Publié le 7 Juin 2018
Boris Godounov (Modeste Moussorgski)
Version originale de 1869
Répétition générale du 01 juin et représentation du 07 juin 2018
Opéra Bastille
Boris Godounov Ildar Abdrazakov / Alexander Tsymbalyuk (13 juin - 9 juillet)
Fiodor Evdokia Malevskaya
Xenia Ruzan Mantashyan
La nourrice Alexandra Durseneva
Le prince Chouiski Maxim Paster
Andrei Chtchelkalov Boris Pinkhasovich
Pimène Ain Anger
Grigori Otrepiev Dmitry Golovnin
Varlaam Evgeny Nikitin
Missaïl Peter Bronder
L'aubergiste Elena Manistina
L'innocent Vasily Efimov
Mitioukha Mikhail Timoshenko
Un officier de police Maxim Mikhailov
Un boyard, voix dans la foule Luca Sannai
Direction musicale Vladimir Jurowski / Damian Iorio Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)
Mise en scène Ivo van Hove
Dramaturgie Jan Vandenhouwe
Nouvelle production
On pourrait presque parler d’entrée au répertoire pour la première version originale de Boris Godounov que composa Modeste Moussorgski d’octobre 1868 à décembre 1869, si l’Opéra de Paris n’avait accueilli à la salle Favart il y a tout juste 30 ans, en avril 1988, la production du Théâtre Estonia de Tallin / URSS venue jouer cette version dans la continuité des représentations de la seconde version originale de 1872 qui était reprise à Garnier dans la mise en scène de Petrika Ionesco.
En effet, la reconnaissance de la première version, qui ne comprend ni acte polonais, ni tableau de la révolte dans la clairière de Kromy, ne s’est affirmée que depuis la dernière partie du XXe siècle.
Totalement centrée sur l’âme intérieure du Tsar, elle tire sa noirceur âpre des monologues étendus de Boris, des récits complets de Pimène et Chtchelkalov, de la scène de cathédrale Saint-Basile propre à cette version, et de son orchestration qui privilégie les tonalités sombres.
Mais le chef-d’œuvre de Moussorsgki, toutes versions confondues* – que ce soit la version de 1872 révisée par Rimski-Korsakov, la plus répandue, ou bien la version réunissant celles de 1869 & 1872 réorchestrées par Chostakovitch et jouée à Garnier en 1980 -, est aussi un des rares ouvrages à s’être constamment maintenu parmi les 30 opéras les plus représentés à l’Opéra, depuis son entrée au répertoire et l’interprétation de la troupe du Bolchoï invitée par Diaghilev en mai 1908.
C’est pourquoi cette nouvelle production de Boris Godounov est un évènement dans l’histoire de l’institution parisienne, car elle consacre 110 ans d’immuable fidélité et reconnaissance de la part du public.
Et elle trouve en Ivo van Hove, metteur en scène pour lequel l’œuvre de Shakespeare est centrale, une vision qui respecte l’économie de moyens qui distingue l’écriture de Moussorgski, tout en privilégiant le naturel et le sens du geste théâtral non seulement des solistes mais également des ensembles de chœurs.
Un escalier pour seul décor s’enfonce sous terre et remonte à mis hauteur de scène, tout en dressant une perspective en diagonale qui laisse imaginer une montée depuis un point de départ situé à l’infini dans le temps. Un large écran flanqué de deux miroirs surmonte ce symbole d’accession au pouvoir, et y défilent les visages du peuple et de sa jeunesse, des scènes de paysages désolées, et les images mentales torturées du Tsar.
Les réflexions des vidéos donnent ainsi un effet d'immensité qui, pourtant, ne distrait jamais du jeu des chanteurs.
L’ascension seule et solennelle de cet escalier sur la musique du couronnement, bien qu’en apparence simple, est par ailleurs profondément prégnante.
Quelques symboles aristocratiques, couronne et sceptre impériaux, sont utilisés, mais Boris, tout comme sa cour et la Douma, est représenté en habits contemporains, sobres et dignes, permettant une identification immédiate au monde politique d’aujourd’hui.
Tous incarnent une classe sociale privilégiée et supérieure qui craint d’être renversée.
Le peuple, lui, est habillé en tenue de tous les jours, et représente une catégorie plus large soumise à ses préoccupations quotidiennes et qui ne peut s’identifier aux régnants.
Il s’agit ici d’une véritable invitation à entrer dans l’âme de chaque protagoniste, afin de permettre à chacun de se projeter dans les motivations du peuple comme dans les convulsions intérieures d’un homme qui se sait différent et choisi pour diriger, mais qui est aussi hanté par le crime qu’il a commis.
Cette vision évoque immédiatement celle qu’avait matérialisé en 2006 Johan Simons sur la scène Bastille pour Simon Boccanegra, mais ici la réalisation est plus aboutie, mieux ancrée dans l’architecture et les couleurs du lieu, ainsi que la tonalité de la musique.
Et un tel univers, austère et sans joie, dégage une monotonie sans espoir, mais quelle force surgit du chant des chœurs, et quelle mise évidence de la solitude de chacun, quelle que soit sa fonction !
La nature sanglante des cycles du pouvoir qui s'enchaînent est cependant montrée qu'avec retenue au cours du dernier tableau, et uniquement par des gros plans vidéos qui accentuent surtout le poids de la culpabilité de Boris. L’usurpateur Grigori n'a alors plus qu'à réapparaître avec la foule pour commettre un crime identique en assassinant Fiodor.
Et en réunissant une quinzaine de solistes venus de l’Est, de Moscou, St Pétersbourg, d’Ukraine et d’Estonie, et même d’Arménie, ayant tous un caractère vocal qui leur est propre, le drame se vivifie d’un engouement fascinant pour des voix qui touchent au plus vrai des aspirations humaines.
Ainsi, même s’il peut paraître trop conforme à l’image d’un vagabond, à genoux, sale et à demi-nu, l’Innocent de Vasily Efimov délie un sens de la déclamation dramatique saisissant, une force de caractère à la fois lunaire et présente plus proche de la volonté douloureuse que de la plainte impuissante. Et il joue pleinement avec les respirations de son corps tel une bête mise à nue.
Parfaitement reconnaissable dans les rôles de ténors dominants et manipulateurs, Maxim Paster maintient constamment une allure doctorale au Prince Chouïski, diction précise, loin de toute caricature, et timbre empreint d’une subtile langueur caressante.
Et, figuré en looser parti de rien, l’allure d’un être désœuvré qui cherche à se construire, le Grigori de Dmitry Golovnin se révèle torturé, d’une voix jeune mais qui porte en elle une dureté qui dessine un portrait souffrant.
Cette maturité et le fantastique rayonnement vocal de cet artiste tranchent avec l’image que l'on peut avoir d’un jeune homme séducteur et naïf qui doit tout apprendre de la vie.
Grande figure noble et adoucie malgré les vicissitudes du temps qu’il évoque, le Moine Pimène d’Ain Anger est le parfait mélange idéalisé d’autorité et d’humanité tant la perfection du tissu vocal et une certaine clarté ne trahissent aucune altération.
Il respire la jeunesse, et cette magnificence impressionnante crée un contraste avec d’autres interprétations plus sombres mais parfois aussi plus uniformes.
Dans la même lignée, Boris Pinkhasovitch qui, comme Ain Anger, dispose d’une intervention supplémentaire par rapport à la version originale de 1872, interprète un splendide Chtchelkalov, une force aristocratique d’une ampleur fantastique enrichie d’un timbre fort émouvant. C’est véritablement un caractère qui compte dans cette version.
Ildar Abdrazakov, avec ce goût pour la violence dissimulée sous une apparente fausse patience, fait revivre un Boris finalement assez jeune – nous sommes loin d’assister à un affrontement entre personnalités monstrueuses et hors du temps – riche de noirceur et naturellement doté d’un charisme scénique qui créé spontanément une attache sympathique avec le spectateur.
Impulsif, plus que terrassé par le remords, sa verve vitale dépeint un caractère aussi bien ambitieux qu'immature, ce qui, quelque part, rend probablement plus accessible un rapport d’identification entre son rôle et l’auditeur.
Il ne faudra pas manquer l’interprétation d’Alexander Tsymbalyuk, prévue pour deux soirs seulement, plus sensible dans les rapports de tendresse avec ses enfants, et dont l’écart entre la jeunesse et la noblesse de chant est encore plus marqué.
Parmi les personnages secondaires, Maxim Mikhailov fait éclater l’autoritarisme de l’officier de police avec une puissance imparable, Evgeny Nikitin se plie avec joie au personnage bouffe de Warlaam, ce qui lui permet de s’éloigner pour un temps du personnage maléfique de Klingsor qui lui colle tant à la peau, et Mikhail Timoshenko, élève de l’Académie, offre généreusement sa fraîcheur au personnage populaire de Mitioukha.
Son rôle est très court, mais quelle coulée somptueuse et chaleureuse dans le chant de Ruzan Mantashyan, la fille de Boris, alors qu’Elena Manistina montre qu’elle n’a rien perdu de sa fierté et de son authenticité dans la scène de l’auberge.
Le timbre étrange, et pourtant signifiant, d’Evdokia Malevshaya rend finalement le fils de Boris, Fiodor, complètement insaisissable.
Et les chœurs, terriblement survoltés comme pour créer un choc brutal au public lorsque le peuple demande désespérément du pain aux Boyards, une puissance phénoménale et charnelle inoubliable, traduisent également finement les soupirs éthérés et spirituels du peuple évanoui dans les coulisses.
Quant au chœur des enfants qui harcèle l’Innocent, il paraît plutôt sage, alors qu'il pourrait exprimer encore plus de cruauté et montrer ce qu’il y a de démoniaque dans une jeunesse livrée à elle même.
Pour embrasser et canaliser cette énergie humaine dans sa totalité, Vladimir Jurowski exalte le panache d'une partition née du génie de Modeste Moussorgski en une seule année, une fugacité surprenante, une maitrise des coups d’éclats volcaniques et spectaculaires qui n’écrasent ni le son de l’orchestre ni l’impact des solistes et qui, au contraire, s’en trouvent galvanisés.
Effets glaçants, ombres vivantes au corps dense et fluide, sa lecture svelte donne de l’élan et une modernité à la partition qui ne font en aucun cas regretter la seconde version et ses révisions, car on se sent entièrement pris dans une autre œuvre qui porte un regard direct sur l’intériorité d’un homme au destin proche des grands héros tragiques et shakespeariens.
*Pour plus de détails, les deux versions de l’œuvre et ses révisions sont décrites sous le lien suivant Les deux versions originales de Boris Godounov composées par Moussorgski en 1869 et 1872 et ses révisions.