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Publié le 18 Avril 2017

Snégourotchka (Nikolaï Rimski-Korsakov)
Représentations du 15, 17 et 22 avril 2017
Opéra Bastille

Snégourotchka (La Fille de Neige) Aida Garifullina
Lel Yuriy Mynenko
Kupava Martina Serafin
Le Tzar Berendeï Maxim Paster
Mizguir Thomas Johannes Mayer
La Fée Printemps Elena Manistina
Le Bonhomme Hiver Vladimir Ognovenko
Bermiata Franz Hawlata
Bobyl Bakula Vasily Gorshkov
Bobylicka Carole Wilson
L'Esprit des bois Vasily Efimov
Premier Héraut Vincent Morell
Deuxième Héraut Pierpaolo Palloni
Un Page Olga Oussova

Direction musicale Mikhail Tatarnikov
Mise en scène Dmitri Tcherniakov                          
    Yuriy Mynenko (Lel)
Nouvelle Production

Le retour de Nikolaï Rimski-Korsakov sur la scène lyrique de l’Opéra de Paris, 70 ans après la dernière représentation du Coq d’Or, son ultime chef-d’œuvre, est le point de départ d’un élargissement du répertoire parisien aux compositeurs russes moins représentés que Piotr Ilitch Tchaïkovski, Modest Moussorgski et Sergueï Prokofiev.

Ainsi, au cours des prochaines saisons, Dmitri Chostakovitch et Alexandre Borodine, compositeurs respectifs de Katerina Ismailova et Prince Igor, seront portés sur notre scène, et on peut imaginer que Mikhaïl Glinka aura, un jour, les honneurs de l’Opéra National pour son adaptation du poème d’Alexandre Pouchkine, Rouslan et Ludmila.

Aida Garifullina (Snégourotchka)

Aida Garifullina (Snégourotchka)

Troisième des quinze opéras de Rimski-Korsakov, Snégourotchka (La Fille de Neige) est un conte sur le pouvoir de la forêt comme source d’inspiration de l’âme humaine. L’imaginaire des forêts est, en effet, un des sujets forts de la littérature ou du cinéma russe, d'Anton Tchekhov à Andreï Tarkovski, pour ne citer qu'eux.

Pour son adaptation à la scène Bastille, Dmitri Tcherniakov reste fidèle à cet élément naturel indispensable à la vie, et lui dédie un magnifique décor parcellé d’arbres réalistes, chacun ayant une ligne unique, mais qui s’élèvent depuis un sol d’un vert synthétique à l’aspect beaucoup plus factice.

Au creux d’une clairière, des mobil-homes en forme de petites maisonnettes vivement colorées, dont une caravane, abritent la communauté de Bérendeï réunie temporairement en ce lieu.

Snégourotchka (Garifullina-Mynenko-Serafin-Paster-Tatarnikov-Tcherniakov) Bastille

Le prologue, seule partie totalement décalée de son lieu d’origine, ne se déroule pas de nuit en pleine nature, mais dans le couloir d’une école où Dame Printemps raconte une histoire à de jeunes élèves déguisés en oiseaux multicolores. Le chœur des enfants en devient particulièrement attachant lorsqu’il entonne la chanson et la danse des oiseaux en les mimant.

Le metteur en scène relate la rencontre entre la Fille de Neige et cette communauté improvisée à travers de multiples saynètes imaginatives qui imitent le mode de vie supposé des communautés païennes. Vêtements mélangeant jeans, baskets et tenues traditionnelles, l’intrigue est jouée parmi le chœur et les figurants qui évoluent comme s’ils menaient une vie totalement autonome dans cette histoire. Dmitri Tcherniakov trouve ici un moyen talentueux d’animer ce monde en impliquant pleinement le potentiel humain du plateau. 

Elena Manistina (La Fée Printemps)

Elena Manistina (La Fée Printemps)

Les postures sont souvent très drôles et outrées, et ce qu’il décrit est en fait un regard tendre et amusé sur les regroupements spontanés de gens dans le monde entier, tels les Rainbow Gathering, tendance qui traduit un désir de se retrouver, pour un temps, en l’harmonie avec la nature et les autres afin d’échapper à l’uniformisation d’un monde économique et politique oppressant.

Le plus drôle est que le spectacle a une apparence traditionnelle parce que le directeur suit la dramaturgie du livret, alors qu’il est joué comme si les rituels étaient un simulacre. 

Snégourotchka (Garifullina-Mynenko-Serafin-Paster-Tatarnikov-Tcherniakov) Bastille

Cependant, Tcherniakov ne perd en aucun cas les qualités sensibles qui font de lui un délicat portraitiste de la psychologie féminine, et la Fille de Neige paraît, sous la finesse de sa peinture, une émanation de Tatiana et Rusalka, à la fois réservée, émouvante et viscérale. 

Il révèle autant que possible les sentiments des protagonistes, tels ceux du Tsar Bérendeï, devenu un artiste peintre rêvant amoureusement à la Dame Printemps, que ceux de Snégourotchka qui, au final, déclare aimer Mizguir, tout en adressant ses derniers mots et ses derniers regards tendres à Lel qui est, en réalité, son réel amour.

Et Tcherniakov est toujours attentif à cette vérité de sentiments qui paraît prendre à contre-pied l'action au premier degré.

Maxim Paster (Le Tzar Berendeï)

Maxim Paster (Le Tzar Berendeï)

Lel, le berger, est chanté par un contre-ténor, au lieu d'une alto, et est affublé de longs cheveux féminins et d’une barbe qui en font un barde Woodstock traité de la même manière que le berger du Roi Roger dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, l’illusion de l’amour indifférente aux sentiments de l’autre.

Enfin, l’âme poétique du metteur en scène atteint son paroxysme au début du quatrième acte, lorsque Snégourotchka retrouve sa mère au milieu d’une forêt magnifiée par les ombres changeantes des éclairages nées du double mouvement lent et circulaire de l’ensemble du décor.

Aida Garifullina (Snégourotchka) et Elena Manistina (La Fée Printemps)

Aida Garifullina (Snégourotchka) et Elena Manistina (La Fée Printemps)

Ce spectacle est une réussite non seulement parce qu’il permet de redécouvrir une musique aussi subtile que flamboyante, mais également parce qu’en s’inspirant d’un phénomène social actuel, Tcherniakov le débarrasse d’une imagerie de folklore stéréotypée.

Et bien qu’il utilise un florilège de symboles pour mieux les parodier, tel le coq perché sur un mât de cocagne ou bien la roue de charrue enflammée brandie pour figurer une roue celtique solaire, l’oeuvre se trouve traversée en permanence d’un humour bienveillant qui peut parfois être en léger décalage avec les circonstances du livret – les joueurs de guzla aveugles réunis en cercle et lisant leur texte sur des pancartes tenues à bout de bras par deux individus. 

Snégourotchka (Garifullina-Mynenko-Serafin-Paster-Tatarnikov-Tcherniakov) Bastille

Sous la direction de Mikhail Tatarnikov, chef principal du Théâtre Mikhailovsky de Saint-Pétersbourg, l’orchestre de l’Opéra réussit avec un allant et un éclat rutilants les nombreuses scènes d’ensemble qui le lient au chœur. Ce son souple et moderne prend même une tonalité d’une tendresse bucolique ouatée lorsqu’il accompagne les cavatines du Tsar.

Et, de-ci de-là, les motifs chantant des instruments en solo se profilent dans la solitude de la salle avec une grâce inspirante. L’orchestration ne révèle qu’une seule faiblesse au cours du tableau qui oppose Mizgir à l’Esprit des bois, au troisième acte, car la tension de la confrontation scénique imaginée par Tcherniakov ne se retrouve pas dans la musique gravée à petites touches par Rimski-Korsakov.

Vasily Gorshkov (Bobyl Bakula) et Aida Garifullina (Snégourotchka)

Vasily Gorshkov (Bobyl Bakula) et Aida Garifullina (Snégourotchka)

Les chœurs, joyeusement délurés, parmi lesquels viendront se glisser des figurants nus couronnés de fleurs au cours des danses populaires, chantent avec une âme joyeuse et juvénile, une espérance panthéiste qui se diffuse aussi bien en front de scène que loin depuis les coulisses. Et les jeunes interprètes de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, que nous entendons dans le prologue, sont l’image même de la pureté légèrement mélancolique de l’enfance, une apaisante admiration pour l’auditeur.

La distribution, elle, révèle une diversité de caractères vocaux qui font la vie de ce théâtre brillamment mis en scène et en musique. 

Aida Garifullina (Snégourotchka)

Aida Garifullina (Snégourotchka)

Aida Garifullina, charmante et d’apparence si fragile, interprète l’héroïne principale avec un tempérament qui mêle sentiments sombres et morbides et expressions percutantes à l’aigu facile. C’est d’ailleurs la clarté de ce timbre aux accents vulnérables, l’impressionnant contraste entre la force de ses expressions de joie et de souffrance, la puissance du souffle et la simplicité de son être, qui semble parfois comme s’anémier, qui la rendent si touchante.

En Fée Printemps, Elena Manistina figure un personnage grandiloquent à la voix glacée anthracite qui, malgré une telle opposition de couleurs avec Aida Garifullina, la rejoint dans l’harmonie du magnifique arioso du quatrième acte, enveloppé d’une orchestration sublimement raffinée.

Martina Serafin (Kupava)

Martina Serafin (Kupava)

Très crédible en Kupava, Martina Serafin trouve dans ce rôle un excellent support à sa voix franche et terrestre, d’autant plus qu’elle joue avec un peu d’exagération un personnage farouche qui lui convient parfaitement.

Et, en bourgeois sûr de lui qui croit plus en l’argent qu’aux grands sentiments, Thomas Johannes Mayer incarne un Mizguir noir et rustre car son emprise vocale ne se libère plus avec autant d’élégance qu’auparavant.

Yuriy Mynenko (Lel)

Yuriy Mynenko (Lel)

Mais la surprise trouble de ce spectacle est la présence de Yuriy Mynenko, un contre-ténor, dans le rôle de Lel. Le choix de modifier la tessiture de ce personnage incarné habituellement par une alto permet simplement de représenter l’amour de Snégourotchka par un homme, aux traits féminins, afin de ne donner aucune ambiguïté à l’orientation dramaturgique de Tcherniakov.  

Nous sommes bien dans un monde où un faux guide spirituel tente de faire croire aux bienfaits de l’amour libre débarrassé de tout attachement.

Martina Serafin (Kupava) et Yuriy Mynenko (Lel)

Martina Serafin (Kupava) et Yuriy Mynenko (Lel)

Il n’est pas habituel d’entendre ce type de chanteur s’accaparer l’espace Bastille, et c’est pour cela que l’accueil de Yuriy Mynenko est aussi dithyrambique que celui réservé à Aida Garifullina. Les sons baillés et enjôleurs de ce timbre ensorceleur insinuent une supercherie malheureusement insurmontable par la Fille de Neige.

Quant au Tzar Berendeï,  Maxim Paster lui rend une humanité bonhomme et suave sans pour autant réduire son autorité naturelle, car son chant a une poésie sincère et immédiate.

Thomas Johannes Mayer (Mizguir )

Thomas Johannes Mayer (Mizguir )

Présents que pour de courts tableaux, le Bonhomme Hiver de Vladimir Ognovenko, inusable basse qui porte en lui-même une émanation slave évidente, l'Esprit des bois ferme et bienveillant de Vasily Efimov, et la personnalité imparable de Vasily Gorshkov en Bobyl Bakula ajoutent des caractères forts à cet ensemble de portraits pittoresques.

Alors pourquoi Snégourotchka ne peut que mourir ? Entre le désir possessif de Mizguir et la fascination pour l’image idéalisée d’un bon à rien tel que Lel, elle ne peut concrétiser un amour véritable et total, ce qui la condamne à disparaître.

Aida Garifullina et Dmitri Tcherniakov

Aida Garifullina et Dmitri Tcherniakov

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Publié le 28 Janvier 2016

Capriccio (Richard Strauss)
Représentation du 27 janvier 2016
Palais Garnier

La Comtesse Emily Magee
Le Comte Wolfgang Koch
Flamand Benjamin Bernheim
Olivier Lauri Vasar
La Roche Lars Woldt / Franz Hawlata
Clairon Michaela Schuster
La chanteuse italienne Chiara Skerath
Le chanteur italien Juan José De León
Monsieur Taupe Graham Clark
Le Majordome Jérôme Varnier

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Robert Carsen (2004)                          Emily Magee (La Comtesse Madeleine)

La nouvelle reprise de Capriccio dans la mise en scène de Robert Carsen est une telle réussite artistique, qu’elle dépasse l’effet de ravissement simplement dû à une brillante interprétation musicale.

Car à une époque où une proposition scénique s’efface rapidement devant la suivante, celle du directeur canadien atteint un tel absolu dans la rencontre entre une œuvre lyrique et un lieu mythique de l’histoire de l’Opéra, que l’on n’imagine pas un seul instant qu’elle puisse être un jour remplacée.

Benjamin Bernheim (Flamand)

Benjamin Bernheim (Flamand)

Ainsi, quand l’on repense au temps qu’évoque le livret, notre imaginaire se figure l'année 1775 dans un château inconnu proche de Paris, cinq ans après la reconstruction d’une nouvelle salle d’opéra au Palais Royal, sous la direction de l’architecte Pierre-Louis Moreau Desproux.

En ce temps, et après une longue carrière à Vienne, Christoph Willibald Gluck vient d’arriver dans la capitale, et est entré à l’Académie Royale de Musique sous la protection de son ancienne élève de Schönbrunn, Marie Antoinette, devenue Reine au même moment.

Il y crée ‘Iphigénie en Aulide’, opéra révolutionnaire par l’importance donnée à une musique savante, ce que le Directeur, dans la pièce Capriccio, déplore au début du livret.

La scène, avant le sextuor

La scène, avant le sextuor

Quant au château de la Comtesse Madeleine, Robert Carsen le transpose au Palais Garnier, bâtiment somptueux devenu, plus tard, le nouveau château de la bourgeoisie parisienne de la fin du XIXème siècle.

En nous montrant ainsi, en ouverture, l’arrière scène d’un théâtre où traîne une toile des Noces de Figaro mis en scène par Giorgio Strehler à Versailles puis Garnier au début de l’ère Liebermann (1973-1980)  – autre rapprochement frappant d’un Château Royal avec ce Théâtre Lyrique -, puis une reconstitution fastueuse des luminaires, glaces et colonnes dorées torsadées du Foyer de la danse, il avance ainsi sur scène une salle intime située en fait cinquante mètres en arrière vers le fond du bâtiment.

Nous ne la verrons, repoussée au loin, qu’à la toute fin, dans le prolongement du vide laissé une fois l’ensemble des décors retirés.

Emily Magee (La Comtesse Madeleine) et  Lauri Vasar (Olivier)

Emily Magee (La Comtesse Madeleine) et Lauri Vasar (Olivier)

Cet enfermement du théâtre dans le théâtre, dans lequel le public peut se voir aussi bien à travers les conversations des protagonistes que visuellement dans les reflets des miroirs, est la plus belle allégorie de l’amour du public parisien pour un art qui lui renvoie une image flatteuse de lui-même.

Voilà pourquoi réentendre cet opéra interprété par une équipe d’artistes aussi talentueux et aussi mélodieusement liés que ceux entendus ce soir ré-enchante profondément notre rapport à un lieu et à un art vivant fondamental.

Le Salon de la danse reconstitué en théâtre

Le Salon de la danse reconstitué en théâtre

Après l’ouverture du sextuor jouée d’une douce nonchalance, Benjamin Bernheim, le musicien Flamand, et Lauri Vasar, le poète Olivier, apparaissent d’emblée d’une sensibilité comparable.

L’un a évidemment un timbre plus clair que l’autre, des éclats du cœur plus piquants, mais tous deux se retrouvent dans une même tonalité tendre et directe. Tous deux semblent en permanence prisonniers d’un sentiment amoureux qu’ils tentent de vivre comme un défi qui les pousse à donner de façon exemplaire le meilleur d’eux-mêmes.

Benjamin Bernheim (Flamand)

Benjamin Bernheim (Flamand)

Le Comte de Wolfgang Koch, lui, révèle une douce humilité que l’on n’imagine pas naturellement quand on le connait dans les rôles plus brutaux que sont ceux de Wotan (Der Ring des Nibelungen) ou de Barack (Die Frau Ohne Schatten).

Et La Roche bénéficie exceptionnellement des talents de comédien de Lars Woldt, aphone ce soir, et de la voix mordante et chaleureuse de Franz Hawlata, planté stoïquement en doublure sur le côté de la scène, où il incarna ce rôle 12 ans auparavant.

Malgré leur distinction, la fusion entre les gestes de l’un et le chant de l’autre opère le plus souvent sans que l’on s’en rende compte.

Emily Magee (La Comtesse Madeleine) et son double
Emily Magee (La Comtesse Madeleine) et son double

Emily Magee (La Comtesse Madeleine) et son double

Et même si Michaela Schuster incarne une Clairon très sûre d’elle avec des traits déclamatoires véristes, elle s’insère en toute aisance dans ce jeu où elle représente l’actrice qui existe d’abord par son sens du langage du corps.

Rôle mis en valeur qu'à la fin de cette journée de conversation, le majordome de Jérôme Varnier, sérieux et droit, ajoute une nuance de classicisme à cet univers chargé de la pompe clinquante du Second Empire.

Emily Magee (La Comtesse Madeleine)

Emily Magee (La Comtesse Madeleine)

Depuis la création de ce spectacle en 2004, nous avons inévitablement le souvenir d’une Renée Fleming sophistiquée et glamour. Et bien, maintenant, nous avons avec Emily Magee la présence d’une Comtesse entièrement vraie, femme vivante qui ne s’enferme pas dans un style précieux, mais qui s'enrichit d'une spontanéité qui se retrouve dans le relief de la diction, très claire, une constance de couleur qui chante la simplicité du cœur, et une émission très canalisée, dénuée de l’évanescence que l’on associe aussi à ce rôle.

Elle a de la personnalité, et elle nous touche par à la générosité avec laquelle elle la partage.

Salut final avec, en fond de scène, le Foyer de la danse

Salut final avec, en fond de scène, le Foyer de la danse

Mais s’il y a une évidente accroche entre tous ces artistes qui fait que l’on vit constamment avec eux leurs émotions prises à ce jeu du théâtre, l’expression de leurs sentiments est cependant sublimée par la direction exceptionnelle d’Ingo Metzmacher. Il amène en effet l’orchestre de l’Opéra National de Paris à vivre en phase avec chaque chanteur, comme si le souffle de l’orchestre devait épouser fidèlement les débordements de leurs élans du coeur.

L’auditeur est donc doublement pris par les troubles en jeu, et par la musique qui les surligne dans un mouvement long, ondoyant, majestueux et presque subliminal par cette attention que le chef porte à soigner les détails tout en préservant le rayonnement de chaque être sur scène.  C’est magnifique et d’une beauté totalement irréelle.

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Publié le 23 Avril 2014

Lohengrin (Richard Wagner)
Représentations du 19 et 20 avril 2014
Teatro Real de Madrid

Le Roi Heinrich Goran Jurić  / Franz Hawlata
Lohengrin Michael König / Christopher Ventris
Elsa Anne Schwanewilms  / Catherine Naglestad
Friedrich von Telramund Thomas Jesatko / Thomas Johannes Mayer
Ortrud Dolora Zajick / Deborah Polaski
Le Héraud Anders Larsson

Direction musicale Walter Althammer / Hartmut Haenchen
Mise en scène Lukas Hemleb
Scénographie Alexander Polzin

                                                                                       Anne Schwanewilms (Elsa)

 

A Madrid et à Paris, deux œuvres de Richard Wagner sont spécifiquement dédiées à Gerard Mortier. Nicolas Joel est venu demander une minute de silence lors de la première de  Tristan et Isolde, alors que, au Teatro Real, l’ensemble des écrans digitaux des salons et de la salle principale passent en boucle le film ‘In memoriam Gerard Mortier’, court métrage beau et nostalgique reprenant les principales productions qui marquèrent son passage dans le théâtre.

Anders Larsson (Le Hérault) et Goran Juric (Le Roi)

Anders Larsson (Le Hérault) et Goran Juric (Le Roi)

A l’entrée, deux larges cahiers permettent de recueillir chaque soir les marques de sympathie des spectateurs – certaines n’hésitant pas à parler d’un grand homme que Madrid ne méritait pas – et, avant que le prélude ne débute dans le noir total, la formule en hommage au directeur apparaît une dernière fois à l’emplacement des surtitres.

Pour cette nouvelle production de Lohengrin, deux distributions alternent chaque soir dans les rôles principaux et, pour le week-end de Pâques, deux chefs sont également au pupitre.
Chacune de ces soirées a ses points forts, celle du samedi les interprètes féminines, Anne Schwanewilms et Dolora Zajick, celle du dimanche les interprètes masculins, Christopher Ventris, Thomas Johannes Mayer et le chef, Hartmut Haenchen.

Le concept de ce Lohengrin repose sur l’impressionnante grotte sculptée par Alexander Polzin qui en constitue le décor unique pour les trois actes. Cette grotte renvoie ainsi le monde du Brabant à son primitivisme, et, parmi toutes ces stries irrégulières qui couvrent l’ensemble des parois de l’édifice et toutes ces ouvertures par lesquelles les lumières extérieures pénètrent, les formes humaines gravées dans la roche évoquent une humanité inachevée – ou bien les silhouettes idolâtres de Wotan et Freia - en quête d’un aboutissement civilisationnel salutaire.

                                                                                         Thomas Jesatko (Telramund)

L’arrivée du chevalier est alors symbolisée par le survol invisible du cygne – seule l’évolution d’une lumière blanche suggère cette arrivée, et plus loin son départ, fantastique – et par l’apparition depuis le sol d’un monolithe blanc opaque éblouissant. A ce moment-là, le chœur encercle cet objet mystérieux dans un grand mouvement de surprise incrédule, et cela rappelle la scène mythique de 2001 l’Odyssée de l’Espace, quand des pré-humains tombaient fascinés devant l’apparition d’un monolithe noir et sa propre lumière.

Dolora Zajick (Ortrud)

Dolora Zajick (Ortrud)

Mais, au fur et à mesure que l’intrique avance, ce bloc de cristal blanc laisse transparaître une forme humaine prisonnière dans sa matrice. Et pendant tout l’opéra, Lukas Hemleb pousse le spectateur à un questionnement incessant, jusqu’à la disparition de ce monolithe qui laisse place à une vague forme humaine inachevée. L’homme, souillé par le mal, a donc raté sa transcendance, et le cœur d’Elsa, lisible rien que dans le regard, s’est définitivement durci.

Ce n’est véritablement pas à travers le jeu d’acteur individuel que Lukas Hemleb s’exprime le mieux, même s’il fait vivre le chœur avec beaucoup de signification, mais plutôt dans les dispositions symboliques, le choix des textures des vêtements pour différencier les groupes d’hommes et de femmes, notamment ceux qui sont salis par le sang des autres.
 

Il rend surtout les différentes scènes impressives par les ambiances lumineuses qui colorent chacune d’entre elles avec des teintes très froides quand Telramund et Ortrud conspirent, où bien irréellement bleues au moment du mariage.

Bien évidemment, c’est avant tout l’interprétation musicale qui permet d’emporter l’auditeur vers ce monde replié sur lui-même. Hartmut Haenchen dirige la formation du Teatro Real avec une respectueuse inspiration et une majestueuse amplitude orchestrale. Dès le prélude, l’ondoyance des cordes est magnifique, les cuivres fort sombres mais bien fondus dans la masse, et les vents, en solo, se détachent avec une chaleur très présente.

 

                                                                     Michael Konig (Lohengrin) et Anne Schwanewilms (Elsa)

Cependant, dans l’urgence de l’action, au début du second acte par exemple, l’orchestre atteint ses limites et ne peut recréer ces entrelacements de textures violentes qui galvanisent le drame. La célérité de la musique ne permet plus que d’entendre l’esquisse de reliefs violacés. Hormis cette limitation, la plénitude sonore et les subtilités de cette lecture sont envoutantes de bout en bout et Walter Althammer, la veille, tire une interprétation comparable dans le dernier acte, mais plus approximative dans le premier, car excessivement spectaculaire, sans qu’il n’arrive à être aussi lumineux.

Dispositif scénique joliment mis en valeur, les quatre sonneurs de trompettes apparaissent en léger surplomb sur le côté de la scène, détachés devant le fond rocheux.

Deborah Polaski (Ortrud) et Thomas Johannes Mayer (Telramund)

Deborah Polaski (Ortrud) et Thomas Johannes Mayer (Telramund)

La distribution que dirige Hartmut Haenchen, le dimanche, se distingue d’emblée par les capacités théâtrales bien rodées de ses protagonistes. Thomas Johannes Mayer, lui qui fut un très émouvant Wotan à Bastille, fait de Telramund un indescriptible fauve violent et charismatique. C’est un acteur doué, on le savait déjà, mais l’accomplissement vocal est stupéfiant de noirceur. Son combat avec Lohengrin est ainsi bien plus fort et bien plus vivant que celui de la veille, trop maladroit. Il a face à lui le chevalier au cygne le plus entier et le plus impressionnant du moment, Christopher Ventris. Sa belle clarté vocale, que seul Klaus Florian Vogt pourrait dépasser en pureté, n’enlève en rien cette présence si charnelle et terrestre qui aboutit à un immense personnage totalement et sincèrement humain.

Catherine Naglestad (Elsa)

Catherine Naglestad (Elsa)

Catherine Naglestad, inoubliable Salomé et Vitellia à l’Opéra de Paris, a une présence puissante et dramatique par nature. Elle est, en revanche, beaucoup trop physique dans son rapport à Lohengrin, avec ce galbe vocal profondément lyrique qui évoque plus Tosca, dans sa robe dispendieuse, que l’âme évanescente d’Elsa.

Et Franz Hawlata, à l’usure sensible, compose le Roi avec son art de l’incarnation et le charme intact de son timbre, art que Deborah Polaski, elle, a perdu. Certes, elle débute ses manigances avec de surprenantes déclamations sombres et inquiétantes, et extériorise une intensité dramatique qu’elle ne peut pousser à bout faute d’un souffle suffisamment long. Il ne reste cependant plus grand-chose de son registre grave, et ses dernières incantations ne sont que trop abimées.

Les petits chanteurs de la Jorcam (les pages)

Les petits chanteurs de la Jorcam (les pages)

Quant à Anders Larsson, le Hérault, il possède une noble allure, une tessiture douce mais un peu pâle.

La seconde distribution permet de retrouver sur scène Anne Schwanewilms. Bien qu’annoncée souffrante, elle est une Elsa belle de fragilité, si sensible et pure que l’on ne peut que croire à cette femme capable de compassion pour ceux qui souhaitent la détruire.
La vie de son être et de son regard perdu ailleurs évoque autant l’idéalisme de ses rêves que la tristesse de son impuissance. Elle est la perle de la soirée, car ses partenaires n’ont pas le même naturel théâtral.

Catherine Naglestad (Elsa) et Christopher Ventris (Lohengrin)

Catherine Naglestad (Elsa) et Christopher Ventris (Lohengrin)

Michael König a pour lui de l’impact et de l’assurance vocale, Dolora Zajick n’est pas plus à l’aise mais chante avec une tenue de souffle prodigieuse qui fond tout son phrasé dans une seule coulée en suivant les lignes orchestrales. Ces inflexions n’offrent pas toutes les couleurs à la dimension de ce personnage machiavélique, mais cette magnifique continuité dans le chant laisse admiratif.

Roi fier, Goran Jurić évoque un véritable leader charismatique, pas si loin de Don Giovanni, et Thomas Jesatko, caricaturalement méchant, plombe la crédibilité de Telramund avec un jeu trop sommaire.

Catherine Naglestad (Elsa)

Catherine Naglestad (Elsa)

Mais le grand héros de ces représentations est le chœur. Puissant et uni, il est extraordinaire dans les grands élans mystiques qui semblent pouvoir soulever la scène entière. Cet immense souffle d’espérance qui envahit toute la salle en galvanise d'autant l’ensemble du public madrilène. Et celui-ci le lui rend intégralement avec une égale force au rideau final, ainsi qu’aux petits chanteurs de la Jorcam qui chantèrent le court passage des quatre pages, apportant ainsi une touche mozartienne ravissante.

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Publié le 26 Janvier 2008

Die Frau ohne Schatten (Richard Strauss)
Représentation du 24 janvier 2008 à l’Opéra Bastille


Der Kaiser       Jon Villars
Die Kaiserin     Eva-Maria Westbroek
Die Amme       Jane Henschel
Barak              Franz Hawlata
Sein Weib       Christine Brauer

Direction musicale        Gustav Kuhn
Mise en scène              Robert Wilson

 

 

                                                                                                                     Jane Henschel (la Nourrice)

Avec « La Femme sans Ombre », Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal amènent l’homme à se confronter à sa propre humanité.
Autant dire qu’avec Bob Wilson à la mise en scène, l’intrigue prend une dimension interrogative supplémentaire.

La symbolique se manifeste parfois de manière évidente comme la magnifique chevelure soigneusement peignée de l’impératrice impressionnante de féminité.

Mais que dire de l’omniprésence de la sphère ? Elle apparaît la première fois lorsque la Nourrice s’en empare avant de quitter Le Messager pour répandre ainsi le « Désir de vie ».
Ce désir est donc éternel, d’origine divine mais contient aussi une part maudite.


 

Et chacun se retrouve ainsi esclave d’aspirations différentes, l’Impératrice pour l’Ombre (c'est-à-dire la Maternité), l’Empereur pour le faucon rouge (la Puissance passée ?), Barak pour sa femme et la nourriture, et enfin la Teinturière pour cet homme qu’elle a en tête.

A ce propos, comment considérer le souvenir d’un être aimé réveillé par la Nourrice dans la tête de la Teinturière ?  Serait-ce un obstacle que la vie lève face à chacun, l'empêchant ainsi d'aimer l'autre ?

Avec beaucoup de force, les trois veilleurs exhortent les hommes à s’aimer les uns les autres plus que leur propre vie.
Le chemin pour y arriver est clair : l’escalier de la connaissance relie le Ciel à la Terre.
Il peut être blanc ou noir, selon que l’issue sera le bonheur ou la chute vers les ténèbres.

Un des plus beaux moments que nous réserve Wilson est la prise de conscience par l’Impératrice de l’inhumanité de son attente vis-à-vis de La Femme.
Les lumières de sa conscience surgissent de sa chambre noire devenue tombe. Elle refuse finalement de prendre l’Ombre.

                                                                                                                                 L'Impératrice

Elle accepte alors de traverser la Porte – deux barres verticales – passage qui l’invite à faire face à son choix avec toute l’angoisse que cela induit.

Si les quatre personnages gagnent au tableau final leur humanité, Bob Wilson fait aussi revenir la Nourrice au milieu des enfants. Comme si la Tentation manipulatrice restait présente.
Après ces quelques éléments de décryptage allégorique qui méritent d’être bien plus enrichis, pas question de passer sous silence l’interprétation musicale. 

Tout le monde s’accorde sur l’Impératrice d’Eva-Maria Westbroek, émouvante, puissante et donc à la fois humaine et surnaturelle.

 

Un peu trop timide, Christine Brauer est cependant une Teinturière très digne et domine un Barak auquel Franz Hawlata colore le timbre d’un grain séduisant et très identifiable. Le chanteur paraît cependant manquer de punch, le souffle s’écourte un peu trop souvent bien que la bonté du Teinturier n’en souffre nullement.

Jane Henschel, irréprochable de présence et de force est possédée par un rôle qu’elle maîtrise admirablement même dans la vision de Wilson dont la gestuelle fixe est si difficile à acquérir.

Il est vrai que l’Empereur est pathétique, alors à ce titre nous pouvons dire que Jon Villars serait vocalement d’une vérité dramatique indéniable s’il ne donnait l’impression d’une certaine extériorité au rôle (ou à la mise en scène).

                                                                                                                     Jon Villars (L'Empereur)

De plus, le grand air du second acte ne mérite pas un chant aussi murmuré, ni un si faible relief musical, car la violence du discours aurait du inciter Gustav Kuhn à sortir de son interprétation plutôt intimiste, et déchaîner des sentiments trop faiblement perçus.

C’est un peu dommage, car sinon la direction du chef est défendable en ce sens qu’elle participe à l’atmosphère méditative et mystérieuse du spectacle.

Il privilégie la fluidité et la lenteur, en accord avec les très belles impressions lumineuses, plutôt que le relief et le détail.
Et c’est sans doute ce que certains lui reprocheront.

L'Impératrice (Eva-Maria Westbroek)

L'Impératrice (Eva-Maria Westbroek)

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Publié le 7 Juillet 2007

Rusalka (Dvorak)

Répétition générale du 06 septembre 2005 (Bastille)
 
Direction musicale Jiri Belohlavek
Mise en scène Robert Carsen
 
Le Prince Miroslav Dvordky
La princesse étrangère Anda Louise Bogza
Rusalka Olga Guryakova
L’Esprit du lac Franz Hawalata
Jezibaba Larissa Dyadkova
Le garçon de cuisine Karine Deshayes
 
Les propos suivants sont à nuancer, les chanteurs n’étant pas tenus de chanter à pleine voix lors d’une générale.
 
C’est tout d’abord un vrai plaisir de retrouver l’Opéra Bastille, tout donne le sentiment que le spectateur va être mieux traité que l’année passée. Pléthore de sièges permettent aux spectateurs d’attendre plus confortablement aux guichets, les distributions sont de retour, gracieusement remises à chacun, le programme est passé de 11 à 10 euros et les places debout au fond du parterre paraissent bien agencées et laissent la possibilité de rejoindre éventuellement les places vides du parterre.
Enfin les syndicats ont eu tout ce qu’ils voulaient pour ne pas poser leur préavis de grève pour la première.
 
Cette reprise de Rusalka (c’est un opéra du XXième siècle mine de rien) devrait superbement lancer cette 2ième saison à l’Opéra National de Paris.
Olga Guryakova interprète une Rusalka fort émouvante. Elle vous projette intensément cette douleur qui vous touche au cœur au moment où l’attention vis-à-vis de son sort pourrait faiblir. La mise en voix se ressent au premier mouvement de la romance au clair de lune, ensuite on se laisse porter.
 
Le timbre de Franz Hawalata est toujours aussi caractéristique. Il me renvoie à cet extraordinaire Capriccio de juin 2004 à Garnier où toutefois il ne semble pas avoir depuis déployé projection et présence aussi marquante. Il est un esprit du lac inquiétant mais pas écrasant.
 
Dyadkova est une excellente tragédienne, ses graves impressionnent, mais ses aigus éraillés font vaciller la stature de Jezibaba.
 
Dans le genre « je veux écraser toutes mes concurrentes » Anda Louise Bogza présente une princesse bien affirmée au physique généreux et passe facilement l’orchestre.
Personnellement c’est un peu la déception avec Miroslav Dvordky car son prince semble laisser filer la voix latéralement. Musical, il reste trop peu affecté et on ne l’entend pas toujours. Il s’en sort mieux au duo final.
Scène finale : Miroslav Dvordky et Olga Guryakova

Scène finale : Miroslav Dvordky et Olga Guryakova

Si l’orchestre est l’élément principal de cet opéra et bien Jiri Belohlavek tient peut être une interprétation idéale. C’est théâtral, lyrique et rarement bruyant. L’effet est amplifié par l’atmosphère visuelle de ce très beau spectacle.
 
Pour les fans de Karine Deshayes, sa brève apparition en garçon de cuisine est remarquable. Présence, clarté vocale et vivacité.

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