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Publié le 7 Août 2020

Elektra (Richard Strauss - 1909)
Représentations du 01 et 06 août 2020
Salzburger Festspiele - Felsenreitschule

Klytämnestra Tanja Ariane Baumgartner
Elektra Ausrine Stundyte
Chrysothemis Asmik Grigorian
Ägisth Michael Laurenz
Orest Derek Welton
Der Pfleger des Orest Tilmann Rönnebeck
Die Schleppträgerin Verity Wingate
Die Vertraute Valeriia Savinskaia
Ein Junger Diener Matthäus Schmidlechner
Ein alter Diener Jens Larsen
Die Aufseherin Sonja Saric
Erste Magd Bonita Hyman
Zweite Magd Katie Coventry
Dritte Magd Deniz Uzun
Vierte Magd Sinéad Campbell-Wallace
Fünfte Magd Natalia Tanasii

Direction musicale Franz Welser-Möst
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2020)
Assistante de Krzysztof Warlikowski Marielle Kahn       
Asmik Grigorian (Chrysothemis)
Décors et costumes Malgorzata Szczesniak
Lumières Felice Ross
Video Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil

Dramaturgie Christian Longchamp
Wiener Philharmoniker

Electre de Sophocle est la première tragédie antique que Krzysztof Warlikowski mis en scène il y a déjà plus de 23 ans, le 18 janvier 1997 précisément, au Dramatyczny Theatre de Varsovie. Il n'existe aucun enregistrement vidéo de cette création, mais les commentaires écrits qui subsistent permettent de se faire une idée du parti pris qu'il choisit, une connexion avec la contemporanéité de la guerre des Balkans, et de découvrir que certains critiques virent en ce spectacle la création d'un élément majeur de fondation du nouveau théâtre polonais.

Ausrine Stundyte (Elektra)

Ausrine Stundyte (Elektra)

Il se passera ensuite quatre ans, après une douzaine de pièces pour la plupart shakespeariennes, et aussi une première confrontation à l'écriture d'Euripide avec Les Phéniciennes (1998), pour que Krzysztof Warlikowski s'empare d'une autre pièce majeure du tragédien de l'Athènes classique, Les Bacchantes (2001), qui connaitra une diffusion internationale.

Ces deux pièces, Les Bacchantes et Electre, préparatoires au chef-d’œuvre d'(A)pollonia conçu pour le Festival d'Avignon en 2009, possèdent leur pendant lyrique sous la forme des Bassarides (Hans Werner Henze) et d'Elektra (Richard Strauss), deux opéras du XXe siècle que le Festival de Salzbourg a confié au metteur en scène polonais et l'ensemble de son équipe artistique, respectivement en 2018 et en 2020.

Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra)

Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra)

C'est cependant avec une autre pièce antique que Krzysztof Warlikowski ouvre cette nouvelle production d'Elektra. En effet, Agamemnon, la première pièce de l'Orestie, la trilogie d'Eschyle, s'achève sur le meurtre du roi achéen et sur les aveux de Clytemnestre qui scande "Il a odieusement sacrifié la fille que j'avais eue de lui, Iphigénie tant pleurée. Certes, il est mort justement. Qu'il ne se plaigne pas dans le Hadès ! Il a subi la mort sanglante qu'il avait donnée."

Certes, en plein milieu de la pièce de Sophocle, on trouve aussi un échange entre Electre et Clytemnestre où celle-ci justifie bien le meurtre d’Agamemnon comme un acte de vengeance pour le meurtre d'Iphigénie. Mais le tragédien suppose que le lecteur connait son nom car il ne parle que de la fille de Clytemnestre et de la sœur d'Electre.

Quant à Hofmannsthal, il supprime totalement cette motivation première du livret de l'opéra de Strauss.

Krzysztof Warlikowski réintroduit ainsi ce fait déterminant en faisant déclamer le texte d'Eschyle avec une hargne théâtrale déchirante par l'interprète de Clytemnestre, la mezzo-soprano Tanja Ariane Baumgartner. Vêtue de noir, les gestes emphatiques vengeurs, elle crie sa douleur d'une façon si libre que c'est le plaisir d'être impressionné qui domine cette introduction baignée par des lumières rougeoyantes de sang mêlées aux reflets de l'eau.

C'est d'ailleurs avec ce même procédé déclamatoire que le metteur en scène avait ouvert son interprétation d'Electre, en 1997, de façon à rappeler le sort d'Iphigénie. Mais c'est cette fois Electre qui le prononçait.

Ausrine Stundyte (Elektra) et Asmik Grigorian (Chrysothemis)

Ausrine Stundyte (Elektra) et Asmik Grigorian (Chrysothemis)

Dès le coup d'éclat de l'ouverture orchestrale, les colorations chaudes et métalliques du Wiener Philharmoniker, fantastiquement diffractées par l'acoustique de la Felsenreitschule, sont les prémices d'un univers sonore fastueux et foisonnant de traits furtifs et vivants.

Du désordre harmonique construit par Strauss émergent les voix des servantes qui sont pour la plupart d'une jeunesse et d'une audace de projection rares dans cet ouvrage. La troisième servante, Deniz Uzun, est particulièrement puissante, rayonnante et dominatrice. Celle qui défend Elektra est, elle, représentée en nourrice.

En arrière plan, une scène de rituel sacrificiel humain est à l’œuvre. Le corps d'une jeune femme nue est soigneusement lavé sous des douches avec l'aide d'une autre femme bien plus âgée que l'on retrouve, un peu plus tard, quand se tient la cérémonie à laquelle participe Clytemnestre. La reine est ici présentée au milieu d'une grande salle de verre totalement fermée, très haute et illuminée de pourpre, symboles de l'autorité et du pouvoir comme c'était le cas au temps des Achéens, mais qui sont des attributs du pouvoir religieux encore actuels.

Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra)

Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra)

La cour de Mycènes se réfère à un ancien monde avec ses croyances et ses violences. Mais cette scène donne aussi l'impression que la mère rejoue le rituel sacrificiel que connut sa fille comme s'il s'agissait d'un acte de mémoire et de deuil. La vidéo, en noir et blanc, permet à l'auditeur de suivre de près ce qu'il se passe dans cet espace.

A l'opposé de cette chambre, Elektra, représentée en jeune fille revêtue d'une fine robe blanche  marquée d'un motif floral couleur fuchsia, exprime la douleur de la perte de son père. Et Ausrine Stundyte, incarnation idéale d'une jeunesse farouche et mélancolique, se love dans les rondeurs du décor métallique, près d'un bassin purificateur, pour exprimer sa détresse de son timbre rauque et bagarreur qui a encore gagné en netteté et précision déclamatoire. Les accents de sa voix ont toujours une sorte de noirceur mate névrotique, mais dans ses grands éclats puissants, des clartés fulgurantes lui donnent un caractère saisissant. Son personnage a ainsi la souplesse d'un fauve, mais n'est pas un monstre pour autant.

Ausrine Stundyte (Elektra)

Ausrine Stundyte (Elektra)

Deux jeunes enfants hésitent à l'interpeller, peut-être des réminiscences de sa jeunesse ou bien un rappel d'une grâce et d'une inconscience du monde qu'elle a elle-même perdu, et donnent la seule image de vie saine du plateau au moment où ils se baignent dans le bassin du palais sous ses yeux, sans se rendre compte des drames qu'il a recouvert. Dans ce bassin entreront plus tard Chrysothémis et Oreste, mais aussi le fantôme silencieux d'Agamemnon venu hanter Elektra.

Chrysothémis, sa sœur, est ici un personnage bien saillant, jupe courte et coupe vestimentaire branchée aux reflets lilas-argenté, qui montre un ascendant sur Elektra ainsi qu'un profond désir d'émancipation sexuelle (on pense par exemple au dévoilement du soutien-gorge rouge).

Asmik Grigorian est par ailleurs une très belle femme qu'il serait dommage de contraindre à un rôle conventionnel. Elle a le même talent expressif qu'Ausrine Stundyte, une voix plus canalisée et percutante avec des inflexions attendrissantes, et une clarté musclée qui atteindra son apothéose dans la scène finale.

Ausrine Stundyte (Elektra) et Derek Welton (Orest)

Ausrine Stundyte (Elektra) et Derek Welton (Orest)

Le troisième personnage féminin, Clytemnestre, n'a rien à voir avec ses enfants dont le metteur en scène prend soin de préserver les traits les plus humains possibles. Tout évoque au contraire chez elle les anciennes traditions et le goût du sang, la couleur qui l'incarne totalement. Elle est par ailleurs rendue plus monstrueuse que chez les tragédiens grecs - où elle ne se livrait qu'aux offrandes -, en montrant ici son fanatisme pour les sacrifices humains. Il est vrai qu'Hofmannsthal, au cours de l'échange entre Elektra et sa mère, décrit clairement qu'elle n'est même pas choquée à l'idée d'imaginer le sacrifice d'une femme ou d'un enfant.

Il n'y a donc aucun rapprochement physique entre Elektra et sa mère, tant d'animosité les sépare, et un maximum de distance est entretenu entre les deux femmes. Au cours de son long monologue tourmenté, Tanja Ariane Baumgartner est fantastique d'expressivité. Ses graves noirs d'effroi, son langage parlé extrêmement incisif et chargé de terreur, dépeignent un portrait d'une grande solitude décliné en multiples facettes, comme une toile de Lucian Freud.  Cette présence est par ailleurs renforcée par la qualité de son timbre qui ne trahit aucune déchirure et par son incarnation qui fait ressentir toutes les cassures internes de Clytemnestre.

Enfin, trois statues d'enfants sont attachées à son monde, créant une image de mort injuste, d'obsession de corps inertes, d'une figure humaine sensible qui peut disparaitre à l'âge adulte, les enfants étant également des victimes dans toute l'histoire des Atrides.

Ausrine Stundyte (Elektra) et Asmik Grigorian (Chrysothemis)

Ausrine Stundyte (Elektra) et Asmik Grigorian (Chrysothemis)

L'affrontement avec Elektra, lorsque celle-ci lui fait comprendre qu'elle la fera tuer, est amplifié par l'urgence implacable de l'orchestre, un rythme haletant, un sens dramatique qui émerge d'une luxuriance sonore époustouflante, la chaleur des vents et des cordes sombres s'alliant magnifiquement avec les flamboiements des cuivres qui ne sont jamais stridents.
Il faut néanmoins l'annonce de la mort d'Oreste pour qu'Elektra jette tout son dévolu sur Chrysothémis, la seule qui pourrait passer à l'action du meurtre.

Ce moment crucial est alors enveloppé par une lumière chaude et orangée qui englobe également les spectateurs, et c'est une véritable scène de séduction entre femmes qui est déclinée par la suite. La force du jeu théâtral est d'employer toute une palette de gestes affectifs qui nous touchent dans leur manière d'aller au delà des mots, comme lorsque la tête d'Ausrine Stundyte cherche à caresser la jambe d'Asmik Grigorian. Ce recours au langage primitif est tellement intuitif qu'il est fort à parier qu'il sera à chaque représentation décliné de manière différente.

Mais Elektra finit par maudire Chrysothémis qui en conserve tristesse dans l'attitude et le regard, et l'arrivée de l'étranger, Oreste, fait basculer l'ambiance dans un bleu nuit d'acier.  Ce lien fort entre décor et lumière, la résultante de l'alliance artistique imaginative entre Malgorzata Szczesniak et Felice Ross, entre en correspondance avec la texture orchestrale qui, à ce moment là, devient sidérante de mystère et d'immatérialité, un son fantomatique et hors du temps évoquant un chant de revenants. Franz Welser-Möst et le Wiener Philharmoniker deviennent les émissaires de l'au-delà.

Ausrine Stundyte (Elektra) et Asmik Grigorian (Chrysothemis)

Ausrine Stundyte (Elektra) et Asmik Grigorian (Chrysothemis)

Oreste est cependant loin d'évoquer un héros inflexible. Habillé comme un fils issu d'un milieu douillet que trahit son pullover bleu-marine bariolé au niveau du torse, non seulement il s'humanise, mais il est ramené au même niveau de fragilité d'Elektra, avec pour lui une douceur et une sensibilité qui est accrue par le naturel attachant de son interprète, Derek Welton. Son chant est superbe de profondeur et d'humanité grave, sans lourdeur pour autant, et il vit son personnage avec une simplicité et une lisibilité qui touchent au cœur.

Il en résulte que lorsqu'il se précipite vers la salle où se réfugie sa mère, pour la frapper, l'immaturité qu'il affiche crée une dissonance avec la sauvagerie fulgurante, à donner le frisson, dont fait preuve l'orchestre. Une maîtrise du chaos absolument stupéfiante.

En effet, la grande salle sacrificielle étant amenée au centre de la scène, au dessus du bassin, elle laisse l'auditeur entrevoir Oreste y entrer, craignant d'avoir à assister au crime, avant que la salle ne plonge dans le noir et ne révèle Ausrine Stundyte, à son plus haut dans l'hystérie animale, fulminant de haine comme un animal blessé.

Jens Larsen, Derek Welton, Asmik Grigorian, Franz Welser-Möst, Ausrine Stundyte, Tanja Ariane Baumgartner et Michael Laurenz

Jens Larsen, Derek Welton, Asmik Grigorian, Franz Welser-Möst, Ausrine Stundyte, Tanja Ariane Baumgartner et Michael Laurenz

L'arrivée de Michael Laurenz, en Egisthe, permet de découvrir ce chanteur parfaitement assuré, à la fois séducteur et oiseau de proie, doué d'une voix percutante. Mais ce qu'il se produit au moment où il entre dans la salle est un coup de théâtre magistral. Car la lumière se rallume alors que le meurtre est toujours en cours. L'apparition de Chrysothèmis achevant froidement Egisthe est un choc émotionnel qui bouleverse toute la scène finale.

Oreste, pétrifié par l'horreur du geste qu'il n'avait pas évalué, n'est plus en mesure de réagir. C'est donc sa sœur qui achève de détruire l'ancien monde de sa mère, qui a le ressort d'éviter qu'Elektra ne se suicide, qui porte en elle-même l'énergie de lui redonner vie, et qui a même le cran de nettoyer la scène du crime.

Cette émancipation de Chrysothémis est le plus beau cadeau que l'on ait fait à ce personnage, et Asmik Grigorian se déchaine dans l'exaltation avec une intensité inoubliable par la grâce de son visage et le chant d'humanité qu'elle offre sans réserve. Comment ne pas sortir fortement remué par tant de générosité et de force? Et comment ne pas voir en Krzysztof Warlikowski le metteur en scène des femmes, celles qui seront toujours là pour pallier aux failles des hommes?

Elektra finit pourtant par s'effondrer sur la spirale d'une danse formée par des milliers de mouches tournoyant pour débarrasser le palais de toute trace de sang - tout cela est représenté par une vidéographie qui occupe l'intégralité de l'arrière scène -, et Oreste, devenu fou, quitte la scène en longeant l'orchestre.

Christian Longchamp, Claude Bardouil, Franz Welser-Möst, Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak et Ausrine Stundyte

Christian Longchamp, Claude Bardouil, Franz Welser-Möst, Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak et Ausrine Stundyte

Ce travail scénique abouti, lié par une interprétation musicale qui est un monde en soi, un univers de structures sonores d'un raffinement et d'une beauté stellaire inouïs, tout en préservant d'une main d'acier la théâtralité du discours, est ce que l'opéra a de plus merveilleux à offrir.

Et comment ne pas repenser au parcours d'Ausrine Stundyte, depuis sa fantastique Lady Macbeth de Mzensk à l'Opéra des Flandres en 2014, sous la direction de Calixto Bieito, qui avait déjà fait preuve d'un talent scénique hors-normes avec son timbre de voix qui fait tant ressentir l'indomptabilité de caractère?

La diffusion de ce spectacle pendant plusieurs mois sur ConcertArte rend bien imparfaitement compte de sa richesse, mais elle laisse en ces temps extraordinaires une image accessible à tous sur ce que cet art fragile et complexe révèle des femmes et des hommes qui unissent leurs talents pour offrir le plus beau de leur âme.

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Publié le 2 Août 2018

Parsifal (Richard Wagner)
Représentation du 01 août 2018
Bayreuth Festspiele

Amfortas Thomas Johannes Mayer
Titurel Tobias Kehrer
Gurnemanz Günther Groissböck
Parsifal Andreas Schager
Klingsor Derek Welton
Kundry Elena Pankratova

Direction musicale Semyon Bychkov
Mise en scène Uwe Eric Laufenberg (2016)

 

Thomas Johannes Mayer (Amfortas) - photo E. Nawrath

La troisième série de Parsifal dans l'interprétation de Uwe Eric Laufenberg marque les débuts à Bayreuth de Semyon Bychkov, ancien directeur musical de l'Orchestre de Paris dans les années 90 et nouveau directeur du Philharmonique Tchèque à partir d'octobre 2018.

Invité à deux reprises à l'opéra Bastille sous la direction de Gerard Mortier pour conduire Un Ballo in Maschera et Tristan und Isolde, il avait séduit pas sa manière d'instiller à la musique une verve passionnée et romantique évoquant les grands tableaux orchestraux slaves.

Dans la fosse obscure du Festspielhaus, il recouvre dès l'ouverture ce sens de l'épaisseur coulante qui se nourrit de la texture des cordes, pour soulever de grands mouvements majestueux et fluides qui obscurcissent d'emblée le climat musical. L'éclat des cuivres n'en émerge que ponctuellement, dans les passages les plus spectaculaires, et l'équilibre entre imprégnation sonore, contraste des lignes des vents et attention aux chanteurs est constamment entretenu par un flux vif et brun.

Elena Pankratova (Kundry) et Andreas Schager (Parsifal)  - photo E. Nawrath

Elena Pankratova (Kundry) et Andreas Schager (Parsifal) - photo E. Nawrath

Les chœurs y mêlent superbement la pureté de leur voile mélancolique dans les grandes évocations spirituelles, mais peuvent être également, dans la stupéfiante scène de la mort de Titurel, d'une force quasi-infernale absolument terrifiante.

Elle chante Kundry ici même depuis 2016, pourtant, jamais Elena Pankratova n'aura fait autant sensation que cette année. Dès le premier acte, où sa présence vocale est pourtant restreinte, elle fait entendre une noirceur animale qui glace le moindre silence de la salle, comme si elle recherchait le pouvoir de l'expression en un minimum de mots.

Au château de Klingsor, elle apparaît à nouveau dans son animalité la plus sombre, pour dépeindre à sa rencontre avec Parsifal une femme sensuelle au timbre légèrement vibrant noir-et-or, un débordement gorgé d'harmoniques, quasi-boudeur, qu'elle embaume de sa présence charnelle tout en réussissant les effets de surprise que ses aigus lancés avec une richesse de couleurs somptueuse rendent saisissants.

Elena Pankratova (Kundry) et Andreas Schager (Parsifal) - photo E. Nawrath

Elena Pankratova (Kundry) et Andreas Schager (Parsifal) - photo E. Nawrath

Face à elle, Andreas Schager peut paraître comme quelqu'un de plus primaire tant il domine par la puissance glorieuse et éclatante de son timbre incisif et quelque peu railleur, mais son Parsifal puissant et démonstratif, comme un enfant sûr de sa force, a aussi quelque chose de touchant, car une joie de vivre en émane à chaque instant.

Il est le premier grand soliste que l'on découvre au premier acte, Günther Groissböck, qui chantait deux mois auparavant Gurnemanz à l'opéra Bastille, se révèle fortement accrocheur par la manière, qu'on ne lui connaissait pas, d'incarner le doyen des chevaliers avec une subtile tonalité menaçante fort impactante. Son long discours l'impose comme un homme qui a conscience que la vie de sa communauté arrive à un moment clé, et, loin de se complaire dans la déploration, il fait ressentir au contraire la volonté de mettre en garde face à un péril certain.

Et Thomas Johannes Mayer, qui fait entendre quelques sons engorgés uniquement dans les premières mesures, libère très rapidement un jeu phénoménal, tressaillant et à l'article de la mort. Ce chanteur est un immense acteur doué aussi d'intonations humaines magnifiquement expressives, et son Amfortas prend des attitudes de bête blessée qui évoquent un lion sauvage, cerné et implorant avec une ampleur impressionnante la fin de son supplice.

Thomas Johannes Mayer (Amfortas) - photo E. Nawrath

Thomas Johannes Mayer (Amfortas) - photo E. Nawrath

Titurel grandement sonore par la voix autoritaire de Tobias Kehrer, Klingsor bien caractérisé de Derek Welton, avec on ne sait quoi de sympathique dans le geste malgré la violence du personnage, cette reprise de Parsifal vaut véritablement pour sa grande cohérence musicale et sa force expressive.

Bien entendu, la mise en scène de Uwe Eric Laufenberg ne peut faire oublier la réussite absolue du travail de Stefan Herheim dix ans plus tôt, mais les deux premières actes, dont les éclairages sont magnifiquement travaillés, clairs-obscurs de la scène du Graal, lumières chaleureuses de la scène de séduction de Kundry, transposent le livret avec une direction d'acteur fouillée, dans le contexte moyen-oriental d'aujourd'hui.

Et l'ouverture de la scène finale, qui invite à oublier les religions pour ne voir que la salle du Festpielhaus éclairée, conserve sa force naïve et plaisante.

Lire également le compte-rendu des représentations de 2016 : Parsifal (Vogt-Pankratova-Zeppenfeld-McKinny-Haenchen-Laufenberg) Bayreuth 2016

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Publié le 23 Décembre 2017

Le Prophète (Giacomo Meyerbeer)
Représentation du 16 décembre 2017
Deutsche Oper - Berlin

Jean de Leyde Gregory Kunde
Fidès Clémentine Margaine
Berthe Elena Tsallagova
Zacharie Derek Welton
Jonas Gideon Poppe
Mathisen Noel Bouley
Le Comte Oberthal Seth Carico

Direction musicale Enrique Mazzola
Mise en scène Olivier Py (2017)
Orchestre, chœur et danseurs du Deutsche Oper Berlin

Nouvelle production                                                                     Elena Tsallagova (Berthe)

La révolte des anabaptistes de Münster, qui embrasa de 1532 à 1535 la cité allemande située dans l’ancienne région occidentale de Wesphalie, est le prolongement direct du soulèvement des paysans qui fut noyé dans le sang, plus au sud, en Bavière, entre 1524 et 1526.

Alimentée par la réforme luthérienne qui s’étendait dans une société où le poids des taxes et des privations de liberté oppressait le monde paysan, cette révolte portait en elle un désir d’autonomie face au pouvoir des princes et de la classe nobiliaire, mais fut un tel déchainement de violence que Luther même dut finalement s’y opposer.

Gregory Kunde (Jean) et l'Ange de l'apocalypse

Gregory Kunde (Jean) et l'Ange de l'apocalypse

Cette insurrection, la plus importante en Europe avant la Révolution française de 1789, a cependant inspiré le sujet d’un opéra de Paul Hindemith, Mathis der maler, pour lequel Olivier Py a réalisé une mise en scène à l’opéra Bastille en 2010 qui est reconnue comme la plus grande réussite sous la direction de Nicolas Joel.

C’est pourquoi on pouvait appréhender la nouvelle production du Prophète, confiée au directeur du festival d’Avignon par le Deutsche Oper de Berlin, comme une continuité historique et artistique du travail époustouflant présenté à Paris.

En effet, dix ans après l’écrasement des paysans, un mouvement radical issu de la Réforme, l’anabaptisme, fuit vers le nord et prit le contrôle de la ville de Münster. Un de ses leaders, Jan Matthys, reconnu par ses fidèles comme un nouveau prophète, la renomma ‘Jérusalem céleste’.

Le Prophète (Kunde-Margaine-Tsallagova-Carico-Bouley-Mazzola-Py) Deutsche Oper

Les richesses de la cité furent partagées avec tous ceux qui y vinrent, les images à portée religieuse ou politique furent détruites et la communauté de bien proclamée. La répression de cette révolte ne tarda pas, et le 24 juin 1535 les armées du prince-évêque François de Waldeck reprirent la ville.

Sur la base d’un livret qui, certes, s’écarte de la vérité historique – Jean de Leyde est porté ici à la tête de la ville alors qu’il n’était qu’un disciple de Jan Matthys, lui-même présenté comme un des trois anabaptistes, qui mourut lors d’une sortie pour briser le siège mené par le Prince -, Olivier Py fait d’emblée planer une de ses figures masculines privilégiées, l’ange de l’apocalypse, comme mauvais présage des conséquences de l’extrémisme religieux.

Noel Bouley (Mathisen)

Noel Bouley (Mathisen)

Le décor, d’un gris sinistre du début à la fin, représente différents lieux d’une ville en guerre décrite par un enchevêtrement architectural véritablement complexe centré sur un plateau pivotant, afin de permettre une totale fluidité dans les changements de points de vue.

Il y a beaucoup de force dans cet univers chaotique où des véhicules renversés en feu rappellent les images de banlieues insurgées, et la montée inexorable du faux prophète, depuis ses premières illuminations adoubées sous un drapeau rouge révolutionnaire jusqu’au couronnement et la réalisation de miracles instrumentalisés par les anabaptistes, est menée dans un élan théâtral parfaitement lisible.

Gideon Poppe (Jonas), Seth Carico (Le Comte Oberthal) et Noel Bouley (Mathisen)

Gideon Poppe (Jonas), Seth Carico (Le Comte Oberthal) et Noel Bouley (Mathisen)

En revanche, la présence de drapeaux français du second acte au quatrième acte perturbe la compréhension du drame, d’autant plus que le peuple guerrier arbore des tenues militaires aux coupes et couleurs grises semblables à celles que portaient les Allemands au cours des deux guerres mondiales, ce qui peut donner l’impression d’évoquer cette funeste période.

Il en va de même des affiches colorées représentant aussi bien des corps désirables que des images cosmiques (galaxie d’Andromède, nébuleuse d’Orion), un volcan en éruption ou bien deux vues de Jérusalem et du Dôme du Rocher, qui illustrent aussi bien la provocation du sensualisme que le rapport à l’immensité du monde et la prégnance des symboles religieux, qui donnent finalement un effet plaqué et peu subtil aux réflexions en jeu. Mais on en comprend l’idée sous-jacente.

Gregory Kunde (Jean)

Gregory Kunde (Jean)

Provocant pour certains spectateurs, le ballet du troisième acte, qui se déroule dans ce qui ressemble à un camp d’entrainement, est une des scènes les plus fortes jamais vue dans un incontournable passage chorégraphique du Grand Opéra français. Les scènes d’altercations, mêlant hommes et femmes,sont dirigées à un rythme étourdissant, et le metteur en scène n’oublie pas de pousser son utilisation des corps masculins à des fins artistiques en montrant un des soldats prenant des poses lascives tel un Saint-Sébastien étirant son corps tout en se lavant.

On retrouvera cette exploitation homo-érotique lors de l’inévitable bacchanale finale qui se déroule sous les éclairages rouges et infernaux, en arrière-plan du palais.

Si la confusion scénique accentue l’impression d’une folie meurtrière inexplicable qui enserre l’histoire intime de Jean, Berthe, sa fiancée, et Fidès, sa mère, tous les tableaux qui les réunissent reflètent une sensibilité touchante, si bien que les longueurs ressenties notamment au dernier acte ne le doivent qu’au compositeur lui-même.

Ballet du camp des anabaptistes

Ballet du camp des anabaptistes

Et la direction orchestrale d’Enrique Mazzola fait chanter finement les lignes orchestrales sans révolutionner pour autant leur mise en relief, si bien que l’intensité va crescendo avec une puissance qui s’accumule dans la fosse jusqu’au dernier acte. Le matériau musical n’a sans doute pas la facture de l’écriture wagnérienne, mais la passion de l’interprétation au service aussi bien des chanteurs que de la mise en scène construit un tout cohérent qui montre que cette œuvre conserve un pouvoir fascinant sur le spectateur.

Surtout que tous les artistes réunis ont chacun des caractères vocaux bien distincts qui enrichissent la vie et renforcent la vérité de leurs personnages avec un impact saisissant.

Elena Tsallagova, dans le rôle aussi naïf de Berthe, offre au public un portrait mélancolique et rayonnant, brillant dans l’aigu, charmant et tout en grâce également, à l’opposé de la noirceur dépressive avec laquelle Clémentine Margaine, méconnaissable physiquement, imprime à la mère de Jean un chant verdien pathétique, grain complexe et tremblant, proche de celui d’une Azucena.

Seth Carico (Le Comte Oberthal)

Seth Carico (Le Comte Oberthal)

Ce Jean, décrit comme capable de renier sa fiancée, puis sa mère, pour sauver sa crédibilité d’homme messianique qu’il s’imagine incarner, est interprété par un Gregory Kunde dont on a de cesse d’admirer la puissance autant que la clarté et la précision de la diction française.

Il dégage également une impression de solidité qui laisse percer des accents à la Pavarotti, l’art du grand chant expressif sur lequel repose la valeur d’une telle partition. Qui imaginait en 2003, lorsque l'on le découvrit dans le rôle d’Énée au Théâtre du Châtelet, qu'il serait, quinze ans plus tard, l'athlète incomparable du Grand Opéra ?

Seth Carico, totalement voué au rôle antipathique du Comte Oberthal, sentiment accentué par son costume d’officier fasciste, possède dans le timbre une couleur noir étain qui renvoie une froideur métallique qui n’est pas sans charme, et, malgré la violence du personnage, il y a quelque chose en lui qui suscite la compassion.

Clémentine Margaine (Fidès)

Clémentine Margaine (Fidès)

Le véritable manipulateur de cette histoire, Mathisen, est un personnage bien construit pas Noel Bouley, très affirmé et sans états d’âme, Derek Welton, lui, en second anabaptiste, est plus doux et dénué d’agressivité, et Gideon Poppe se révèle être un très beau ténor, neutre en première partie, puis plus coloré et lyrique en faisant penser aux nombreux rôles de marins que l’on retrouve dans Tristan und Isolde, Les Troyens ou bien Le Vaisseau Fantôme.

La musicalité du chœur du Deutsche Oper est encore et toujours un modèle d’harmonie et de pureté élégiaque indispensable à la beauté d’une des œuvres majeures de Giacomo Meyerbeer.

Dans ce spectacle sombre et vivant, Olivier Py se rapproche en définitive plus du traitement impitoyablement guerrier, vainement nationaliste et scéniquement lourd avec lequel il recouvrit d'or les palais d'Aida à Bastille, que de sa production profondément esthétique de Mathis le peintre, mais il est vrai également que le livret n'a pas non plus la même portée philosophique que ce dernier, car le rapport de l'Art à la société n'est pas un des thèmes marquant du Prophète.

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