schiller, à travers un des chefs-d’œuvre de Giuseppe Verdi, Don Carlos, en langue française.

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Publié le 11 Mars 2018

Z mrtvého domu - From the House of the Dead (Leoš Janáček)
Représentation du 10 mars 2018
Royal Opera House - Covent Garden, Londres

Alexandr Gorjancikov Willard W.White
Aljeja Pascal Charbonneau
Luka Kuzmič Štefan Margita
Skuratov Ladislav Elgr
Šiškov/Priest Johan Reuter
Prison Governor Alexander Vassiliev
Big Prisoner/Nikita Nicky Spence
Small Prisoner/Cook Grant Doyle
Elderly Prisoner Graham Clark
Voice Konu Kim
Drunk Prisoner Jeffrey Lloyd-Roberts
Šapkin Peter Hoare
Prisoner/Kedril John Graham-Hall
Prisoner/Don Juan/Brahmin Aleš Jenis
Young Prisoner Florian Hoffmann
Prostitute Allison Cook
Čerevin Alexander Kravets                                        
Guard Andrew O'Connor

Direction musicale Mark Wigglesworth                       Florian Hoffmann (Young Prisoner) &
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2018)              Pascal Charbonneau (Aljeja)
Coproduction La Monnaie de Bruxelles et Opéra de Lyon

Bien que joué sur les scènes du monde entier, De la Maison des morts fait partie des cinq ouvrages qui entrent cette saison au répertoire du Royal Opera House de Londres, point de départ d’un cycle dédié au compositeur tchèque.
Il s'agit également de la première réalisation de Krzysztof Warlikowski dans un théâtre du Royaume-Uni, terre de naissance de William Shakespeare, son auteur de référence.

Willard W.White (Gorjancikov) et Pascal Charbonneau (Aljeja)

Willard W.White (Gorjancikov) et Pascal Charbonneau (Aljeja)

Après la reprise de la production de Patrice Chéreau à l'Opéra Bastille l'automne dernier, et avant la création de la version de Frank Castorf à Munich au cours du printemps prochain, le point de vue que propose le directeur polonais au public londonien sur l'ultime opéra de Leoš Janáček allie force de vie et misérabilisme, et érige la fantaisie comme un moyen d'expression des fantasmes et des désirs morbides des prisonniers, tout en entraînant le spectateur dans une réflexion philosophique et sociétale à un moment où les systèmes pénitenciers arrivent à bout dans nombre de pays du monde entier.

De la Maison des morts (White-Margita-Charbonneau-Reuter-Wigglesworth-Warlikowski) Londres

Dans un décor carcéral qui évolue d'une salle de sport vers un espace clos incluant une pièce, latérale puis centrale montée sur pivot, qui fait office de bureau administratif occupé par un juge corrompu, puis de salon où se rejoueront les scènes du passé des condamnés, Krzysztof Warlikowski fait revivre intensément la vulgarité de la vie dans une prison d'aujourd'hui.

Un basketteur noir symbolise par son adresse et son énergie de vie le désir de liberté de l'aigle - espoir qui sera vite détruit -, Luka est un personnage dominateur mais autant en errance que les autres résidents, et le jeune Aljeja joue un rôle de liant entre les hommes pour prendre une place centrale dans le jeu théâtral où il apparaît comme un travesti fou et désinhibé.

La prostituée brillante et sexy incarnée par Allison Cook reste sur scène jusqu'à la fin et suscite même l'imaginaire de Siskov qui y voit la femme qu'il a tuée.

Johan Reuter (Šiškov)

Johan Reuter (Šiškov)

Mais il n'est fondamentalement question que de corps et de désirs brûlants inassouvis à travers les pantomimes impliquant des poupées sexuelles et des figurants monstrueusement masqués, et aussi d'une quette d'identité à travers les jeux de rôles.

Enfin, Krzysztof Warlikowski fait précéder chaque acte d'extraits de films, d'abord une interview du philosophe Michel Foucault sur le pouvoir judiciaire, puis un récit d'un prisonnier réel qui explique comment son retour à son animalité va de pair avec un sentiment de mort obnubilant.

Et à la toute fin de l'opéra, l'on voit le juge gouverneur payer la prostituée ce qui souligne sa complicité avec un système manipulateur et déshumanisant.

Pascal Charbonneau (Aljeja)

Pascal Charbonneau (Aljeja)

Pour faire revivre cet univers où le joyeux se superpose à la violence, le directeur musical Mark Wigglesworth s'est donc associé à un metteur en scène qui n'a pas peur d'aller au plus profond de la psyché humaine. On peut même y voir un semblable engagement et une suite logique puisque qu’il dirigeait le mois dernier l'orchestre du Teatro Real de Madrid dans Dead Man Walking, un opéra américain sur la peine de mort, ce que le programme oublie de mentionner par ailleurs.

Et l'on retrouve dans les sonorités orchestrales cette influence anglo-saxonne qui colore les cuivres d'une patine chaude et fluidifie la forme dramatique qui, si elle ne dénature pas la tension théâtrale, gomme néanmoins les aspérités et la rudesse des traits d'écriture de Janacek.

L'audience du Royal Opera House doit probablement se sentir familière avec ce style narratif si proche des oeuvres américaines d'aujourd'hui.

Jordan Ajadi (Danseur) et Ales Jenis (Le Brahmane)

Jordan Ajadi (Danseur) et Ales Jenis (Le Brahmane)

Sur scène, Stefan Margita est d'un éclat et d'une brillance sans pareils, et son personnage de Luka est joué avec une totalité qui englobe même les petits signes de vie qui se déroulent en arrière-plan quand le champ des projecteurs n'est plus sur lui.

Son alter ego, Siskov, est plus brut et anguleux, mais Johan Reuter a des expressions du regard qui mêlent danger et lueurs d'émerveillement au point d'humaniser avec réalisme le portrait de ce tueur dément.

Graham Clark (Vieux prisonnier) et Stefan Margita (Luka)

Graham Clark (Vieux prisonnier) et Stefan Margita (Luka)

Willard White, profondément touchant d'humilité, et Pascal Charbonneau, ténor expressif sans fard, forment à eux deux un autre couple pivot de ce drame carcéral auquel ils impriment une présence et une sensibilité qui en sont le cœur chaleureux.

Tous les autres chanteurs font par ailleurs corps commun avec l'esprit de ce travail débordant de folie, et l'on reconnait, au détour d'une exclamation, le timbre franc de Graham Clarke, un des fidèles de Chéreau.

Johan Reuter, Willard W.White, Mark Wigglesworth, Stefan Margita et Florian Hoffmann

Johan Reuter, Willard W.White, Mark Wigglesworth, Stefan Margita et Florian Hoffmann

Le chœur, lui, laisse entendre des murmures dépressifs, et ne suggère aucun espoir possible.

Krzysztof Warlikowski n’est pas venu saluer à la seconde représentation, mais l’on peut supposer qu’il est déjà de retour à Paris pour préparer la première représentation du Château de Barbe-Bleue et la Voix humaine qui aura lieu le week-end prochain au Palais Garnier.

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Publié le 19 Novembre 2017

Z mrtvého domu (Leoš Janáček)

Répétition générale du 13 novembre 2017
et représentation du 18 novembre 2017
Opéra Bastille

Alexandre Petrovitch Gorjantchikov Willard White
Alieïa Eric Stokloßa
Filka Morozov (Louka) Stefan Margita
Le grand prisonnier Peter Straka
Le petit prisonnier Vladimír Chmelo
Le commandant Jiri Sulzenko
Le vieux prisonnier Graham Clark
Skuratov Ladislav Elgr
Tchekounov Jan Galla
Le prisonnier ivre Tomáš Krejčiřík
Le cuisinier Martin Bárta
Le pope Vadim Artamonov
Le jeune prisonnier Olivier Dumait
Une prostituée Susannah Haberfeld
Dom Juan/ Brahmane Aleš Jenis
Kedril Marián Pavlovič
Chapkin Peter Hoare
Chiskov Peter Mattei
Tcherevine Andreas Conrad                             
               Peter Mattei (Chiskov)          

Direction musicale Esa-Pekka Salonen
Mise en scène Patrice Chéreau (2007)
Collaboration artistique Thierry Thieû Niang
Décors Richard Peduzzi

Production des Wiener Festwochen, Vienne, coproduction Holland Festival Amsterdam, Festival d’Aix-en-Provence, Metropolitan Opera New York, et le Teatro alla Scala Milan

Monter De la Maison des morts dans la mise en scène de Patrice Chéreau, une production créée 10 ans auparavant au Theater an der Wien à l'initiative de Luc Bondy, est un pari risqué pour Stéphane Lissner, car les résurrections ne valent la peine que si elles préservent le travail du metteur en scène disparu, et si elles bénéficient d'une excellente interprétation musicale.

Pour preuve, le peu de soin avec lequel Nicolas Joel avait malencontreusement restauré Les Noces de Figaro de Giorgio Strehler en 2013.

Stefan Margita (Filka Morozov) et Eric Stokloßa (Alieïa)

Stefan Margita (Filka Morozov) et Eric Stokloßa (Alieïa)

Ce soir de première à l'Opéra National de Paris, les spectateurs ont pourtant bien assisté à un miracle, car non seulement l'âme de Patrice Chéreau s'est lue sur les visages, les expressions et les danses des artistes, mais encore mieux, le génie théâtral de la musique de Leoš Janáček s'est enflammé sous la direction d'Esa-Pekka Salonen tout en se liant avec une extraordinaire précision à une action scénique saisissante.

Les prisonniers

Les prisonniers

On connaît le goût du metteur en scène pour le monumental, la muraille de béton bleuté qui resserre et enserre le bagne où se déroule le drame est donc le premier contact avec son univers torturé des profondeurs humaines, et dépourvu de toute vue sur le fleuve ou la mer.

Mais l'on comprend surtout, au second acte, comment il a pu vraisemblablement reconnaître l'essence même de son métier de cœur à travers ce tableau qui comprend une mise en abyme du sordide par des prisonniers qui deviennent eux-mêmes à la fois acteurs et spectateurs de leurs propres pulsions en improvisant une pièce de théâtre aux pieds de quelques tréteaux.

Ladislav Elgr (Skuratov)

Ladislav Elgr (Skuratov)

L'action des chanteurs est en effet intégralement définie et exprimée par la richesse des motifs musicaux jusque dans les gestes les plus vulgaires et triviaux. Le théâtre, reflet de l'âme et exutoire afin d'échapper à la folie, on ne pouvait mieux le représenter que dans une société vouée au désespoir.

Mais pour un instant, sous le faisceau ovale d'un projecteur de théâtre, Skuratov fait revivre en acteur principal les humiliations qui l'ont conduit au crime.

Stefan Margita (Filka Morozov)

Stefan Margita (Filka Morozov)

Et ce désespoir est le plus signifiant quand Patrice Chéreau fait de l'aigle une maquette construite pour évoquer le désir de liberté tel que l'évoque Alieïa, au début du troisième acte, à propos de Jésus qui fit un oiseau d'argile avant qu'il ne s'envole.

Le rideau tombe alors sur ce second acte de la même façon que la chute spectaculaire d'immondices, qui s'effondrent à la fin du premier acte, arrive au point culminant d'une montée en tension dramatique, cristallisant ainsi sa force autour de l'apparition de prisonniers se présentant nus à la sortie de sombres douches communes.

Impossible de ne pas penser à l'histoire des camps concentrationnaires.

Eric Stokloßa (Alieïa) et Willard White (Gorjantchikov)

Eric Stokloßa (Alieïa) et Willard White (Gorjantchikov)

Quant aux portraits intimes, Patrice Chéreau réussit le plus magnifiquement possible celui de la construction de la relation paternelle entre Goriantchikov et Alieïa, dont la compassion du second pour la déchéance du premier évolue vers une tendre amitié scellée par l'adversité du milieu carcéral où plus rien n'est refoulé.

Peter Mattei (Chiskov)

Peter Mattei (Chiskov)

Tous les chanteurs sont fantastiques d'engagements, que ce soit Stefan Margita, terrible Louka aux accents saillants et claquants, Ladislav Elgr, qui dépeint un Skouratov sensible, presque innocent, et d'une agilité scénique fougueuse et drôle, ou bien l'immense Peter Mattei dont la voix au charme de crooner semble trop belle, même dans les intonations les plus sévères, pour son grand monologue du dernier acte.

Touchant et d'une vérité poignante dans ses moments de faiblesse qu'il joue comme une bête blessée, Willard White transpire de son humanité au timbre sombre et voilé, et forme un duo magnifique avec le jeune Eric Stokloßa dont la voix exprime si bien l'urgence et la détresse.

Eric Stokloßa (Alieïa) et Willard White (Gorjantchikov)

Eric Stokloßa (Alieïa) et Willard White (Gorjantchikov)

Le chœur, dissimulé dans l'ombre de l'arrière scène, crée des atmosphères soupirantes aux couleurs âpres mais élégiaques, et l'envoutement de la direction d'Esa-Pekka Salonen, aussi virevoltante qu'elle peut être percutante, opère avec un réalisme prenant, tant la vivacité du discours qui raconte à lui seul une histoire en soi est restituée avec une exubérance qui n'oublie aucun pupitre, aucun effet, même le plus menaçant.

Traits de lumières et sinuosités s'hybrident ainsi dans une régénérescence perpétuelle dont la splendeur rehausse la déchéance visuelle qu'offre l'image de ce lieu de perdition humaine.

Graham Clark, Peter Mattei, Esa-Pekka Salonen, Stefan Margita, Susannah Haberfeld et Willard White (fin de répétition générale)

Graham Clark, Peter Mattei, Esa-Pekka Salonen, Stefan Margita, Susannah Haberfeld et Willard White (fin de répétition générale)

En ce jour de première, s'ouvre également au public l'exposition phare de l'hiver à la Bibliothèque-musée du Palais Garnier, Patrice Chéreau, mettre en scène l'opéra, qui permet à chacun d'appréhender les influences familiales, amicales et esthétiques qui ont fondé le théâtre de ce metteur en scène qui fut au centre du renouveau artistique du demi-siècle passé.

Et c'est jusqu'au 04 mars 2018.

Maquette de décor pour De la Maison des morts présentée à la Bibliothèque-musée de l'Opéra

Maquette de décor pour De la Maison des morts présentée à la Bibliothèque-musée de l'Opéra

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Publié le 26 Avril 2017

Wozzeck (Alban Berg)
D’après la pièce de Georg Büchner, Woyzeck

Répétition du 21 et représentation du 26 avril 2017
Opéra Bastille

Wozzeck Johannes Martin Kränzle
Le Tambour-Major Stefan Margita
Andrès Nicky Spence 
Le Capitaine Stephan Rügamer 
Le Médecin Kurt Rydl
Premier compagnon Mikhail Timoshenko
Second compagnon Tomasz Kumiega
Marie Gun-Brit Barkmin
Margret Eve-Maud Hubeaux

Direction musicale Michael Schonwandt                   Gun-Brit Barkmin (Marie) et l'enfant
Mise en scène Christoph Marthaler (2008)
Décors et costumes Anna Viebrock

Œuvre emblématique du mandat de Gerard Mortier lors de son passage mouvementé à la direction de l’Opéra de Paris, la reprise de Wozzeck dans la mise en scène de Christoph Marthaler enracine au répertoire un opéra dur, mais intrinsèquement poignant, qu’il est toujours nécessaire de défendre.

Gun-Brit Barkmin (Marie) et Johannes Martin Kränzle (Wozzeck)

Gun-Brit Barkmin (Marie) et Johannes Martin Kränzle (Wozzeck)

Certes, la conception du régisseur suisse resserre le drame vers une unité de lieu simplement matérialisée par une aire de jeux d’enfants installée dans une usine désaffectée, dont le décor est directement inspiré d’un site réel découvert à Gand, mais cela lui permet de renforcer le sentiment d’abandon et d’enfermement social qui enserre Wozzeck et Marie.

En agent de la sécurité, le malheureux passe de table en table, sur lesquelles la morosité des adultes s’étale, en proie à une folie frénétique et grandissante, folie que Johannes Martin Kränzle extériorise avec une hargne palpable dès la première partie de la pièce, harcelé par les aigus claquants de Stephan Rügamer (le Capitaine), et moqué par les airs bonhommes de Kurt Rydl (le Médecin).

Gun-Brit Barkmin (Marie) et l'enfant

Gun-Brit Barkmin (Marie) et l'enfant

Marie et son fils forment une modeste attache affective, un petit îlot parmi d’autres. Tout le monde est sous le regard de tout le monde. 

La femme de Wozzeck prend, sous les traits de Gun-Brit Barkmin, l’allure d’un être qui s’accroche à la vie en évitant de perdre son attachement à son fils. Un timbre aux accents straussiens subtilement expressif d’une petite âme seule, des inflexions lumineusement écorchées, une clarté perforante, plus de douleur névrosée que de violence, elle renvoie une image de fragilité psychologique qui renforce son humanité. 

Stefan Margita (Le Tambour-Major)

Stefan Margita (Le Tambour-Major)

Très clairement, dans  cette mise en scène, elle ne se livre au Tambour-Major que par faiblesse et nécessité, parce qu’elle n’a pas d’autre issue, et reste donc affectivement liée à Wozzeck. Elle embrasse ce dernier, sincèrement, au son magique d’un déroulé de harpe, peu avant qu’il ne la tue.

Sauvage et d’une agressivité tendue, fascinant air aquilin, le Tambour-Major de Stefan Margita atteint un niveau de stridence terriblement animal, et évoque un griffon fantastique, rebelle et mauvais. Ce n’est pas la séduction d’un personnage que Marthaler veut signifier, sinon une force qui infléchit toute résistance à sa brutalité.

Gun-Brit Barkmin (Marie) et Johannes Martin Kränzle (Wozzeck)

Gun-Brit Barkmin (Marie) et Johannes Martin Kränzle (Wozzeck)

Face à une telle incarnation, Johannes Martin Kränzle fait vivre un Wozzeck particulièrement vrai, avec un mordant qui prend à partie l’auditeur, et qui nous touche profondément lorsqu’il allège sa peine par des expirations soupirantes et si légères.

Acteur total, dont on sent la bonté de son personnage sous sa folie, sa disparition progressive dans l’ombre de la tente noire et ondoyante, au son d’un dernier ‘wasser ist Blut … Blut…’ qui perd son énergie vitale, laisse une trace sensorielle indélébile.

Les musiciens de la scène de bal

Les musiciens de la scène de bal

Paradoxalement, l’Andrès joué par Nicky Spence est encore plus implacable que le Capitaine de Stephan Rügamer dont le timbre est un peu plus tendre.

On reconnait bien évidemment Mikhail Timoshenko, dans le rôle d’un compagnon qu’il défend vaillamment avec des couleurs de velours caractéristiques de ses origines russes, et la Margret élancée d’Eve-Maud Hubeaux qui fait entendre les teintes très sombres que portera Eboli dans le Don Carlos prévu la saison prochaine à l’Opéra de Lyon.

Gun-Brit Barkmin (Marie), Stefan Margita (Le Tambour-Major) et Eve-Maud Hubeaux (Margret)

Gun-Brit Barkmin (Marie), Stefan Margita (Le Tambour-Major) et Eve-Maud Hubeaux (Margret)

Enfin, Michael Schonwandt est un fin coloriste et un artisan du chatoiement orchestral merveilleux comme il le prouve encore ce soir. Et dans Wozzeck, en particulier, il entretient une progression musicale inflexible, une théâtralité somptueuse qui fait ressortir des influences straussiens vrombissantes, un fourmillement sonore hypnotique, et des évanescences de cordes irréelles qui ressortent naturellement d’un fracas épique qui rejoint celui de Prokofiev.

Les enfants

Les enfants

Les chœurs de l’Opéra de Paris, en murmure, et l’enchantement innocent des voix d’enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, fixent mystérieusement des ambiances lourdes de sens, et l’on ne peut oublier l’image finale du petit Wozzeck, laissé seul sur le côté par ses camarades, qui laisse deviner que son avenir sera fatalement similaire à celui de son père.

Lire également la présentation de Wozzeck par Gerard Mortier - le 26 mars 2008.

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Publié le 9 Octobre 2012

Boris Godounov (Modest Moussorgski)
Représentation du 30 septembre 2012
Teatro Real de Madrid

Boris Godounov Günther Groissböck
Fiodor Alexandra Kadurina
Yenia Alina Yarovaya
La nourrice de Yenia Margarita Nekrasova
Le prince Chuiski Stefan Margita
Andrei Chelkalov Yuri Nechaev
Pimen Dmitry Ulyanov
Gregory Michael König
Marina Mnishek Julia Gertseva
Rangoni Evgeny Nikitin
Varlaam Anatoli Kotscherga
Misaïl John Easterlin
La tavernière Pilar Vasquez
L’innocent Andrey Popov

Dramaturge Jan Vandenhouwe

Mise en scène Johan Simons
Direction musicale Harmut Haenchen

Pequeños Cantores de la Jorcam
Coro y Orquesta Titulares del Teatro Real              Yuri Nechaev (Andrei Chelkalov)

Dans un contexte de crise sociale et de réductions budgétaires dur et inquiétant, le mérite de Gerard Mortier et de ses équipes à maintenir les représentations de la nouvelle production du Teatro Real renforce notre estime à leur égard.

Des considérations autres que le simple remplissage des caisses les motivent, ce qui rend si nécessaire la reconnaissance pour de tels exemples, à notre époque en particulier.

Connaître et suivre le travail de ces personnes qui cherchent à faire avancer la pensée, malgré un conformisme et une pauvreté réflexive ambiante, donne du courage dans la vie.

Boris Godounov (Groissböck-Haenchen-Simons) Madrid

 “Le Real est un des théâtres les plus pauvres d’Europe” s’insurge Mortier dans les pages du journal généraliste El País (l’équivalent du journal Le Monde en France), mentionnant qu’il a du obtenir des costumes d’une ONG humanitaire pour tenir un objectif de coût très contraignant.

La Semaine d’après, il aborde la culture d’un point de vue plus général,  “Il faut en finir avec l‘idée que l‘art est un luxe”, pointant du doigt une crise qui est aussi une crise humaine, et pour laquelle l’art est autant un moyen de connaissance de soi que de compréhension du monde.

La programmation de Boris Godounov, réflexion sur le pouvoir et ses répercutions populaires, politiques, familiales et intimes, prend ainsi une résonance contemporaine qui dépasse le simple déroulé temporel de l’histoire russe.

La musique est prodigieusement colorée, les grands élans épiques, les implorations religieuses et les petites scènes de vie composent une fresque animée d’un courant profondément grave et identitaire, et, de cette magnifique structure, deux grandes descriptions fondent la puissance de l’œuvre, les tournoiements complexes de l’âme de Boris, et les invocations chorales du peuple, autant spirituelles qu’elles peuvent être viscérales.

Anatoli Kotcherga (Varlaam) et John Easterlin (Misail)

Anatoli Kotcherga (Varlaam) et John Easterlin (Misail)

Rappelons que depuis la version initiale de 1869, Modest Moussorgski a créé une version définitive, trois ans plus tard, ajoutant l’acte polonais, la scène de la révolte et quelques passages (chanson du canard, chanson des enfants, évocation du perroquet).

Mais il a aussi considérablement remanié la scène des appartements royaux au Kremlin et supprimé plusieurs récits de Pimène, la fin du prologue, et surtout le tableau sur la place de la cathédrale Saint Basile à Moscou.

Il s’agit de cette seconde version, achevée en 1872 mais représentée au Théâtre Mariinski seulement en janvier 1874, que le public madrilène découvre pour la première fois, réintégrant le tableau original de Saint Basile. Cet ajout permet à la fois de donner une importance inédite au chœur et d’approfondir le drame, car l’on y entend un peuple affamé qui commence à perdre la raison.

Alexandra Kadurina (Fiodor), Günther Groissböck (Boris Godounov) et Alina Yarovaya (Yenia)

Alexandra Kadurina (Fiodor), Günther Groissböck (Boris Godounov) et Alina Yarovaya (Yenia)

On a souvent injustement reproché à Mortier de privilégier le théâtre à la musique, il prouve encore aujourd’hui que la matière et les motifs orchestraux sont fondamentalement la structure centrale de ses spectacles. S’il a du réduire légèrement l’effectif du chœur à 82 chanteurs, au lieu d’une centaine d’artistes, les 16 premiers violons sont présents, et cela s’entend.

Harmut Haenchen, à qui l’on doit un Parsifal inoubliable à l’Opéra de Paris, cisèle des tissures amples et onduleuses, fascinantes par leurs mouvements dispersifs et leurs remous troubles soudainement jaillissants. On entend des effets frissonnants et glaçants, un flot envahissant et prenant qui met en avant le pouvoir des cordes et des archets à former des ondes musicales souples, et à en varier les couleurs.

En revanche, le chef d’orchestre semble avoir des réserves à insuffler une vitalité intense ainsi que des revirements violents  - à moins que cela ne soit un choix volontaire - qui pourraient créer un allant presque sanguin. Cela se ressent dans l’acte polonais, étonnamment atone à partir de l’arrivée des invités.

Michael König (Gregory) et Julia Gertseva (Marina Mnishek )

Michael König (Gregory) et Julia Gertseva (Marina Mnishek )

Autre protagoniste essentiel à la sombre destinée de cet opéra, le chœur du Teatro Real est renforcé par les petits chanteurs de la Jorcam, comme pour Iolanta, un ensemble qui atteint une force phénoménale dans le saisissant tableau de la place de la cathédrale Saint-Basile.

Ce passage pivot permet aux enfants d’enjouer de leur chant spontané la salle entière, mais on peut aussi y voir la volonté de Mortier de créer les occasions qui permettent aux tout jeunes de connaître une expérience musicale déterminante pour eux-mêmes, afin qu'ils l'emportent dans leur vie et la dissipe avec toute leur humanité vers leur entourage. Au cours du temps, la musique peut changer l’être et son rapport aux autres.

Pour en revenir au pouvoir du chœur, celui-ci a eu un peu de mal à se synchroniser en première partie autant avec lui-même qu’avec l’orchestre, puis, il a trouvé au fur et à mesure son unité pour affronter ce fameux quatrième acte.

Dmitry Ulyanov (Pimène)

Dmitry Ulyanov (Pimène)

Günther Groissböck est un chanteur qui ne possède pas l’ampleur vocale sombre et caverneuse caractéristique des basses russes. Il accorde cependant un soin à l’expression et à la crédibilité de son personnage moderne, et lui donne une présence naturellement humaine.
Sa confrontation avec Stefan Margita, le prince Chuiski, est son plus beau moment, car il est poussé dans ses retranchements par la puissance incisive du ténor slovaque, une froideur glaçante terriblement affirmée.

Dans la scène des appartements - une des plus fortes de Johan Simons dépeignant avec justesse l'impossible résistance d'une jeunesse inconsciente, celle de Fiodor, à résister au conditionnement adulte qui va  faire de lui un être stratège et dominateur - Alexandra Kadurina réalise un magnifique portrait plein de vie du jeune héritier, prolongé par le jeu que lui assigne le metteur en scène en l’isolant seule au dessus de l’orchestre, dans l’ombre, puis en réintégrant sa relation à ses proches, sa sœur en particulier (très sensible Alina Yarovaya dans sa tentative consolatrice).

Alexandra Kadurina (Fiodor) et Alina Yarovaya (Yenia)

Alexandra Kadurina (Fiodor) et Alina Yarovaya (Yenia)

On voulait une grande basse russe, Dmitry Ulyanov porte la haute stature attendue de Pimène, avec ses accents de métal et une résonnance sonore qui en font une voix d’une force surnaturelle.
Yuri Nechaev s’impose également dans la grande scène de la Douma, concentré de sévérité parfaitement maitrisé.

Anatoli Kotscherga fut un impressionnant Boris Godounov du temps de Mortier à Salzbourg, et, fidélité oblige, s’il ne peut plus être raisonnablement le Tsar, son sens de la comédie outrée lui permet d’être un Varlaam outrancier, drôle à suivre dans ses saouleries et ses mimiques comiques.

Deux rôles majeurs, très opposés, sont plus difficiles à apprécier sans ressentir une certaine gêne. Michael König est en permanence dans une posture désabusée et terne, y compris vocalement, si bien qu’aucun souffle un tant soit peu idéaliste n‘en émane.
Julia Gertseva en est le contraire, opulente et généreuse tant qu’elle ne déforme pas son émission dans les aigus, l’impression de volume prenant finalement le dessus sur la finesse vocale.

Günther Groissböck (Boris Godounov)

Günther Groissböck (Boris Godounov)

Johan Simons a choisi de situer le drame - les contraintes économiques se font cruellement sentir - dans un décor unique de la grande cour centrale d'un immeuble délabré.

Il montre un visage de la Russie d’aujourd’hui sombre, et rappelle fortement celui présenté par Dmitri Tcherniakov dans La Légende de la ville invisible de Kitège à Amsterdam en début d’année.

Dans les deux cas, un pouvoir autoritaire pousse le peuple vers l’anarchie et la révolte terroriste, cette dernière étant rendue avec une très grande force orchestrale et scénique à travers une marche décidée et mécanique saisissante.

Simons joue également sur les correspondances entre la froideur inquiétante des ombres laissées par les éclairages, comme lors de l’arrivée du garde sorti d'un interstice de la façade au début du prologue, et la noirceur des ondes ténébreuses de la musique de Moussorgski.

L'innocent (Andrey Popov) et les enfants (Petits Chanteurs de la Jorcam)

L'innocent (Andrey Popov) et les enfants (Petits Chanteurs de la Jorcam)

En fait, son portrait de la Russie où les valeurs religieuses se diluent dans l’alcool et la décadence ne tend qu’à montrer son incroyance en un pouvoir, même bureaucratique, apte à sauver le peuple.

On ne sort pas plus optimiste de ce spectacle, mais plutôt imprégné d’une beauté musicale triste, accentuée par une vision apocalyptique uniquement illuminée par la présence des enfants et leur espérance.

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Publié le 15 Septembre 2009

Wozzeck (Alban Berg)
Répétition générale du 14 septembre 2009
Opéra Bastille

Direction musicale Harmut Haenchen

Mise en scène Christoph Marthaler

Wozzeck Vincent Le Texier
Marie Waltraud Meier
Le Tambour-major Stefan Margita
Le Capitaine Andreas Conrad
Le Docteur Kurt Rydl
Margret Ursula Hesse von den Steinen
Andres Xavier Moreno

Vous voulez vivre les débordements sentimentaux de la vie. Alors Mireille est pour vous, à condition que vous arriviez à obtenir une entrée à l’Opéra Garnier.

A moins que ce ne soit un autre aspect de la vie qui vous intéresse, sa violence et la manière dont elle se diffuse et se restitue, sans qu’au bout du compte l’on sache qui est victime ou bien bourreau.

Rien que pour vous Harmut Haenchen pousse l’Orchestre de l’Opéra de Paris dans ses dimensions les plus extrêmes, comme un corps grand ouvert d’où battent les pulsations d’un cœur à vif dans une direction, se fracassent ailleurs des matériaux métalliques d‘une intensité qui tente de saturer l‘auditeur, puis émergent des sonorités frémissantes, une pâte sonore large qui vous agrippe et ne cherche nullement à charmer.

Sylvain Cambreling avait paru bien lyrique lors de la création, il y a deux ans.
Aujourd’hui il s’agit également d’harceler le spectateur.

Vincent Le Texier (Wozzeck)

Vincent Le Texier (Wozzeck)

Vincent Le Texier n’est plus un Wozzeck intériorisé. Il renvoie sa souffrance, semble plus proche d’une déchéance spirituelle et physique immédiate, son sort est déjà réglé. Le timbre n’est pas aussi beau que Simon Keenlyside, mais nous avons ici un rôle encore plus crédible, où pitié et malaise se mélangent.

Du côté des méchants, Kurt Rydl est un docteur absolument sordide, lorsque le vibrato de son chant, combiné à la musique, conduit vers le mal au cœur.
Que ce soit Andreas Conrad, aux aigus inhumainement saillants, ou bien Stefan Margita d’une liberté expressive surprenante, c’est un entourage infernal qui enserre le pauvre marginal.

Waltraud Meier est à cette occasion dans une forme vocale que certains n’attendent sans doute pas. Entendez simplement son cri « Rühr’ mich nicht an! (Ne me touche pas!) ». Demain il résonnera encore.

Elle a ici la dimension d’une femme mûre, bien moins inconsciente que ne l’incarnait Angela Denoke à la création, mais paraît aussi un peu étrangère à cette vie sans espoir autour d’elle. 

Waltraud Meier (Marie)

Waltraud Meier (Marie)

Cette reprise de la production de Christoph Marthaler qui repose sur plusieurs points forts - le rapport vitalité des enfants/vitalité de la musique, l’exclusion qui se détermine dès l’enfance, la complexité du décor unique et de ses éclairages, le pianiste qui fuit subitement l'hystérie générale - est à nouveau d’une force phénoménale, un prolongement plus que nécessaire du travail théâtral qu’a effectué Gerard Mortier pendant cinq ans. 

Lire également la présentation de Wozzeck.

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Publié le 19 Juin 2009

Le Roi Roger (Karol Szymanowski)
Représentation du 18 juin 2009
Opéra Bastille
Direction musicale Kazushi Ono
Mise en scène Krzysztof Warlikowski

Le Roi Roger II Mariusz Kwiecien
Roxana Olga Pasichnyk
Edrisi Stefan Margita
Le Berger Eric Cutler
L’Archevêque Wojtek Smilek
Une Abbesse Jadwiga Rappe

Avec Krzysztof Warlikowski, il n’est jamais question de dérouler le fil d’une histoire sans le moindre questionnement.
C’est toujours une interrogation sur le sens des actes et les personnages, avec une dure confrontation à la réalité vécue par le metteur en scène.

                                                                                          Mariusz Kwiecien (Le Roi Roger)

Lui confier « Le Roi Roger » paraissait une évidence : un jeune berger loue l’amour et les plaisirs dionysiaques, au point de dynamiter la vie d’un couple bien établi, en exploitant comme une grande faille l’ambiguïté sexuelle du monarque.
 

Pourtant, l’artiste oriente sa réflexion vers une dimension plus large : et si l’enjeu était plutôt de montrer la violence du conformisme, et comment une force hypnotique peut permettre d’en sortir pour déboucher sur un autre conformisme ?

C’est comme cette société oppressante, dupliquée à l’infini, qui fait peser toutes ses attentes sur le couple chic de Roger et Roxane prêt à mettre au monde un digne successeur.

Le Roi Roger (K.Szymanowski) par K. Warlikowski à Bastille

L’univers visuel et obsédant de Krzysztof Warlikowski est à nouveau à l’œuvre avec une force dérangeante.
Pour le plaisir esthétique, la beauté des images de corps nus masculins est inévitablement présentée, en écho au voyage de Szymanowski en Sicile, bien que ce ne soit pas le thème théâtral central.

Il s’agit cependant de représenter un idéal du rapport au corps dont la valeur n’est pas abîmée par certains fondamentaux sociaux, comme le christianisme ou bien le commerce.
 
C’est surtout cette incroyable vie des protagonistes principaux, la manière de leur faire exprimer douleur, désarroi, folie, et aussi de faire ressentir la tension qui se crée entre eux qui vous prend net aux tripes. Un exploit face à une action étirée et un texte chargé d’images naïves.

Prenant conscience de son enfermement dans une conception du bonheur qui n’est pas faite pour elle - on pourrait la comparer à la Laura du roman « the Hours » de Michael Cunningham - Roxane trouve une forme de libération qui suscite le désespoir du Roi, accroché à une image figée qu’il a d’elle.            Eric Cutler (Le berger)

Le berger est illusion, une illusion qui peut tout briser tant elle semble porter en elle le mystère de la vie.

La scène de ces personnes en fin de vie usant de leurs dernières forces dans une piscine n’est pas des plus lisibles, empreinte de la réalité mortelle de l’homme, et de sa perte d’énergie avec le temps.

Est ce l’émotion soulevée par cette image qui convainc la femme du roi de suivre le perturbateur?

De toute évidence, le Roi Roger sent intuitivement le traquenard, et ne peut que s’effondrer en constatant ce qu’est devenu l’idéal de l’offrande du cœur au soleil, dans une vision terriblement ironique. La médiocrité et le consumérisme pervertisent l’amour et le beau.

Mariusz Kwiecien (Le Roi Roger)

Mariusz Kwiecien (Le Roi Roger)

La sophistication des éclairages, les jeux de reflets irréels, les images ajoutées un peu partout pour leur caractère identitaire (le couple d’hommes qui danse au dessus de la piscine, les déambulations du jeune polonais Tadzio de Mort à Venise), sont d’un impact subjuguant.

L’alchimie avec la qualité orchestrale, la réussite inouïe avec laquelle Kazushi Ono dirige une masse sonore qui peut s’effondrer et se relever avec une fascinante élasticité, se diluer en un envoûtant tissu soyeux, participe à ce climat éprouvant.

Il faut entendre le chœur à l’ouverture, pas toujours homogène, mais chargé de menaces et d’inquiétude, et imposé par la force d’une vidéo projection qui en révèle les visages.

Olga Pasichnyk (Roxane)

Olga Pasichnyk (Roxane)

Loin d’être de simples interprètes, les chanteurs atteignent un niveau d’implication et d’expression vocale fabuleux.

Physique franchement irréprochable, Mariusz Kwiecien fait de son Roi Roger un bouleversant concentrateur des tourments humains, une puissance parfois violente, qui se voit opposer le berger suave et enjôleur d’Eric Cutler.

La voix du jeune ténor américain est presque idéale, elle respire l’innocence, et ne s’efface dans la musique que très rarement.

Stefan Margita est lui aussi parfaitement distribué pour le rôle d’Edrisi, nous sommes ici beaucoup plus dans le cynisme clair, agressif et théâtral.
L’homme d’affaire est à l’œuvre.

Étourdissante dans l’appel du Roi Roger au deuxième acte, Olga Pasichnyk joue d’ornementations orientalisantes, parfois dans des postures sans soutien au sol, et nous laisse avec des réminiscences inoubliables.

Mariusz Kwiecien (Le Roi Roger)

Mariusz Kwiecien (Le Roi Roger)

Retransmis en direct sur le site d’Arte et de l’Opéra National de Paris le 20 juin, le Roi Roger sera ensuite diffusé sur la chaîne ARTE le lundi 12 octobre 2009 à 22H45.

Ainsi s’achève pour l’Opéra de Paris une ère vivante, forte et captivante qui va laisser la place à une autre vision du théâtre : la culture de l’émerveillement.

Mais pour ceux qui souhaitent ne pas basculer dans l’endormissement, l’aventure continue dans les théâtres parisiens et dans les opéras européens proches, dont le Teatro Real de Madrid bien entendu.

Lire également Présentation du Roi Roger par Gerard Mortier.

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