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Publié le 27 Avril 2025

Parsifal (Richard Wagner – Bayreuth, le 26 juillet 1882)
Représentation du 20 avril 2025
Wiener Staatsoper

Kundry Anja Kampe
Parsifal Klaus Florian Vogt
Parsifal jeune (rôle muet) Nikolay Sidorenko
Amfortas Jordan Shanahan
Gurnemanz Günther Groissböck
Klingsor Jochen Schmeckenbecher
Titurel Ivo Stánchev

Direction musicale Axel Kober
Mise en scène Kirill Serebrennikov (2021)
Co-metteur en scène Evgeny Kulagin
Dramaturgie Sergio Morabito
Wiener Philharmoniker

Évènement de la première saison de Bogdan Roščić à la direction de l’Opéra de Vienne, c’est pourtant lors d’une diffusion en streaming le 18 avril 2021 que le public a découvert en direct la nouvelle mise en scène de ‘Parsifal’ par Kirill Serebrennikov, les théâtres étant fermés à ce moment là dans la plupart des pays du monde. Un compte-rendu de cette diffusion en était fait ici même : Parsifal (Garanča-Zeppenfeld-Kaufmann-Tézier-Koch-Jordan-Serebrennikov) Opéra de Vienne.

Jonas Kaufmann, Elina Garanča, Ludovic Tézier, Georg Zeppenfeld, Wolfgang Koch et Philippe Jordan, à la direction musicale, étaient tellement fabuleux, et la proposition scénique était si forte, qu’il devenait important de voir cette production de ses propres yeux.

 Nikolay Sidorenko et Klaus Florian Vogt (Parsifal) - Photo Michael Pöhn

Nikolay Sidorenko et Klaus Florian Vogt (Parsifal) - Photo Michael Pöhn

Et la perception du spectacle réel montre quand même certaines différences en ce week-end de Pâques, la plus flagrante étant la liberté du regard laissée au spectateur vers la scène où vers les vidéos, ce qu’il lui permet de faire subjectivement le choix des séquences qu’il souhaite fixer.

Dans la première partie, la vie dans le milieu carcéral devient plus saisissante, le travail de direction d’acteurs se basant sur des figurants très talentueux notamment dans les scènes de rixes engendrées par la promiscuité.

Cela reste un peu trop propre pour être réaliste, les images vidéographiques donnant une teinte plus caravagesque aux visages des individus, mais la structure d’acier mobile de la prison avec ses nombreuses cellules est assez dure pour montrer comment les hommes sont considérés comme des bêtes humaines.

Au milieu de ce néant, Gurnemanz est celui qui redonne un peu de dignité aux prisonniers en prenant le temps de tatouer avec soin sur leur peau des symboles dont plusieurs sont issus directement de la mythologie de 'Parsifal', la lance en particulier. 

Parsifal (Vogt Kampe Groissböck Shanahan Kober Serebrennikov) Vienne

Kirill Serebrennikov utilise le langage poétique du tatouage pour parler du besoin de préservation de l’identité personnelle et du risque de déshumanisation totale engendré par l’enfermement, et s’appuie également sur sa poétique homoérotique pour aborder la question du rapport entre sexe et violence dans les deux premiers actes.

Pour se faire, il dédouble Parsifal en un jeune acteur au physique attirant, Nikolay Sidorenko, qui représente une force brute ne croyant qu’en elle-même et qui va tuer un prisonnier albinos, au dos tatoué d’ailes de cygne, qui le désirait de trop près.

Tout l’art du metteur en scène, totalement déployé au second acte, est de faire du Parsifal ‘chanteur’ un être devenu mûr qui a compris l’inculture de sa jeunesse mais qui intervient aussi dans l’action du passé pour essayer d’éviter au Parsifal ‘jeune’ de commettre ses propres erreurs. 

Le présent cherchant à agir sur son propre passé, on se croirait dans un film de Christopher Nolan!

 Nikolay Sidorenko (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry) - Photo Michael Pöhn

Nikolay Sidorenko (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry) - Photo Michael Pöhn

Le second acte au palais de Klingsor, présenté comme le siège d’un magazine de presse féminine où s’exposent sur les murs des photographies des corps de jeunes mannequins masculins, est le piège dangereux vers lequel se précipite le jeune Parsifal, alors que Kundry, amusément grimée en photographe fascinée par l’univers carcéral, est métamorphosée en femme d’affaire forte à la chevelure peroxydée. 

Mais pour cette reprise, Anja Kampe ne peut rivaliser avec le numéro de vamp qu’ Elina Garanča jouait fantastiquement pour les caméras en 2021, une référence tant vocale que scénique inoubliable. Car le jeu extrêmement abouti pour les besoins vidéographiques du streaming – seul un CD a été édité chez Sony Classical alors qu’un DVD s’imposait – n’est dorénavant plus aussi acéré, même si dans l’absolu ce ‘Parsifal’ scénique reste une référence sur ce que devrait toujours être l’opéra.

Présentement, l'acte au château de Klingsor montre une Kundry séductrice prise au piège de son désir ardent pour le corps de Parsifal – le physique fin et musclé de l’acteur Nikolay Sidorenko joue un rôle central dans cette production ainsi que son association au serpent blanc, l'énergie de vie, à travers les vidéos qui sont aussi une métaphore de la prégnance obsessionnelle des motifs wagnériens -, le jeu de séduction virant progressivement au jeu d’autodestruction, jusqu’au coup de génie du retournement de l’arme de Kundry vers Klingsor par la force de l’esprit du Parsifal mature.

Jordan Shanahan (Amfortas) - Photo Michael Pöhn

Jordan Shanahan (Amfortas) - Photo Michael Pöhn

Kirill Serebrennikov a choisi de tourner en ridicule le symbole du Graal au premier acte, une simple coupe envoyée aux prisonniers mais inspectée par les gardiens de la prison. Cela nous vaudra de voir un spectateur du parterre se lever et partir sans trop faire de bruit mais avec détermination, déçu de ne pas avoir vu Dieu sur scène. Mais après le nouveau crime qui clos le second acte, Kundry se retrouve en prison, et les retrouvailles avec Parsifal prennent une tournure très émouvante.

Les vidéos montrant quelque monastère en ruine perdu dans les neiges invitent dorénavant à une approche spirituelle et plus humaine, et alors qu’Amfortas, ce fou suicidaire obsédé par ses voix intérieures, arrive à retrouver une forme d’apaisement, c’est le Parsifal enfin évolué qui montre la voie de la libération intérieure, avec un focus sur les ailes tatouées du cygne assassiné au premier acte, le Graal véritable étant ce sentiment de liberté par rapport à soi mais aussi par rapport à la société qui devrait animer chaque être humain.

Kirill Serebrennikov mêle aussi des messages politiques subliminaux à travers les vidéos, notamment une dénonciation de la volonté de détruire la liberté d’expression – un des prisonniers cherche à retirer les fils dont est cousue sa bouche -, tout en montrant une trajectoire de Parsifal où la violence est constitutive de son évolution, une façon de trouver son chemin face à une société oppressive.

Günther Groissböck (Gurnemanz) - Photo Michael Pöhn

Günther Groissböck (Gurnemanz) - Photo Michael Pöhn

Pour cette reprise, Günther Groissböck assure le rôle du sage Gurnemanz en montrant une grande attention à la douceur de la ligne de chant mais sans imposer une autorité forte, le sentiment compassionnel étant la dimension la plus évidente du caractère qu’il incarne tout au long de la représentation.

Remplaçant Ludovic Tézier ayant du se retirer pour cause de convalescence, Jordan Shanahan fait preuve de qualités dramatiques très affirmées avec un chant incisif sans sacrifier à la musicalité, tout en étant doué d’un jeu très impulsif. Il fait moins monstre torturé que son prédécesseur, mais ses intonations noires font aussi transparaître l’animalité de son caractère sans toutefois le dépouiller de sa naturelle dimension humaine.

Parsifal 3e acte - Photo Michael Pöhn

Parsifal 3e acte - Photo Michael Pöhn

En Klingsor, Jochen Schmeckenbecher est au contraire totalement orienté vers la nature méphistophélique du magicien, une caractérisation monolithique efficace mais qui laisse moins transparaître de nuances dans la relation avec Kundry interprétée par Anja Kampe.

Après quinze ans de fréquentation du rôle, la soprano italo-allemande est encore d’une solide endurance, mais la fibre maternelle, ou peut-être compassionnelle, que l’on ressent chez elle ne lui permet pas de pousser à l’extrême la nature froide et ‘femme fatale’ de Kundry au second acte, même si elle témoigne d’un volontarisme incontestable.

Et si sur le strict plan scénique Klaus Florian Vogt ne paraît pas mettre autant de conviction que Jonas Kaufmann, lors de la création, à nuancer toutes les expressions du héros, il est cependant impossible de résister à son incarnation intemporelle tant son timbre toujours aussi nimbé d’une splendide candeur ambrée est un ensorcellement en soi. Aucune faiblesse, rien ne vient troubler l’éloquence de cette voix qui semble défier les ans avec une impression de résistance inaltérable.

Axel Kober et le Wiener Philharmoniker

Axel Kober et le Wiener Philharmoniker

Aux commandes du Wiener Philharmoniker, Axel Kober garde sous contrôle un orchestre somptueux dont il aime éprouver la puissance tout en obtenant de lui une fluidité toujours consistante, sans baisse de tension, ce qui donne ce très beau sentiment d’unité et homogénéité de la patine orchestrale, tout en faisant avancer le drame. Le récit de Kundry au second acte est par ailleurs une merveille d’envoûtement crépusculaire.

Très bel effet également du chœur féminin disséminé dans les couloirs à l’extérieur de la salle, et du chœur masculin saisissant à chacune de ses interventions.

Bien chanceux sont les Viennois de pouvoir profiter de cette production tous les ans à la période de Pâques, et au moins jusqu’en 2030!

 Nikolay Sidorenko, Anja Kampe, Klaus Florian Vogt, Günther Groissböck et Jordan Shanahan

Nikolay Sidorenko, Anja Kampe, Klaus Florian Vogt, Günther Groissböck et Jordan Shanahan

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Publié le 14 Janvier 2021

L’Anneau du Nibelung (Richard Wagner, 1849-1876)

Version de concert du 24 novembre (Die Walküre), 26 novembre (Das Rheingold), 28 novembre 2020 (Götterdämmerung) à l’Opéra Bastille et du 06 décembre 2020 (Siegfried) à l’auditorium de Radio France, diffusée sur France Musique les 26, 28, 30 décembre 2020 et 02 janvier 2021.

L’Anneau du Nibelung (Philippe Jordan - Cycle Ring - Opéra de Paris 2020) Bastille et Auditorium de Radio France

Wotan Iain Paterson, Fricka Ekaterina Gubanova, Siegfried Andreas Schager, Mime Gerhard Siegel
Brünnhilde Martina Serafin (Die Walküre), Ricarda Merbeth (Siegfried / Götterdämmerung)
Waltraute Ricarda Merbeth (Die Walküre) / Michaela Schuster (Götterdämmerung)
Siegmund Stuart Skelton, Sieglinde Lise Davidsen, Alberich Jochen Schmeckenbecher
Loge Norbert Ernst, Hunding Günther Groissböck, Hagen Ain Anger, Froh Matthew Newlin
Fasolt Wilhelm Schwinghammer, Fafner Dimitry Ivashchenko, Gunter Johannes Martin Kränzle
Freia Anna Gabler, Gutrune Anna Gabler, Ortlinde Anna Gabler, Donner Lauri Vasar,
Erda Wiebke Lehmkuhl, Première Norme Wiebke Lehmkuhl, Woglinde Tamara Banješević
Waldwogel Tamara Banješević, Wellgunde Christina Bock, Flosshilde Claudia Huckle,
Gerhilde Sonja Šarić, Schwertleite Katharina Magiera, Helmwige Regine Hangler,
Siegrune Julia Rutigliano, Grimgerde Noa Beinart, Rossweisse Marie-Luise Dressen

Orchestre et chœur de l’Opéra national de Paris
Direction musicale Philippe Jordan.

Jean-Yves Kaced (Directeur de l'Arop), Stéphane Lissner (Directeur général de l'Opéra de Paris) et Aurélie Dupont (Directrice de la Danse à l'Opéra de Paris) - Présentation de la saison 2019/2020 de l'Opéra national de Paris du 11 mars 2019

Jean-Yves Kaced (Directeur de l'Arop), Stéphane Lissner (Directeur général de l'Opéra de Paris) et Aurélie Dupont (Directrice de la Danse à l'Opéra de Paris) - Présentation de la saison 2019/2020 de l'Opéra national de Paris du 11 mars 2019

A l’occasion des fêtes de fin d’année, la diffusion sur France Musique du Ring de Richard Wagner enregistré à l’Opéra de Paris quelques semaines auparavant fut un évènement dont même les habitués de la grande maison parisienne, et les wagnériens les plus aguerris, n’avaient peut-être pas imaginé l’importance après la série d’altérations qu’il dut subir confronté aux lames imparables générées  par la crise sanitaire mondiale de 2020

A l’origine, Stéphane Lissner avait eu comme projet de monter ce grand cycle comme il l’avait toujours fait au cours de ses précédents mandats, que ce soit au Théâtre du Châtelet en 1996 dans la mise en scène de Pierre Strosser, au Festival d’Aix en Provence de 2006 à 2009 sous le regard de Stéphane Braunschweig, ou bien à la Scala de Milan de 2010 à 2013 dans la production de Guy Cassier enrichie par la chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui.

Die Walküre - ms Günter Krämer - Opéra Bastille 2010

Die Walküre - ms Günter Krämer - Opéra Bastille 2010

L’Opéra national de Paris avait bien bénéficié d’une nouvelle production de la tétralogie confiée à Günter Krämer de 2010 et 2013, mais ses références trop allemandes avaient peu convaincu la critique ainsi qu’une partie du public. Philippe Jordan trouvait cependant un vaste champ pour se mesurer une première fois à une telle construction sonore, et après une première lecture d’une très belle clarté qui recherchait le plus grand raffinement dans l’exaltation de l’écriture des lignes orchestrales, il reprit la Tétralogie au cours de la saison 2012/2013 en renforçant ses colorations et sa puissance expressive qu’il augmenta de ses réflexions et de sa première expérience au Festival de Bayreuth 2012, où il avait pu diriger l’ultime reprise de Parsifal dans la mise en scène de Stefan Herheim à travers un spectacle d’une intelligence humaine rare mêlant brillamment imaginaire et références à l’histoire du siècle précédent. Nous étions déjà trente ans après qu’Armin Jordan, le père de ce jeune wagnérien, ait dirigé la version de Parsifal filmée par Hans Jurgen Sybergerg pour le grand écran.

Susan Maclean (Kundry) et Philippe Jordan - Parsifal - Festival de Bayreuth, le 29 juillet 2012

Susan Maclean (Kundry) et Philippe Jordan - Parsifal - Festival de Bayreuth, le 29 juillet 2012

Puis, au printemps 2014, Philippe Jordan embrasa l’Opéra Bastille en offrant une prodigieuse peinture aux mille reflets de Tristan und Isolde au cours d’une série de représentations qui furent dédiées à un homme qui aimait tant cet ouvrage, Gerard Mortier, directeur hors du commun par sa passion du drame, et qui avait su écouter le metteur en scène Peter Sellars pour réaliser ce projet qui intégrait à la scénographie les splendides vidéographies de Bill Viola.

Et c’est un autre hommage que ce chef d’orchestre amoureux wagnérien eut l’honneur de conduire l’année d’après, en plein milieu du Festival ensoleillé de l’Opéra de Munich, quand le 12 juillet 2015 Waltraud Meier fit ses adieux au rôle d’Isolde. Philippe Jordan semblait un adolescent jouant avec la volubilité musicale d’un poème créé 150 ans plus tôt au cœur de cette même cité.

Discours en hommage à Waltraud Meier à la fin de la représentation de Tristan und Isolde dirigée par Philippe Jordan au Festival d'Opéra de Munich, le 12 juillet 2015

Discours en hommage à Waltraud Meier à la fin de la représentation de Tristan und Isolde dirigée par Philippe Jordan au Festival d'Opéra de Munich, le 12 juillet 2015

Vint ensuite la grande aventure des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, d’abord à l’opéra Bastille à la fin de l’hiver 2016, quand Philippe Jordan retrouva Stefan Herheim dans une production haut-en-couleur où le chef d’orchestre insuffla un opulent courant symphonique parcouru d’une irrésistible finesse de traits, sans oublier d’adoucir le bref passage aux réminiscences du motif de Tristan und Isolde, puis au Festival de Bayreuth 2017 qui lui offrit la chance de diriger la meilleure production du festival depuis le Parsifal d’Herheim. Ainsi, associé au génie de Barrie Kosky, Philippe Jordan devient le maître des Meistersinger von Nürnberg trois ans d’affilée.

Mais entre temps, il dut également parfaire son sens de la théâtralité à travers une œuvre à la violence exacerbée, Lohengrin, qui salua sur la scène Bastille le retour sur scène de Jonas Kaufmann début 2017, chanteur qui avait du s’arrêter plusieurs mois d’affilée suite à une blessure vocale accidentelle.

Philippe Jordan - Die Meistersinger von Nürnberg - Festival de Bayreuth, le 28 juillet 2018

Philippe Jordan - Die Meistersinger von Nürnberg - Festival de Bayreuth, le 28 juillet 2018

Et après une nouvelle production de Parsifal et une dernière reprise toujours aussi musicalement fabuleuse de Tristan und Isolde en 2018, le projet d’un nouveau Ring à l’Opéra de Paris fut enfin initié, avec Calixto Bieito à la mise en scène, un créateur à qui l’opéra de Stuttgart dut un impressionnant Parsifal apocalyptique inspiré de la littérature de science fiction. Connaissant l’esthétique et la sensibilité politique d’un des hommes de théâtre qu’il apprécie énormément, Stéphane Lissner eut grand soin de lui suggérer de prendre en compte la valeur poétique du monument wagnérien. Philippe Jordan venait par ailleurs de faire ses débuts au Metropolitan Opéra de New-York au cours du printemps 2019, le prolongement d’un rêve que son père n’eut pas le temps de réaliser, pour diriger la reprise du Ring du canadien Robert Lepage.

Philippe Jordan, Martina Serafin, Andreas Schager, Ekaterina Gubanova, Matthias Goerne - Répétition générale de Tristan und Isolde du 07 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Philippe Jordan, Martina Serafin, Andreas Schager, Ekaterina Gubanova, Matthias Goerne - Répétition générale de Tristan und Isolde du 07 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Les malheurs du nouveau Ring parisien ne tardèrent pas à poindre. Les annulations de L’Or du Rhin et de La Walkyrie, en plein confinement, ne découragèrent pourtant pas Stéphane Lissner qui imagina pour un temps bousculer son planning afin de les reprogrammer en septembre 2020, avant que le projet ne paraisse plus possible. Et suite à l’accélération de son départ pour le San Carlo de Naples, à l’acceptation de sa proposition de débuter immédiatement les travaux de rénovation des scènes du Palais Garnier et de l’Opéra Bastille, et à la précipitation de l’arrivée d’Alexander Neef, son successeur à la direction de l’Opéra de Paris, deux cycles complets furent finalement programmés en version de concert, sous l’impulsion d’un Philippe Jordan qui ne pouvait imaginer quitter ainsi une maison qu’il avait tant aimé pendant onze ans, avec un premier cycle joué à Bastille fin novembre, et un second cycle interprété à l’auditorium de Radio France début décembre 2020. Le second confinement vint fatalement dissoudre l’espoir de représentation de ce cycle en public, mais pas la formidable détermination du chef d’orchestre dont l’énergie pouvait encore porter à son terme un projet qui restait possible même en absence du public, les artistes étant cette fois autorisés à répéter sous contrainte confinatoire. Le Ring serait joué à l’Opéra Bastille et diffusé en direct sur France Musique du 23 au 28 novembre 2020.

Martina Serafin (Sieglinde) et Stuart Skelton (Siegmund) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

Martina Serafin (Sieglinde) et Stuart Skelton (Siegmund) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

Mais en plein milieu du second confinement, l’un des solistes fut atteint par le covid ce qui entraîna l’interruption de toutes les répétitions pendant sept jours, mais toujours pas la pugnacité de la maison qui réussit à reprogrammer et enregistrer les quatre épisodes dans le désordre, La Walkyrie, L’Or du Rhin et Le Crépuscule des Dieux à Bastille, et Siegfried à l’auditorium de Radio France, tout en devant remplacer Jonas Kaufmann et Eva-Maria Westbroek, les deux interprètes de Siegmund et Sieglinde, par Stuart Skelton et Lise Davidsen. Et afin de respecter l’ordre chronologique de l’Anneau du Nibelung, le cycle serait finalement diffusé en différé au cours de la période de Noël, du 26 décembre 2020 au 02 janvier 2021.

Au delà de cette remarquable leçon d’organisation, d’adaptabilité et de volonté de tous les acteurs, le résultat dépassa probablement toutes les attentes, et le documentaire de Jérémie Cuvillier, Une odyssée du Ring, prépara les esprits en ouvrant une fenêtre intime sur l’univers des répétitions, en dévoilant ses aléas, et en brossant un portrait attachant des principaux chanteurs amenés à présenter de manière très naturelle chacun des personnages qu’ils incarnaient. Même l’ambiance concentrée du studio où opérait l’équipe de prise de son, l’œil à la fois sur les partitions, la scène et les ordinateurs, fut restituée. L’imaginaire pouvait à présent prendre toute sa place et laisser le visuel s’effacer pour quinze heures de musique d’affilée.

Ekaterina Gubanova (Brangäne) - dm Philippe Jordan - Tristan und Isolde, le 11 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Ekaterina Gubanova (Brangäne) - dm Philippe Jordan - Tristan und Isolde, le 11 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Le soir de la diffusion de l’Or du Rhin, c’est d’abord l’impressionnante sensation de proximité qui saisit les auditeurs, alors que le système de diffusion de France Musique tend à densifier le son issu de l’enregistrement initial qui avait pris soin en amont de détailler les instants les plus murmurés, rendant l’expérience passionnante à vivre. D’autant plus que Philippe Jordan offre une version bien différente de celle de 2010. De deux heures et trente minutes, le prologue ne dure plus que deux heures et seize minutes, et le drame se révèle retravaillé, gorgé d’influx sanguins et bardé de cuivres clairs, alors que le rendu sonore de la première version avait laissé des évocations de paysages un peu lointains. Fort impressives,  les voix des premiers artistes conviés à ce prologue se correspondent  parfaitement, du mordant un peu carnivore de Jochen Schmeckenbecher (Alberich) au Mime extraordinairement expressif et carnassier de Gerhard Siegel, deux interprètes coutumiers non sans raison des œuvres d’Alban Berg, donnant la réplique à un Wotan dont les nuances soignées par Iain Paterson ont tendance à le rajeunir et lui rendre un visage insolent. Et avec un Loge chanté par Norbert Ernst qui a la naïveté du David des Meistersinger von Nürnberg, une Fricka à la véhémence teintée de noirceur morbide par la rage aristocratique d’ Ekaterina Gubanova, et enfin une Erda dominante au langage à la fois sauvage et raffiné sous les lèvres Wiebke Lehmkuhl, l’ensemble recrée un monde profondément vivant et humain avec lequel l’auditeur n’a plus qu’à faire corps et âme en se laissant porter par l’écoute.

Günther Groissböck (Hunding) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

Günther Groissböck (Hunding) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

La Walkyrie, première journée qui est la plus célèbre et la plus attendue, bénéfice d’une présentation par Philippe Jordan qui fut diffusée quelques heures auparavant à la radio, où le grand orchestrateur de ce projet fou exhorta les auditeurs à pousser le volume à fond dès l’ouverture afin de vibrer au souffle en furie de la tempête qui s’y déploie majestueusement, quitte à devoir gérer de possibles problèmes de voisinage. Probablement, beaucoup suivirent la consigne et retrouvèrent la douceur de ce polissage parfait qui est l’un des savoir-faire du chef d’orchestre autant que la magnifique instillation des différentes strates orchestrales s’échelonnant et s’emballant dans une urgente ivresse sonore. Stuart Skelton, au timbre chaleureux et intimement bienveillant, n’a pas moins la robustesse de Siegmund, et Lise Davidsen, une poigne de fer aux tendres inflexions mâtinées d’angoisse, laisse transparaître de grands arcs de vaillance qui s’épanouiront totalement aux deux actes suivants où son caractère puissant mais introspectif rejoint pleinement celui de Sieglinde. L’époux de cette dernière, Hunding, est un homme fort et âpre dont Günther Groissböck maîtrise instinctivement les amalgames de noirceur qui en font un personnage toujours inquiétant. Il incarnait déjà ce personnage il y a sept ans, et faisait aussi partie de la distribution de 2010 où il jouait le rôle de Fafner dans L'Or du Rhin auprès de Iain Paterson qui, lui, était Fasolt .

Après une exaltante fuite orchestrale à travers de sombres forêts, la charge annonçant l’arrivée de Wotan et de sa fille préférée, Brünnhilde, porte au premier plan Martina Serafin, elle qui incarnait Sieglinde auprès de Stuart Skelton et Günther Groissböck sept ans auparavant sur la même scène. Certes, ses extrêmes aigus ne peuvent se départir d’un fort caractère naturaliste, mais son art de la déclamation des élans du cœur ne sera autant touchant que lors de ses adieux à son père au moment de rejoindre le grandiose bûcher final. Et quel déchaînement orchestral dans un tonnerre à pas de géant s’accélérant sur la monté de la colère de Wotan, comme si Philippe Jordan réveillait un dieu incontrôlable!
Cette épisode surprit aussi l’auditeur car la dynamique étrange du système de transmission de Radio France amplifiait à certains moments les effets de rapprochement et d’éloignement vis-à-vis des chanteurs, tout en créant une impression de mouvements dans la scène qui amenait parfois l’oreille de chacun au bord des lèvres des chanteurs.

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry) - Parsifal - dm Philippe Jordan, le 13 mai 2018 à l'Opéra Bastille

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry) - Parsifal - dm Philippe Jordan, le 13 mai 2018 à l'Opéra Bastille

La seconde journée, Siegfried, va ensuite révéler que la prise de son au sein de l’auditorium de Radio France, qui est un amphithéâtre totalement circulaire qui ne peut accueillir que 1400 personnes en temps normal, ne laisse transparaître aucun déséquilibre dans la restitution orchestrale et vocale par rapport à l’enregistrement des autres volets, bien au contraire. Andreas Schager, chanteur qui s’est fait remarqué en 2009 au Festival d’Erl lors de son interprétation du David des Meistersinger von Nürnberg, est merveilleux par la clarté poétique avec laquelle il fait vivre les images qu’évoque Siegfried, et Gerhard Siegel simule les faux sentiments d’amour que Mime lui porte avec un piqué et une précision d’inflexion extrêmement délicate. L’orchestre de l’Opéra de Paris est une merveille de limpidité et d’entrelacs excellemment contrastés tout en donnant l’impression que l’on navigue dans l’atmosphère dense et légère d’une planète gigantesque. Et il y a aussi l’espièglerie aiguë d’une très grande netteté de l’oiseau  de la forêt incarné par Tamara Banješević, le métal sensuel de Wiebke Lehmkuhl, et la présence au dernier acte d’une nouvelle Brünnhilde, Ricarda Merbeth, qui, à l’instar de Martina Serafin, fut elle aussi une vaillante Sieglinde à l’Opéra de Paris en 2010. Son timbre se reconnaît parmi tant d’autres de par ses vibrations au velours éthéré que l’on identifiait déjà à la fin de la première journée où elle chantait Waltraute.

De gauche à droite et de haut en bas : Etienne Pipard (Musicien metteur en onde à Radio France), Martina Serafin (Brünnhilde), Stuart Skelton (Siegmund), Iain Paterson (Wotan), Philippe Jordan (Directeur musical), Andreas Schager (Siegfried), Ekaterina Gubanova (Fricka), Alexander Neef (Directeur général de l'Opéra de Paris), Ricarda Merbeth (Brünnhilde)

De gauche à droite et de haut en bas : Etienne Pipard (Musicien metteur en onde à Radio France), Martina Serafin (Brünnhilde), Stuart Skelton (Siegmund), Iain Paterson (Wotan), Philippe Jordan (Directeur musical), Andreas Schager (Siegfried), Ekaterina Gubanova (Fricka), Alexander Neef (Directeur général de l'Opéra de Paris), Ricarda Merbeth (Brünnhilde)

Mais c’est bien entendu au cours de la dernière journée, Götterdämmerung, que son chant et son souffle puissant s’épanouissent à travers une tessiture claire et ouateuse, une vigueur sans le moindre durcissement métallique qui peint une figure hautement féminine à cœur battant de Brünnhilde. L’enchaînement des confrontations baigne dans un océan de lumière au moelleux d’une finesse dont on ne cesse de s’émerveiller, comme au cours des sombres avertissements de Michaela Schuster (Waltraude) envers Brunnïlde ou des ruminations de l’impressionnant Hagen de Ain Anger et de l’Alberich torturé de Jochen Schmeckenbecher, et la dernière partie du second acte offre enfin au choeur de l'Opéra de Paris l'occasion de se fondre à l'unité orchestrale. La tendresse qui émane d’Andreas Schager au dernier acte achève aussi de parfaire une attache affective à ce cycle dont beaucoup souhaitent qu’il ne soit pas perdu et fasse l’objet d’une édition discographique de référence qui serait aussi le témoignage d’une époque exceptionnelle, en attendant de découvrir la version scénique de ce cycle complet sur la scène Bastille à partir de 2023 et jusqu'en 2026, année qui célèbrera les 150 ans de la création de l'Anneau du Nibelung au Festival de Bayreuth.

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Publié le 20 Avril 2016

Gurre-Lieder (Arnold Schönberg) - 1912
Concert du 19 avril 2016
Philharmonie de Paris – Grande salle

Waldemar Andreas Schager
Tove Irène Theorin
Waldtaube Sarah Connolly
Bauer Jochen Schmeckenbecher
Klaus-Narr Andreas Conrad
Sprecher Franz Mazura

Direction musicale Philippe Jordan
Orchestre de l’Opéra National de Paris
Chœurs de l’Opéra National de Paris et Chœur Philharmonique de Prague

Après les Variations pour orchestre, Moïse et Aaron, le quatuor à cordes n°2 et Pierrot Lunaire, Philippe Jordan poursuit une ligne musicale tracée à travers l’univers sonore complexe d’Arnold Schönberg, pour embrasser une des œuvres qui enflamme probablement le mieux son âme lyrique et symphonique, les Gurre-Lieder.

Ce poème de près de deux heures qui croise les inspirations langoureuses de Tristan et Isolde (Richard Wagner) et du Roi Arthus (Ernest Chausson) n’est en effet pas altéré par l’écriture atonale que le compositeur autrichien développera plus tard.

Philippe Jordan et l'Orchestre National de Paris

Philippe Jordan et l'Orchestre National de Paris

Le directeur musical de l’Opéra National de Paris devient donc l’Empereur d’un répertoire qu’il épouse d’une gestuelle à la fois emphatique et rigoureuse, face à un orchestre dont il aime soulever la houle dans une plénitude qui fait la part belle aux élans romantiques et élancés de cuivres volcaniques.

La rondeur orchestrale claire et majestueuse laisse moins ressortir les détails des bois comme on pourrait l’entendre dans la fosse de Bastille, mais une telle interprétation invite à un voyage surnaturel dont les voix, noyées par les effets acoustiques qui longent les balcons d’arrière-scène, perdent cependant en sensibilité expressive.

Andreas Schager impose une vaillance tendre, mais, néanmoins, Sarah Connolly est la plus impressionnante par son rayonnement et la gravité d’un timbre qui ramène dans un présent tragique toutes les pensées inspirées par la musique.

Philippe Jordan - Gurrelieder (Philharmonie)

Philippe Jordan - Gurrelieder (Philharmonie)

Chœurs sévères et bienveillants à la fois, un mur vocal au pied duquel les musiciens semblent décrire un fleuve qui tente de le submerger, l’ampleur de cette soirée nous laisse ainsi cette grande impression d’un fabuleux sentiment de libération dominé, répétons-le, par la prestance souveraine de Philippe Jordan.

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