Wozzeck (Martin Kränzle-Barkmin-Margita-Schonwandt-Marthaler) Bastille
Publié le 26 Avril 2017
Wozzeck (Alban Berg)
D’après la pièce de Georg Büchner, Woyzeck
Répétition du 21 et représentation du 26 avril 2017
Opéra Bastille
Wozzeck Johannes Martin Kränzle
Le Tambour-Major Stefan Margita
Andrès Nicky Spence
Le Capitaine Stephan Rügamer
Le Médecin Kurt Rydl
Premier compagnon Mikhail Timoshenko
Second compagnon Tomasz Kumiega
Marie Gun-Brit Barkmin
Margret Eve-Maud Hubeaux
Direction musicale Michael Schonwandt Gun-Brit Barkmin (Marie) et l'enfant
Mise en scène Christoph Marthaler (2008)
Décors et costumes Anna Viebrock
Œuvre emblématique du mandat de Gerard Mortier lors de son passage mouvementé à la direction de l’Opéra de Paris, la reprise de Wozzeck dans la mise en scène de Christoph Marthaler enracine au répertoire un opéra dur, mais intrinsèquement poignant, qu’il est toujours nécessaire de défendre.
Certes, la conception du régisseur suisse resserre le drame vers une unité de lieu simplement matérialisée par une aire de jeux d’enfants installée dans une usine désaffectée, dont le décor est directement inspiré d’un site réel découvert à Gand, mais cela lui permet de renforcer le sentiment d’abandon et d’enfermement social qui enserre Wozzeck et Marie.
En agent de la sécurité, le malheureux passe de table en table, sur lesquelles la morosité des adultes s’étale, en proie à une folie frénétique et grandissante, folie que Johannes Martin Kränzle extériorise avec une hargne palpable dès la première partie de la pièce, harcelé par les aigus claquants de Stephan Rügamer (le Capitaine), et moqué par les airs bonhommes de Kurt Rydl (le Médecin).
Marie et son fils forment une modeste attache affective, un petit îlot parmi d’autres. Tout le monde est sous le regard de tout le monde.
La femme de Wozzeck prend, sous les traits de Gun-Brit Barkmin, l’allure d’un être qui s’accroche à la vie en évitant de perdre son attachement à son fils. Un timbre aux accents straussiens subtilement expressif d’une petite âme seule, des inflexions lumineusement écorchées, une clarté perforante, plus de douleur névrosée que de violence, elle renvoie une image de fragilité psychologique qui renforce son humanité.
Très clairement, dans cette mise en scène, elle ne se livre au Tambour-Major que par faiblesse et nécessité, parce qu’elle n’a pas d’autre issue, et reste donc affectivement liée à Wozzeck. Elle embrasse ce dernier, sincèrement, au son magique d’un déroulé de harpe, peu avant qu’il ne la tue.
Sauvage et d’une agressivité tendue, fascinant air aquilin, le Tambour-Major de Stefan Margita atteint un niveau de stridence terriblement animal, et évoque un griffon fantastique, rebelle et mauvais. Ce n’est pas la séduction d’un personnage que Marthaler veut signifier, sinon une force qui infléchit toute résistance à sa brutalité.
Face à une telle incarnation, Johannes Martin Kränzle fait vivre un Wozzeck particulièrement vrai, avec un mordant qui prend à partie l’auditeur, et qui nous touche profondément lorsqu’il allège sa peine par des expirations soupirantes et si légères.
Acteur total, dont on sent la bonté de son personnage sous sa folie, sa disparition progressive dans l’ombre de la tente noire et ondoyante, au son d’un dernier ‘wasser ist Blut … Blut…’ qui perd son énergie vitale, laisse une trace sensorielle indélébile.
Paradoxalement, l’Andrès joué par Nicky Spence est encore plus implacable que le Capitaine de Stephan Rügamer dont le timbre est un peu plus tendre.
On reconnait bien évidemment Mikhail Timoshenko, dans le rôle d’un compagnon qu’il défend vaillamment avec des couleurs de velours caractéristiques de ses origines russes, et la Margret élancée d’Eve-Maud Hubeaux qui fait entendre les teintes très sombres que portera Eboli dans le Don Carlos prévu la saison prochaine à l’Opéra de Lyon.
Enfin, Michael Schonwandt est un fin coloriste et un artisan du chatoiement orchestral merveilleux comme il le prouve encore ce soir. Et dans Wozzeck, en particulier, il entretient une progression musicale inflexible, une théâtralité somptueuse qui fait ressortir des influences straussiens vrombissantes, un fourmillement sonore hypnotique, et des évanescences de cordes irréelles qui ressortent naturellement d’un fracas épique qui rejoint celui de Prokofiev.
Les chœurs de l’Opéra de Paris, en murmure, et l’enchantement innocent des voix d’enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, fixent mystérieusement des ambiances lourdes de sens, et l’on ne peut oublier l’image finale du petit Wozzeck, laissé seul sur le côté par ses camarades, qui laisse deviner que son avenir sera fatalement similaire à celui de son père.
Lire également la présentation de Wozzeck par Gerard Mortier - le 26 mars 2008.