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Publié le 14 Janvier 2021

L’Anneau du Nibelung (Richard Wagner, 1849-1876)

Version de concert du 24 novembre (Die Walküre), 26 novembre (Das Rheingold), 28 novembre 2020 (Götterdämmerung) à l’Opéra Bastille et du 06 décembre 2020 (Siegfried) à l’auditorium de Radio France, diffusée sur France Musique les 26, 28, 30 décembre 2020 et 02 janvier 2021.

L’Anneau du Nibelung (Philippe Jordan - Cycle Ring - Opéra de Paris 2020) Bastille et Auditorium de Radio France

Wotan Iain Paterson, Fricka Ekaterina Gubanova, Siegfried Andreas Schager, Mime Gerhard Siegel
Brünnhilde Martina Serafin (Die Walküre), Ricarda Merbeth (Siegfried / Götterdämmerung)
Waltraute Ricarda Merbeth (Die Walküre) / Michaela Schuster (Götterdämmerung)
Siegmund Stuart Skelton, Sieglinde Lise Davidsen, Alberich Jochen Schmeckenbecher
Loge Norbert Ernst, Hunding Günther Groissböck, Hagen Ain Anger, Froh Matthew Newlin
Fasolt Wilhelm Schwinghammer, Fafner Dimitry Ivashchenko, Gunter Johannes Martin Kränzle
Freia Anna Gabler, Gutrune Anna Gabler, Ortlinde Anna Gabler, Donner Lauri Vasar,
Erda Wiebke Lehmkuhl, Première Norme Wiebke Lehmkuhl, Woglinde Tamara Banješević
Waldwogel Tamara Banješević, Wellgunde Christina Bock, Flosshilde Claudia Huckle,
Gerhilde Sonja Šarić, Schwertleite Katharina Magiera, Helmwige Regine Hangler,
Siegrune Julia Rutigliano, Grimgerde Noa Beinart, Rossweisse Marie-Luise Dressen

Orchestre et chœur de l’Opéra national de Paris
Direction musicale Philippe Jordan.

Jean-Yves Kaced (Directeur de l'Arop), Stéphane Lissner (Directeur général de l'Opéra de Paris) et Aurélie Dupont (Directrice de la Danse à l'Opéra de Paris) - Présentation de la saison 2019/2020 de l'Opéra national de Paris du 11 mars 2019

Jean-Yves Kaced (Directeur de l'Arop), Stéphane Lissner (Directeur général de l'Opéra de Paris) et Aurélie Dupont (Directrice de la Danse à l'Opéra de Paris) - Présentation de la saison 2019/2020 de l'Opéra national de Paris du 11 mars 2019

A l’occasion des fêtes de fin d’année, la diffusion sur France Musique du Ring de Richard Wagner enregistré à l’Opéra de Paris quelques semaines auparavant fut un évènement dont même les habitués de la grande maison parisienne, et les wagnériens les plus aguerris, n’avaient peut-être pas imaginé l’importance après la série d’altérations qu’il dut subir confronté aux lames imparables générées  par la crise sanitaire mondiale de 2020

A l’origine, Stéphane Lissner avait eu comme projet de monter ce grand cycle comme il l’avait toujours fait au cours de ses précédents mandats, que ce soit au Théâtre du Châtelet en 1996 dans la mise en scène de Pierre Strosser, au Festival d’Aix en Provence de 2006 à 2009 sous le regard de Stéphane Braunschweig, ou bien à la Scala de Milan de 2010 à 2013 dans la production de Guy Cassier enrichie par la chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui.

Die Walküre - ms Günter Krämer - Opéra Bastille 2010

Die Walküre - ms Günter Krämer - Opéra Bastille 2010

L’Opéra national de Paris avait bien bénéficié d’une nouvelle production de la tétralogie confiée à Günter Krämer de 2010 et 2013, mais ses références trop allemandes avaient peu convaincu la critique ainsi qu’une partie du public. Philippe Jordan trouvait cependant un vaste champ pour se mesurer une première fois à une telle construction sonore, et après une première lecture d’une très belle clarté qui recherchait le plus grand raffinement dans l’exaltation de l’écriture des lignes orchestrales, il reprit la Tétralogie au cours de la saison 2012/2013 en renforçant ses colorations et sa puissance expressive qu’il augmenta de ses réflexions et de sa première expérience au Festival de Bayreuth 2012, où il avait pu diriger l’ultime reprise de Parsifal dans la mise en scène de Stefan Herheim à travers un spectacle d’une intelligence humaine rare mêlant brillamment imaginaire et références à l’histoire du siècle précédent. Nous étions déjà trente ans après qu’Armin Jordan, le père de ce jeune wagnérien, ait dirigé la version de Parsifal filmée par Hans Jurgen Sybergerg pour le grand écran.

Susan Maclean (Kundry) et Philippe Jordan - Parsifal - Festival de Bayreuth, le 29 juillet 2012

Susan Maclean (Kundry) et Philippe Jordan - Parsifal - Festival de Bayreuth, le 29 juillet 2012

Puis, au printemps 2014, Philippe Jordan embrasa l’Opéra Bastille en offrant une prodigieuse peinture aux mille reflets de Tristan und Isolde au cours d’une série de représentations qui furent dédiées à un homme qui aimait tant cet ouvrage, Gerard Mortier, directeur hors du commun par sa passion du drame, et qui avait su écouter le metteur en scène Peter Sellars pour réaliser ce projet qui intégrait à la scénographie les splendides vidéographies de Bill Viola.

Et c’est un autre hommage que ce chef d’orchestre amoureux wagnérien eut l’honneur de conduire l’année d’après, en plein milieu du Festival ensoleillé de l’Opéra de Munich, quand le 12 juillet 2015 Waltraud Meier fit ses adieux au rôle d’Isolde. Philippe Jordan semblait un adolescent jouant avec la volubilité musicale d’un poème créé 150 ans plus tôt au cœur de cette même cité.

Discours en hommage à Waltraud Meier à la fin de la représentation de Tristan und Isolde dirigée par Philippe Jordan au Festival d'Opéra de Munich, le 12 juillet 2015

Discours en hommage à Waltraud Meier à la fin de la représentation de Tristan und Isolde dirigée par Philippe Jordan au Festival d'Opéra de Munich, le 12 juillet 2015

Vint ensuite la grande aventure des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, d’abord à l’opéra Bastille à la fin de l’hiver 2016, quand Philippe Jordan retrouva Stefan Herheim dans une production haut-en-couleur où le chef d’orchestre insuffla un opulent courant symphonique parcouru d’une irrésistible finesse de traits, sans oublier d’adoucir le bref passage aux réminiscences du motif de Tristan und Isolde, puis au Festival de Bayreuth 2017 qui lui offrit la chance de diriger la meilleure production du festival depuis le Parsifal d’Herheim. Ainsi, associé au génie de Barrie Kosky, Philippe Jordan devient le maître des Meistersinger von Nürnberg trois ans d’affilée.

Mais entre temps, il dut également parfaire son sens de la théâtralité à travers une œuvre à la violence exacerbée, Lohengrin, qui salua sur la scène Bastille le retour sur scène de Jonas Kaufmann début 2017, chanteur qui avait du s’arrêter plusieurs mois d’affilée suite à une blessure vocale accidentelle.

Philippe Jordan - Die Meistersinger von Nürnberg - Festival de Bayreuth, le 28 juillet 2018

Philippe Jordan - Die Meistersinger von Nürnberg - Festival de Bayreuth, le 28 juillet 2018

Et après une nouvelle production de Parsifal et une dernière reprise toujours aussi musicalement fabuleuse de Tristan und Isolde en 2018, le projet d’un nouveau Ring à l’Opéra de Paris fut enfin initié, avec Calixto Bieito à la mise en scène, un créateur à qui l’opéra de Stuttgart dut un impressionnant Parsifal apocalyptique inspiré de la littérature de science fiction. Connaissant l’esthétique et la sensibilité politique d’un des hommes de théâtre qu’il apprécie énormément, Stéphane Lissner eut grand soin de lui suggérer de prendre en compte la valeur poétique du monument wagnérien. Philippe Jordan venait par ailleurs de faire ses débuts au Metropolitan Opéra de New-York au cours du printemps 2019, le prolongement d’un rêve que son père n’eut pas le temps de réaliser, pour diriger la reprise du Ring du canadien Robert Lepage.

Philippe Jordan, Martina Serafin, Andreas Schager, Ekaterina Gubanova, Matthias Goerne - Répétition générale de Tristan und Isolde du 07 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Philippe Jordan, Martina Serafin, Andreas Schager, Ekaterina Gubanova, Matthias Goerne - Répétition générale de Tristan und Isolde du 07 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Les malheurs du nouveau Ring parisien ne tardèrent pas à poindre. Les annulations de L’Or du Rhin et de La Walkyrie, en plein confinement, ne découragèrent pourtant pas Stéphane Lissner qui imagina pour un temps bousculer son planning afin de les reprogrammer en septembre 2020, avant que le projet ne paraisse plus possible. Et suite à l’accélération de son départ pour le San Carlo de Naples, à l’acceptation de sa proposition de débuter immédiatement les travaux de rénovation des scènes du Palais Garnier et de l’Opéra Bastille, et à la précipitation de l’arrivée d’Alexander Neef, son successeur à la direction de l’Opéra de Paris, deux cycles complets furent finalement programmés en version de concert, sous l’impulsion d’un Philippe Jordan qui ne pouvait imaginer quitter ainsi une maison qu’il avait tant aimé pendant onze ans, avec un premier cycle joué à Bastille fin novembre, et un second cycle interprété à l’auditorium de Radio France début décembre 2020. Le second confinement vint fatalement dissoudre l’espoir de représentation de ce cycle en public, mais pas la formidable détermination du chef d’orchestre dont l’énergie pouvait encore porter à son terme un projet qui restait possible même en absence du public, les artistes étant cette fois autorisés à répéter sous contrainte confinatoire. Le Ring serait joué à l’Opéra Bastille et diffusé en direct sur France Musique du 23 au 28 novembre 2020.

Martina Serafin (Sieglinde) et Stuart Skelton (Siegmund) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

Martina Serafin (Sieglinde) et Stuart Skelton (Siegmund) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

Mais en plein milieu du second confinement, l’un des solistes fut atteint par le covid ce qui entraîna l’interruption de toutes les répétitions pendant sept jours, mais toujours pas la pugnacité de la maison qui réussit à reprogrammer et enregistrer les quatre épisodes dans le désordre, La Walkyrie, L’Or du Rhin et Le Crépuscule des Dieux à Bastille, et Siegfried à l’auditorium de Radio France, tout en devant remplacer Jonas Kaufmann et Eva-Maria Westbroek, les deux interprètes de Siegmund et Sieglinde, par Stuart Skelton et Lise Davidsen. Et afin de respecter l’ordre chronologique de l’Anneau du Nibelung, le cycle serait finalement diffusé en différé au cours de la période de Noël, du 26 décembre 2020 au 02 janvier 2021.

Au delà de cette remarquable leçon d’organisation, d’adaptabilité et de volonté de tous les acteurs, le résultat dépassa probablement toutes les attentes, et le documentaire de Jérémie Cuvillier, Une odyssée du Ring, prépara les esprits en ouvrant une fenêtre intime sur l’univers des répétitions, en dévoilant ses aléas, et en brossant un portrait attachant des principaux chanteurs amenés à présenter de manière très naturelle chacun des personnages qu’ils incarnaient. Même l’ambiance concentrée du studio où opérait l’équipe de prise de son, l’œil à la fois sur les partitions, la scène et les ordinateurs, fut restituée. L’imaginaire pouvait à présent prendre toute sa place et laisser le visuel s’effacer pour quinze heures de musique d’affilée.

Ekaterina Gubanova (Brangäne) - dm Philippe Jordan - Tristan und Isolde, le 11 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Ekaterina Gubanova (Brangäne) - dm Philippe Jordan - Tristan und Isolde, le 11 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Le soir de la diffusion de l’Or du Rhin, c’est d’abord l’impressionnante sensation de proximité qui saisit les auditeurs, alors que le système de diffusion de France Musique tend à densifier le son issu de l’enregistrement initial qui avait pris soin en amont de détailler les instants les plus murmurés, rendant l’expérience passionnante à vivre. D’autant plus que Philippe Jordan offre une version bien différente de celle de 2010. De deux heures et trente minutes, le prologue ne dure plus que deux heures et seize minutes, et le drame se révèle retravaillé, gorgé d’influx sanguins et bardé de cuivres clairs, alors que le rendu sonore de la première version avait laissé des évocations de paysages un peu lointains. Fort impressives,  les voix des premiers artistes conviés à ce prologue se correspondent  parfaitement, du mordant un peu carnivore de Jochen Schmeckenbecher (Alberich) au Mime extraordinairement expressif et carnassier de Gerhard Siegel, deux interprètes coutumiers non sans raison des œuvres d’Alban Berg, donnant la réplique à un Wotan dont les nuances soignées par Iain Paterson ont tendance à le rajeunir et lui rendre un visage insolent. Et avec un Loge chanté par Norbert Ernst qui a la naïveté du David des Meistersinger von Nürnberg, une Fricka à la véhémence teintée de noirceur morbide par la rage aristocratique d’ Ekaterina Gubanova, et enfin une Erda dominante au langage à la fois sauvage et raffiné sous les lèvres Wiebke Lehmkuhl, l’ensemble recrée un monde profondément vivant et humain avec lequel l’auditeur n’a plus qu’à faire corps et âme en se laissant porter par l’écoute.

Günther Groissböck (Hunding) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

Günther Groissböck (Hunding) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

La Walkyrie, première journée qui est la plus célèbre et la plus attendue, bénéfice d’une présentation par Philippe Jordan qui fut diffusée quelques heures auparavant à la radio, où le grand orchestrateur de ce projet fou exhorta les auditeurs à pousser le volume à fond dès l’ouverture afin de vibrer au souffle en furie de la tempête qui s’y déploie majestueusement, quitte à devoir gérer de possibles problèmes de voisinage. Probablement, beaucoup suivirent la consigne et retrouvèrent la douceur de ce polissage parfait qui est l’un des savoir-faire du chef d’orchestre autant que la magnifique instillation des différentes strates orchestrales s’échelonnant et s’emballant dans une urgente ivresse sonore. Stuart Skelton, au timbre chaleureux et intimement bienveillant, n’a pas moins la robustesse de Siegmund, et Lise Davidsen, une poigne de fer aux tendres inflexions mâtinées d’angoisse, laisse transparaître de grands arcs de vaillance qui s’épanouiront totalement aux deux actes suivants où son caractère puissant mais introspectif rejoint pleinement celui de Sieglinde. L’époux de cette dernière, Hunding, est un homme fort et âpre dont Günther Groissböck maîtrise instinctivement les amalgames de noirceur qui en font un personnage toujours inquiétant. Il incarnait déjà ce personnage il y a sept ans, et faisait aussi partie de la distribution de 2010 où il jouait le rôle de Fafner dans L'Or du Rhin auprès de Iain Paterson qui, lui, était Fasolt .

Après une exaltante fuite orchestrale à travers de sombres forêts, la charge annonçant l’arrivée de Wotan et de sa fille préférée, Brünnhilde, porte au premier plan Martina Serafin, elle qui incarnait Sieglinde auprès de Stuart Skelton et Günther Groissböck sept ans auparavant sur la même scène. Certes, ses extrêmes aigus ne peuvent se départir d’un fort caractère naturaliste, mais son art de la déclamation des élans du cœur ne sera autant touchant que lors de ses adieux à son père au moment de rejoindre le grandiose bûcher final. Et quel déchaînement orchestral dans un tonnerre à pas de géant s’accélérant sur la monté de la colère de Wotan, comme si Philippe Jordan réveillait un dieu incontrôlable!
Cette épisode surprit aussi l’auditeur car la dynamique étrange du système de transmission de Radio France amplifiait à certains moments les effets de rapprochement et d’éloignement vis-à-vis des chanteurs, tout en créant une impression de mouvements dans la scène qui amenait parfois l’oreille de chacun au bord des lèvres des chanteurs.

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry) - Parsifal - dm Philippe Jordan, le 13 mai 2018 à l'Opéra Bastille

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry) - Parsifal - dm Philippe Jordan, le 13 mai 2018 à l'Opéra Bastille

La seconde journée, Siegfried, va ensuite révéler que la prise de son au sein de l’auditorium de Radio France, qui est un amphithéâtre totalement circulaire qui ne peut accueillir que 1400 personnes en temps normal, ne laisse transparaître aucun déséquilibre dans la restitution orchestrale et vocale par rapport à l’enregistrement des autres volets, bien au contraire. Andreas Schager, chanteur qui s’est fait remarqué en 2009 au Festival d’Erl lors de son interprétation du David des Meistersinger von Nürnberg, est merveilleux par la clarté poétique avec laquelle il fait vivre les images qu’évoque Siegfried, et Gerhard Siegel simule les faux sentiments d’amour que Mime lui porte avec un piqué et une précision d’inflexion extrêmement délicate. L’orchestre de l’Opéra de Paris est une merveille de limpidité et d’entrelacs excellemment contrastés tout en donnant l’impression que l’on navigue dans l’atmosphère dense et légère d’une planète gigantesque. Et il y a aussi l’espièglerie aiguë d’une très grande netteté de l’oiseau  de la forêt incarné par Tamara Banješević, le métal sensuel de Wiebke Lehmkuhl, et la présence au dernier acte d’une nouvelle Brünnhilde, Ricarda Merbeth, qui, à l’instar de Martina Serafin, fut elle aussi une vaillante Sieglinde à l’Opéra de Paris en 2010. Son timbre se reconnaît parmi tant d’autres de par ses vibrations au velours éthéré que l’on identifiait déjà à la fin de la première journée où elle chantait Waltraute.

De gauche à droite et de haut en bas : Etienne Pipard (Musicien metteur en onde à Radio France), Martina Serafin (Brünnhilde), Stuart Skelton (Siegmund), Iain Paterson (Wotan), Philippe Jordan (Directeur musical), Andreas Schager (Siegfried), Ekaterina Gubanova (Fricka), Alexander Neef (Directeur général de l'Opéra de Paris), Ricarda Merbeth (Brünnhilde)

De gauche à droite et de haut en bas : Etienne Pipard (Musicien metteur en onde à Radio France), Martina Serafin (Brünnhilde), Stuart Skelton (Siegmund), Iain Paterson (Wotan), Philippe Jordan (Directeur musical), Andreas Schager (Siegfried), Ekaterina Gubanova (Fricka), Alexander Neef (Directeur général de l'Opéra de Paris), Ricarda Merbeth (Brünnhilde)

Mais c’est bien entendu au cours de la dernière journée, Götterdämmerung, que son chant et son souffle puissant s’épanouissent à travers une tessiture claire et ouateuse, une vigueur sans le moindre durcissement métallique qui peint une figure hautement féminine à cœur battant de Brünnhilde. L’enchaînement des confrontations baigne dans un océan de lumière au moelleux d’une finesse dont on ne cesse de s’émerveiller, comme au cours des sombres avertissements de Michaela Schuster (Waltraude) envers Brunnïlde ou des ruminations de l’impressionnant Hagen de Ain Anger et de l’Alberich torturé de Jochen Schmeckenbecher, et la dernière partie du second acte offre enfin au choeur de l'Opéra de Paris l'occasion de se fondre à l'unité orchestrale. La tendresse qui émane d’Andreas Schager au dernier acte achève aussi de parfaire une attache affective à ce cycle dont beaucoup souhaitent qu’il ne soit pas perdu et fasse l’objet d’une édition discographique de référence qui serait aussi le témoignage d’une époque exceptionnelle, en attendant de découvrir la version scénique de ce cycle complet sur la scène Bastille à partir de 2023 et jusqu'en 2026, année qui célèbrera les 150 ans de la création de l'Anneau du Nibelung au Festival de Bayreuth.

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Publié le 11 Juin 2019

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart)
Répétition générale du 06 juin 2019 et représentation du 21 juin 2019.
Palais Garnier

Don Giovanni Étienne Dupuis
Il Commendatore Ain Anger
Donna Anna Jacquelyn Wagner
Don Ottavio Stanislas de Barbeyrac
Donna Elvira Nicole Car
Leporello Philippe Sly
Masetto Mikhail Timoshenko
Zerlina Elsa Dreisig

Direction musicale Philippe Jordan 
Mise en scène Ivo Van Hove (2019)
Dramaturgie Jan Vandenhouve

Coproduction Metropolitan Opera, New-York
                                                                        Mikhail Timoshenko (Masetto) et Elsa Dreisig (Zerlina)
Diffusion en direct sur Culturebox (France Télévisions) et au cinéma le vendredi 21 juin 2019.

Depuis la production d’August Everding qui, dans les années 70, accueillit Ruggero Raimondi, José Van Dam, Kiri Te Kanawa, Gabriel Bacquier, Edda Moser et Margaret Price, aucune production de Don Giovanni ne s’est installée définitivement au Palais Garnier, la précédente mise en scène de Michael Haneke n’ayant connu les ors de ce théâtre que l’année de sa création, le 27 janvier 2006, à l’occasion des 250 ans de la naissance de Mozart.

Puis, elle poursuivit sa destinée à l'Opéra Bastille pour 44 représentations supplémentaires pendant une décennie.

Jacquelyn Wagner (Donna Anna) et Etienne Dupuis (Don Giovanni)

Jacquelyn Wagner (Donna Anna) et Etienne Dupuis (Don Giovanni)

Mais ce soir, c’est à nouveau un impressionnant décor recréant d'étroites ruelles d'une vieille ville européenne, et qui convergent vers une petite place située en milieu de scène, qui s'offre à la vue du spectateur dès l'ouverture. Un dédale d'escaliers permet à chacun de s'évader de toute part, des anfractuosités laissent deviner des coins secrets cachés derrière les murs gris, et un simple filet de brume bleuté se faufile sous une arche lugubre par là même où arrivera et repartira Don Giovanni.

Nul doute qu'à la vue de son charme froid, et de l'accumulation du temps passé qu'il représente, naîtra chez l'auditeur américain - il s'agit d'une coproduction avec Le Metropolitan Opera, New-York -, un désir d'Europe de la Culture, chargée de son Histoire.

Jacquelyn Wagner (Donna Anna), Stanislas de Barbeyrac (Don Ottavio) et Le commandeur (Ain Anger)

Jacquelyn Wagner (Donna Anna), Stanislas de Barbeyrac (Don Ottavio) et Le commandeur (Ain Anger)

Une fois passée l'admiration pour une telle reconstitution réaliste, la scène prend vie à l'arrivée de Leporello ruminant dans l'ombre, et à la sortie brutale de Donna Anna qui se débat avec Don Giovanni. On aurait envie de dire que c’est ‘sans surprise', quand on connait bien cet ouvrage, mais sous le regard d’Ivo van Hove, le relief de chaque personnage est remodelé par une direction d’acteur exceptionnelle qui extériorise les effets des blessures infligées par la relation de chacun à un homme particulièrement antipathique.

Nicola Car (Donna Elvira)

Nicola Car (Donna Elvira)

Car Etienne Dupuis est totalement métamorphosé par l’allure fière et dominante que le lui fait tenir le metteur en scène, le menton en avant, la démarche assurée et décontractée, mais qui peut soudainement se tendre violemment quand une proie lui résiste, il dégage une force mâle absolument fascinante à contempler. Noirceur vocale et mordant incisif renforcent son essence démoniaque, le goût pour le mal prend franchement le dessus sur d’autres traits de caractère que l’on associe aussi à Don Giovanni, comme les manières affables et la douceur enjôleuse, et tout dans l’interprétation le ramène à l’incarnation d’un véritable tueur de la mafia.

Jacquelyn Wagner (Donna Anna)

Jacquelyn Wagner (Donna Anna)

La profondeur avec laquelle le personnage de Donna Anna est dépeint sous les traits de Jacquelyn Wagner est également d’une saisissante vérité, surtout que le metteur en scène réalise pour elle un très beau travail de poses magnifié par les jeux d’ombres et de lumières qui esthétisent ses expressions traumatiques de douleur, ainsi que sa prestance physique et les proportions de ses épaules qui montrent une femme forte dont la personnalité est brutalement ébranlée. Son chant est nuancé, très clair et iridescent, sans surligner les graves, et s’imprègne d’une tension vibrante fort touchante car elle traduit un trouble impalpable constamment présent.

Elle est ainsi soutenue par un Stanislas de Barbeyrac qui incarne un Don Ottavio puissant au timbre d’or ombré que l’on entend rarement avec une telle densité sur scène. Comme tous les personnages principaux, hormis Leporello, il est lui aussi sous pression permanente car il représente l’impuissance face à une situation qu’il ne peut inverser. 

Etienne Dupuis (Don Giovanni) et Elsa Dreisig (Zerlina)

Etienne Dupuis (Don Giovanni) et Elsa Dreisig (Zerlina)

On trouve cependant un peu plus d’espoir en Donna Elvira que Nicole Car joue avec une finesse de geste, d’urgence et de spontanéité qui soutiennent totalement le sentiment de révolte qui la traverse en permanence. Inévitablement, la pensée que l’on a sur scène un véritable couple à la ville s’impose naturellement, puisque la jeune mezzo-soprano vit avec Etienne Dupuis, ce qui ajoute au réalisme des scènes qui opposent Don Giovanni à son ancienne conquête.

Les expressions sincères de son regard tout à la fois mélancolique et brillant, et les couleurs mâtes et ambrées de sa voix qui lui donnent un charme ravissant, que n’a-t-elle de raisons de défendre avec un tel cœur une femme qui cherche à rendre leur dignité à tous.

Etienne Dupuis (Don Giovanni) et Elsa Dreisig (Zerlina)

Etienne Dupuis (Don Giovanni) et Elsa Dreisig (Zerlina)

Et même le timbre charnu et satiné d’Elsa Dreisig, pour les gourmands de sensualité vocale, qui dessine une Zerlina optimiste et gorgée de joie de vivre, n’empêche pas l’inquiétude et le doute de couvrir l’assurance première avec laquelle la jeune paysanne s’impose dans les scènes festives.

Rien chez elle non plus ne cède à la facilité de la comédie légère, et l’on a ici une Zerlina séduisante, intelligente, solide mentalement, à côté de laquelle le très jeune Masetto de Mikhail Timoshenko, chanteur de l’Académie de l’Opéra de Paris, tempère son personnage en lui apportant une touche de raffinement qui découle de sa tonalité slave.

Double opportuniste de son maître, le Leporello de Philippe Sly se glisse habilement dans ce rôle alerte plus léger que celui de Don Giovanni, joue lui aussi le jeu de la séduction subtile, et est le rôle masculin qui révèle la plus grande diversité de facettes dans cette production, ce qui rend encore plus insaisissable ce personnage composite qui change en permanence d’attitude.

Philippe Sly (Leporello)

Philippe Sly (Leporello)

Si Ivo van Hove ne cherche ni à réinterpréter l’intrigue, ni à ajouter des personnages secondaires qui feraient vivre un monde adjacent aux protagonistes principaux, il réussit pourtant à donner à chacun un caractère marqué par une ligne de vie forte, tout en asseyant la carrure massive de Don Giovanni comme un pivot central de leur vie. 

Le sentiment d’oppression et de vide est bien entendu volontairement renforcé par le décor et l’absence de divertissement scénique – même le bal masqué prend une tournure mortifère lorsque des mannequins inertes apparaissent aux balcons des maisons qui entourent la place dans de beaux costumes d’époque -, mais les trois scènes de rencontre avec le Commandeur sont traitées dans toute la puissance de l’affrontement.

Ain Anger y gagne une stature formidablement humaine, surtout lors de la scène du cimetière qui le fait jouer pleinement.

Jacquelyn Wagner (Donna Anna) et Stanislas de Barbeyrac (Don Ottavio)

Jacquelyn Wagner (Donna Anna) et Stanislas de Barbeyrac (Don Ottavio)

Ce décor complexe, qui comprend plusieurs éléments pivotants, permet non seulement de varier les configurations des ruelles, mais également de refermer un piège soudain sur Don Giovanni, et d’offrir une implacable scène finale dantesque, dramatisée par la direction théâtrale au son léché de Philippe Jordan.

Mozart à Garnier lui réussit décidément très bien, on y entend le son splendidement lustré des cordes, la vitalité des bois et des éclats des vents, un discours élancé et racé, un sens de l’énergie musicale tout en souplesse, et un dévouement et un encouragement à la théâtralité des chanteurs dont tous tirent un grand bénéfice. 

Jacquelyn Wagner et Philippe Jordan

Jacquelyn Wagner et Philippe Jordan

Don Giovanni était la prison mentale de chacun, Ivo van Hove offre au final une image belle et spirituelle qui symbolise simplement le retour à la vie.

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Publié le 7 Juin 2018

Boris Godounov (Modeste Moussorgski)
Version originale de 1869
Répétition générale du 01 juin et
représentation du 07 juin 2018
Opéra Bastille

Boris Godounov Ildar Abdrazakov / Alexander Tsymbalyuk (13 juin - 9 juillet)
Fiodor Evdokia Malevskaya
Xenia Ruzan Mantashyan
La nourrice Alexandra Durseneva
Le prince Chouiski Maxim Paster
Andrei Chtchelkalov Boris Pinkhasovich
Pimène Ain Anger
Grigori Otrepiev Dmitry Golovnin
Varlaam Evgeny Nikitin
Missaïl Peter Bronder
L'aubergiste Elena Manistina
L'innocent Vasily Efimov
Mitioukha Mikhail Timoshenko
Un officier de police Maxim Mikhailov
Un boyard, voix dans la foule Luca Sannai

Direction musicale Vladimir Jurowski / Damian Iorio       Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)
Mise en scène Ivo van Hove
Dramaturgie Jan Vandenhouwe

Nouvelle production

On pourrait presque parler d’entrée au répertoire pour la première version originale de Boris Godounov que composa Modeste Moussorgski d’octobre 1868 à décembre 1869, si l’Opéra de Paris n’avait accueilli à la salle Favart il y a tout juste 30 ans, en avril 1988, la production du Théâtre Estonia de Tallin / URSS venue jouer cette version dans la continuité des représentations de la seconde version originale de 1872 qui était reprise à Garnier dans la mise en scène de Petrika Ionesco.

Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)

Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)

En effet, la reconnaissance de la première version, qui ne comprend ni acte polonais, ni tableau de la révolte dans la clairière de Kromy, ne s’est affirmée que depuis la dernière partie du XXe siècle.

Totalement centrée sur l’âme intérieure du Tsar, elle tire sa noirceur âpre des monologues étendus de Boris, des récits complets de Pimène et Chtchelkalov, de la scène de cathédrale Saint-Basile propre à cette version, et de son orchestration qui privilégie les tonalités sombres.

Scène du couronnement

Scène du couronnement

Mais le chef-d’œuvre de Moussorsgki, toutes versions confondues* – que ce soit la version de 1872 révisée par Rimski-Korsakov, la plus répandue, ou bien la version réunissant celles de 1869 & 1872 réorchestrées par Chostakovitch et jouée à Garnier en 1980 -, est aussi un des rares ouvrages à s’être constamment maintenu parmi les 30 opéras les plus représentés à l’Opéra, depuis son entrée au répertoire et l’interprétation de la troupe du Bolchoï invitée par Diaghilev en mai 1908.

Ildar Abdrazakov (Boris Godounov) et Ruzan Mantashyan (Xenia)

Ildar Abdrazakov (Boris Godounov) et Ruzan Mantashyan (Xenia)

C’est pourquoi cette nouvelle production de Boris Godounov est un évènement dans l’histoire de l’institution parisienne, car elle consacre 110 ans d’immuable fidélité et reconnaissance de la part du public.

Et elle trouve en Ivo van Hove, metteur en scène pour lequel l’œuvre de Shakespeare est centrale, une vision qui respecte l’économie de moyens qui distingue l’écriture de Moussorgski, tout en privilégiant le naturel et le sens du geste théâtral non seulement des solistes mais également des ensembles de chœurs.

Evgeny Nikitin (Varlaam), Elena Manistina (L'aubergiste) et Peter Bronder (Missaïl)

Evgeny Nikitin (Varlaam), Elena Manistina (L'aubergiste) et Peter Bronder (Missaïl)

Un escalier pour seul décor s’enfonce sous terre et remonte à mis hauteur de scène, tout en dressant une perspective en diagonale qui laisse imaginer une montée depuis un point de départ situé à l’infini dans le temps. Un large écran flanqué de deux miroirs surmonte ce symbole d’accession au pouvoir, et y défilent les visages du peuple et de sa jeunesse, des scènes de paysages désolées, et les images mentales torturées du Tsar.

Les réflexions des vidéos donnent ainsi un effet d'immensité qui, pourtant, ne distrait jamais du jeu des chanteurs.

Scène du couronnement

Scène du couronnement

L’ascension seule et solennelle de cet escalier sur la musique du couronnement, bien qu’en apparence simple, est par ailleurs profondément prégnante.

Quelques symboles aristocratiques, couronne et sceptre impériaux, sont utilisés, mais Boris, tout comme sa cour et la Douma, est représenté en habits contemporains, sobres et dignes, permettant une identification immédiate au monde politique d’aujourd’hui.

Tous incarnent une classe sociale privilégiée et supérieure qui craint d’être renversée.

Evdokia Malevskaya (Fiodor) et Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)

Evdokia Malevskaya (Fiodor) et Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)

Le peuple, lui, est habillé en tenue de tous les jours, et représente une catégorie plus large soumise à ses préoccupations quotidiennes et qui ne peut s’identifier aux régnants.

Il s’agit ici d’une véritable invitation à entrer dans l’âme de chaque protagoniste, afin de permettre à chacun de se projeter dans les motivations du peuple comme dans les convulsions intérieures d’un homme qui se sait différent et choisi pour diriger, mais qui est aussi hanté par le crime qu’il a commis.

Scène populaire

Scène populaire

Cette vision évoque immédiatement celle qu’avait matérialisé en 2006 Johan Simons sur la scène Bastille pour Simon Boccanegra, mais ici la réalisation est plus aboutie, mieux ancrée dans l’architecture et les couleurs du lieu, ainsi que la tonalité de la musique.

Et un tel univers, austère et sans joie, dégage une monotonie sans espoir, mais quelle force surgit du chant des chœurs, et quelle mise évidence de la solitude de chacun, quelle que soit sa fonction !

La nature sanglante des cycles du pouvoir qui s'enchaînent est cependant montrée qu'avec retenue au cours du dernier tableau, et uniquement par des gros plans vidéos qui accentuent surtout le poids de la culpabilité de Boris. L’usurpateur Grigori n'a alors plus qu'à réapparaître avec la foule pour commettre un crime identique en assassinant Fiodor.

Vasily Efimov (L'Innocent)

Vasily Efimov (L'Innocent)

Et en réunissant une quinzaine de solistes venus de l’Est, de Moscou, St Pétersbourg, d’Ukraine et d’Estonie, et même d’Arménie, ayant tous un caractère vocal qui leur est propre, le drame se vivifie d’un engouement fascinant pour des voix qui touchent au plus vrai des aspirations humaines.

Ainsi, même s’il peut paraître trop conforme à l’image d’un vagabond, à genoux, sale et à demi-nu, l’Innocent de Vasily Efimov délie un sens de la déclamation dramatique saisissant, une force de caractère à la fois lunaire et présente plus proche de la volonté douloureuse que de la plainte impuissante. Et il joue pleinement avec les respirations de son corps tel une bête mise à nue.

Maxim Paster (Le Prince Chouïski)

Maxim Paster (Le Prince Chouïski)

Parfaitement reconnaissable dans les rôles de ténors dominants et manipulateurs, Maxim Paster maintient constamment une allure doctorale au Prince Chouïski, diction précise, loin de toute caricature, et timbre empreint d’une subtile langueur caressante.

Et, figuré en looser parti de rien, l’allure d’un être désœuvré qui cherche à se construire, le Grigori de Dmitry Golovnin se révèle torturé, d’une voix jeune mais qui porte en elle une dureté qui dessine un portrait souffrant.

Cette maturité et le fantastique rayonnement vocal de cet artiste tranchent avec l’image que l'on peut avoir d’un jeune homme séducteur et naïf qui doit tout apprendre de la vie.

Dmitry Golovnin (Grigori) et Ain Anger (Pimène)

Dmitry Golovnin (Grigori) et Ain Anger (Pimène)

Grande figure noble et adoucie malgré les vicissitudes du temps qu’il évoque, le Moine Pimène d’Ain Anger est le parfait mélange idéalisé d’autorité et d’humanité tant la perfection du tissu vocal et une certaine clarté ne trahissent aucune altération.

Il respire la jeunesse, et cette magnificence impressionnante crée un contraste avec d’autres interprétations plus sombres mais parfois aussi plus uniformes.

Boris Pinkhasovitch (Chtchelkalov)

Boris Pinkhasovitch (Chtchelkalov)

Dans la même lignée, Boris Pinkhasovitch qui, comme Ain Anger, dispose d’une intervention supplémentaire par rapport à la version originale de 1872, interprète un splendide Chtchelkalov, une force aristocratique d’une ampleur fantastique enrichie d’un timbre fort émouvant. C’est véritablement un caractère qui compte dans cette version.

Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)

Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)

Ildar Abdrazakov, avec ce goût pour la violence dissimulée sous une apparente fausse patience, fait revivre un Boris finalement assez jeune – nous sommes loin d’assister à un affrontement entre personnalités monstrueuses et hors du temps – riche de noirceur et naturellement doté d’un charisme scénique qui créé spontanément une attache sympathique avec le spectateur.

Impulsif, plus que terrassé par le remords, sa verve vitale dépeint un caractère aussi bien ambitieux qu'immature, ce qui, quelque part, rend probablement plus accessible un rapport d’identification entre son rôle et l’auditeur.

Alexander Tsymbalyuk (Boris Godounov) et Luca Sannai (Un Boyard) - Répétition générale

Alexander Tsymbalyuk (Boris Godounov) et Luca Sannai (Un Boyard) - Répétition générale

Il ne faudra pas manquer l’interprétation d’Alexander Tsymbalyuk, prévue pour deux soirs seulement, plus sensible dans les rapports de tendresse avec ses enfants, et dont l’écart entre la jeunesse et la noblesse de chant est encore plus marqué.

Parmi les personnages secondaires, Maxim Mikhailov fait éclater l’autoritarisme de l’officier de police avec une puissance imparable, Evgeny Nikitin se plie avec joie au personnage bouffe de Warlaam, ce qui lui permet de s’éloigner pour un temps du personnage maléfique de Klingsor qui lui colle tant à la peau, et Mikhail Timoshenko, élève de l’Académie, offre généreusement sa fraîcheur au personnage populaire de Mitioukha.

Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)

Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)

Son rôle est très court, mais quelle coulée somptueuse et chaleureuse dans le chant de Ruzan Mantashyan, la fille de Boris, alors qu’Elena Manistina montre qu’elle n’a rien perdu de sa fierté et de son authenticité dans la scène de l’auberge.

Le timbre étrange, et pourtant signifiant, d’Evdokia Malevshaya rend finalement le fils de Boris, Fiodor, complètement insaisissable.

Elena Manistina (L'aubergiste)

Elena Manistina (L'aubergiste)

Et les chœurs, terriblement survoltés comme pour créer un choc brutal au public lorsque le peuple demande désespérément du pain aux Boyards, une puissance phénoménale et charnelle inoubliable, traduisent également finement les soupirs éthérés et spirituels du peuple évanoui dans les coulisses.

Quant au chœur des enfants qui harcèle l’Innocent, il paraît plutôt sage, alors qu'il pourrait exprimer encore plus de cruauté et montrer ce qu’il y a de démoniaque dans une jeunesse livrée à elle même.

Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)

Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)

Pour embrasser et canaliser cette énergie humaine dans sa totalité, Vladimir Jurowski exalte le panache d'une partition née du génie de Modeste Moussorgski en une seule année, une fugacité surprenante, une maitrise des coups d’éclats volcaniques et spectaculaires qui n’écrasent ni le son de l’orchestre ni l’impact des solistes et qui, au contraire, s’en trouvent galvanisés.

Effets glaçants, ombres vivantes au corps dense et fluide, sa lecture svelte donne de l’élan et une modernité à la partition qui ne font en aucun cas regretter la seconde version et ses révisions, car on se sent entièrement pris dans une autre œuvre qui porte un regard direct sur l’intériorité d’un homme au destin proche des grands héros tragiques et shakespeariens.

Boris Godounov (Abdrazakov-Tsymbalyuk-Anger-Golovnin-Paster-dm Jurowski-ms van Hove) Bastille

*Pour plus de détails, les deux versions de l’œuvre et ses révisions sont décrites sous le lien suivant Les deux versions originales de Boris Godounov composées par Moussorgski en 1869 et 1872 et ses révisions.

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Publié le 24 Décembre 2017

Lohengrin (Richard Wagner)
Représentation du 17 décembre 2017
Deutsche Oper - Berlin

Heinrich der Vogler Ain Anger
Lohengrin Klaus Florian Vogt
Elsa von Brabant Anja Harteros
Friedrich von Telramund Simon Neal
Ortrud Petra Lang
Der Heerrufer des Königs Thomas Lehman

Mise en scène Kasper Holten (2012)
Direction musicale Axel Kober

                           Ain Anger (Heinrich der Vogler)

Porté sur la scène du Deutsche Oper la même année que la production de Claus Guth pour la Scala de Milan, le regard de Kasper Holten sur Lohengrin n’en renouvelle pas la lecture et le dépouille non seulement de tout espoir mais de tout sentiment véritable.

Un rideau noir sur lequel le nom de Lohengrin est griffonné en blanc avec une larme de peinture mal contenue, une météorite qui s’écrase à l’horizon, le premier acte se révèle misérabiliste et primitif. Des corps jonchent le sol, bien que neuf ans de paix avec les Hongrois se soient écoulés, Elsa apparaît enchainée, et l’arrivée de Lohengrin dans une brume lumineuse spectaculaire, au moment où il revêt ses deux ailes de cygne blanc, joue le jeu du symbole emphatique naïvement attendu par la jeune fille.

Le combat avec Telramund est également masqué par ce même brouillard.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

En seconde partie, une croix noire pointée vers la salle surplombe, à l’image de l’envol d’un cygne noir, le couple païen d’Ortrud et Telramund pris au piège d’une foi chrétienne naissante mais incertaine, et le mariage d’Elsa et Lohengrin au pied de la cathédrale est représenté comme une mise en scène de théâtre devant l’image d’un édifice en perspective se dressant vers un ciel uniformément bleu. Tout sonne faux et arrangé, mais le public peut tout à fait prendre ce tableau au premier degré et le trouver beau, alors qu'il s'agit d'une vision bourgeoise du mariage figurée comme une voie possible vers Dieu.

Le dernier acte commence par un pressage funèbre, le lit d’Elsa étant une tombe blanche qui fera écho, après l’échec de l’attentat de Telramund sur Lohengrin, au spectre d’un champ de tombes noires évoquant le Mémorial de l’holocauste de Berlin, sauf que la croix gravée sur chaque stèle met en garde les chrétiens et non les juifs. Au récit du Graal, le peuple se prosterne et supplie le messager divin de ne pas partir, mais celui-ci, voyant Elsa revenir avec dans ses bras le corps inanimé de son petit frère, désigne ce dernier comme leur nouveau chef, une véritable punition qui annonce la fin du Brabant.

Anja Harteros (Elsa)

Anja Harteros (Elsa)

Et même si la direction d’acteur de Kasper Holten reste finalement peu travaillée, elle comprend au moins l’originalité de rendre le personnage de Lohengrin particulièrement antipathique, puisqu’on le voit à chaque acte avoir un geste violent soit envers Elsa, soit envers Ortrud. Il s’agit d’un être en mission commandée qui, si on considère qu’il éprouve de l’amour pour ce peuple, l’exprime en tout cas avec la volonté de le secouer sans ménagement.

Car ce Lohengrin n’est pas venu pour sauver les Allemands, sinon pour les mettre en garde de la fin prévisible du monde chrétien.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Quoi qu’il en soit, l’intérêt de cette reprise est de retrouver Klaus Florian Vogt et Anja Harteros qui formaient un couple magnifique dans la nouvelle production de Tannhäuser à l’opéra de Bavière au printemps dernier.

La soprano munichoise est une actrice née, son visage un reflet des tortures de l’âme beau à pleurer, majestueuse femme fragile, des mimiques enfantines, et en même temps il y a cette voix tragique et projetée comme un cri du cœur pudique mais tendu, une lumière jaillie d’une noirceur sensiblement affectée.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Anja Harteros (Elsa)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Anja Harteros (Elsa)

Absolument immense et déjà légendaire, le Lohengrin de Klaus Florian Vogt commence par dominer la scène de sa voix magnifiquement puissante et éthérée, mais, par la suite, les attaques deviennent fortement marquées et même colériques, ce qui accroît encore plus le caractère ancré dans la réalité de son personnage. Ce portrait, le plus convaincant entendu de sa part à ce jour, est toujours un émerveillement de chaque instant, et cette clarté de timbre phénoménale est véritablement un don exceptionnel pour l’art lyrique.

Petra Lang, Ortrud sauvage et aguerrie aux accents les plus menaçants, use de son magnétisme maléfique et de son impressionnante longueur de souffle pour peindre une figure du mal calculateur saisissante, mais, moins bien dirigée que dans la production de Hans Neuenfels à Bayreuth, elle ne retrouve pas pleinement le même impact spectaculaire.

Petra Lang (Ortrud)

Petra Lang (Ortrud)

Roi Henri solide, Ain Anger endosse d’une humaine prestance le rôle du monarque, alors que Simon Neal ne réussit pas suffisamment à faire vivre les contrastes violents de Friedrich von Telramund.

Et doté de la musicalité naturelle de l’orchestre et du chœur du Deutsche Oper, Axel Kober restitue un Lohengrin d’une sensualité fusionnelle irrésistible mais dont le peu de relief théâtral ne permet pas une immersion totale et ininterrompue, ce qui peut aussi expliquer un manque d’énergie galvanisatrice sur scène.

 

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Anja Harteros (Elsa)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Anja Harteros (Elsa)

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