Histoire de l'Opéra, vie culturelle parisienne et ailleurs, et évènements astronomiques. Comptes rendus de spectacles de l'Opéra National de Paris, de théâtres parisiens (Châtelet, Champs Élysées, Odéon ...), des opéras en province (Rouen, Strasbourg, Lyon ...) et à l'étranger (Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne, Angleterre...).
Elektra (Richard Strauss – Dresde, le 25 janvier 1909)
Représentation du 30 juin 2024 Münchner Opernfestspiele 2024 Bayerische Staatsoper
Klytämnestra Violeta Urmana
Elektra Elena Pankratova
Chrysothemis Vida Miknevičiūtė
Aegisth John Daszak
Orest Károly Szemerédy
Der Pfleger des Orest Bálint Szabó
Die Vertraute Natalie Lewis
Die Schleppträgerin Seonwoo Lee
Ein junger Diener Kevin Conners
Ein alter Diener Martin Snell
Direction musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Herbert Wernicke (1997)
Créée le 27 octobre 1997 au Bayerische Staatsoper, et reprise plusieurs fois au Festival de Baden-Baden où fut enregistré un DVD en 2010, la production d'’Elektra’ dans la mise en scène d’Herbert Wernicke (1946-2002) est un très bel exemple de lecture universelle d’une œuvre qui marque la première collaboration entre Richard Strauss et le dramaturge Hugo von Hofmannsthal.
Violeta Urmana (Klytämnestra)
Le décor sépare en deux l’espace d’avant scène de la scène centrale par un immense panneau rectangulaire frontal et incliné pouvant pivoter sur lui même pour révéler le grand escalier du palais mycénien édifié en arrière plan.
La symbolique des couleurs des costumes est très explicite également, le blanc pour la virginité et l’aspiration au mariage de Chrysothemis, le noir pour la nature dépressive et vindicative d’Elektra, le rouge pour la puissance sexuelle et la nature criminelle de Klytämnestra.
Les lumières qui filtrent le long des arêtes du mur mobile central prennent également des teintes qui s’alignent sur les intentions en jeu, le tout dégageant une épure fort lisible.
Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis)
Elektra rumine ses pensées sur une estrade en bois où elle pourra planter sa hache au moment du meurtre du couple royal, et lorsque Orest apparaît depuis la loge située côté jardin pour rejoindre ensuite sa sœur, le temps qu’il prend à ajuster le manteau royal abandonné par sa mère, et que Chrysothemis avait refusé de porter au grand dam d’Elektra, laisse transparaître le conflit intérieur du jeune homme entre lien de parenté, envie de vengeance, conscience du mal et ambition personnelle.
Les meurtres respectifs des amants se dérouleront derrière les murs, et alors que nous assistons à l’avènement d’Orest, Elektra met fin à ses jours. Un nouvel ordre est établi.
Elena Pankratova (Elektra)
Le jeu d’acteur reste très sobre, mais Vida Miknevičiūtė offre une jeunesse irradiante à Chrysothémis qui lui vaudra un immense succès au rideau final. La soprano lituanienne possède en effet une projection perçante mais sans dureté avec une très grande solidité de moyen qui exprime une forme d’idéalisme adolescent qui gagne facilement les cœurs.
Károly Szemerédy (Orest)
Sa compatriote, Violeta Urmana, dresse une stature impériale de Klytämnestra, pouvant compter sur une opulence de timbre fascinante, un galbe des graves d’un luxe d’ébène, et un profil des aigus vrillé et très maîtrisé. Son visage et sa gestuelle très expressifs lui donnent dorénavant une force théâtrale saisissante, et ses inflexions vocales tranchées taillent les moindres reliefs de ce caractère prêt à s’effondrer aux pieds de sa fille sous le poids de la culpabilité, avant que la fausse nouvelle de la mort d’Orest ne lui redonne l’espoir de croire qu’elle ne subira aucun châtiment.
C’est toujours un émerveillement de voir comment le talent de cette grande artiste traverse le temps avec une telle densité.
Violeta Urmana (Klytämnestra)
L’ensemble de la distribution présente ce soir ayant déjà été réunie dans cette même production en novembre 2022, Elena Pankratova reprend donc le rôle d’Elektra, et si la puissance de ses aigus et sa longueur de souffle restent mesurées, son chant offre un lyrisme travaillé de fines nuances assez rare dans ce rôle où nombre d’interprètes chargent habituellement l’héroïne de raucités pour en traduire l’animalité blessée. Rien de tout cela ici, c’est la dignité dans la douleur qui est dépeinte avec une certaine douceur, pourrait on dire.
Impressionnant par sa stature inaltérable, Károly Szemerédy est un formidable Orest, doué d’une ligne vocale bellement homogène et de grande classe, et John Daszak décrit un Aegisth avec de l’éclat mais aussi une certaine mesure attendrissante.
Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis), Károly Szemerédy (Orest) et John Daszak (Aegisth)
Mais quel plaisir d'entendre dans cette salle la violence feutrée et la noirceur tristanesque de l’orchestre de l’Opéra de Bavière sous la conduite de Vladimir Jurowski! Ce son fantastiquement noir, d'une noblesse dispendieuse, enveloppe l’auditeur d’une plénitude fabuleuse, et de la fusion des timbres des cordes et des cuivres découle une lave d’une malléabilité fluide et sidérante par la manière dont des traits ardents, des lames rutilantes et clinquantes se cristallisent d’un coup sans altération de leur éclat. L’agilité des musiciens permet de maintenir un excellent rythme théâtralisant avec toutefois un niveau de contrôle qui évite les débordements excessifs, y compris dans les attaques sauvages toujours d’une nette précision.
Vida Miknevičiūtė, Elena Pankratova, Károly Szemerédy, Violeta Urmana, John Daszak et Vladimir Jurowski
Une interprétation magnifique à tous les niveaux, qui laisse de côté une vision par trop horrifique, pour raconter cette histoire de vengeance familiale à travers une intense somptuosité narrative.
Vida Miknevičiūtė, Elena Pankratova et Violeta Urmana
Die Passagierin (Mieczysław Weinberg – composé en 1968, première à Moscou le 25 décembre 2006)
Livret d’Alexander Medvedev, d’après la pièce radiophonique ‘Pasażerka z kabiny 45’ (1959) et la nouvelle ‘Pasażerka’ (1962) de Zofia Posmysz (1923-2022)
Représentation du 16 mars 2024 au Bayerische Staatsoper de Munich et
Représentation du 24 mars 2024 au Teatro Real de Madrid
Distribution Bayerische Staatoper Teatro Real de Madrid
L’autre Lisa Sibylle Maria Dordel
Lisa Sophie Koch Daveda Karanas
Walter Charles Workman Nikolai Schukoff
Marta Elena Tsallagova Amanda Majeski
Tadeusz Jacques Imbrailo Gyula Orendt
Katja Anna Gorbachyova-Ogilvie
Alte Helen Field
Krystina Daria Proszek Lidia Vinyes-Curtis
Vlasta Lotte Betts-Dean Marta Fontanals-Simmons
Hannah Noa Beinart Nadezhda Karyazina
Bronka Larissa Diadkova Liuba Sokolova
Yvette Evgeniya Sotnikova Olivia Doray
SS-Mann Bálint Szabó, Hrólfur Sæmundsson, Roman Chabaranok, Marcell Bakonyi, Gideon Poppe Albert Casals
Älterer Passagier Martin Snell Graeme Danby
Oberaufseherin / Kapo Sophie Wendt Géraldine Dulex
Steward Lukhanyo Bele Graeme Danby
Direction musicale Vladimir Jurowski Mirga Gražinytè-Tyla
Mise en scène Tobias Kratzer (2024) David Pountney (2010) Nouvelle production du Bayerische Staatsoper Nouvelle production du Teatro Real, en co-production avec le festival de Bregenz, Le Théâtre Wielki de Varsovie, et l’English National Opera. En hommage au 10e anniversaire de la disparition de Gerard Mortier (1943-2014)
Au même moment, et pour commémorer le 10e anniversaire de la disparition de Gerard Mortier (1943-2014) , l’opéra d’État de Bavière et le Teatro Real de Madrid, respectivement dirigés par Serge Dorny et Joan Matabosch, montent une pièce du compositeur russe Mieczysław Weinberg (1919-1996) basée sur la nouvelle ‘La Passagère’ de Zofia Posmysz, une survivante du camp d’extermination d’Auschwitz.
Die Passagierin (Weinberg) - ms Kratzer à Munich / ms Pountney à Madrid
L’œuvre fut achevée en 1968, mais elle ne fut donnée en version semi-scénique que le 25 décembre 2006 à la Maison internationale de la musique de Moscou, puis en version scénique au Festival de Bregenz, en juillet 2010, dans une mise en scène de David Pountney et sous la direction de Teodor Currentzis.
Gerard Mortier, coproducteur de ce spectacle, vint au célèbre festival autrichien pour y assister, mais il ne put le monter comme prévu à Madrid à cause de la crise économique qui sévissait en 2012 et 2013, et c’est donc Joan Matabosch, son successeur et fidèle admirateur, qui s’en charge cette saison après avoir programmé tous les ouvrages que le directeur flamand tenait à cœur de présenter.
Le Teatro Real de Madrid aux applaudissements finaux de 'Die Passagierin'
L’idée d’écrire ‘Pasażerka z kabiny 45’ est venue à Zofia Posmysz lorsque, se rendant à Paris en 1959 pour écrire sur l’ouverture de la ligne Varsovie-Paris, elle crut reconnaître, place de La Concorde, la voix de sa surveillante à Auschwitz. Une fois chez elle, et incapable d’apaiser ses questionnements, son mari lui suggéra de rédiger une nouvelle.
Plus tard, Chostakovitch recommandera à Weinberg d’en faire un opéra.
L'orchestre du Bayerische Staatsoper de Munich
Mettre en miroir les productions madrilène et munichoise est véritablement passionnant à vivre, et avant d’en venir à la nouvelle production de Tobias Kratzer, commencer par celle de David Pountney permet d’aborder, en premier lieu, une lecture qui ne cache rien de la vie dans les camps.
Le dispositif scénique représente en hauteur le pont du navire transatlantique qui emmène, en 1960, l’ancienne tortionnaire Lise et son mari Walter au Brésil. Mais au pied du décor, des rails circulaires enlacent la nacelle du bâtiment, et deux autres rails aboutissent directement sur l’orchestre.
Toutes les scènes de brimades et d’humiliation dans le camp s'y déroulent, avec SS, prisonniers en tenues bariolées et exécutants qui retirent les cendres des fours. Les lumières sont constamment crépusculaires, et elles éclairent un misérabilisme réaliste qui happe le spectateur dans cet enfer étouffant.
Nikolai Schukoff (Walter) et Daveda Karanas (Lise) - Madrid (ms Pountney)
L’opéra se déroule en alternant le présent, situé des années après le drame, et le passé inimaginable auquel Marta et l’autrice ont survécu. Et l’on voit comment Lise devient un instrument au service d’un dispositif oppressif où elle occupe un rôle autoritaire qui la valorise.
Marta, la détenue, évolue en permanence la tête courbée pour signifier son statut de victime de l’oppression, et elle ne relèvera la tête qu’aux saluts lorsqu’Amanda Majeski, maquillée de façon à ressembler à Zofia Posmysz, viendra se tenir humblement face au public.
Amanda Majeski (Marta / Zofia Posmysz) - Madrid (ms Pountney)
La production munichoise est, elle, beaucoup plus distanciée - avec des coupures de scènes du camp - , et cherche à montrer l'incidence mentale du sentiment de culpabilité, approche shakespearienne qui rappelle 'Macbeth', tout en démontant en seconde partie les réflexes d’oubli que la société d’aujourd’hui pourrait élaborer afin d’éviter de se confronter à son passé.
En première partie, Tobias Kratzer représente en avant scène 3 ponts du paquebot, avec en arrière plan l’intérieur très cosy d’une des chambres où conversent Lise et Walter. S’ajoute un troisième personnage, une vieille dame, dont on comprend aisément qu’elle est Lise beaucoup plus âgée lors d’un voyage ultérieur en bateau, et les deux périodes temporelles qui s'interpénètrent sont donc l’année 1960 et notre époque. Le jeu de l’actrice Sibylle Maria Dordel, très émouvant, malgré son rôle, montre l’impact mental des souvenirs dont elle ne peut plus se débarrasser.
Les scènes du camp sont interprétées par des passagers qui mêlent ainsi des paroles passées à leur situation présente et banale, ce qui entraîne une confusion et des questions sur ces personnages en apparence anodins. Et la victime, Marta, est dédoublée par des chanteuses et actrices habillées comme elle en tenues modernes, au lieu d’incarner plus littéralement des codétenues.
Sophie Kock (Lise) - Munich (ms Kratzer)
En seconde partie, et après une projection vidéo montrant Lise, âgée, se suicider dans la mer, nous nous retrouvons dans les profondeurs de l’âme, face à une grande salle à manger pouvant accueillir plus d’une centaine de convives huppés, où va être analysée la relation entre Lise et Marta.
Kratzer étudie beaucoup plus finement le caractère de Lise, et montre comment ses frustrations se projettent à travers le couple de la jeune Marta et du musicien Tadeusz. Sa jalousie, son attirance pour les corps, et donc tout ce qu’il y a d’irrésolu dans son être, devient ainsi le moteur de son goût pour la domination.
Jacques Imbrailo (Tadeusz) - Munich (ms Kratzer)
Cette approche très psychologique confronte ainsi le public à sa propre conscience lorsqu’il se voit en miroir à travers les tablées d’invités où gisent, de ci, de là, les corps des doubles de Marta.
Mais bien que Kratzer ne montre pas directement les camps, le tabassage de Tadeusz suite à son refus de jouer une valse est bien plus cru que dans la version de Pountney.
Le personnage de Lise y est d’ailleurs incarné avec beaucoup d’intériorité, et Sophie Koch apporte une noirceur névrotique avec un sens de la vérité confondant, un superbe engagement de sa part qui montre à quel point elle saisit le tragique, et le désespoir, de cette femme qui ne peut s’empêcher d’avoir de l’emprise sur les autres.
Die Passagierin - ms Pountney (Madrid)
A Madrid, Daveda Karanas induit également beaucoup d’intensité à la tortionnaire, en accentuant plus sur sa posture rigide et dure lorsqu’elle se remémore Auschwitz.
Son mari, chanté par un Nikolai Schukoff qui soigne avec attention le mordant de ses expressions très franches et sincères, est présenté comme un homme léger, presque clownesque et sympathique, alors qu’à Munich, Charles Workman, au timbre lunaire toujours aussi charmeur, montre la nature arriviste, et sensible au regard d’autrui, de Walter de manière plus saillante, en faisant ressentir son attachement à sa stature d’homme intègre lorsqu’il réalise le passé SS de sa femme.
Elena Tsallagova (Marta) - ms Kratzer (Munich)
Magnifique de rondeur de timbre au velouté slave, Elena Tsallagova est une très séduisante Marta moderne qui contraste beaucoup avec la femme atteinte et démolie que joue Amanda Majeski sur la scène madrilène, très expressive, et dont les couleurs de voix sont plus marquées par le temps.
Et le très beau chant ombré de Gyula Orendt ennoblit Tadeusz, alors que Jacques Imbrailo, sur la scène bavaroise, donne plus de présence réaliste au malheureux musicien.
Gyula Orendt (Tadeusz) - ms Pountney (Madrid)
Et s’il faut reconnaître qu’il est difficile de résister au fondu chaleureux de l’orchestre du Bayerische Staatsoper qu’exalte Vladimir Jurowski avec un sens de la rythmique redoutable et une capacité à créer une superbe unité de texture, la chef d’orchestre lituanienne Mirga Gražinytė-Tyla offre à Madrid une lecture sauvage d'un grand relief mais aussi d'une grande rigueur, avec un orchestre titulaire porté à son meilleur qui fait corps avec l'œuvre.
La musique de Weinberg n'est pas difficile à aborder, pourtant d'une grande violence dans les scènes sous haute tension, car elle innerve aussi le champ musical d'une poétique sereine, et se révèle même enjouée et jazzy quand elle accompagne le personnage de Walter.
Et le fait que les cordes de l'orchestre madrilène n’aient pas le soyeux des cordes allemandes est ici un grand atout qui ajoute à l'âpreté de l’ambiance représentée sur scène, surtout quand elles vibrent avec vigueur et précision.
Sophie Koch, Vladimir Jurowski et Elena Tsallagova - Die Passagierin (Munich)
En ce jour de dernière représentation, le Teatro Real de Madrid affiche une salle tenue par un public au ressenti chevillé au corps, et qui réserve un accueil extraordinaire à l’ensemble de l’équipe artistique, d’une façon qui démontre que les spectateurs ne viennent pas forcément à l’opéra pour y voir du beau ou bien rêver, mais aussi pour être saisis par une histoire horrible qui dépasse l’entendement.
Enfin, très beaux murmures des chœurs lors des deux spectacles, avec sans doute un peu plus d’impression d’irréalité sur la scène du Teatro Real.
Mirga Gražinytė-Tyla - Die Passagierin (Madrid)
Il sera bientôt possible de retrouver Mirga Gražinytė-Tyla en août 2024 au Festival de Salzburg pour un autre opéra de Mieczysław Weinberg, 'Der Idiot', mis en scène par Krzysztof Warlikowski, et ensuite au Bayerische Staatsoper en mars 2025 pour 'Katia Kabanova' de Leoš Janáček, dans une nouvelle production confiée également à Krzysztof Warlikowski. Quelle chance!
Interview de Zofia Posmysz lors de la création de 'Die Passagierin' au Festival de Bregenz
Guerre et Paix (Sergueï Prokofiev – Léningrad, 12 juin 1946)
Représentation du 15 mars 2023
Bayerische Staatsoper
Natascha Rostowa Olga Kulchynska
Sonja Alexandra Yangel
Marja Dmitrijewna Achrossimowa Violeta Urmana
Peronskaja Olga Guryakova
Graf Ilja Andrejewitsch Rostow Mischa Schelomianski
Graf Pierre Besuchow Arsen Soghomonyan
Gräfin Hélène Besuchowa Victoria Karkacheva
Anatol Kuragin Bekhzod Davronov
Leutnant Dolochow Alexei Botnarciuc
Fürstin Marja Bolkonskaja Christina Bock
Fürst Nikolai Andrejewitsch Bolkonski Andrei Zhilikhovsky
Matrjoscha Oksana Volkova
Dunjascha Elmira Karakhanova
Gawrila Roman Chabaranok
Métivier Stanislav Kuflyuk
Französischer Abbé Maxim Paster
Denissow Dmitry Cheblykov
Tichon Schtscherbaty Nikita Volkov
Fjodor Alexander Fedorov
Matwejew Sergei Leiferkus
Wassilissa Xenia Vyaznikova
Trischka Solist(en) des Tölzer Knabenchors
Michail I. Kutusow Dmitry Ulyanov
Kaisarow Alexander Fedin
Napoleon Tómas Tómasson
Adjutant des Generals Compans Alexander Fedorov
Adjutant Murats Alexandra Yangel
Marschall Bertier Stanislav Kuflyuk
General Belliard Bálint Szabó
Adjutant des Fürsten Eugène Granit Musliu
Stimme hinter den Kulissen Aleksey Kursanov
Adjutant aus dem Gefolge Napoleons Thomas Mole
Händlerin Olga Guryakova
Mawra Kusminitschna Xenia Vyaznikova
Iwanow Alexander Fedorov
Direction Musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2023)
Immense fleuve lyrique, ‘Guerre et Paix’ de Sergueï Prokofiev est rarement monté hors de sa ville de création, Saint-Pétersbourg, et de la capitale russe, Moscou, où il est régulièrement interprété plusieurs fois par décennies. Ailleurs, seuls 9 pays, l’Allemagne, la France, la Hongrie, la Suisse, l’Italie, l’Autriche, le Canada, le Royaume-Uni et les États-Unis l’ont représenté au moins une fois sur scène au cours des 25 dernières années.
Programmer un tel ouvrage est donc une marque de prestige, et, originellement, Dmitri Tcheniakov et Vladimir Jurowski avaient l’intention de le jouer à l’opéra de Munich dans sa version intégrale.
Sa genèse est cependant fort complexe. La première représentation fut interprétée au piano par Sviatoslav Richter et Anatoly Vedernikov en mai 1942 à Moscou, puis, la première version orchestrale (avec 9 des 11 tableaux initiaux) fut donnée le 07 juin 1945 à la Grande Salle du Conservatoire de Moscou, et, finalement, la création scénique de la première partie, augmentée de la scène du bal, fut créée le 12 juin 1946.
Prokofiev n’achèvera la seconde partie, où fut rajoutée la scène du conseil de guerre (tableau n°10), qu’en mai 1947, et il poursuivit coupures, remaniements et ajouts jusqu’à l’édition de la partition définitive en 1958.
Olga Kulchynska (Natascha) et Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski)
De cette partition, l’Opéra d’État de Bavière reprend complètement les 7 tableaux de la première partie, ‘La Paix’, mais opère plus de 30 minutes de coupures dans la seconde partie, ‘La Guerre’, afin de supprimer tous les passages aux élans trop patriotiques qu’il n’est plus possible d’entendre à l’heure de la guerre menée par la Russie en Ukraine.
Sont ainsi omis dans cette nouvelle production le chœur des volontaires, l’air stalinien de Koutouzov et le chœur des Cosaques du 8e tableau situé avant la bataille de Borodino, le chœur final du 9e tableau à l’approche des Russes du camp de Napoléon, l’intégralité du 10e tableau qui se déroule au conseil de guerre, le chœur des Moscovites du 11e tableau, et les 3/4 du treizième tableau, dont le chœur final.
Violeta Urmana (Marja Dmitrijewna Achrossimowa)
Il n’est pas impossible que, finalement, cette version revienne à la partition qui tenait le plus à cœur au compositeur russe. Et il est évidemment inutile d’attendre une lecture de l’œuvre au premier degré de la part de Dmitri Tcherniakov, qui interroge le texte du livret en profondeur et cherche à montrer sur scène ce qu’il révèle de la mentalité russe.
Il situe ainsi l’action du début à la fin au sein du somptueux décor de la ‘salle des colonnes’ du Palais des syndicats de Moscou, bâtiment destiné à célébrer des évènements importants, à accueillir des concerts symphoniques et, surtout, à honorer les funérailles des chefs d’État. Les corps de Lénine, Staline et Gorbatchev y ont été exposés.
Tous les détails de cette salle sont minutieusement reconstitués, les colonnes corinthiennes, les balcons, le parquet, la coupole ainsi que les multiples lustres en cristal, mais ce cadre magnifique est transformé en un lieu de refuge pour la population moscovite. Sacs de couchage, couvertures, vêtements recouvrent le sol occupé par le chœur et probablement des figurants.
Alexei Botnarciuc (Leutnant Dolochow) et Bekhzod Davronov (Anatol Kuragin)
Dans cette première partie, le metteur en scène dépeint un portrait sensible de Natacha comme il sait si bien le faire depuis l’inoubliable Tatiana d’’Eugène Onéguine’qu’il fit connaître au Palais Garnier en 2008, production désormais reprise à l’Opéra de Vienne.
Au début de l’histoire, le prince André Bolkonskii erre seul au milieu de la salle comme s’il allait nous raconter ce qui a précipité le malheur de son monde.
Les gens qui étaient couchés au sol se relèvent petit à petit, et le passé se réactive à un moment où tous réunis dans l’enceinte semblent à la fois dans l’attente et en recherche de protection.
Arsen Soghomonyan (Pierre Besuchow) et Olga Kulchynska (Natascha)
Ceux-ci revivent un moment festif dans une humeur bon enfant. Les différences sociales sont fortement atténuées, même si Peronskaja, incarnée par Olga Guryakova – une émouvante artiste qui insufflait un subtil glamour à ses interprétations de Natacha et Tatiana à l’Opéra Bastille au début des années 2000 et qui, ce soir, joue à fond, avec un timbre encore bien percutant, la bourgeoise heureuse parfaitement adaptée à l’environnement social -, s’affiche en manteau de fourrure pimpant.
La scène de bal s’insère naturellement dans cet état d’esprit sous la forme d’une mise en scène joyeuse de la présentation des multiples protagonistes.
Epigraphe en introduction du 8e tableau de 'Guerre et Paix'
Pour Olga Kulchynska, artiste lyrique ukrainienne qui s’est faite remarquée en 2018 à l’Opéra Bastille dans le rôle de Rosine du ‘Barbier de Séville’, le défi est grand à faire vivre les élans passionnés et cyclothymiques de Natacha, car il s’agit de faire ressentir son manque affectif désespéré qui s’anime d’abord sous le regard du Prince Bolkonskii, et qui, une fois celui ci écarté par son père, se reporte sur le dangereux et instable Kouraguine.
Le sentiment d’exaltation est très bien rendu, de par sa voix lumineuse et fruitée qui a la légèreté de l’oiseau de ‘Siegfried’ même dans les coups de sang les plus imprévisibles, avec une irrésistible envie de vivre qui contraste avec les angoisses de Sonja pour laquelle Alexandra Yangel offre une figure prévenante teintée de mélancolie sombre d’une très grande justesse.
Il faut dire que Dmitri Tcherniakov s’ingénie à donner vie aux dizaines d’artistes qui suivent de leur regard l’intimité de l’action autour de Natacha, comme s’ils avaient tous à conduire une ligne de vie bien spécifique qui accroît l’impression de réalisme d’ensemble. Leur présence permet également de mettre en exergue le décalage comportemental de la jeune fille avec son milieu social.
Arsen Soghomonyan (Pierre Besuchow) et Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski)
A cela s’ajoute une intégration de la rythmique musicale dans le jeu d’acteur qui, visuellement, la rend encore plus évidente au spectateur. Et ce travail musical peut aussi bien se traduire par une gestuelle futile et ludique, à l’instar de l’arrivée dansante de Kouraguine et ses amis, qu’engendrer une grande tension d’échange lorsque Achrossimowa se confronte à Natacha pour l’aider à remettre les pieds sur terre.
Avec ses habits de grand-mère qui la rendent adorablement touchante, Violeta Urmana est d’une authenticité magnifique, la figure même du cœur sur la main à la volonté ferme, et tout dans son chant et ses expressions sincères concoure à ennoblir le très beau portrait qu’elle fait vivre.
Dmitry Ulyanov (Michail I. Kutusow)
Naturellement, le mal-être de Natacha allant grandissant, après qu’elle ait appris de Pierre Besuchow que Kouraguine est marié, cette situation blessante conduit à une tentative de suicide jouée avec une sensibilité à fleur de peau fort poignante.
Arsen Soghomonyan manifeste avec un timbre de voix robuste, mature et adouci une grande densité expressive qui donne beaucoup de profondeur à ce comte épris d’une jeune fille qu’il cherche à protéger. L’homme est sérieux, intelligent, et son monologue est mené avec force de conviction, sans que le moindre geste ne soit laissé au hasard, avant qu’une voix en coulisses annonce l’arrivée de Napoléon, et qu’un jeune enfant pointe sur le pauvre homme une arme automatique à jets d’eau dans un esprit de dérision surprenant.
Car si la première partie est une vibrante mise en relief du caractère de Natacha dénuée de tout mélo-dramatisme facile, la seconde partie ne met plus en scène deux armées qui s’affrontent mais le peuple russe lui-même. L’épigraphe est d’ailleurs chanté en avant-scène dans l’ombre et avec une gestuelle fort vindicative qui dynamise l’excellent chœur puissant du Bayerische Staatsoper, qui devient dorénavant le principal sujet de l’action.
Dmitri Tcherniakov imagine que tous ces russes installés au centre de la salle se livrent à un jeu de simulation de guerre où tous les aspects sont abordés : combat, camouflage, évacuation des blessés, soins. Mais l’ennemi n’est jamais visible.
Olga Guryakova (Peronskaja)
Le baryton moldave, Andrei Zhilikhovsky, prête son charme et sa chaleur de voix au rôle d’André Bolkonskii qui, avec le même détachement qu’en première partie, est encore perdu dans ses pensées pour Natacha, sans paraître pour un sou comme un des leaders du champ de bataille.
Kutusow, le général en chef des armées, auquel Dmitry Ulyanov prête une sereine envergure débonnaire, est présenté comme un chef relâché, vulgaire, et sans prestance. Et l’on assiste ainsi à une description dérisoire de tous les symboles religieux ou militaires, les chœurs signant des croix orthodoxes de façon rapide et mécanique, allure saccadée et automatique que l’on retrouve pour décrire le Napoléon loufoque animé par Tómas Tómasson qui prend beaucoup de plaisir à forcer la caricature.
Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski) et Olga Kulchynska (Natascha)
Au début, cette approche semble bien légère et laisse craindre que Tcherniakov ne se contente de démythifier le volet sur ‘La Guerre’. Mais les lustres sont désormais recouverts d’un voile noir qui ne laisse présager rien de bon.
Et l’on assiste, sans s’en rendre compte au départ, à un début de tension entre les différentes individualités de la foule. Les gestes deviennent de plus en plus violents à partir du 11e tableau, avec exécutions arbitraires, tentatives de viols, et même vols des portraits de grands artistes russes tels Tchaïkovski ou Prokofiev.
En quelques images, le grand gâchis de l’histoire russe est illustré de façon glaçante avec un immense sentiment de dommage irréversible. Et c’est au cours du tableau de l’incendie de Moscou que la nature autodestructrice des Russes est le mieux mise en évidence, toujours dans un assombrissement sans retour, jusqu’au grand hommage rendu à Kutosow au moment où il s’allonge sur un nouveau lit mortuaire qui signe l’enterrement final de l’âme russe.
André Bolkonskii s’est finalement suicidé, Natacha s’est éteinte auprès de lui, et tout s’achève dans une grande impression de néant sous le regard malheureux de Pierre Besuchow.
Andrei Zhilikhovsky, Olga Kulchynska et Vladimir Jurowski
Tout au long de cette représentation, l’unité artistique entre Vladimir Jurowski et les musiciens de l’Opéra de Bavière est évidente. L’évocation de la nature qui ouvre ce grand monument lyrique est un enchantement musical. La vie terrestre, les frémissements de sa verdoyance, et l’espoir d’un bonheur à portée de main sont magnifiquement évoqués, et ce splendide raffinement se double d’un art de la malléabilité qui fait rougeoyer d’une souplesse absolument crépusculaire la luxuriante matière qu’offre l'ensemble orchestral.
Très belle énergie sonore qui relance constamment l’action, les éclats des cuivres sont ciselés avec une formidable précision, mais sans en faire trop dans la grandiloquence épique.
Il y a aussi une recherche d’intimisme, de concentration du drame à sa juste mesure, et pour tout ce savant équilibre, Vladimir Jurowski et Dmitri Tcherniakov apparaissent comme deux des grandes valeurs artistiques russes d’aujourd’hui – ils sont nés tous les deux à Moscou au début des années 70 - dont on imagine bien la peine et la désolation qu’inspire le comportement de leur patrie d’origine, eux qui défendent au plus profond d'eux-mêmes un rapport éclairé et réfléchi à la vie.
Die Teufel von Loudun (Krzysztof Penderecki – Hambourg, 1969) Représentation du 14 mars 2023
Bayerische Staatsoper - Munich
Jeanne Ausrine Stundyte
Claire Ursula Hesse von den Steinen
Gabrielle Nadezhda Gulitskaya
Louise Lindsay Ammann
Philippe Danae Kontora
Ninon Nadezhda Karyazina
Grandier Nicholas Brownlee
Vater Barré Jens Larsen
Baron de Laubardemont Vincent Wolfsteiner
Vater Rangier Andrew Harris
Vater Mignon Ulrich Reß
Adam, Apotheker Kevin Conners
Mannoury Jochen Kupfer
d'Armagnac Thiemo Strutzenberger
de Cerisay Barbara Horvath
Prinz Henri de Condé Sean Michael Plumb
Vater Ambrose Martin Snell
Bontemps Christian Rieger
Gerichtsvorsteher Steffen Recks
Direction Musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Simon Stone (2022)
La reprise de ‘Die Teufel von Loudun’ qui fit son entrée au répertoire de l’Opéra de Munich le 19 juin 2022, alors que Hambourg, à la création, puis Stuttgart, Berlin ou bien Cologne avaient bien auparavant accueilli le premier opéra de Krzysztof Penderecki, s’inscrit dans une volonté de Serge Dorny de promouvoir des œuvres créées après 1945, et de montrer que la dureté de son intrigue tire les leçons des souffrances infligées par les grands états autoritaires du XXe siècle, tout en laissant la responsabilité au spectateur de mesurer les menaces qui pèsent encore aujourd’hui sur les sociétés du monde contemporain.
Ausrine Stundyte (Jeanne)
Suite à la commande de Rolf Liebermann, intentant de l’Opéra de Hambourg de 1957 à 1972, le compositeur polonais a lui même rédigé un livret sur la base du drame que l’écrivain John Whiting a tiré du livre ‘Die Teufel von Loudun’ (1952) d’Aldous Leonard Huxley qui relate les évènements qui survinrent en 1634 dans la commune de Loudun située au nord de Poitiers.
A cette époque, Louis XIII et Richelieu souhaitaient détruire nombre de forteresses françaises, au moins par soucis d’économie, sinon pour fragiliser les protestants qui y trouvaient refuge.
A Loudun, Urbain Grandier, originaire du diocèse du Mans, s’opposa aux décisions du pouvoir royal, alors que ses aventures féminines commençaient à être bien connues. Mais au même moment, des Ursulines furent sujettes à des crises obsessionnelles et l’une d’elle, Jeanne, crut reconnaître le fantôme de Grandier.
L’affaire fut remontée à Richelieu qui envoya le Baron de Laubardemont, d’abord pour régler la question de la destruction du château de Loudun, puis pour s’occuper de l’affaire des possédées.
Pendant ce temps, les tentatives d’exorcismes menées par les Pères Mignon, Barré et Rangier échouèrent, et Grandier fut arrêté, questionné et jugé le 18 août 1634, et enfin torturé et exécuté.
A travers cette histoire sordide, l’œuvre de Krzysztof Penderecki soulève des questions sur le célibat des prêtres, sur l’intolérance religieuse, la violence du pouvoir, qu’il soit politique ou religieux, mais aussi sur les mécanismes sociaux qui ont légitimé les dictatures au XXe siècle.
Après sa création, ‘Die Teufel von Loudun’ fut retouché à plusieurs reprises jusqu’en 2012, mais c’est la version originale qui est présentée à l’Opéra de Bavière, car sa partition laisse plus de degrés de liberté interprétatifs au chef et aux musiciens, ce qui est beaucoup plus stimulant.
L’abstraction de la musique n’est pas sans rappeler celle de Pascal Dusapin, où l’on retrouve d’étranges formations diffuses de textures originelles d’où émergent des chœurs liturgiques, et l’orchestre est prodigieusement étoffé en percussions qui recouvrent la totalité de l’arrière plan de la fosse.
Les basses entretiennent une tension sous-jacente permanente, les cordes arborent des frémissements mystérieux, des structures complexes et torturées soulignent les moments d’angoisse, et admirer la gestique parfaitement réglée de Vladimir Jurowski, qui domine un tel ensemble, fait partie du spectacle en lui même.
Nadezhda Karyazina (Nineon) et Nicholas Brownlee (Grandier)
Simon Stone a conçu un décor massif et cubique pivotant qui permet un enchaînement fluide des trente tableaux de l’ouvrage. Escaliers de la citadelle, chambre intime, petite chapelle des Ursulines, grand parvis d’un sanctuaire et cellule de prison, défilent dans une ambiance bleu-obscur. Et si les habits des religieuses restent intemporels, les citadins sont, eux, habillés en style contemporain.
La dramaturgie est parfaitement lisible, et le fait que ‘Die Teufel von Loudun’ comporte une forte dimension de théâtre parlé permet au metteur en scène de travailler, avec les chanteurs, le réalisme de chaque personnage de façon approfondie.
Ausrine Stundyte est une artiste très intéressante pour le rôle de Jeanne, car elle est sait naturellement incarner des femmes sexuellement puissantes. La noirceur et le brillant métallique de son timbre de voix font ressentir une animalité blessée, et elle préserve un jeu sobre de telle manière à créer une opposition entre la nature spirituelle qu’elle représente et les tensions intérieures de son héroïne.
Tous ses partenaires s’inscrivent dans la même expressivité théâtrale qui crée une unité d’ambiance à la dureté implacable. Le baryton américain Nicholas Brownlee possède une forte présence physique et vocale, une massivité un peu brute et très colorée qui s’impose avec une soudaineté impressionnante, et il peut être très émouvant quand il défend la nature hédoniste de Grandier qui considère que c’est à travers ses aventures féminines qu’il exprime le mieux sa vie.
Ulrich Reß (Vater Mignon) et Ausrine Stundyte (Jeanne)
Dans la dernière partie, Simon Stone décrit sous forme de passion du Christ le supplice que vit Grandier au cours de sa marche ensanglantée à travers la ville, en montrant chaque habitant au visage fantomatique lui donner une frappe comme pour décharger sur lui leurs propres frustrations.
Il s’agit probablement de l’image de la plus puissante, car elle met en garde vis-à-vis de l’agressivité refoulée qui n’attend qu’une situation politique favorable pour pouvoir se libérer.
La scène de torture est difficilement soutenable, mais, à son point paroxysmique, le plateau tournant fait disparaître la chambre de torture alors que l’orchestre se déchaîne en un grand fracas qui exprime les cris d’horreur et de souffrance du condamné (on pense beaucoup au cri de désespoir de Katerina au dernier acte de ‘Lady Macbeth de Mzensk’ de Dmitri Chostakovitch).
Vladimir Jurowski entouré de Nicholas Brownlee et Ausrine Stundyte
Et tous les représentants étatiques et ecclésiastiques, Père Barré, le Baron de Laubardemont, Père Rangier et Père Mignon, respectivement chantés par Jens Larsen (absolument terrible), Vincent Wolfsteiner, Andrew Harris et Ulrich Reß (à la retraite depuis juillet 2022, mais toujours disponible pour certains rôles), sont tellement crédibles et révulsifs qu’il devient presque difficile de les dissocier de leurs rôles lorsqu’ils réapparaissent au salut final.
Seule interprète à la fraîcheur moderne et virtuose, la jeune soprano grecque Danae Kontora offre également à Philippe une joie de vivre piquante et une luminosité qui contrastent avec les autres caractères plus sombres du drame.
Orchestre phénoménal de précision dont la patine ambrée se révèle fort malléable, chœur d’un fondu musical plaintif et harmonieux, tout concorde dans cette scénographie à créer un véritable malaise tout en chevillant le cœur du spectateur à la destinée d’un homme qui ne cesse de répéter depuis le début qu’il ne s’en ait pris à personne.
Richard Strauss (Der Rosenkavalier - 1911)
Représentation du 24 juillet 2022
Bayerische Staatsoper - Münchner Opernfestspiele
Die Feldmarschallin Marlis Petersen
Der Baron Ochs auf Lerchenau Günther Groissböck
Octavian Samantha Hankey
Herr von Faninal Johannes Martin Kränzle
Sophie Liv Redpath
Jungfer Marianne Leitmetzerin Daniela Köhler
Valzacchi Ulrich Reß
Annina Ursula Hesse von den Steinen
Ein Polizeikommissar Martin Snell
Der Haushofmeister bei der Feldmarschallin Kevin Conners
Der Haushofmeister bei Faninal Caspar Singh
Ein Notar Christian Rieger
Ein Wirt Kevin Conners
Ein Sänger Galeano Salas
Direction musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Barrie Kosky (2021)
'Le Chevalier à la Rose' n'est certes pas joué à Munich avec la même intensité qu'à l'Opéra de Vienne, il n'en est pas moins vrai qu'il est une des œuvres emblématiques de l'Opéra d'Etat bavarois, et qu'il était grand temps de remplacer l'ancienne production d'Otto Schenk créée le 20 avril 1972. Elle aura connu 195 représentations au total en ce théâtre.
Samantha Hankey (Octavian)
Barrie Kosky ne rompt cependant pas brutalement avec cette production historique, mais il entend conduire par l'humour le spectateur dans le monde d'après en gardant un œil sur le passé afin de lui faire sentir l'essence même de l'œuvre qui est une lutte contre le déroulement du temps.
Une pendule plantée au milieu de l'avant scène figure ainsi à elle seule l'obsession de la Maréchale qui, comme elle le révèle au moment de quitter Octavian à la fin du premier acte, se lève parfois au milieu de la nuit pour faire arrêter les horloges.
Marlis Petersen (La Maréchale)
Les murs de son appartement abondamment ornés sont ainsi recouverts d'une fine patine gris-argent qui reflète le lustre d'une époque passée. On peut même imaginer qu'au moment de l'arrivée des musiciens, leurs déguisements en danseurs de cour de Louis XIV est une référence directe à la fascination qu'avait Louis II de Bavière pour le 'Roi Soleil', fascination qui s'est manifestée par la construction des châteaux d'Herrenchiemsee et de Linderhof.
Liv Redpath (Sophie)
L'histoire de l'art est à nouveau convoquée au second acte dans la chambre de Sophie qui se trouve recouverte de peintures de faunes et de nymphes, troublantes par leur sensualité, et qui entrent véritablement en résonance avec l'esprit du baron qui ne fait que répéter à la fille de Faninal qu'elle lui appartiendra quoi qu'elle fasse, alors qu'il ne lui laisse comme perspective que l'accomplissement d'une domination masculine quand ils rejoindront le lit nuptial.
Le rêve drolatique figuré par l'arrivée du Chevalier à la Rose dans un carrosse fantasque débordant de fioritures argentées, tiré par quatre hommes déguisés en chevaux, ne durera qu'un temps, mais il confirme les allusions à l'univers de Louis II, ce que le public va beaucoup apprécier.
Ursula Hesse von den Steinen (Annina) et Günther Groissböck (Le Baron Ochs)
Le dernier acte verse finalement dans la comédie et se déroule sur la scène d'un petit théâtre comme s'il s'agissait dorénavant de ne plus rien prendre au sérieux.
La direction d'acteur de Barrie Kosky est à la fête, et son goût pour les scènes mimées par les figurants déborde de vie. Le vieux Cupidon, qui depuis le début agit pour faire émerger le sentiment d'amour parmi cette société insupportable, réalise enfin son but avec la victoire d'Octavian et Sophie qui s'élèvent dans les airs et disparaissent dans la nuit, alors que la Maréchale repart en coulisse d'un geste désabusé une fois la partie finie.
Liv Redpath (Sophie) et Samantha Hankey (Octavian)
Fervent passionné des œuvres fortement théâtrales et caustiques, Vladimir Jurowski réalise en communion avec la mise en scène une lecture époustouflante du 'Chevalier à la Rose' au point d'arriver à happer l'attention scénique de l'auditeur afin qu'il suive ce qui se déroule dans la fosse. Son art du mouvement avec les musiciens révèle une maîtrise extraordinaire des lois mathématiques qui innervent les courants de bois et de cordes, comme si, après avoir obtenu une nappe orchestrale malléable au velouté crépusculaire, il la faisait vivre en accélérant ses emportements, en déviant ses lignes, en caressant d'un geste les groupes d'instruments dont il recherche une souplesse poétique, tout en faisant émerger les motifs réminiscents dans un fondu enchainé subtil et somptueux.
Mais dans les passages où la rythmique s'emballe, les colorations des percussions et des cuivres évoquent la modernité plastique d'œuvres de compositeurs russes du XXe siècle tels Chostakovitch et Prokofiev, plus que l'argent massif des grandes orchestrations viennoises. Son sens du théâtre s'en trouve exacerbé, et s'opère ainsi un basculement, depuis les images baroques de la première partie, vers un réalisme violent et implacable de la vie.
Günther Groissböck (Le Baron Ochs) et Samantha Hankey (Octavian-Mariandel)
La distribution réunie est de haut-vol, à commencer par Marlis Petersen qui est idéale dans ce rôle de princesse aux allures de Lulu, dont les sous-vêtements transparaissent sous son fin voilage dans la scène initiale de la chambre, comme pour montrer qu'elle n'est pas seulement une noble personne vieillissante, mais une femme qui sait ce que la séduction charnelle signifie et qui vit dans le monde présent.
Mais quelle transformation quand elle réapparait à la scène finale! Vêtue de noir et plus mature, elle se met hors-jeu volontairement et vient tirer sa révérence, défaite par le temps, tout en s'assurant que l'avenir des deux jeunes amants pourra s'épanouir.
Sa diction très claire et le mélange de projection bien profilée et d'accents modernes dont elle aime jouer sont ainsi au service d'un portrait épuré et sensible, où finesse et félinité se mêlent pour faire vivre une personnalité au caractère lucide et éveillé.
Marlis Petersen (La Maréchale)
Remplaçant au pied levé Christof Fischesser souffrant, Günther Groissböck s'empare du personnage du Baron Ochs avec une assurance bluffante, bombant du torse et interagissant avec son entourage de façon très vivante.
Des couleurs stylisées et assombries se libèrent au fil de la représentation, la puissance se renforce également, et son jeu de séduction avec Octavian devient plus complexe car il fait très bien ressortir les effets de confusion intérieure créés par le piège comique qui se referme sur lui.
Liv Redpath (Sophie) et Samantha Hankey (Octavian)
Et c'est un bien beau Octavian qu'incarne Samantha Hankey au souffle vaillant et doué d'une lumière héroïque mâtinée de romantisme. Elle joue même le travestissement avec une grande aisance quand elle doit devenir Mariandel et user de tonalités plus sarcastiques.
Et Liv Redpath est idéale en Sophie, espiègle et profonde avec une très grande pureté de ligne dans les aigus stellaires, et un médium sensuel très agréable, ce qui aboutit à de magnifiques duo enjôleurs avec Samantha Hankey.
Marlis Petersen, Vladimir Jurowski et Samantha Hankey
Parmi les rôles secondaires, Johannes Martin Kränzle, au timbre de voix bien homogène, est physiquement tout à fait méconnaissable en Faninal, alors qu'Ursula Hesse von den Steinen révèle sans complexe les facettes les plus monstrueuses d'Annina.
Et dans le rôle du jeune chanteur, Galeano Salas délivre une puissance impressionnante richement colorée et tout à fait inattendue.
Ulrich Reß et Serge Dorny
Après un hommage rendu au début de la représentation à Stefan Soltesz, chef d'orchestre disparu soudainement 2 jours auparavant au cours d'une représentation de 'La femme silencieuse', Serge Dorny a ensuite salué Ulrich Reß (Valzacchi) à l'issue du spectacle pour ses 43 ans de carrière et ses 38 ans de présence au sein du Bayerische Staatsoper.
Le chanteur augsbourgeois, reconnu pour son engagement à défendre nombre de petits rôles, et parfois des personnages plus importants, prend sa retraite ce soir sous d'enthousiastes applaudissements, mais il continuera à se produire prochainement en tant qu'artiste invité.
Académie de l'Opéra d'État de Bavière
Concert du 23 mai 2022
Bayerische Staatsoper
Krzysztof Penderecki (1933 - 2020) Concerto pour violoncelle et orchestre Nr. 2 (11 janvier 1983 - Philharmonie de Berlin) Igor Stravinsky (1882 - 1971) Petrouchka (13 juin 1911 - Théâtre du Châtelet)
Direction musicale Vladimir Jurowski
Violoncelle Jakob Spahn Bayerisches Staatsorchester
Pour le sixième et dernier concert de la saison de l'Académie du Bayerisches Staatsorchester, Vladimir Jurowski présente en première partie de soirée une œuvre de Krzysztof Penderecki, afin de préparer les esprits à l'ouverture du Festival d'opéras 2022 de Munich attendue le 27 juin prochain. En effet, ce jour là, le premier opéra du compositeur polonais, 'Die Teufel von Lundun', composé originellement pour la scène de Hambourg en 1969, sera révélé au public munichois dans une nouvelle production de Simon Stone.
Jakob Spahn
La pièce choisie ce soir, 'Le concerto pour violoncelle et orchestre n°2', permet ainsi de se familiariser avec une écriture abstraite mais d'un grand polymorphisme de couleurs.
Après une longue introduction à l'œuvre de Penderecki qui montre combien Vladimir Jurowski est un orateur charismatique, c'est d'abord à un néoclassicisme surprenant qu'il nous convie pour entendre trois pièces basées sur la musique du film 'The Saragossa Manuscript'. S'apprécient ici aussi bien la dextérité filée de l'orchestre que le style pastiche de Penderecki - ce dernier se permet même une réminiscence du célèbre thème de la 9e symphonie de Beethoven-, et après ce moment d'identification du musicien à l'univers du cinéma, le concerto est interprété avec une clarté qui frappe d'emblée.
Car loin de privilégier un tranchant angoissant et des textures écorchées dignes des ambiances de thrillers les plus épouvantables, Vladimir Jurowski met en valeur le lustre et la chaleur naturelle de l'orchestre pour magnifier les dégradés lancinants et progressivement dissonants des violons, réaliser avec les ensembles de percussions et les bois des transitions d'une fascinante tonicité de geste et d'une souplesse allante, et fait ressortir la densité sombre et précieuse des cordes graves en nous entraînant fortement vers l'univers d'un autre compositeur, Dimitri Chostakovitch.
Jakob Spahn et Vladimir Jurowski
Et le violoncelle de Jakob Spahn, soliste du Bayerische Staatsorchester depuis une décennie, se fond dans l'ensemble orchestral en teintant ses incises d'une patine soyeuse non dénuée d'agressivité qui décrit un caractère à l'affût sans verser vers les déchirures de l'âme les plus violentes pour autant. Il en ressort une interprétation d'une très grande agilité et d'une respiration vivement pulsée où même les emportements des vents arrivent, à un moment donné, à évoquer un envol d'oiseaux sauvages d'un splendide vrombrissement naturaliste.
C'est à se demander s'il n'y a pas à travers ce rendu sonore d'une impeccable plastique un intense désir de séduire l'auditoire afin qu'il appréhende prochainement au mieux un opéra dont le titre ténébreux pourrait d'avance l'impressionner.
Sur le même modèle de présentation, la seconde partie du programme est dédiée à Igor Stravinsky. Les Variations 'Aldous Huxley in memoriam', pièce de 5 minutes composée pour rendre hommage à l'écrivain britannique Aldous Huxley mort en novembre 1963, permettent de découvrir l'inventivité du compositeur dans l'emploi de techniques sérielles pour décrire des structures sonores étranges et futuristes.
Vladimir Jurowski
Puis, le temps que l'orchestre retrouve son effectif maximal, c'est avec un sens du rythme chaloupé parfaitement bien réglé que Vladimir Jurowski entraîne les musiciens dans une course haletante, garant de l'excellente définition du son afin de faire de cette interprétation de 'Petrouchka' une démonstration de cohésion malgré les accélérations revigorantes et les cadences multiples des différentes sections d'instruments. Ce sentiment d'assurance dans la conduite d'une agitation joyeuse et foisonnante a véritablement une force qui induit aussi un fort sentiment de sérénité.
Boris Godounov (Modeste Moussorgski) Version originale de 1869 Répétition générale du 01 juin et représentation du 07 juin 2018 Opéra Bastille Boris Godounov Ildar Abdrazakov / Alexander Tsymbalyuk (13 juin - 9 juillet) Fiodor Evdokia Malevskaya Xenia Ruzan Mantashyan La nourrice Alexandra Durseneva Le prince Chouiski Maxim Paster Andrei Chtchelkalov Boris Pinkhasovich Pimène Ain Anger Grigori Otrepiev Dmitry Golovnin Varlaam Evgeny Nikitin Missaïl Peter Bronder L'aubergiste Elena Manistina L'innocent Vasily Efimov Mitioukha Mikhail Timoshenko Un officier de police Maxim Mikhailov Un boyard, voix dans la foule Luca Sannai
Direction musicale Vladimir Jurowski / Damian IorioIldar Abdrazakov (Boris Godounov) Mise en scène Ivo van Hove Dramaturgie Jan Vandenhouwe Nouvelle production
On pourrait presque parler d’entrée au répertoire pour la première version originale de Boris Godounov que composa Modeste Moussorgski d’octobre 1868 à décembre 1869, si l’Opéra de Paris n’avait accueilli à la salle Favart il y a tout juste 30 ans, en avril 1988, la production du Théâtre Estonia de Tallin / URSS venue jouer cette version dans la continuité des représentations de la seconde version originale de 1872 qui était reprise à Garnier dans la mise en scène de Petrika Ionesco.
Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)
En effet, la reconnaissance de la première version, qui ne comprend ni acte polonais, ni tableau de la révolte dans la clairière de Kromy, ne s’est affirmée que depuis la dernière partie du XXe siècle.
Totalement centrée sur l’âme intérieure du Tsar, elle tire sa noirceur âpre des monologues étendus de Boris, des récits complets de Pimène et Chtchelkalov, de la scène de cathédrale Saint-Basile propre à cette version, et de son orchestration qui privilégie les tonalités sombres.
Scène du couronnement
Mais le chef-d’œuvre de Moussorsgki, toutes versions confondues* – que ce soit la version de 1872 révisée par Rimski-Korsakov, la plus répandue, ou bien la version réunissant celles de 1869 & 1872 réorchestrées par Chostakovitch et jouée à Garnier en 1980 -, est aussi un des rares ouvrages à s’être constamment maintenu parmi les 30 opéras les plus représentés à l’Opéra, depuis son entrée au répertoire et l’interprétation de la troupe du Bolchoï invitée par Diaghilev en mai 1908.
Ildar Abdrazakov (Boris Godounov) et Ruzan Mantashyan (Xenia)
C’est pourquoi cette nouvelle production de Boris Godounov est un évènement dans l’histoire de l’institution parisienne, car elle consacre 110 ans d’immuable fidélité et reconnaissance de la part du public.
Et elle trouve en Ivo van Hove, metteur en scène pour lequel l’œuvre de Shakespeare est centrale, une vision qui respecte l’économie de moyens qui distingue l’écriture de Moussorgski, tout en privilégiant le naturel et le sens du geste théâtral non seulement des solistes mais également des ensembles de chœurs.
Evgeny Nikitin (Varlaam), Elena Manistina (L'aubergiste) et Peter Bronder (Missaïl)
Un escalier pour seul décor s’enfonce sous terre et remonte à mis hauteur de scène, tout en dressant une perspective en diagonale qui laisse imaginer une montée depuis un point de départ situé à l’infini dans le temps. Un large écran flanqué de deux miroirs surmonte ce symbole d’accession au pouvoir, et y défilent les visages du peuple et de sa jeunesse, des scènes de paysages désolées, et les images mentales torturées du Tsar.
Les réflexions des vidéos donnent ainsi un effet d'immensité qui, pourtant, ne distrait jamais du jeu des chanteurs.
Scène du couronnement
L’ascension seule et solennelle de cet escalier sur la musique du couronnement, bien qu’en apparence simple, est par ailleurs profondément prégnante.
Quelques symboles aristocratiques, couronne et sceptre impériaux, sont utilisés, mais Boris, tout comme sa cour et la Douma, est représenté en habits contemporains, sobres et dignes, permettant une identification immédiate au monde politique d’aujourd’hui.
Tous incarnent une classe sociale privilégiée et supérieure qui craint d’être renversée.
Evdokia Malevskaya (Fiodor) et Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)
Le peuple, lui, est habillé en tenue de tous les jours, et représente une catégorie plus large soumise à ses préoccupations quotidiennes et qui ne peut s’identifier aux régnants.
Il s’agit ici d’une véritable invitation à entrer dans l’âme de chaque protagoniste, afin de permettre à chacun de se projeter dans les motivations du peuple comme dans les convulsions intérieures d’un homme qui se sait différent et choisi pour diriger, mais qui est aussi hanté par le crime qu’il a commis.
Scène populaire
Cette vision évoque immédiatement celle qu’avait matérialisé en 2006 Johan Simons sur la scène Bastille pour Simon Boccanegra, mais ici la réalisation est plus aboutie, mieux ancrée dans l’architecture et les couleurs du lieu, ainsi que la tonalité de la musique.
Et un tel univers, austère et sans joie, dégage une monotonie sans espoir, mais quelle force surgit du chant des chœurs, et quelle mise évidence de la solitude de chacun, quelle que soit sa fonction !
La nature sanglante des cycles du pouvoir qui s'enchaînent est cependant montrée qu'avec retenue au cours du dernier tableau, et uniquement par des gros plans vidéos qui accentuent surtout le poids de la culpabilité de Boris. L’usurpateur Grigori n'a alors plus qu'à réapparaître avec la foule pour commettre un crime identique en assassinant Fiodor.
Vasily Efimov (L'Innocent)
Et en réunissant une quinzaine de solistes venus de l’Est, de Moscou, St Pétersbourg, d’Ukraine et d’Estonie, et même d’Arménie, ayant tous un caractère vocal qui leur est propre, le drame se vivifie d’un engouement fascinant pour des voix qui touchent au plus vrai des aspirations humaines.
Ainsi, même s’il peut paraître trop conforme à l’image d’un vagabond, à genoux, sale et à demi-nu, l’Innocent de Vasily Efimov délie un sens de la déclamation dramatique saisissant, une force de caractère à la fois lunaire et présente plus proche de la volonté douloureuse que de la plainte impuissante. Et il joue pleinement avec les respirations de son corps tel une bête mise à nue.
Maxim Paster (Le Prince Chouïski)
Parfaitement reconnaissable dans les rôles de ténors dominants et manipulateurs, Maxim Paster maintient constamment une allure doctorale au Prince Chouïski, diction précise, loin de toute caricature, et timbre empreint d’une subtile langueur caressante.
Et, figuré en looser parti de rien, l’allure d’un être désœuvré qui cherche à se construire, le Grigori de Dmitry Golovnin se révèle torturé, d’une voix jeune mais qui porte en elle une dureté qui dessine un portrait souffrant.
Cette maturité et le fantastique rayonnement vocal de cet artiste tranchent avec l’image que l'on peut avoir d’un jeune homme séducteur et naïf qui doit tout apprendre de la vie.
Dmitry Golovnin (Grigori) et Ain Anger (Pimène)
Grande figure noble et adoucie malgré les vicissitudes du temps qu’il évoque, le Moine Pimène d’Ain Anger est le parfait mélange idéalisé d’autorité et d’humanité tant la perfection du tissu vocal et une certaine clarté ne trahissent aucune altération.
Il respire la jeunesse, et cette magnificence impressionnante crée un contraste avec d’autres interprétations plus sombres mais parfois aussi plus uniformes.
Boris Pinkhasovitch (Chtchelkalov)
Dans la même lignée, Boris Pinkhasovitch qui, comme Ain Anger, dispose d’une intervention supplémentaire par rapport à la version originale de 1872, interprète un splendide Chtchelkalov, une force aristocratique d’une ampleur fantastique enrichie d’un timbre fort émouvant. C’est véritablement un caractère qui compte dans cette version.
Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)
Ildar Abdrazakov, avec ce goût pour la violence dissimulée sous une apparente fausse patience, fait revivre un Boris finalement assez jeune – nous sommes loin d’assister à un affrontement entre personnalités monstrueuses et hors du temps – riche de noirceur et naturellement doté d’un charisme scénique qui créé spontanément une attache sympathique avec le spectateur.
Impulsif, plus que terrassé par le remords, sa verve vitale dépeint un caractère aussi bien ambitieux qu'immature, ce qui, quelque part, rend probablement plus accessible un rapport d’identification entre son rôle et l’auditeur.
Alexander Tsymbalyuk (Boris Godounov) et Luca Sannai (Un Boyard) - Répétition générale
Il ne faudra pas manquer l’interprétation d’Alexander Tsymbalyuk, prévue pour deux soirs seulement, plus sensible dans les rapports de tendresse avec ses enfants, et dont l’écart entre la jeunesse et la noblesse de chant est encore plus marqué.
Parmi les personnages secondaires, Maxim Mikhailov fait éclater l’autoritarisme de l’officier de police avec une puissance imparable, Evgeny Nikitin se plie avec joie au personnage bouffe de Warlaam, ce qui lui permet de s’éloigner pour un temps du personnage maléfique de Klingsor qui lui colle tant à la peau, et Mikhail Timoshenko, élève de l’Académie, offre généreusement sa fraîcheur au personnage populaire de Mitioukha.
Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)
Son rôle est très court, mais quelle coulée somptueuse et chaleureuse dans le chant de Ruzan Mantashyan, la fille de Boris, alors qu’Elena Manistina montre qu’elle n’a rien perdu de sa fierté et de son authenticité dans la scène de l’auberge.
Le timbre étrange, et pourtant signifiant, d’Evdokia Malevshaya rend finalement le fils de Boris, Fiodor, complètement insaisissable.
Elena Manistina (L'aubergiste)
Et les chœurs, terriblement survoltés comme pour créer un choc brutal au public lorsque le peuple demande désespérément du pain aux Boyards, une puissance phénoménale et charnelle inoubliable, traduisent également finement les soupirs éthérés et spirituels du peuple évanoui dans les coulisses.
Quant au chœur des enfants qui harcèle l’Innocent, il paraît plutôt sage, alors qu'il pourrait exprimer encore plus de cruauté et montrer ce qu’il y a de démoniaque dans une jeunesse livrée à elle même.
Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)
Pour embrasser et canaliser cette énergie humaine dans sa totalité, Vladimir Jurowski exalte le panache d'une partition née du génie de Modeste Moussorgski en une seule année, une fugacité surprenante, une maitrise des coups d’éclats volcaniques et spectaculaires qui n’écrasent ni le son de l’orchestre ni l’impact des solistes et qui, au contraire, s’en trouvent galvanisés.
Effets glaçants, ombres vivantes au corps dense et fluide, sa lecture svelte donne de l’élan et une modernité à la partition qui ne font en aucun cas regretter la seconde version et ses révisions, car on se sent entièrement pris dans une autre œuvre qui porte un regard direct sur l’intériorité d’un homme au destin proche des grands héros tragiques et shakespeariens.
Vladimir Jurowski et le London Philharmonic Orchestra
Concert du 12 décembre 2008 au Théâtre des Champs Elysées
Brahms : Concerto pour piano et orchestre n° 2 en si bémol majeur op. 83 Tchaïkovski : Symphonie n° 6 en si mineur op. 74 « Pathétique »
Vladimir Jurowski, direction Nicholas Angelich, piano
Il arrive qu’un concert déconcerte et finalement déçoive, la « Romantique » de Bruckner menée triomphalement par Mariss Jansons, comme s’il dirigeait une machine de guerre, en est un récent exemple.
Et parfois la rencontre avec un moment d’unité se produit, sans trop saisir si cela provient autant de l’état d’esprit que du style interprétatif.
Cela se caractérise ici par les images mentales qui se forment sur les élans sensuels de l’orchestre dès le premier mouvement du concerto, le piano ferme de Nicholas Angelich créant une opposition presque terre à terre.
Passé les exacerbations de l’allegro, le toucher du clavier s’allie aux effleurements du violoncelle et à l’ampleur des ondoyances des cordes pour sublimer ce moment contemplatif en sensations lascives.
Dans la même veine, mais cette fois avec les reflets métalliques des cuivres qui s‘immiscent sans saturer la formation, on imagine dans l’ultime symphonie de Tchaïkovski un cœur noir qui éclate, une fureur qui s’extériorise à outrance.
A l’opposé, l’allegro vivace revient à un maniérisme presque maniaque et joueur, le regard ne décrochant pas des mains de Vladimir Jurowski.
De quoi sortir du théâtre pensif et complétement sonné.