Histoire de l'Opéra, vie culturelle parisienne et ailleurs, et évènements astronomiques. Comptes rendus de spectacles de l'Opéra National de Paris, de théâtres parisiens (Châtelet, Champs Élysées, Odéon ...), des opéras en province (Rouen, Strasbourg, Lyon ...) et à l'étranger (Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne, Angleterre...).
Elektra (Richard Strauss – Dresde, le 25 janvier 1909)
Représentation du 30 juin 2024 Münchner Opernfestspiele 2024 Bayerische Staatsoper
Klytämnestra Violeta Urmana
Elektra Elena Pankratova
Chrysothemis Vida Miknevičiūtė
Aegisth John Daszak
Orest Károly Szemerédy
Der Pfleger des Orest Bálint Szabó
Die Vertraute Natalie Lewis
Die Schleppträgerin Seonwoo Lee
Ein junger Diener Kevin Conners
Ein alter Diener Martin Snell
Direction musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Herbert Wernicke (1997)
Créée le 27 octobre 1997 au Bayerische Staatsoper, et reprise plusieurs fois au Festival de Baden-Baden où fut enregistré un DVD en 2010, la production d'’Elektra’ dans la mise en scène d’Herbert Wernicke (1946-2002) est un très bel exemple de lecture universelle d’une œuvre qui marque la première collaboration entre Richard Strauss et le dramaturge Hugo von Hofmannsthal.
Violeta Urmana (Klytämnestra)
Le décor sépare en deux l’espace d’avant scène de la scène centrale par un immense panneau rectangulaire frontal et incliné pouvant pivoter sur lui même pour révéler le grand escalier du palais mycénien édifié en arrière plan.
La symbolique des couleurs des costumes est très explicite également, le blanc pour la virginité et l’aspiration au mariage de Chrysothemis, le noir pour la nature dépressive et vindicative d’Elektra, le rouge pour la puissance sexuelle et la nature criminelle de Klytämnestra.
Les lumières qui filtrent le long des arêtes du mur mobile central prennent également des teintes qui s’alignent sur les intentions en jeu, le tout dégageant une épure fort lisible.
Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis)
Elektra rumine ses pensées sur une estrade en bois où elle pourra planter sa hache au moment du meurtre du couple royal, et lorsque Orest apparaît depuis la loge située côté jardin pour rejoindre ensuite sa sœur, le temps qu’il prend à ajuster le manteau royal abandonné par sa mère, et que Chrysothemis avait refusé de porter au grand dam d’Elektra, laisse transparaître le conflit intérieur du jeune homme entre lien de parenté, envie de vengeance, conscience du mal et ambition personnelle.
Les meurtres respectifs des amants se dérouleront derrière les murs, et alors que nous assistons à l’avènement d’Orest, Elektra met fin à ses jours. Un nouvel ordre est établi.
Elena Pankratova (Elektra)
Le jeu d’acteur reste très sobre, mais Vida Miknevičiūtė offre une jeunesse irradiante à Chrysothémis qui lui vaudra un immense succès au rideau final. La soprano lituanienne possède en effet une projection perçante mais sans dureté avec une très grande solidité de moyen qui exprime une forme d’idéalisme adolescent qui gagne facilement les cœurs.
Károly Szemerédy (Orest)
Sa compatriote, Violeta Urmana, dresse une stature impériale de Klytämnestra, pouvant compter sur une opulence de timbre fascinante, un galbe des graves d’un luxe d’ébène, et un profil des aigus vrillé et très maîtrisé. Son visage et sa gestuelle très expressifs lui donnent dorénavant une force théâtrale saisissante, et ses inflexions vocales tranchées taillent les moindres reliefs de ce caractère prêt à s’effondrer aux pieds de sa fille sous le poids de la culpabilité, avant que la fausse nouvelle de la mort d’Orest ne lui redonne l’espoir de croire qu’elle ne subira aucun châtiment.
C’est toujours un émerveillement de voir comment le talent de cette grande artiste traverse le temps avec une telle densité.
Violeta Urmana (Klytämnestra)
L’ensemble de la distribution présente ce soir ayant déjà été réunie dans cette même production en novembre 2022, Elena Pankratova reprend donc le rôle d’Elektra, et si la puissance de ses aigus et sa longueur de souffle restent mesurées, son chant offre un lyrisme travaillé de fines nuances assez rare dans ce rôle où nombre d’interprètes chargent habituellement l’héroïne de raucités pour en traduire l’animalité blessée. Rien de tout cela ici, c’est la dignité dans la douleur qui est dépeinte avec une certaine douceur, pourrait on dire.
Impressionnant par sa stature inaltérable, Károly Szemerédy est un formidable Orest, doué d’une ligne vocale bellement homogène et de grande classe, et John Daszak décrit un Aegisth avec de l’éclat mais aussi une certaine mesure attendrissante.
Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis), Károly Szemerédy (Orest) et John Daszak (Aegisth)
Mais quel plaisir d'entendre dans cette salle la violence feutrée et la noirceur tristanesque de l’orchestre de l’Opéra de Bavière sous la conduite de Vladimir Jurowski! Ce son fantastiquement noir, d'une noblesse dispendieuse, enveloppe l’auditeur d’une plénitude fabuleuse, et de la fusion des timbres des cordes et des cuivres découle une lave d’une malléabilité fluide et sidérante par la manière dont des traits ardents, des lames rutilantes et clinquantes se cristallisent d’un coup sans altération de leur éclat. L’agilité des musiciens permet de maintenir un excellent rythme théâtralisant avec toutefois un niveau de contrôle qui évite les débordements excessifs, y compris dans les attaques sauvages toujours d’une nette précision.
Vida Miknevičiūtė, Elena Pankratova, Károly Szemerédy, Violeta Urmana, John Daszak et Vladimir Jurowski
Une interprétation magnifique à tous les niveaux, qui laisse de côté une vision par trop horrifique, pour raconter cette histoire de vengeance familiale à travers une intense somptuosité narrative.
Vida Miknevičiūtė, Elena Pankratova et Violeta Urmana
Turandot (Giacomo Puccini - 1926)
Pré-générale du 29 novembre et représentations du 04 et 19 décembre 2021
Opéra Bastille
Turandot Elena Pankratova
Liu Guanqun Yu
Calaf Gwyn Hughes Jones
Timur Vitalij Kowaljow
L’Empereur Altoum Carlo Bossi
Ping Alessio Arduini
Pang Jinxu Xiahou
Pong Matthew Newlin
Un Mandarin Bogdan Talos
Direction musicale Gustavo Dudamel
Mise en scène Robert Wilson (2018) Coproduction Canadian Opera Company de Toronto, Théâtre National de Lituanie, Houston Grand Opera, Teatro Real de Madrid
Dernier opéra de Giacomo Puccini, Turandot connut 36 représentations à l’opéra Bastille entre le 22 septembre 1997 et le 30 décembre 2002, puis disparut durablement pendant près de 20 ans.
L’œuvre est un pilier du répertoire des plusieurs grandes institutions internationales, le MET de New-York, le Royal Opera House Covent-Garden de Londres, La Scala de Milan, où elle fait partie des 10 titres les plus joués au point d’être considérée comme un symbole de l’opéra traditionnel pour grandes stars, tout en constituant une transition vers la musique du XXe siècle.
Avec la reprise de la production que Robert Wilson présenta au Teatro Real de Madrid en décembre 2018, puis à Vilnius et à la Canadian Opera Company de Toronto en 2019, Turandot revient au répertoire de l’Opéra de Paris parmi les 50 ouvrages les plus représentés depuis l’ère Liebermann, et trouve sur la scène Bastille un vaste espace et une qualité de profondeur des effets lumineux, un élément si important du travail du metteur en scène américain, qui renforcent la beauté de l’alliage de la scénographie aux lumières de l’orchestre.
Bogdan Talos (Un Mandarin)
Très peu d’éléments de décors interviennent, sinon quelques panneaux coulissants sombres en ouverture pour imager les remparts de la cité et le tumulte intérieur et extérieur de la foule, quelques arbres stylisés un peu plus loin, et un promontoire où apparaît Turandot sous un éclairage intensifiant les teintes rougeoyantes de son costume au moment du sacrifice d’un de ses prétendants. Tout est dans la valeur impressive de l’univers visuel bleu, de ses changements de contrastes, du sentiment de lire dans une forme lumineuse centrale qui s’élargit ou s’atténue les contractions du cœur des protagonistes. La vidéo est utilisée au second acte pour faire disparaître l’horizon et resserrer l’ambiance sur la toile venimeuse qui risque de s’abattre sur Calaf s’il ne résout pas les énigmes.
Guanqun Yu (Liu) et Vitalij Kowaljow (Timur)
Il y a une beauté glacée magnifique dans ce spectacle qui s’appuie sur des postures statiques et qui expriment en même temps une grande force. Robert Wilson montre ainsi comment on peut transmettre de l’énergie par des poses expressives très bien calculées. A cela s’ajoutent des costumes noir et blanc aux coupes saillantes – les gardes accompagnant le prince condamné profilés par leurs arcs sont absolument splendides -, des maquillages élaborés, et le refus de tout orientalisme surchargé de mauvais goût comme dans les productions inutilement lourdes du MET ou des Arènes de Vérone.
Hyun-Jong Roh (Le Prince de Perse)
Par ailleurs, tout mélo-dramatisme larmoyant facile est évité, et la dignité de l’ensemble des personnages, principaux ou secondaires, est ainsi magnifiée.
Une véritable mise en valeur de la musique de Puccini s’opère d’emblée, et la rencontre avec la direction de Gustavo Dudamel est fascinante à entendre. Le nouveau directeur musical de l’Opéra de Paris crée une tension inflexible striée d’un tranchant incisif qui ne cherche pas à amortir doucereusement le caractère minéral de la partition, et en même temps dépeint des étendues irrésistiblement célestes avec un déploiement d’illuminations intenses qui évoquent un infini inaccessible (à l'image de ce trait de flûte sidéral qu'il fait entendre si mystérieusement).
Il nous fait ainsi voyager dans un univers sonore qui tisse par moment des liens avec les grandes orchestrations de Richard Strauss (impossible de ne pas songer à la La femme sans ombre) ou de Richard Wagner et son Ring.
Elena Pankratova (Turandot)
Ce travail sur l’exacerbation du métal des cordes, la dynamique serrée des percussions et la fusion des timbres d’où émane une grande clarté avec une précision d’orfèvre, pousse très loin un travail esthétisant doué d’une implacable subtilité dans le geste théâtral. Et la modernité de cette lecture réserve aussi des images tellement fortes par la célérité des défilements de couleurs que l’on pourrait se croire porté dans un film d’anticipation.
La variété des ensembles de chœurs est un autre élément important de l’ouvrage, et cette production fait vivre des résonances très différentes, chœur d’enfants invisible qui s’exprime de manière feutrée en marge de la scène, chœur adulte impactant en ligne frontale, chœur relégué en coulisse pour créer un effet spatialisant éthéré et diffus, tout en respectant l’équilibre avec le tissu orchestral.
Alessio Arduini (Ping), Jinxu Xiahou (Pang), Matthew Newlin (Pong) et Gwyn Hughes Jones (Calaf)
Pour interpréter ce drame, les solistes réunis forment des portraits incarnés qui servent une histoire très bien racontée car elle montre intérieurement ce qui se produit entre eux.
Gwyn Hughes Jones n’est pas un inconnu à l’opéra Bastille, car il y interprétait en mai 1997 le rôle d’Ismaël dans Nabucco, un autre grand standard italien absent de cette scène depuis 20 ans.
Il n’a pas du tout la massivité d’un Eyvazov, Berti ou Alvarez, mais il a une excellente tenue de souffle, une projection très focalisée, un timbre coloré dans le médium mais qui s’affine sensiblement dans les aigus, qui dépeignent un Calaf anti-héros, humble, humain et serein à la fois, qui vient résoudre avec son intelligence les énigmes de Turandot. Et une fois ces épreuves résolues et un « Nessun dorma » chanté très naturellement, il peut alors se retirer en ayant fendu l’armure de la princesse que symbolise cette incision de lumière dans un ciel rouge sang, de cœur et de violence, à la toute fin.
L’histoire racontée ainsi s’achève sur l’image d’une Turandot vaincue de l’intérieur et pétrifiée.
Guanqun Yu (Liu)
Elena Pankratova, une habituée des scènes berlinoise, munichoise et de Bayreuth, fait enfin ses débuts à l’Opéra de Paris. Parfaitement de glace, les traits de sa Turandot sévère ont des qualités de souplesse et des couleurs de crème plutôt claires, et si certains aigus peuvent tressaillir, d’autres se libèrent avec éclat. Le portrait reste tout de même assez anguleux mais bien vaillant.
Comme très souvent, c’est le personnage attachant de Liu qui emporte les cœurs, et Guanqun Yu lui offre un chant d’un très beau rayonnement, soutenu avec une finesse extrême, parfaitement à l’aise avec la gestuelle de Robert Wilson.
Une joie évidente émane de son visage ce qui change des Liu trop affligées, ce qui sera parfaitement reconnu au rideau final, de la même manière que l’humaine stature et l’harmonie solide et autoritaire de Vitalij Kowaljow valent à Timur et son allure mortifère une dimension d’une impressionnante profondeur.
Gustavo Dudamel, Gwyn Hughes Jones, Guanqun Yu et Vitalij Kowaljow
Le Mandarin de Bogdan Talos ne manque pas, lui aussi, de noblesse et de droiture, et Carlo Bossi a toujours le don de donner beaucoup d’impact impartial à ses incarnations, et à l’empereur en particulier ce soir.
Enfin, le trio Ping, Pang et Pong a été révisé par rapport aux représentations de Madrid, car leurs costumes exotiques ont été troqués avec des complets sombres qui les transforment en croque-morts fervents adeptes de l’humour noir. Alessio Arduini,Jinxu Xiahou, Matthew Newlin se sortent remarquablement bien du jeu loufoque et bondissant que leur imposent nombre de dodelinements comiques, le premier ayant un volume vocal un peu plus confidentiel mais un timbre fumé très agréable, le second se révélant le plus percutant, et le troisième doué de la meilleure agilité physique.
Elena Pankratova, Robert Wilson et Ching-Lien Wu
A peine les lumières finales éteintes, une clameur suivie d’une standing ovation au parterre s’élève, ce qui traduit la force de la prégnance musicale et visuelle de ce spectacle, d'un niveau très supérieur aux productions kitsch toujours en vigueur à travers le monde, qui repose sur un socle orchestral et scénique fort, auxquelles les voix lyriques apportent une crédibilité dramaturgique attachante.
Lohengrin (Richard Wagner)
Représentation du 29 juillet 2019
Bayreuther Festspiele
Lohengrin Klaus Florian Vogt
Heinrich der Vogler Georg Zeppenfeld
Elsa von Brabant Annette Dasch
Friedrich von Telramund Tomas Konieczny
Ortrud Elena Pankratova
Der Heerrufer des Königs Egils Silins
Direction musicale Christian Thielemann
Mise en scène Yuval Sharon (2018)
Décors et costumes Neo Rauch et Rosa Loy
Annette Dasch (Elsa)
La reprise de Lohengrin dans la mise en scène de Yuval Sharon et les décors et costumes de Neo Rauch et Rosa Loy réservait une surprise en ce lundi 29 juillet 2019, car il s’agissait du seul soir où Annette Dasch revenait sur la scène du Festival de Bayreuth, quatre ans après sa dernière interprétation d’Elsa auprès de Klaus Florian Vogt dans la dernière reprise de la production de Hans Neuenfels.
Leurs retrouvailles complices dans un spectacle qui n’a ni force de direction d’acteurs, ni force dramaturgique, n’a donc fait que surligner le sens insipide de cette production tout en bleu et zébrée, de temps en temps, de grands arcs lumineux électriques.
Elena Pankratova (Ortrud) - Photo Enrico Nawrath
L’arrivée de Klaus Florian Vogt est splendide de pureté, chaque année passée renforçant l’extraordinaire clarté de son timbre surnaturel doué d’une puissance d’émission prodigieuse, un phrasé accrocheur, un sens de l’intonation et une éloquence si parfaite que la sincérité qu’il exprime atteint un retentissement qui peut toucher chacun au plus profond de soi.
La direction scénique et les maquillages en réduisent malheureusement les particularités physiques et visuelles, excepté au deuxième acte qui lui redonne une flamboyance en phase avec la magnificence de son chant, et pour le retrouver dans un personnage qui le valorise mieux, d’aucun pourra assister àDie Meistersinger von Nürnbergjoué en alternance au festival, et parfois le jour suivant une représentation de Lohengrin.
Elena Pankratova et Klaus Florian Vogt
Annette Dasch, avec son regard d’enfant éperdue d’un autre monde et son humanité si poignante et dramatique, a une voix nettement plus charnelle, une certaine résistance dans les phases de transition entre haut médium et aigu, mais son sens de l’incarnation révoltée, la sensibilité à fleur de peau qu’elle fait ressentir et l’excellente projection de son timbre d’une sensuelle féminité facilement identifiable, lui permettent de dépeindre une personnalité entière d’une grande force de caractère.
Ayant visiblement surmonté sa déception de l’année dernière vis-à-vis de la mise en scène qui l’étrique considérablement, Tomas Konieczny a retrouvé le moral et s’investit totalement dans les noirceurs vengeresses du langage sans détour de Telramund, une densité d’expression et une massivité du galbe vocal qui portent son incarnation avec un panache rendant son authenticité convaincante.
Annette Dasch
Il est ainsi appuyé cette année par Elena Pankratova, dont la chaleur et la sensualité noir-cerise de ses vibrations gorgées d’un moelleux maternel évoquent beaucoup plus la Vénus de Tannhäuser ou bien la Kundry séductrice de Parsifal, que la dureté calculatrice et désexualisée d’Ortrud. Mais sans le sens de la sauvagerie et de l’incisivité de Waltraud Meier, elle ne peut dépasser les limites et les ombres excessives dans laquelle, particulièrement au début du second acte, elle est plongée par le dispositif scénique qui invite surtout à la contemplation des peintures évocatrices et subconscientes de Neo Rauch.
Et c’est avec la même solidité vocale chargée du poids du passé que Georg Zeppenfeld imprime une autorité naturelle à Heinrich der Vogler, un personnage central dont il défend la noblesse et l’impact sur la cour avec une indéfectible dignité.
Le Festspielhaus
Aux commandes d’un orchestre fabuleux de précision et de malléabilité, Christian Thieleman réussit magistralement à pallier aux déficiences scéniques, créant des ondes de cordes brillantes et métalliques qui s’entrecroisent dans de grands mouvements torsadés où les patines des cuivres se mêlent d’un magnifique étincellement qui dramatise l’action, et qui subliment d'autant les vertus feutrées et mélancoliques du chœur. Une très grande interprétation qui vaut d’être entendue dans l’acoustique inimitable du Festspielhaus.
Parsifal (Richard Wagner) Représentation du 01 août 2018 Bayreuth Festspiele
Amfortas Thomas Johannes Mayer Titurel Tobias Kehrer Gurnemanz Günther Groissböck Parsifal Andreas Schager Klingsor Derek Welton Kundry Elena Pankratova
Direction musicale Semyon Bychkov Mise en scène Uwe Eric Laufenberg (2016)
Thomas Johannes Mayer (Amfortas) - photo E. Nawrath
La troisième série de Parsifal dans l'interprétation de Uwe Eric Laufenberg marque les débuts à Bayreuth de Semyon Bychkov, ancien directeur musical de l'Orchestre de Paris dans les années 90 et nouveau directeur du Philharmonique Tchèque à partir d'octobre 2018.
Invité à deux reprises à l'opéra Bastille sous la direction de Gerard Mortier pour conduire UnBallo in Maschera et Tristan und Isolde, il avait séduit pas sa manière d'instiller à la musique une verve passionnée et romantique évoquant les grands tableaux orchestraux slaves.
Dans la fosse obscure du Festspielhaus, il recouvre dès l'ouverture ce sens de l'épaisseur coulante qui se nourrit de la texture des cordes, pour soulever de grands mouvements majestueux et fluides qui obscurcissent d'emblée le climat musical. L'éclat des cuivres n'en émerge que ponctuellement, dans les passages les plus spectaculaires, et l'équilibre entre imprégnation sonore, contraste des lignes des vents et attention aux chanteurs est constamment entretenu par un flux vif et brun.
Elena Pankratova (Kundry) et Andreas Schager (Parsifal) - photo E. Nawrath
Les chœurs y mêlent superbement la pureté de leur voile mélancolique dans les grandes évocations spirituelles, mais peuvent être également, dans la stupéfiante scène de la mort de Titurel, d'une force quasi-infernale absolument terrifiante.
Elle chante Kundry ici même depuis 2016, pourtant, jamais Elena Pankratova n'aura fait autant sensation que cette année. Dès le premier acte, où sa présence vocale est pourtant restreinte, elle fait entendre une noirceur animale qui glace le moindre silence de la salle, comme si elle recherchait le pouvoir de l'expression en un minimum de mots.
Au château de Klingsor, elle apparaît à nouveau dans son animalité la plus sombre, pour dépeindre à sa rencontre avec Parsifal une femme sensuelle au timbre légèrement vibrant noir-et-or, un débordement gorgé d'harmoniques, quasi-boudeur, qu'elle embaume de sa présence charnelle tout en réussissant les effets de surprise que ses aigus lancés avec une richesse de couleurs somptueuse rendent saisissants.
Elena Pankratova (Kundry) et Andreas Schager (Parsifal) - photo E. Nawrath
Face à elle, Andreas Schager peut paraître comme quelqu'un de plus primaire tant il domine par la puissance glorieuse et éclatante de son timbre incisif et quelque peu railleur, mais son Parsifal puissant et démonstratif, comme un enfant sûr de sa force, a aussi quelque chose de touchant, car une joie de vivre en émane à chaque instant.
Il est le premier grand soliste que l'on découvre au premier acte, Günther Groissböck, qui chantait deux mois auparavant Gurnemanz à l'opéra Bastille, se révèle fortement accrocheur par la manière, qu'on ne lui connaissait pas, d'incarner le doyen des chevaliers avec une subtile tonalité menaçante fort impactante. Son long discours l'impose comme un homme qui a conscience que la vie de sa communauté arrive à un moment clé, et, loin de se complaire dans la déploration, il fait ressentir au contraire la volonté de mettre en garde face à un péril certain.
Et Thomas Johannes Mayer, qui fait entendre quelques sons engorgés uniquement dans les premières mesures, libère très rapidement un jeu phénoménal, tressaillant et à l'article de la mort. Ce chanteur est un immense acteur doué aussi d'intonations humaines magnifiquement expressives, et son Amfortas prend des attitudes de bête blessée qui évoquent un lion sauvage, cerné et implorant avec une ampleur impressionnante la fin de son supplice.
Thomas Johannes Mayer (Amfortas) - photo E. Nawrath
Titurel grandement sonore par la voix autoritaire de Tobias Kehrer, Klingsor bien caractérisé de Derek Welton, avec on ne sait quoi de sympathique dans le geste malgré la violence du personnage, cette reprise de Parsifal vaut véritablement pour sa grande cohérence musicale et sa force expressive.
Bien entendu, la mise en scène de Uwe Eric Laufenberg ne peut faire oublier la réussite absolue du travail de Stefan Herheim dix ans plus tôt, mais les deux premières actes, dont les éclairages sont magnifiquement travaillés, clairs-obscurs de la scène du Graal, lumières chaleureuses de la scène de séduction de Kundry, transposent le livret avec une direction d'acteur fouillée, dans le contexte moyen-oriental d'aujourd'hui.
Et l'ouverture de la scène finale, qui invite à oublier les religions pour ne voir que la salle du Festpielhaus éclairée, conserve sa force naïve et plaisante.
Lohengrin (Richard Wagner) Représentation du 22 avril 2018 Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles
Heinrich der Vogler Gabor Bretz Lohengrin Éric Cutler Elsa von Brabant Ingela Brimberg Friedrich von Telramund Andrew Foster-Williams Ortrud Elena Pankratova Heerrufer Werner van Mechelen
Direction musicale Alain Altinoglu Mise en scène Olivier Py (2018) Coproduction Opera Australia, Capitole de Toulouse
Elena Pankratova (Ortrud)
Deuxième spectacle d'Olivier Py à La Monnaie de Bruxelles cette saison, quelques mois après un Dialogues des Carmélites encensé par le public, Lohengrin est également le quatrième opéra de Richard Wagner qu'il met en scène, un sujet qui lui permet de s’identifier à la condition de l’artiste comme ce fut le cas pour Le Vaisseau Fantôme et Tannhäuser.
Éric Cutler (Lohengrin), Elena Pankratova (Ortrud) et Andrew Foster-Williams (Telramund)
Et dans cette œuvre, ainsi qu'il le livre au public juste avant de débuter la représentation, le rapport de l'artiste au pouvoir l'intéresse tout particulièrement dans le contexte extrême de l'instrumentalisation du Romantisme Allemand par le National-Socialisme.
Il montre cela à partir d'un imposant décor de théâtre endommagé par les éclats des bombes qui s'abattirent pendant la Seconde Guerre mondiale, installation qui pivote sur un axe central afin de fluidifier l'enchaînement des différents tableaux, le chœur étant éclaté dans les multiples alcôves.
Plusieurs figures artistiques païennes récupérées par les Nazis, tel le Soleil noir inspiré de l'imagination mérovingienne, sont ostensiblement brandies au cours du spectacle.
Gabor Bretz (Heinrich der Vogler)
Les changements de configuration du plateau, les éclairages crépusculaires qui créent une opposition entre le monde sombre des hommes et une lumière céleste diffuse, les contrastes entre le blanc de la pureté et le noir des conspirateurs, évoquent la dichotomie claire qui imprègne le livret de Lohengrin.
Et si certains clichés ne sont pas évités – les toiles peintes représentant la nature idéalisée du romantisme -, l’aboutissement du second acte, qui s’ouvre sur un fond bleu-obscur de ville délabrée se recouvrant d’une pluie de cendres alors que le chœur célèbre l’alliance entre Lohengrin et Elsa, est d’une troublante beauté nocturne.
Éric Cutler (Lohengrin) et la pureté de l'artiste
Et Olivier Py décrit comment, dans un monde divisé par des luttes de pouvoir, un artiste brillant est appelé par une femme innocente, Elsa, afin d’insuffler à ce peuple une aspiration qui le relève de ses propres échecs, et lui permette de dépasser la violence de ses instincts naturels.
La scène du combat entre Lohengrin et Telramund à la fin du premier acte est d’ailleurs une des plus convaincantes interprétations jamais vue, car ce combat est mené de façon totalement intellectuelle par le Chevalier au cours d’une partie d’échecs avec son opposant, alors que ce sont les hommes qui s’affrontent en arrière-plan.
Et le geste de rage de Telramund qui renverse la table de jeu sur un coup de théâtre musical est d’un impact soudainement éloquent.
Éric Cutler (Lohengrin) et Ingela Brimberg (Elsa)
Lohengrin est ainsi présenté tout au long de l’opéra comme un être qui refuse toute violence physique, aucun geste brusque n'est porté vis-à-vis d’Elsa malgré sa curiosité maladive, mais qui doit fatalement y avoir recours au moment où Telramund tente de le tuer au milieu d’en ensemble de sculptures symbolisant l’imagination romantique du monde germanique.
Cet acte signe la souillure définitive de l’artiste au contact du monde humain, ainsi que son incompatibilité avec les luttes politiques – ce qu’Olivier Py signifie en lui faisant refuser tout un tas de couronnes au moment où il chante au dernier acte la gloire du Graal et de sa couronne divine -, et l’échec de son instrumentalisation.
Il ne peut donc rester dans ce monde incarné, et laisse avant de partir un jeune corps sans vie comme héritier du Brabant.
Elena Pankratova (Ortrud)
Le trait est sans doute appuyé et réducteur par rapport à tout ce que l’œuvre de Wagner contient en contradictions – on pourrait en effet porter un regard moins complaisant sur Lohengrin et montrer ce qu’il y a de tordu en Elsa dans ses marques de défiances -, mais ce traitement conflictuel qui renvoie finalement l’Art à lui-même laisse pensif et permet d’alimenter une réflexion en filigrane dans un temps qui va dépasser la simple durée du spectacle.
Et Olivier Py a de la chance, car il doit composer avec des interprètes, un chœur et un orchestre qui s’impliquent totalement dans cette vision théâtralement resserrée.
Le Roi Heinrich de Gabor Bretz a ainsi belle allure, un rayonnement et un relief vocal fermement dirigés, on croit même en l’ambition humaine de son personnage, et il est assisté par un Hérault qui, sous les traits de Werner van Mechelen, renforce la stature volontaire de cette royauté déclinante.
Le plus expressif du plateau est cependant Andrew Foster-Williams qui métamorphose Telramund en un être vif et complexe, loin d’être un simple looser, une richesse d’inflexions qui trahit les humeurs intérieures de son personnage et le bouillonnement de ses contrariétés, avec une voix mordante et sans fard qui lui donne un tranchant dramatique excitant.
On a là un véritable acteur digne des grands rôles shakespeariens, et le Macbeth de Verdi n’est déjà plus très loin.
Le soldat idéaliste, l'alliage de la perfection artistique et de la force
Elena Pankratova, elle, dessine une Ortrud aux lignes sensiblement pures et s'attache à préserver l'harmonie d'un chant qui fuse avec précision tout en affichant une détermination qui ne recherche ni l'outrance vériste ni l'exagération théâtrale. Cette modération dans le jeu a ainsi pour effet d'entretenir un équilibre constant au sein du couple qu'elle forme avec Andrew Foster-Williams.
Entre Éric Cutler et Ingela Brimberg l'alliage est moins évident car la soprano suédoise dispose de moyens dramatiques saisissants, une austérité de couleurs qui rendent à Élisabeth la pleine maturité qui tranche avec le portrait lunaire et un peu fade qui en est parfois dressé.
Moins lisse et éthérée que d'autres interprètes, elle exprime surtout une souffrance digne et puissante et une fierté qui atteint et dépasse même la mesure de Lohengrin.
Ingela Brimberg (Elsa)
Car le ténor américain, avec sa solide carrure de joueur de Rugby, affirme mesure et simplicité en toutes circonstances, chante d'un timbre ocreux le rayonnement du cœur, renforcé par le personnage présent mais non dominant qu'il lui est demandé de jouer.
Mais ces artistes ne seraient pas si farouchement galvanisés s'il n'y avait la direction formidablement théâtrale d'Alain Altinoglu. L'osmose et l'allant vers les chanteurs et le chœur sont une de ses lignes de force, et il tire des musiciens une énergie violente soutenue par la puissance élancée et tellurique des cuivres qui submerge à plusieurs reprises la fosse.
Certes, moins de motifs mystérieux et insaisissables ne se perçoivent que dans d'autres interprétations plus transparentes, cependant, les ensembles de cordes réservent de très beaux moments généreux, et le corps pulsant de l'orchestre révèle une capacité ensorcelante à happer l'auditeur au delà de ce qui se joue sur scène.
Et avec un chœur capable d'emplir tout autant la salle de son élégie vigoureuse, l'enthousiasme du public est à son comble et augure d'un Tristan und Isolde intense la saison prochaine.
Die Frau ohne Schatten (Richard Strauss) Représentation du 02 juillet 2017 Bayerische Staatsoper – München
Der Kaiser Burkhard Fritz Die Kaiserin Ricarda Merbeth Die Amme Michaela Schuster Der Geisterbote Sebastian Holecek Hüter der Schwelle des Tempels Elsa Benoit Erscheinung eines Jünglings Dean Power Die Stimme des Falken Elsa Benoit Eine Stimme von oben Okka von der Damerau Barak, der Färber Wolfgang Koch Färberin Elena Pankratova Der Einäugige Tim Kuypers Der Einarmige Christian Rieger Der Bucklige Dean Power Keikobad Renate Jett
Direction musicale Kirill Petrenko Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2013) Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Ricarda Merbeth (Die Kaiserin)
La reprise de Die Frau ohne Schattenmis en scène par Krzysztof Warlikowski, au lendemain même de la création de la nouvelle production de Die Gezeichneten donnée en ouverture du Festival de Munich, vaut naturellement d'être revue pour son travail scénique accompli et l’investissement de sa distribution, mais vaut surtout au public munichois un choc musical qu’il n’est pas prêt d’oublier, tant la démesure de la direction de Kirill Petrenko est un déluge orchestral d’une force surhumaine.
Burkhard Fritz (Der Kaiser)
Car, qui n’a jamais vu ce jeune chef russe insuffler de sa main prophétique et de son visage hurlant une énergie terrible à ses musiciens, ne peut comprendre à quel point l’âme de l’auditeur peut être ravagée par une interprétation orchestrale entrée dans la légende de l’Art vivant.
Et voir et entendre les musiciens du Bayerisches Staatsorchester tenus d’une poigne de fer, puis couverts dans l’air de l’Empereur afin de produire le son le plus concentré, doux comme une berceuse et rougeoyant comme un cœur pulsant et aimant, comme s’ils créaient une insaisissable masse omniprésente et invisible, déstabilise encore plus chaque spectateur qui ne sait qualifier la nature de l’objet qui le défie.
Kirill Petrenko
La fureur phénoménale de Kirill Petrenko, sortie d’un homme en apparence tout simple et tout jovial, est une interrogation qui pousse chacun à se tourner vers son voisin afin de partager l’impossibilité à parler de l’indicible.
Il y a enfin la joie ressentie non seulement pour soi, mais aussi par la prise de conscience que nombre de jeunes sont présents parmi les spectateurs et découvrent, à leur grande stupéfaction, le pouvoir embrasant de la musique lyrique dirigée par un chef extraordinaire.
S’il y a un pays capable de sauver l’esprit des Arts et de la Culture européenne, l’Allemagne est, sans aucun doute, aujourd’hui, le terreau le plus légitime.
Elena Pankratova (Färberin)
Mais pour autant, Kirill Petrenko se considère bien comme le garant d’une architecture complexe et intègre qui prend en compte les particularités de chaque chanteur afin de les mettre le mieux possible en valeur.
On peut ainsi admirer sa manière d’assouplir l’orchestre afin de lui donner une profondeur mahlérienne qui permette à Burkhard Fritz de révéler l’humanité intériorisée de l’Empereur, et compenser ainsi les limites sévères que lui impose les tensions du rôle dans la tessiture aigüe.
Ricarda Merbeth (Die Kaiserin)
Et c’est avec la même intention sensible qu’il accompagne Ricarda Merbeth, impératrice volontaire et douée d’un timbre vaillamment ouaté, qui surmonte les passages les plus extrêmes, moins crânement, toutefois, que dans ses grandes incarnations de Sieglinde ou Senta, plus largement lyriques d’écriture.
Totalement libérée, Elena Pankratova livre, elle, une interprétation fulgurante de la teinturière, et forme avec Wolfgang Koch, très touchant dans le rôle du mari humilié, un couple humain et dramatiquement fort qui leur vaut une reconnaissance absolue de la part du public munichois.
Wolfgang Koch (Barak, der Färber)
Michaela Schuster, aux éclats fortement disparates, n’en est pas moins une nourrice entière et franchement expressive, et Sebastian Holecek tient, de l’Esprit messager, la noirceur mauvaise naturellement attendue.
Usant d’effets vidéographiques tridimensionnels saisissants dans les passages les plus fantastiques, et d’une surprenante correspondance de lieu et de circonstances avec le film d’Alain Resnais‘L’Année dernière à Marienbad’, Krzysztof Warlikowski raconte, à sa manière, le parcours qui mène à une pleine humanité.
Elena Pankratova (Färberin)
L’Empereur est représenté en homme paumé et ayant perdu contact avec la réalité, cerné qu’il est par des êtres à têtes de faucon qui traduisent le monde fantasmagorique dans lequel il vit, l’esprit messager, le poing recouvert d’un gant noir, est, lui, vendu aux forces du mal, et la teinturière se perd, elle, dans une profusion de fantasmes sexuels suscités par la présence d’un beau gosse au torse nu parfaitement dessiné.
Le début du troisième acte, marqué par ces soldats qui s’enfoncent dans un océan, tels les soldats de Pharaon submergés par les vagues de la mer rouge, rêve d’un monde définitivement démilitarisé, et l’avènement d’un nouvel humanisme se réalise, dans une vision totalement idéalisée, par la reconstitution d’une famille qui s’accepte telle qu’elle est, réunie autour d’une table cernée par des dizaines d’enfants aux effets bariolés.
Krzysztof Warlikowski
Ce final heureux, unanimement loué, qui s'ouvre sur une galerie réunissant super-héros et guides spirituels, permet à Krzysztof Warlikowski de montrer qu’il peut avoir une vision optimiste du bonheur humain, facette consensuelle qui contrebalance celle plus noire et perçante qui traversait Die Gezeichneten, la veille.
Tannhäuser (Richard Wagner)
Représentations du 25 et 28 mai 2017
Bayerische Staatsoper - München
Tannhäuser Klaus Florian Vogt
Elisabeth Anja Harteros
Vénus Elena Pankratova
Wolfram Christian Gerhaher
Landgraf Hermann Georg Zeppenfeld
Walther von der Vogelweide Dean Power
Biterolf Peter Lobert
Heinrich der Schreiber Ulrich Reß
Réunira von Zweter Christian Rieger
Ein junger Hirt Elsa Benoît
Vier Edelknaben Tölzer Knabenchor
Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Romeo Castellucci Nouvelle production Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)
La création de la nouvelle production de Tannhäuser à l'opéra de Munich est l'un des événements majeurs de l'année 2017, car, non seulement elle réunit une distribution superlative autour du directeur musical du Staatsoper, Kirill Petrenko, mais, également, elle confie à Roméo Castellucci, plasticien et metteur en scène fasciné par l'esthétique religieuse, sans être pour autant croyant, le soin de tourner la page sur la production de David Alden (1994) qui invoquait les fantômes de l'Allemagne d'après-guerre.
Et bien qu'après Dresde et Paris, respectivement en 1845 et 1861, Munich eut aussi le privilège d'entendre une version remaniée de Tannhäuser au cours de l'année 1867, c'est la version de Vienne (1875), la plus aboutie, ne serait-ce par la continuité qu'elle induit entre l'ouverture et la bacchanale, qui est retenue par le Théâtre d'État de Bavière.
Ouverture de Tannhäuser
L'enjeu est grand, car il s'agit de proposer une interprétation totalement renouvelée de l'oeuvre de jeunesse de Richard Wagner.
Dans le rapport de force qui lie la vision du metteur en scène à la lecture du directeur musical, le premier réussit un travail d'une beauté plastique et signifiante qui comporte ses énigmes, alors que le second reprend la partition pour la fondre dans un alliage repensé des coloris de l'orchestre, tout en infusant des mouvements puissants, profonds et intimes qui rejoignent le premier vers une lecture crépusculaire de l'oeuvre.
Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)
Roméo Castellucci place ainsi au centre de son analyse de l'oeuvre la problématique du corps, réinterprète le concept de Dieu selon la situation et les groupes de personnages, et souligne la nature morbide de la vie que Wagner distille aussi bien dans le texte que dans la musique.
L'ouverture se déroule mystérieusement sous les traits d'un visage finement tracé au pinceau noir sur un fond blanc, transpercé de flèches par douze, puis vingt, puis vingt-sept amazones, la musique guidant les gestes chorégraphiés des archers qui s'achèvent par une désignation de la salle entière.
Elena Pankratova (Vénus)
La flèche, objet omniprésent tout au long de la scénographie, évoque la culpabilisation religieuse des sens et du corps, le sens du martyr, et la négation de l'humanité. Le péché originel d'Adam et Eve est donc la source de la blessure que l'humanité s'inflige à elle-même, et une icône représentant la pomme apparaît à la fin de la bacchanale.
Le Vénusberg en devient un champ de corps gélatineux, surplombé par une Vénus monstrueuse avec, en arrière-plan, une succession de saynètes floues qui suggèrent la sensualité du corps, sa nature éphémère, et dévoilent au final les parois de chair d'une grotte.
Cette grande scène, qui inspire le dégoût à Tannhäuser et motive son désir d'un ailleurs, met en avant Elena Pankratova qui déploie un chant légèrement moins percutant que ses principaux partenaires, mais d'une complète homogénéité de couleur et d'une émission perceptiblement vibrante.
Et si elle sait indéniablement exprimer les troubles du cœur, ou du moins, les apparences de la faiblesse, de son timbre de pourpre noire émergent soudainement, avec grande fierté, d'intenses aigus lumineux d'une pureté de métal.
La seconde partie du premier acte est dominée par une tonalité irréelle, dès la scène solitaire du jeune pâtre, esthétiquement fort belle, avec un mélange de teintes dorées sur fond de nuit aurorale.
Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)
L'arrivée des pèlerins se déroule ensuite sous une splendide éclipse totale, l'astre noir étant serti des reflets magnétiques changeants d'une couronne solaire magnifiquement représentée.
L'effet n'est cependant pas gratuit, l'évocation d'une présence surnaturelle cachée, l'hypothèse d'un dieu existant, conditionne le comportement des groupes humains.
Ainsi voit-on les pénitents porter lourdement, et d'un seul bloc, une immense pépite d'or en offrande à une divinité qu'ils imaginent sensible à ce symbole inerte de la richesse matérialiste.
Ils réapparaissent au dernier acte, de retour de Rome, portant chacun un morceau de cette pépite, comme si le partage individuel de ce fardeau et l'unité brisée était la condition pour qu'ils soient sauvés. Ils laissent même un morceau pour accompagner la rédemption de Tannhäuser, un geste dérisoire.
Le Landgrave et les chevaliers (Acte I)
Quant aux Landgrave et chevaliers ménestrels, leur goût pour la chasse est transfiguré en une culture qui croit aux forces de la nature et au sacrifice de la vie pour satisfaire leur dieu. Le disque solaire se rougit de sang.
Les premières qualités vocales des interprètes de Wolfram, Walther et Hermann se révèlent, et vont se développer pleinement dans le second acte.
Cette seconde partie s'ouvre sur l'immense univers éthéré innervé de voiles majestueux où vit Elisabeth.
Roméo Castellucci dépeint ici une conception désincarnée de la religion où les corps sont totalement désexualisés.
Anja Harteros (Elisabeth)
Cependant, si la chorégraphie que l'on attendait lors de la bacchanale du Vénusberg se matérialise finalement dans ce tableau par l’apparition de danseurs dont l’apparence lisse signifie la dépossession de leur personnalité, Anja Harteros, elle, porte une robe fine qui laisse deviner, par un artifice vestimentaire, ses lignes féminines.
L'ambiguïté d'Elisabeth que l'on ressent dans son chant passionné et que l'on retrouve au dernier acte lorsqu'elle prie aux pieds de Marie, représentée sans corps, tout en lui confiant que si elle eut des désirs coupables elle sut en combattre ses pensées, est parfaitement observée par le metteur en scène, et explique donc qu'elle comprend Tannhäuser.
La soprano allemande, princesse en son théâtre d'élection, est l'incarnation idéale de ce personnage signifiant.
Georg Zeppenfeld (Landgraf Hermann)
Elle profile des lignes de chant avec une noblesse inflexible, assouplit leur phrasé suivant un art de l'épure qui allège la noirceur dramatique de son timbre d'ébène pour en libérer la spiritualité expressive, tout en maîtrisant parfaitement les moments où elle doit théâtraliser les émotions violentes du personnage qu'elle vit en son for intérieur.
Anja Harteros est l'incarnation même de la sophistication humble et humaine.
Au cours de cet acte qui incline à la rêverie avec ses longs voiles drapés qui tournoient dans une ambiance lumineuse variant du blanc immaculé au vert d'orage, le Landgrave et les chevaliers quittent leur habillement rouge sang du premier acte pour se convertir au blanc sacral.
Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)
Georg Zeppenfeld, le Landgrave Hermann, exprime la sagesse qui résiste au temps. Sa voix, toute en verticalité, préserve de l'éclat à ses résonances ténébreuses nourries de respirations majestueuses.
Et Dean Power, jeune ténor attaché à ce théâtre, profite que Kirill Petrenko ait réintroduit l'air de Walther von der Vogelweide qui avait été supprimé dès la réécriture parisienne de 1861, pour démontrer la fraîcheur spontanée de son chant clair et juvénile.
Mais l'exception vocale est tenue par Christian Gerhaher, qui ne lasse jamais notre admiration pour ce sens de l'infini que son chant dessine merveilleusement.
Christian Gerhaher (Wolfram von Eschenbach)
Les nuances et les moindres inflexions se lient les unes aux autres dans une poétique musicale qui valorise chaque syllabe, et colore son souffle sans en affecter la conduite et la légèreté.
Et ce qu'il accomplit à l'acte suivant se situe au-delà de l'imaginable.
Dans ce second acte, toutefois, Roméo Castellucci altère la personnalité de Wolfram pour lui attacher une certaine colère agressive.
Quand Tannhäuser révèle la réalité de son voyage au Vénusberg, une forme monstrueuse, souillant de noir le petit autel situé à l'avant-scène, suggère qu'en tant qu'artiste, celui-ci possède une force interne impure, un désir violent et démoniaque qui est l'essence même de sa vie et qu'il accepte.
Une ombre circulaire monte depuis l'horizon.
Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et Anja Harteros (Elisabeth)
Cette remise en question de la nature humaine comme image parfaite de Dieu irrite les chevaliers, mais aussi le poète.
C'est ce dernier qui le vise d'une flèche avant qu'Elisabeth ne transforme ce geste en un acte de purification qu'elle croit mener en transperçant elle-même le dos de Tannhäuser. On pense inévitablement à la blessure de Siegfried.
Roméo Castellucci peut alors mettre en scène la mort des deux héros dans l'atmosphère nocturne décrite par le livret du troisième acte.
Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)
Deux cercueils déposés sur scène et gravés des prénoms de Klaus et Anja interpellent le public qui voit son empathie pour les deux artistes mis à l'épreuve de leur disparition,
Christian Gerhaher murmure dés qu'il découvre Elisabeth priant, puis invoque sa douce étoile, sur le lent déroulé de l'orchestre, avec un tel sens de l'introspection que ce passage hors du temps semble annoncer le chant ascendant de la mort d'Isolde.
La totalité visuelle et musicale est d'une telle beauté qu'il est alors impossible d'échapper à la tristesse et à l'émotion qui en émanent.
Anja Harteros (Elisabeth)
La cérémonie mortuaire avance dans l'éternité du temps, alors que les corps des êtres se décomposent avec une volonté de montrer la réalité de la mort, ce qui ne plaira pas à tout le monde.
Anja Harteros et Klaus Florian Vogt, eux, se tiennent à côté de leurs cercueils respectifs.
Le ténor allemand, pour qui Tannhäuser est une prise de rôle, est toujours aussi impressionnant de puissance et absolument unique par cet éclat adolescent qui colore sa voix surnaturelle.
Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)
Moins à l'aise dans les hautes cadences de la partition, mais sans faiblesse dans les exclamations les plus tendues, il profite de chaque occasion pour embrasser la salle de son souffle large et prodigieux, poussant l'intensité vocale à son summum dans la désespérance finale.
Le dernier tableau situé au-delà la mort, lorsque la flamme violacée s’éteint, fait découvrir en filigrane des ombres de personnages qui miment les poses de monuments célébrant la guerre et ses morts, alors que les cendres de Tannhäuser et d’Elisabeth se dispersent dans la nuit devant un astre noir inquiétant à peine perceptible, vision pessimiste du ciel et de Dieu.
Anja Harteros (Elisabeth)
Les chœurs sont de bout en bout d’une musicalité élégiaque fort touchante, et Kirill Petrenko unifie le tout dans une lecture dense et renouvelée qui cherche, à plusieurs reprises, les résonances avec les œuvres ultérieures de Richard Wagner, de Tristan et Isolde à Parsifal en passant par l’Or du Rhin.
Lyrisme, entrelacements complexes des motifs musicaux, dynamique allante et élancée des cordes, embrasements de l’orchestre, vrombissements sous-jacents des timbales, clarté et rondeur chaleureuses des sonorités de tous les instruments, la magnificence sonore de ce Tannhäuser et la cohérence esthétique de ce travail scénique impressif feront l'honneur des soirées du Bayerische Staatsoper pour de longues années.
C'est en tout cas ce que l'on souhaite aux munichois qui ont à nouveau prouvé leur générosité lors des ultimes saluts à n'en plus finir.
Parsifal (Richard Wagner)
Représentation du 02 août 2016
Bayreuther Festspiele – Bayreuth
Amfortas Ryan McKinny
Titurel Karl-Heinz Lehner
Gurnemanz Georg Zeppenfeld
Parsifal Klaus Florian Vogt
Klingsor Gerd Grochowski
Kundry Elena Pankratova
Direction musicale Harmut Haenchen
Mise en scène Uwe Eric Laufenberg (2016) Das Festspielorchester und Der Festspielchor
Après le jalon important qu’a constitué la production de ‘Parsifal’ mis en scène par Stefan Herheim au Festival de Bayreuth de 2008 à 2012 – ce spectacle incroyable retraçait l’histoire de l’Allemagne de la première Guerre Mondiale jusqu’à la réunification, tout en analysant très finement le personnage de Parsifal et la relation à sa mère, Herzeleide –, la nouvelle vision que propose le metteur en scène Uwe Eric Laufenberg ne rentre pas autant dans la complexité du livret.
Klaus Florian Vogt (Parsifal)
Et s’il ne s’engouffre pas non plus dans la personnalité énigmatique du jeune homme, il propose, en revanche, d’identifier la quête des Chevaliers du Graal à celle des minorités chrétiennes qui survivent et accueillent des réfugiés de toutes confessions dans certaines régions du Moyen-Orient.
Le décor du premier acte évoque ainsi le chœur principal d’un monastère abimé par des bombardements avec, en arrière-plan, un baptistère en forme de coupe géante aux lignes blanches et épurées. Un des piliers est brisé, et les artistes peuvent provenir soit de ce baptistère, soit des entrées situées à droite ou à gauche de la scène.
Ryan McKinny (Amfortas) et Klaus Florian Vogt (Parsifal)
La dramaturgie de cette première partie est très fidèle à l’esprit du livret, mais l’adaptation à un contexte actuel oblige le régisseur à faire intervenir des militaires, tels des occupants, qui harcèlent la communauté chrétienne, et à ajouter à la mort du Cygne la chute d’un enfant entré dans le lieu saint.
On croirait, pour un instant, que Parsifal – coiffé à la mode des soldats allemands des années 40 - a tué cet enfant, mais il s’agit plutôt de symboliser, ici, son innocence perdue dès le meurtre de l’oiseau perpétré.
On ne peut cependant s’empêcher de penser qu’Uwe Eric Laufenberg joue sur la conscience de l’auditeur des meurtres commis sur des enfants par toutes les parties prenantes des conflits qui minent la Mésopotamie jusqu’au Levant, pour susciter l’effroi.
Klaus Florian Vogt (Parsifal)
L’horreur, il la représente également à travers le rituel sanglant d’Amfortas qui vit une passion aussi dure que celle du Christ devant une communauté fascinée. Peu de vin, donc, mais beaucoup de sang qui s’écoule du Graal sur les épaules du Roi.
Mais avant le développement de cette scène que les lumières blafardes enveloppent d’une atmosphère malsaine mais impressive, le rideau se rabat quelques minutes pour dérouler un voyage à rebours en s’élevant à la verticale du temple, en ouvrant le champ sur le Moyen-Orient, la Terre, puis sur le système solaire et la galaxie jusqu’aux confins de l’Univers.
Le message est clair, que valent ces croyances et ces rites face à nos avancées scientifiques sur la connaissance des origines du Monde ?
L’effet sur celles et ceux sensibles aux astres de l’Univers est en tout cas réussi.
Klaus Florian Vogt (Parsifal)
Le monastère est également localisé dans la région de Mossoul, près du Tigre, dans une zone occupée aujourd’hui par l’Islamic State of Iraq and The Levant, zone que la communauté internationale espère réussir à libérer avec l’appui des Kurdes d’ici la fin de l’année 2016.
Le second acte transpose la demeure de Klingsor dans la même structure de décor, mais, cette fois, celui-ci domine la vue, depuis une chambre chargée de Christ en croix, sur un Harem de femmes voilées de noir qui se découvrent ensuite afin d’entamer la danse de charme des filles fleurs.
La scène, colorée, tend à signifier lourdement le poids d’une religion incomprise par Klingsor, devenu voyeur.
Elena Pankratova (Kundry) et Klaus Florian Vogt (Parsifal)
Parsifal, lui, surgit en tenue de fantassin numérisé et équipé d’un famas et d’un casque avec jumelles de vision nocturne. La destruction du magicien par la lance, jouée maladroitement, ressemble plus à une forme de libération qui l’affranchit de son conditionnement qui l’avait rendu coupable, même à ses propres yeux.
Toutes les croix s’effondrent. Parsifal porte alors la lance comme une croix avec laquelle il va partir à la rencontre du monde et de ses religions.
Entre temps, la scène de rencontre entre Kundry et Parsifal est en fait une rencontre qui n’a pas vraiment lieu, car le metteur en scène les fait monologuer le plus souvent en l’absence l’un de l’autre.
Elena Pankratova (Kundry)
Enfin, dans un décor de chapelle plus rétrécie que celle du premier acte, le troisième acte évoque une sorte de rêve de Paradis Terrestre assez Kitsch – les branches et feuilles des arbres sont gigantesques –, mais la dernière scène où l’on voit l’ensemble des réfugiés de toutes les religions déposer leurs symboles afin que Parsifal les enterre dans le cercueil de Titurel a un réel pouvoir émotionnel et esthétique.
Ce peuple part se perdre dans la brume, et Parsifal, une fois Amfortas affranchi de ses tortures, se tourne vers le public pour lui tendre un geste d’ouverture du cœur et de sa conscience, alors que les lumières de la salle se rallument.
Elena Pankratova (Kundry) et Klaus Florian Vogt (Parsifal)
Il y a donc prise de distance avec Wagner et les religions, et une invitation à œuvrer pour une nouvelle spiritualité, la rédemption tant attendue qui est, en fait, une forme de libération intérieure.
Et s’il est vrai que les interactions entre protagonistes souffrent parfois d’une manque de conviction théâtrale – Klingsor/Parsifal, Parsifal/Kundry -, la bonne réception de ce spectacle provient vraisemblablement de son adhésion à un courant de pensée consensuel qui attribue à toutes les religions les souffrances et les enfermements mentaux du Monde.
Cette interprétation, malgré tout, n'engage que le metteur en scène et ne peut apparaître comme 'La solution', car les religions restent une réponse, pour une partie des femmes et des hommes, aux angoisses du monde.
Nous ne découvrons donc pas un sens nouveau à ce ‘Parsifal’, ni un nouveau visage de Wagner, mais l’engagement des chanteurs est véritablement le socle de la réussite de ce spectacle.
Klaus Florian Vogt (Parsifal)
Après son fabuleux 'Lohengrin' de l’an passé, puis, une reprise du rôle de 'Parsifal' au Teatro Real de Madrid en avril dernier, Klaus Florian Vogt est de retour sur la scène si particulière du Palais des Festivals.
Et, à nouveau, l’ampleur et l’éclat d’or de sa voix nous font à la fois ressentir une impression de pureté de cœur et éprouver le choc d’une force insaisissable d’une perfection céleste.
Ce chanteur est absolument extraordinaire, sa présence merveilleuse, un enchantement en soi, ce qui n’est pas sans créer un contraste inhabituel, au premier acte, entre la simplicité de son personnage et le caractère surhumain de son chant.
Elena Pankratova (Kundry) et Klaus Florian Vogt (Parsifal)
Mais c’est au second acte qu’il dévoile encore mieux l’ambiguïté du caractère qu’il incarne, car, après une intense scène face à Kundry, il découvre alors une voix angélique et dépersonnalisée au moment de la confrontation avec Klingsor, comme si une âme d’une compassion infinie venait de se révéler sous son habit de militaire.
Klaus Florian Vogt reste, et on l’espère pour longtemps, une exception dans le paysage lyrique wagnérien.
Ryan McKinny (Amfortas)
Après Elisabeth, Senta, Gutrune et Sieglinde, Elena Pankratova aborde pour la première fois le personnage de Kundry sur scène. L’opulence et la beauté sombre de son timbre doué d’un galbe aussi sensuel que celui de Klaus Florian Vogt crée un contraste sonore qui les oppose, mais également une identité de ligne qui s’harmonise dans la même tonalité à celle de son partenaire.
Dans cette mise en scène, qui ne la fait véritablement changer de visage qu’au dernier acte - Uwe Eric Laufenberg n’est pas intéressé par sa dualité femme sauvage / femme noble et séductrice -, elle représente une femme d’Orient, humaine, moins névrosée et complexe que n’oserait la jouer une Waltraud Meier éprise de vérité théâtrale, mais avec une capacité à saisir l’audience par des envolées d’une portée et d’une profondeur tétanisantes.
Ryan McKinny (Amfortas) et Klaus Florian Vogt (Parsifal)
Aux côtés de ces deux formats vocaux spectaculaires, Georg Zeppenfeld – Roi Marke du ‘Tristan et Isolde’ d’ouverture du Festival la saison passée - déroule une ligne de chant d’une constante bienveillance, assurée, qui évoque une force sereine alors que l’apparence de Gurnemanz est celle d’un moine modeste et intellectuel.
Profondeur et belle présence sonore non dénuée d’âpreté, il a aussi une allure élancée qui lui permet d’impulser vie et tranchant à ses gestes et de marquer son tempérament spontané.
Georg Zeppenfeld (Gurnemanz)
Discutable mais très impressionnant, l’Amfortas de Ryan McKinny pousse à l’extrême les déchirements qui s’opèrent à l’approche de la mort.
Sa voix aux intonations parfois très caverneuses le rapproche de Titurel, à en faire passer Karl-Heinz Lehner, au chant plus apaisé, pour un sage.
Torture du corps et torture des inflexions vocales se rejoignent chez lui dans une incarnation violente et naturaliste qui privilégie l’affectation pour une bête blessée, plutôt qu’une humanité qui saigne, malgré tout, d’amour pour la vie.
Ryan McKinny (Amfortas)
Quant à Gerd Grochowski, le portrait rustre de Klingsor qu’il peint avec un timbre rauque aux contours cassés accentue le sentiment de pauvreté et de vide du magicien, mais ne lui donne pas une stature puissante.
Cette image est par ailleurs renforcée par le poids des croix qui pèse sur lui et qui l’amoindrit.
Comme à Paris, il dirige relativement rapidement le premier acte (en 1h40mn), et offre une lecture d’une très grande clarté et limpidité qui emporte le spectateur sans qu’il n’ait le temps de mesurer le temps qui passe.
L’éclat des cordes est merveilleux dans cette salle à l’acoustique si particulière, les couleurs d’argent des cuivres somptueuses, mais, notamment dans le dernier acte, le chef d’orchestre relâche la tension dans les passages les plus spectaculaires comme s’il ne voulait pas surcharger de noirceur l’œuvre.
Klaus Florian Vogt (Parsifal)
Le testament philosophique de Wagner perd ainsi en emphase et en gravité, mais pas en majesté.
Chœur féminin qui met brillamment en avant les solistes qui le composent, chœur masculin puissant et hautement spirituel, Bayreuth est toujours un des grands temples de la musique du Monde d'aujourd'hui.