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Publié le 27 Avril 2025

Parsifal (Richard Wagner – Bayreuth, le 26 juillet 1882)
Représentation du 20 avril 2025
Wiener Staatsoper

Kundry Anja Kampe
Parsifal Klaus Florian Vogt
Parsifal jeune (rôle muet) Nikolay Sidorenko
Amfortas Jordan Shanahan
Gurnemanz Günther Groissböck
Klingsor Jochen Schmeckenbecher
Titurel Ivo Stánchev

Direction musicale Axel Kober
Mise en scène Kirill Serebrennikov (2021)
Co-metteur en scène Evgeny Kulagin
Dramaturgie Sergio Morabito
Wiener Philharmoniker

Évènement de la première saison de Bogdan Roščić à la direction de l’Opéra de Vienne, c’est pourtant lors d’une diffusion en streaming le 18 avril 2021 que le public a découvert en direct la nouvelle mise en scène de ‘Parsifal’ par Kirill Serebrennikov, les théâtres étant fermés à ce moment là dans la plupart des pays du monde. Un compte-rendu de cette diffusion en était fait ici même : Parsifal (Garanča-Zeppenfeld-Kaufmann-Tézier-Koch-Jordan-Serebrennikov) Opéra de Vienne.

Jonas Kaufmann, Elina Garanča, Ludovic Tézier, Georg Zeppenfeld, Wolfgang Koch et Philippe Jordan, à la direction musicale, étaient tellement fabuleux, et la proposition scénique était si forte, qu’il devenait important de voir cette production de ses propres yeux.

 Nikolay Sidorenko et Klaus Florian Vogt (Parsifal) - Photo Michael Pöhn

Nikolay Sidorenko et Klaus Florian Vogt (Parsifal) - Photo Michael Pöhn

Et la perception du spectacle réel montre quand même certaines différences en ce week-end de Pâques, la plus flagrante étant la liberté du regard laissée au spectateur vers la scène où vers les vidéos, ce qu’il lui permet de faire subjectivement le choix des séquences qu’il souhaite fixer.

Dans la première partie, la vie dans le milieu carcéral devient plus saisissante, le travail de direction d’acteurs se basant sur des figurants très talentueux notamment dans les scènes de rixes engendrées par la promiscuité.

Cela reste un peu trop propre pour être réaliste, les images vidéographiques donnant une teinte plus caravagesque aux visages des individus, mais la structure d’acier mobile de la prison avec ses nombreuses cellules est assez dure pour montrer comment les hommes sont considérés comme des bêtes humaines.

Au milieu de ce néant, Gurnemanz est celui qui redonne un peu de dignité aux prisonniers en prenant le temps de tatouer avec soin sur leur peau des symboles dont plusieurs sont issus directement de la mythologie de 'Parsifal', la lance en particulier. 

Parsifal (Vogt Kampe Groissböck Shanahan Kober Serebrennikov) Vienne

Kirill Serebrennikov utilise le langage poétique du tatouage pour parler du besoin de préservation de l’identité personnelle et du risque de déshumanisation totale engendré par l’enfermement, et s’appuie également sur sa poétique homoérotique pour aborder la question du rapport entre sexe et violence dans les deux premiers actes.

Pour se faire, il dédouble Parsifal en un jeune acteur au physique attirant, Nikolay Sidorenko, qui représente une force brute ne croyant qu’en elle-même et qui va tuer un prisonnier albinos, au dos tatoué d’ailes de cygne, qui le désirait de trop près.

Tout l’art du metteur en scène, totalement déployé au second acte, est de faire du Parsifal ‘chanteur’ un être devenu mûr qui a compris l’inculture de sa jeunesse mais qui intervient aussi dans l’action du passé pour essayer d’éviter au Parsifal ‘jeune’ de commettre ses propres erreurs. 

Le présent cherchant à agir sur son propre passé, on se croirait dans un film de Christopher Nolan!

 Nikolay Sidorenko (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry) - Photo Michael Pöhn

Nikolay Sidorenko (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry) - Photo Michael Pöhn

Le second acte au palais de Klingsor, présenté comme le siège d’un magazine de presse féminine où s’exposent sur les murs des photographies des corps de jeunes mannequins masculins, est le piège dangereux vers lequel se précipite le jeune Parsifal, alors que Kundry, amusément grimée en photographe fascinée par l’univers carcéral, est métamorphosée en femme d’affaire forte à la chevelure peroxydée. 

Mais pour cette reprise, Anja Kampe ne peut rivaliser avec le numéro de vamp qu’ Elina Garanča jouait fantastiquement pour les caméras en 2021, une référence tant vocale que scénique inoubliable. Car le jeu extrêmement abouti pour les besoins vidéographiques du streaming – seul un CD a été édité chez Sony Classical alors qu’un DVD s’imposait – n’est dorénavant plus aussi acéré, même si dans l’absolu ce ‘Parsifal’ scénique reste une référence sur ce que devrait toujours être l’opéra.

Présentement, l'acte au château de Klingsor montre une Kundry séductrice prise au piège de son désir ardent pour le corps de Parsifal – le physique fin et musclé de l’acteur Nikolay Sidorenko joue un rôle central dans cette production ainsi que son association au serpent blanc, l'énergie de vie, à travers les vidéos qui sont aussi une métaphore de la prégnance obsessionnelle des motifs wagnériens -, le jeu de séduction virant progressivement au jeu d’autodestruction, jusqu’au coup de génie du retournement de l’arme de Kundry vers Klingsor par la force de l’esprit du Parsifal mature.

Jordan Shanahan (Amfortas) - Photo Michael Pöhn

Jordan Shanahan (Amfortas) - Photo Michael Pöhn

Kirill Serebrennikov a choisi de tourner en ridicule le symbole du Graal au premier acte, une simple coupe envoyée aux prisonniers mais inspectée par les gardiens de la prison. Cela nous vaudra de voir un spectateur du parterre se lever et partir sans trop faire de bruit mais avec détermination, déçu de ne pas avoir vu Dieu sur scène. Mais après le nouveau crime qui clos le second acte, Kundry se retrouve en prison, et les retrouvailles avec Parsifal prennent une tournure très émouvante.

Les vidéos montrant quelque monastère en ruine perdu dans les neiges invitent dorénavant à une approche spirituelle et plus humaine, et alors qu’Amfortas, ce fou suicidaire obsédé par ses voix intérieures, arrive à retrouver une forme d’apaisement, c’est le Parsifal enfin évolué qui montre la voie de la libération intérieure, avec un focus sur les ailes tatouées du cygne assassiné au premier acte, le Graal véritable étant ce sentiment de liberté par rapport à soi mais aussi par rapport à la société qui devrait animer chaque être humain.

Kirill Serebrennikov mêle aussi des messages politiques subliminaux à travers les vidéos, notamment une dénonciation de la volonté de détruire la liberté d’expression – un des prisonniers cherche à retirer les fils dont est cousue sa bouche -, tout en montrant une trajectoire de Parsifal où la violence est constitutive de son évolution, une façon de trouver son chemin face à une société oppressive.

Günther Groissböck (Gurnemanz) - Photo Michael Pöhn

Günther Groissböck (Gurnemanz) - Photo Michael Pöhn

Pour cette reprise, Günther Groissböck assure le rôle du sage Gurnemanz en montrant une grande attention à la douceur de la ligne de chant mais sans imposer une autorité forte, le sentiment compassionnel étant la dimension la plus évidente du caractère qu’il incarne tout au long de la représentation.

Remplaçant Ludovic Tézier ayant du se retirer pour cause de convalescence, Jordan Shanahan fait preuve de qualités dramatiques très affirmées avec un chant incisif sans sacrifier à la musicalité, tout en étant doué d’un jeu très impulsif. Il fait moins monstre torturé que son prédécesseur, mais ses intonations noires font aussi transparaître l’animalité de son caractère sans toutefois le dépouiller de sa naturelle dimension humaine.

Parsifal 3e acte - Photo Michael Pöhn

Parsifal 3e acte - Photo Michael Pöhn

En Klingsor, Jochen Schmeckenbecher est au contraire totalement orienté vers la nature méphistophélique du magicien, une caractérisation monolithique efficace mais qui laisse moins transparaître de nuances dans la relation avec Kundry interprétée par Anja Kampe.

Après quinze ans de fréquentation du rôle, la soprano italo-allemande est encore d’une solide endurance, mais la fibre maternelle, ou peut-être compassionnelle, que l’on ressent chez elle ne lui permet pas de pousser à l’extrême la nature froide et ‘femme fatale’ de Kundry au second acte, même si elle témoigne d’un volontarisme incontestable.

Et si sur le strict plan scénique Klaus Florian Vogt ne paraît pas mettre autant de conviction que Jonas Kaufmann, lors de la création, à nuancer toutes les expressions du héros, il est cependant impossible de résister à son incarnation intemporelle tant son timbre toujours aussi nimbé d’une splendide candeur ambrée est un ensorcellement en soi. Aucune faiblesse, rien ne vient troubler l’éloquence de cette voix qui semble défier les ans avec une impression de résistance inaltérable.

Axel Kober et le Wiener Philharmoniker

Axel Kober et le Wiener Philharmoniker

Aux commandes du Wiener Philharmoniker, Axel Kober garde sous contrôle un orchestre somptueux dont il aime éprouver la puissance tout en obtenant de lui une fluidité toujours consistante, sans baisse de tension, ce qui donne ce très beau sentiment d’unité et homogénéité de la patine orchestrale, tout en faisant avancer le drame. Le récit de Kundry au second acte est par ailleurs une merveille d’envoûtement crépusculaire.

Très bel effet également du chœur féminin disséminé dans les couloirs à l’extérieur de la salle, et du chœur masculin saisissant à chacune de ses interventions.

Bien chanceux sont les Viennois de pouvoir profiter de cette production tous les ans à la période de Pâques, et au moins jusqu’en 2030!

 Nikolay Sidorenko, Anja Kampe, Klaus Florian Vogt, Günther Groissböck et Jordan Shanahan

Nikolay Sidorenko, Anja Kampe, Klaus Florian Vogt, Günther Groissböck et Jordan Shanahan

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Publié le 31 Août 2024

Tannhäuser (Richard Wagner – 19 octobre 1845, Dresde)
Version de Dresde 1845
Représentation du 04 août 2024
Bayreuther Festspiele

Landgraf Hermann Günther Groissböck
Tannhäuser Klaus Florian Vogt
Wolfram von Eschenbach Markus Eiche
Walther von der Volgelweide Siyabonga Maqungo
Biterof Olafur Sigurdarson
Heinrich der Schreiber Martin Koch
Reinmar von Zweter Jens-Erik Aasbø
Elisabeth Elisabeth Teige
Venus Irene Roberts
Ein Juger Hirt Flurina Stucki 
Le Gâteau Chocolat Le Gâteau Chocolat
Oskar Manni Laudenbach 

Direction musicale Nathalie Stutzmann
Mise en scène Tobias Kratzer (2019)

Devenue l’une des productions modernes et emblématiques fortement plébiscitée sous la direction de Katharina Wagner, la lecture de ‘Tannhäuser’ par Tobias Kratzer nous emmène au cœur de la problématique de l’œuvre par une mise en scène du conflit entre liberté artistique et académisme artistique qui se déroule dans le cadre même du festival de Bayreuth.

Elle est de plus soutenue par la direction orchestrale de Nathalie Stutzmann qui, dès l’ouverture, donne un élan vertigineux au survol spectaculairement filmé du château de la Warthurg et de la nature qui l’entoure, et se révèle d’une exaltante envergure tout en faisant ressortir des cuivres un sentiment de regret nostalgique auquel il est difficile d’être insensible.

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) - Photo : Enrico Nawrath

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) - Photo : Enrico Nawrath

Comme chaque année, le metteur en scène allemand a revu certaines scènes de sa vidéo introductive qui raconte la fuite délurée mais aussi meurtrière de quatre saltimbanques, Vénus, le nain Oskar, la Drag Queen Gâteau Chocolat grimée en Blanche-Neige, et Tannhäuser, sous l’apparence d’un triste clown. Au moment où il insère dans le film une photographie en mémoire à Stephen Gould - grand ténor wagnérien fidèle à Bayreuth et inoubliable interprète de Tannhäuser à l’Opéra Bastille en 2007, soudainement disparu à la fin de l’été 2023 -, une partie du public applaudit, mais l’émotion qu’engendre un tel souvenir inattendu est aussi très poignante. Et la manière dont l’orchestre achève cette splendide embardée dans un soupir crépusculaire annonce d’emblée que l’histoire se finira mal et ajoute au trouble émotionnel.

Excellente transposition des Pèlerins allant à Rome tels des spectateurs internationaux se rendant sur la colline verte, outre la flamboyance de la direction de Nathalie Stutzmann, le premier acte est l’occasion de découvrir la Vénus impétueuse d'Irene Roberts au timbre agile et vivant, qui déborde d’énergie et de présence. Klaus Florian Vogt étonne en premier lieu car, coutumier des rôles magnétiques et d’une grande éloquence, on ne l’attend pas forcément en anti-héro marginal.

Jens-Erik Aasbø (Reinmar von Zweter ) et Le Gâteau au Chocolat

Jens-Erik Aasbø (Reinmar von Zweter ) et Le Gâteau au Chocolat

A l’entracte, spectateurs et nombre de passants peuvent aller écouter Le Gâteau Chocolat - première Drag Queen noire invitée à Bayreuth pour jouer son propre rôle - chanter de la musique pop au bord de l'étang du Festspielpark. Ce grand moment de divertissement prépare le second acte du château de la Wartburg, et c’est avec amusement qu'Irene Roberts se mêle aux vacanciers pour peindre sur un drapeau noir ‘Frei im Wollen, frei im Thun, frei im Geniessen’, c'est-à-dire ‘Libre dans ses désirs, ses actes, sa jouissance’, une devise anarchiste tirée de l’essai de Richard Wagner ‘Die Kunst und die Revolution’ écrit en 1849, que nous retrouverons au second acte pour illustrer la révolution qu’amène Tannhäuser.

Et à la fin du show, Le Gâteau Chocolat prend aussi le temps de poser pour tous les selfies que ses admirateurs lui proposent. Une très forte énergie se dégage de ces artistes hors norme.

Le Gâteau au Chocolat au bord de l'étang du Festspielpark

Le Gâteau au Chocolat au bord de l'étang du Festspielpark

Le succès du second acte provient de l’approche géniale de Tobias Kratzer qui monte le grand tableau de la Wartburg de façon historisante avec beaux décors d’une salle moyenâgeuse et costumes d’époque qui séduisent immédiatement le public le plus traditionnel de l’audience.

Mais un ensemble de vidéos, souvent très drôles, montre en parallèle les coulisses, avec un art de la continuité qui fait que l’auditeur ne peut prendre ce qu’il voit au premier degré et devient lui-même le spectateur de l’ensemble de la machinerie. Il verra aussi la troupe de Tannhäuser s’immiscer dans le Festspielhaus et venir perturber de manière hilarante le spectacle en cours, Katharina Wagner jouant la méchante en apparaissant dans la vidéo lorsqu’elle appelle la police qui interviendra effectivement sur scène. 

La question de la liberté artistique est finalement posée par la mise en avant, hors cadre, des intrus dont la présence se démarque du faux tableau présenté au cours de cet acte, sous un éclairage qui les met parfaitement en exergue.

Irene Roberts (Vénus), Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et Elisabeth Teige (Elisabeth) - Photo : Enrico Nawrath

Irene Roberts (Vénus), Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et Elisabeth Teige (Elisabeth) - Photo : Enrico Nawrath

Cet acte est aussi celui de l’apparition d’Elisabeth Teige qui dépeint une Élisabeth mélancolique et presque introvertie. Son chant est d’une grande vibrance avec des couleurs qui se rapprochent de celles d’Irène Roberts, mais avec des aigus plus brillants du fait de sa tessiture de soprano. 

Klaus Florian Vogt y est somptueux, mais cela n’est pas une surprise, et la suavité très claire de Siyabonga Maqungo, en Walther, fait merveille tant elle s’allie idéalement au timbre de l’interprète de Tannhäuser.

Ce ténor sud africain, qui fit ses débuts à l’opéra de Meiningen en 2015, a dorénavant intégré l’ensemble de l’opéra d’État de Berlin, et les excellentes qualités de sa voix lui ouvrent l’accès à un répertoire très large, y compris belcantiste.

 Siyabonga Maqungo (Walther von der Volgelweide)

Siyabonga Maqungo (Walther von der Volgelweide)

Dans cette production, Wolfram von Eschenbach – Markus Eiche l’interprète avec souplesse et douceur mais sans velours noir - n’a pas le beau rôle, puisque son romantisme affiché ne semble qu’une façade, et le troisième acte où on le voit coucher avec Elisabeth sous les traits de Tannhäuser montre la faiblesse même de ses convictions.
Mais Dieu est ici l’Art conventionnel et aussi l’Art de Richard Wagner dont Tannhäuser finit par déchirer la partition.

La Révolution prônée par le compositeur même a avorté, sa liberté et ses désirs l’ont porté vers un art révolutionnaire pour l’époque mais que la société bourgeoise et capitaliste s’est appropriée afin de l’ancrer dans la tradition. Klaus Florian Vogt est étonnant, car il pousse très loin les déformations du chant pour exprimer la rage intérieure du héros, et en même temps réserve des instants d’élégie fabuleux. 

Irene Roberts, Elisabeth Teige, Nathalie Stutzmann et Klaus Florian Vogt

Irene Roberts, Elisabeth Teige, Nathalie Stutzmann et Klaus Florian Vogt

A cela s’ajoute l’intensité dramatique qu’imprime Nathalie Stutzmann à un orchestre puissant et galvanisé, tout en ayant aussi montré, au second acte, une très grande capacité à décrire une atmosphère plus introspective.

C’est donc sur la verve resplendissante du chœur final des pèlerins et sur un goût de bonheur manqué que s’achève l’histoire avec cette très émouvante image d’Élisabeth et du musicien roulant vers la liberté et un horizon apaisé. 

Depuis l'ambiance agitée de la création en 2019, ce spectacle aura par la suite soulevé un enthousiasme jamais démenti qui justifierait de prolonger sa programmation. Il devrait être repris en 2026 pour les célébrations des 150 ans du Festival, mais ensuite, il sera difficile de prendre la relève.

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Publié le 15 Août 2024

Tristan und Isolde (Richard Wagner – Munich, le 10 juin 1865)
Représentation du 04 août 2024
Bayreuther Festspiele

Isolde Camilla Nylund
Tristan Andreas Schager
König Marke Günther Groissböck
Brangäne Christa Mayer
Kurwenal Olafur Sigurdarson
Melot Birger Radde
Ein Hirt Daniel Jenz
Ein Steuermann Lawson Anderson
Junger Seemann Matthew Newlin

Direction musicale Semyon Bychkov
Mise en scène Thorleifur Örn Arnarsson (2024)
Orchester der Bayreuther festspiele
Nouvelle production

                                         Olafur Sigurdarson (Kurwenal)

 

Metteur en scène islandais connu de plusieurs scènes du sud et du centre de l’Allemagne, Wiesbaden, Hanovre, Kassel, Karlsruhe, Augsbourg, où il a déjà réalisé des relectures de trois ouvrages de Richard Wagner, ‘Lohengrin’, ‘Siegfried’ et ‘Parsifal’, Thorleifur Örn Arnarsson suscite beaucoup d’intérêt à l’occasion de la nouvelle production de ‘Tristan und Isolde’ à Bayreuth.

Pourtant, à l’issue du spectacle, le scepticisme est de rigueur.

Camilla Nylund (Isolde) et Andreas Schager (Tristan)

Camilla Nylund (Isolde) et Andreas Schager (Tristan)

Certes, il conçoit un univers visuel où les jeux de lumières latéraux et d’arrière scène isolent le centre de la scène d’un horizon noir sans contour, ce qui crée une impression d’intériorité et d’enfermement oppressante.

Des cordages descendent des cintres afin d’évoquer, au premier acte, la forme stylisée d’une voile dominant un pont de navire sans limites, noyé dans les brumes, puis, au second acte, Tristan et Isolde se retrouvent dans la cale du navire qui a accosté en Cornouailles – son arrivée issue de l’ombre, en fin du premier acte, est impressionnante –, lieu qui se trouve chargé d’un tas d’antiquités, meubles, animaux empaillés, globes terrestres, miroirs, statues, peintures, qui renvoient à l’idée d’un passé révolu, mais qui, paradoxalement, engendrent aussi un sentiment de vide, car toute vie en est absente.

Et au dernier acte, le navire a totalement implosé, ses bribes se sont étalées sur la scène, et Tristan se meurt sur un petit monticule d’objets, une île déserte qui est aussi son univers désolé et désillusionné.

Camilla Nylund (Isolde) et Christa Mayer (Brangäne)

Camilla Nylund (Isolde) et Christa Mayer (Brangäne)

On en resterait là, et nous aurions une scénographie très esthétique qui cadre bien avec une vision d’un amour qui, par essence, aspire à la mort. Mais le fait de présenter au premier acte Isolde en princesse écrivant à l’encre noire, sur son immense robe blanche rayonnante au sol, son histoire passée en Irlande avec Tristan, ajoute une touche introspective et bovaryste vaine, qui ne laisse plus qu’aux chanteurs le soin d’exprimer les sentiments du cœur.

On comprend donc surtout que c’est cette quête philosophique qui tue finalement les deux amants, et on peut même se demander si Tristan et Isolde ne font pas que ressasser tout au long des trois actes un amour qui a connu son apogée en Irlande, et qui, dorénavant, les emprisonne dans un monde qui les déconnecte de la vie.

Thorleifur Örn Arnarsson ne construit cependant aucune dramaturgie forte et ne développe aucune expressivité marquée qui permette d’animer les relations, et lorsqu’il s’y risque, il modifie certains gestes attendus, tel celui de Tristan qui rejette le filtre à l’acte I, mais qui le boit au II au lieu de se battre avec Melot. A quoi bon ces modifications sans grand sens?

Andreas Schager (Tristan) et Camilla Nylund (Isolde)

Andreas Schager (Tristan) et Camilla Nylund (Isolde)

Dans la fosse d’orchestre, Semyon Bychkov est de retour après cinq ans d’absence, lui qui dirigeait ici même ‘Parsifal’ en 2018 et 2019. Sa lecture est lente et hypnotique, évanescente mais avec de l’envergure qui permette d’appuyer le drame. Étant donné que la mise en scène limite l’action et la gestuelle, cette belle ligne envoûtante s'avère très adaptée à un parti pris symbolique, et l’on peut saisir avec un peu d’attention avec quelle finesse les miroitements de vents tissent des voiles sonores irréels aussi bien que les cordes. Il est même un peu dommage d’entendre la tension monter en puissance au moment du retour d’Isolde dans la scène finale, alors que rien ne précipite véritablement autour de Tristan.

Andreas Schager (Tristan) et Camilla Nylund (Isolde)

Andreas Schager (Tristan) et Camilla Nylund (Isolde)

Tristan, Andreas Schager l’a dans la peau depuis 12 ans lorsqu’il interprétait le rôle pour la première fois à l’occasion du projet ‘Wagner’ mené par le théâtre néo-baroque de Minden situé près de Hanovre. Incomparable avec cette attitude de solide gaillard au chant souriant, il compose un Tristan viril dans le médium, délicat quand il le faut, avec un éclat franc et oscillant dans les grands moments d’exclamation, et, surtout, est mu par une générosité incandescente qui peut lui faire prendre une posture très entière, comme au final du second acte lorsqu’il est confronté à Melot. Il y gagne aussi la sympathie inconditionnelle du public.

Mais ce soir là, dans le troisième acte où il a pourtant toute l’endurance requise, son volontarisme démonstratif déborde à plusieurs reprises de façon trop libre, donnant l’impression qu’il ne tient plus la bride. On apprendra trois jours plus tard qu’il souffre d’une inflammation des voies respiratoires, et sera remplacé en cours de représentation le 06 août, sans conséquence pour les représentations suivantes.

Camilla Nylund

Camilla Nylund

Camilla Nylund, elle, est une Isolde plus récente, rôle qu’elle appréhende avec une très grande maturité. Son chant Hyalin s’épanouit majestueusement en ayant la résistance d’un cristal fragile, et elle ne se départit jamais d’une grande noblesse de posture. Au côté de son partenaire, elle paraît moins puissante, mais le duo d’amour sera mené avec une belle communion, ainsi que le Liebestod chanté d’un souffle respirant qui en contrôle la plénitude.

Cette représentation permet aussi de découvrir que Christa Mayer, animée par un sens mélodramatique attachant, exprime en Brangäne un lyrisme plus profilé que pour Fricka ou Waltraude.

Olafur Sigurdarson, le formidable Alberich de ce même Ring, est un solide Kurwenal mais dont on ne sent pas de véritable affect avec Tristan, et le Roi Marke de Günther Groissböck, qui mélange sombre douceur souffrante et intonations menaçantes, manque de présence écrasante, sans que l’on ne mesure bien l’impact de l’absence de dramaturgie sur cette impression.

Semyon Bychkov

Semyon Bychkov

Rôles secondaires irréprochables mais maintenus dans l’ombre, excepté le Melot très confiant de Birger Radde, il ressort tout de même de ce spectacle trop guindé l’impression qu’une reprise du jeu de tous les solistes est nécessaire de façon à renforcer leurs interactions et permettre à l’auditeur d’être pris par une théâtralité qui le convainque mieux.

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Publié le 26 Juillet 2022

Richard Strauss (Der Rosenkavalier - 1911)
Représentation du 24 juillet 2022
Bayerische Staatsoper - Münchner Opernfestspiele

Die Feldmarschallin Marlis Petersen
Der Baron Ochs auf Lerchenau Günther Groissböck
Octavian Samantha Hankey
Herr von Faninal Johannes Martin Kränzle
Sophie Liv Redpath
Jungfer Marianne Leitmetzerin Daniela Köhler
Valzacchi Ulrich Reß
Annina Ursula Hesse von den Steinen
Ein Polizeikommissar Martin Snell
Der Haushofmeister bei der Feldmarschallin Kevin Conners
Der Haushofmeister bei Faninal Caspar Singh
Ein Notar Christian Rieger
Ein Wirt Kevin Conners
Ein Sänger Galeano Salas

Direction musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Barrie Kosky (2021)

'Le Chevalier à la Rose' n'est certes pas joué à Munich avec la même intensité qu'à l'Opéra de Vienne, il n'en est pas moins vrai qu'il est une des œuvres emblématiques de l'Opéra d'Etat bavarois, et qu'il était grand temps de remplacer l'ancienne production d'Otto Schenk créée le 20 avril 1972. Elle aura connu 195 représentations au total en ce théâtre.

Samantha Hankey (Octavian)

Samantha Hankey (Octavian)

Barrie Kosky ne rompt cependant pas brutalement avec cette production historique, mais il entend conduire par l'humour le spectateur dans le monde d'après en gardant un œil sur le passé afin de lui faire sentir l'essence même de l'œuvre qui est une lutte contre le déroulement du temps.

Une pendule plantée au milieu de l'avant scène figure ainsi à elle seule l'obsession de la Maréchale qui, comme elle le révèle au moment de quitter Octavian à la fin du premier acte, se lève parfois au milieu de la nuit pour faire arrêter les horloges.

Marlis Petersen (La Maréchale)

Marlis Petersen (La Maréchale)

Les murs de son appartement abondamment ornés sont ainsi recouverts d'une fine patine gris-argent qui reflète le lustre d'une époque passée. On peut même imaginer qu'au moment de l'arrivée des musiciens, leurs déguisements en danseurs de cour de Louis XIV est une référence directe à la fascination qu'avait Louis II de Bavière pour le 'Roi Soleil', fascination qui s'est manifestée par la construction des châteaux d'Herrenchiemsee et de Linderhof.

Liv Redpath (Sophie)

Liv Redpath (Sophie)

L'histoire de l'art est à nouveau convoquée au second acte dans la chambre de Sophie qui se trouve recouverte de peintures de faunes et de nymphes, troublantes par leur sensualité, et qui entrent véritablement en résonance avec l'esprit du baron qui ne fait que répéter à la fille de Faninal qu'elle lui appartiendra quoi qu'elle fasse, alors qu'il ne lui laisse comme perspective que l'accomplissement d'une domination masculine quand ils rejoindront le lit nuptial. 

Le rêve drolatique figuré par l'arrivée du Chevalier à la Rose dans un carrosse fantasque débordant de fioritures argentées, tiré par quatre hommes déguisés en chevaux, ne durera qu'un temps, mais il confirme les allusions à l'univers de Louis II, ce que le public va beaucoup apprécier.

Ursula Hesse von den Steinen (Annina) et Günther Groissböck (Le Baron Ochs)

Ursula Hesse von den Steinen (Annina) et Günther Groissböck (Le Baron Ochs)

Le dernier acte verse finalement dans la comédie et se déroule sur la scène d'un petit théâtre comme s'il s'agissait dorénavant de ne plus rien prendre au sérieux.

La direction d'acteur de Barrie Kosky est à la fête, et son goût pour les scènes mimées par les figurants déborde de vie. Le vieux Cupidon, qui depuis le début agit pour faire émerger le sentiment d'amour parmi cette société insupportable, réalise enfin son but avec la victoire d'Octavian et Sophie qui s'élèvent dans les airs et disparaissent dans la nuit, alors que la Maréchale repart en coulisse d'un geste désabusé une fois la partie finie.

Liv Redpath (Sophie) et Samantha Hankey (Octavian)

Liv Redpath (Sophie) et Samantha Hankey (Octavian)

Fervent passionné des œuvres fortement théâtrales et caustiques, Vladimir Jurowski réalise en communion avec la mise en scène une lecture époustouflante du 'Chevalier à la Rose' au point d'arriver à happer l'attention scénique de l'auditeur afin qu'il suive ce qui se déroule dans la fosse. Son art du mouvement avec les musiciens révèle une maîtrise extraordinaire des lois mathématiques qui innervent les courants de bois et de cordes, comme si, après avoir obtenu une nappe orchestrale malléable au velouté crépusculaire, il la faisait vivre en accélérant ses emportements, en déviant ses lignes, en caressant d'un geste les groupes d'instruments dont il recherche une souplesse poétique, tout en faisant émerger les motifs réminiscents dans un fondu enchainé subtil et somptueux.

Mais dans les passages où la rythmique s'emballe, les colorations des percussions et des cuivres évoquent la modernité plastique d'œuvres de compositeurs russes du XXe siècle tels Chostakovitch et Prokofiev, plus que l'argent massif des grandes orchestrations viennoises. Son sens du théâtre s'en trouve exacerbé, et s'opère ainsi un basculement, depuis les images baroques de la première partie, vers un réalisme violent et implacable de la vie.

Günther Groissböck (Le Baron Ochs) et Samantha Hankey (Octavian-Mariandel)

Günther Groissböck (Le Baron Ochs) et Samantha Hankey (Octavian-Mariandel)

La distribution réunie est de haut-vol, à commencer par Marlis Petersen qui est idéale dans ce rôle de princesse aux allures de Lulu, dont les sous-vêtements transparaissent sous son fin voilage dans la scène initiale de la chambre, comme pour montrer qu'elle n'est pas seulement une noble personne vieillissante, mais une femme qui sait ce que la séduction charnelle signifie et qui vit dans le monde présent.

Mais quelle transformation quand elle réapparait à la scène finale! Vêtue de noir et plus mature, elle se met hors-jeu volontairement et vient tirer sa révérence, défaite par le temps, tout en s'assurant que l'avenir des deux jeunes amants pourra s'épanouir.

Sa diction très claire et le mélange de projection bien profilée et d'accents modernes dont elle aime jouer sont ainsi au service d'un portrait épuré et sensible, où finesse et félinité se mêlent pour faire vivre une personnalité au caractère lucide et éveillé.

Marlis Petersen (La Maréchale)

Marlis Petersen (La Maréchale)

Remplaçant au pied levé Christof Fischesser souffrant, Günther Groissböck s'empare du personnage du Baron Ochs avec une assurance bluffante, bombant du torse et interagissant avec son entourage de façon très vivante.

Des couleurs stylisées et assombries se libèrent au fil de la représentation, la puissance se renforce également, et son jeu de séduction avec Octavian devient plus complexe car il fait très bien ressortir les effets de confusion intérieure créés par le piège comique qui se referme sur lui.

Liv Redpath (Sophie) et Samantha Hankey (Octavian)

Liv Redpath (Sophie) et Samantha Hankey (Octavian)

Et c'est un bien beau Octavian qu'incarne Samantha Hankey au souffle vaillant et doué d'une lumière héroïque mâtinée de romantisme. Elle joue même le travestissement avec une grande aisance quand elle doit devenir Mariandel et user de tonalités plus sarcastiques.

Et Liv Redpath est idéale en Sophie, espiègle et profonde avec une très grande pureté de ligne dans les aigus stellaires, et un médium sensuel très agréable, ce qui aboutit à de magnifiques duo enjôleurs avec Samantha Hankey.

Marlis Petersen, Vladimir Jurowski et Samantha Hankey

Marlis Petersen, Vladimir Jurowski et Samantha Hankey

Parmi les rôles secondaires, Johannes Martin Kränzle, au timbre de voix bien homogène, est physiquement tout à fait méconnaissable en Faninal, alors qu'Ursula Hesse von den Steinen révèle sans complexe les facettes les plus monstrueuses d'Annina.

Et dans le rôle du jeune chanteur, Galeano Salas délivre une puissance impressionnante richement colorée et tout à fait inattendue.

Ulrich Reß et Serge Dorny

Ulrich Reß et Serge Dorny

Après un hommage rendu au début de la représentation à Stefan Soltesz, chef d'orchestre disparu soudainement 2 jours auparavant au cours d'une représentation de 'La femme silencieuse', Serge Dorny a ensuite salué Ulrich Reß (Valzacchi) à l'issue du spectacle pour ses 43 ans de carrière et ses 38 ans de présence au sein du Bayerische Staatsoper.

Le chanteur augsbourgeois, reconnu pour son engagement à défendre nombre de petits rôles, et parfois des personnages plus importants, prend sa retraite ce soir sous d'enthousiastes applaudissements, mais il continuera à se produire prochainement en tant qu'artiste invité.

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Publié le 7 Octobre 2021

Le Hollandais volant (Richard Wagner - 1843)
Répétition générale du 06 octobre 2021 et représentations du 25 et 28 octobre 2021
Opéra national de Paris - Bastille

Daland Günther Groissböck
Senta Ricarda Merbeth
Erik Michael Weinius
Mary Agnes Zwierko
Der Steuermann Thomas Atkins
Der Holländer Tomasz Konieczny

Direction musicale Hannu Lintu
Mise en scène Willy Decker (2000)

La production du Vaisseau Fantôme que l’Opéra de Paris n’avait plus programmé depuis le 09 octobre 2010 était très attendue car il s’agit du premier drame wagnérien proprement dit. Sa simplicité et son romantisme s’adressent à tous, et les contrées qu’il décrit avec sa musique créent en chacun des impressions visuelles fort évocatrices.

Tomasz Konieczny (Der Holländer)

Tomasz Konieczny (Der Holländer)

L’œuvre n’est entrée au répertoire qu’en 1937, 40 ans après sa création parisienne au Théâtre des Nations de l’Opéra Comique - à l'actuel emplacement du Théâtre de la Ville -, mais elle fait dorénavant partie des 30 opéras les plus joués de la maison.

Et la reprise de cette année atteint un niveau musical bien plus équilibré et très supérieur à celui de la dernière reprise où le couple d’ Erik et Senta formé par Klaus Florian Vogt et Adrianne Pieczoncka semblait être le cœur palpitant de la représentation.

Ricarda Merbeth (Senta)

Ricarda Merbeth (Senta)

Ce soir, la réalisation orchestrale repose sur un orchestre en pleine forme dirigé par un maître des grands espaces nordiques, Hannu Lintu, un chef finlandais qui fait des débuts fracassants à l’Opéra de Paris.

Musclée et flamboyante dans sa manière élancée et virile de faire résonner le corps des cuivres, mais avec de l’allant et une attention à faire ressortir les chaudes pulsations humaines dans les différents duos, cette direction empreint le spectacle d’une narration qui emporte les solistes dans un souffle subjuguant de vitalité.

L’entrée du marin de Thomas Atkins révèle un personnage plus tourmenté que contemplatif, et le chœur masculin, en partie non masqué, impose d’emblée un chant puissant qui a l’impact de l’argent massif.

Tomasz Konieczny (Der Holländer)

Tomasz Konieczny (Der Holländer)

Puis, l’apparition de Tomasz Konieczny s’inscrit splendidement dans le prolongement de cette introduction. Ce chanteur formidable dépeint non seulement le Hollandais errant avec un sens de l’éloquence incisive fantastique, mais il pare également son timbre d’une intense patine sombre aux reflets métalliques qui lui donnent une séduction et une prestance animale absolument souveraine.

L’acteur fait ainsi vivre son personnage avec énormément de justesse ce qui se lit dans sa manière d'interpénétrer sentiments ombrés et tourments intérieurs.

Günther Groissböck (Daland)

Günther Groissböck (Daland)

Günther Groissböck paraît du coup plus simplement humain face à lui, et rend même Daland sympathique. Sa gestuelle a quelque chose d’inclusif, de directement accessible, la variété des couleurs est sensible, mais son chant n’a pas encore retrouvé tout l’impact qu’on lui connaît.

Ricarda Merbeth (Senta)

Ricarda Merbeth (Senta)

Et Ricarda Merbeth, dont on ne compte plus les incarnations survoltées de Senta à Bayreuth, a certes aussi perdu un peu de puissance et de couleurs dans les aigus, mais force est de constater qu’elle est toujours une wagnérienne qui compte aujourd’hui. Le souffle et la vaillance d'une tessiture ouatée sont bien là, l’imprégnation romantique de cette femme si intérieure est rendue avec une crédibilité et une fierté qui accrochent au cœur, et son magnétisme rivalise en caractère avec celui de Tomasz Konieczny.

Michael Weinius (Erik)

Michael Weinius (Erik)

Erik n’est certes pas un être gagnant dans cette histoire qui le confronte à la violence des sentiments extrêmes de deux figures majeures du romantisme allemand, mais Michael Weinius lui rend un tempérament solide et de caractère, avec une voix mordante, qui a du brillant, et des accents un peu complexes qui donnent de l’épaisseur à un personnage qu’il n’est pas facile à imposer.

Quant aux noirceurs abyssales d'Agnes Zwierko, une fois entendues, elles ne vous quittent plus de la soirée.

Ricarda Merbeth (Senta)

Ricarda Merbeth (Senta)

Après avoir connu la réalisation d’une extrême finesse et la dramaturgie prenante élaborée par Dmitri Tcherniakov pour le Festival de Bayreuth cet été avec la nouvelle production du Fliegende Holländer, revenir au travail épuré de Willy Decker fait inévitablement ressortir certains statismes du jeu théâtral, mais cette épure et la qualité de ses lumières conservent un pouvoir psychique intact sur les spectateurs. 

Comment ne pas être sensible à ce tableau de paysage marin pris en pleine tempête où apparaît en surimpression le vaisseau hallucinatoire de Senta, ou à cette pièce aux dimensions surréalistes qui semble pointer, à la manière d'une proue de navire, au dessus d’une mer agitée ? 

Tomasz Konieczny (Der Holländer)

Tomasz Konieczny (Der Holländer)

Un décor unique, certes, mais plongé dans un univers aux éclairages d’une grande mobilité – hors le duo entre Senta et Le Hollandais qui est volontairement distancié - sans la moindre incongruité, une psychologie centrée sur Senta, où il est véritablement montré à quel point elle est sujette à une maladie qui induit au final un rejet de tous, et qu’elle va transmettre avant de mettre fin à ses jours à une jeune fille de compagnie qui se laissera prendre par l’imaginaire du portrait du Hollandais, c’est bien parce qu’il y a un chef expressif à la barre de l’orchestre et une solide distribution pour prendre émotionnellement l’auditeur, que ce retour a toutes les forces pour lui.

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Publié le 11 Août 2021

Die Meistersinger von Nürnberg (Richard Wagner – 1868)
Représentations du 01 et 09 août 2021
Festival de Bayreuth

Hans Sachs Michael Volle
Veit Pogner Georg Zeppenfeld
Kunz Vogelgesang Tansel Akzeybek
Konrad Nachtigal Armin Kolarczyk
Sixtus Beckmesser Bo Skovhus, Johannes Martin Kränzle
Fritz Kothner Werner Van Mechelen
Balthasar Zorn Martin Homrich
Ulrich Eisslinger Christopher Kaplan
Augustin Moser Ric Furman
Hermann Ortel Raimund Nolte
Hans Schwarz Andreas Hörl
Hans Foltz Timo Riihonen
Walther von Stolzing Klaus Florian Vogt
David Daniel Behle
Eva Camilla Nylund
Magdalene Christa Mayer
Ein Nachtwächter Günther Groissböck

Direction musicale Philippe Jordan                                        Philippe Jordan
Mise en scène Barrie Kosky (2017)
Orchester der Bayreuther Festspiele

Bien que les éditions 2017 et 2018 de cette magnifique production aient été abondamment commentées ici même, il est impossible de ne pas parler à nouveau succinctement des Meistersinger mis en scène par Barry Kosky, tant l’interprétation donnée en août 2021 semble avoir atteint un sommet insurpassable.

Klaus Florian Vogt (Walther von Stolzing)

Klaus Florian Vogt (Walther von Stolzing)

Même si l’on ne retrouve pas cette année les joyeux chiens dans le tableau d’ouverture, ce premier acte joué dans le salon reconstitué de la villa Wahnfried est toujours aussi haut en couleurs, et semble redonner vie au tableau de Friedrich Georg Papperitz « Richard Wagner à Bayreuth » de 1882, l’année de création de Parsifal qui sera dirigé par Herman Lévi dès sa première représentation.

Les multiples visages de Wagner sont diffractés à travers les différents personnages, Sachs, Walther et David, et l’ensemble des chanteurs se livrent à un jeu de théâtre étourdissant dans un espace quelque peu restreint. Tout est magnifique, les costumes, l’ameublement de la bibliothèque, les attitudes caricaturales, et l’attention se porte particulièrement sur le personnage de Beckmesser, puisque Barrie Kosky lui fait prendre toutes les mauvaises attitudes pour projeter en lui l’antisémitisme que dissimule l’ouvrage.

« Richard Wagner à Bayreuth » de Friedrich Georg Papperitz (1882) - De gauche à droite, au premier rang : Siegfried et Cosima Wagner, Amalie Materna, Richard Wagner. Derrière eux : Franz von Lenbach, Emile Scaria, Fr. Fischer, Fritz Brand, Herman Lévi. Puis Franz Liszt, Han Richter, Franz Betz, Albert Niemann, la comtesse Schleinitz, la comtesse Usedom et Paul Joukowsky.

« Richard Wagner à Bayreuth » de Friedrich Georg Papperitz (1882) - De gauche à droite, au premier rang : Siegfried et Cosima Wagner, Amalie Materna, Richard Wagner. Derrière eux : Franz von Lenbach, Emile Scaria, Fr. Fischer, Fritz Brand, Herman Lévi. Puis Franz Liszt, Han Richter, Franz Betz, Albert Niemann, la comtesse Schleinitz, la comtesse Usedom et Paul Joukowsky.

Le second acte se déroule après la seconde guerre mondiale, la villa Wahnfried a été détruite, et les restes de la villa sont rassemblés dans un coin de la pièce. Un jeu de correspondance est alors établi entre, d’une part, le marteau de cordonnier de Sachs et le podium de chant, et, d’autre part, un marteau de juge et une barre de tribunal.

Dans cette partie, le jeu irrésistible dévolu à Beckmesser pour particulariser la figure juive qu’il représente s’achève en une bastonnade et une envahissante image parodique qui ne manque jamais de faire réagir les spectateurs. Johannes Martin Kränzle était souffrant pour les deux premières représentations et fut remplacé par Bo Skovhus qui s’en est bien sorti malgré l’impréparation, mais à son retour, le 09 août, il s’est à nouveau livré à un formidable jeu de scène fluide et dansant, usant d’intonation vocales claires et fulgurantes.

Michael Volle est évidemment toujours aussi impressionnant, un acteur d’une force naturelle unique alliée à un pouvoir vocal charismatique au beau délié d’un timbre qui peut se parer de velours comme se couvrir d’une écorce de roc.

Et Günther Groissböck est un veilleur de nuit de luxe, noir et inquiétant comme pour annoncer le triste final qui se prépare.

Michael Volle (Hans Sachs)

Michael Volle (Hans Sachs)

Quant au troisième acte, il se déroule au tribunal de Nuremberg, et Klaus Florian Vogt atteint son point culminant car depuis plus de 15 ans il parfait les clartés dorées de sa voix qui s’amplifient dans la salle du Palais des Festivals comme si celle-ci n’avait été conçue que pour mettre en valeur ce qu’elles ont de si surnaturel. Il y a chez lui un mélange de tendresse et de majesté inaccessible qui s’ennoblissent, et il a le souffle pour surpasser les tensions aigues de l’écriture musicale pour retrouver l’état poétique des susurrements intimes. Une interprétation merveilleuse finemenent maîtrisée.

En Pogner, Georg Zeppenfeld fait ressentir sa douce bienveillance habituelle, Daniel Behle dépeint brillamment l’impulsivité de David, et Camilla Nylund apporte une délicieuse touche de plénitude et d’espièglerie tout en maintenant Eva dans une posture digne. L’apparition de Werner Van Mechelen fait également ressortir le caractère bonhomme et impactant de Kothner.

Philippe Jordan

Philippe Jordan

Dans la fosse d’orchestre - des musiciens de l'orchestre de l'Opéra national de Paris font partie de la formation du Festival de Bayreuth auprès des meilleurs musiciens allemands -, Philippe Jordan est absolument merveilleux. Il magnifie le souffle épique des paysages sonores par des impressions de profondeur et une sculpture complexe des nervures orchestrales brillantes et légères.

Une poésie luminescente s'exhale à chaque instant, des réminiscences brucknériennes s'entendent parfois, et l'on peut vivre à plusieurs reprises comme d’extraordinaires levers de soleil, des bruissements des feuillages de forêts romantiques, une coloration dense et foisonnante avec laquelle on voudrait vivre indéfiniment.

Klaus Florian Vogt (Walther von Stolzing), Eberhard Friedrich (Chef de Choeur) et Johannes Martin Kränzle (Beckmesser)

Klaus Florian Vogt (Walther von Stolzing), Eberhard Friedrich (Chef de Choeur) et Johannes Martin Kränzle (Beckmesser)

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Publié le 14 Janvier 2021

L’Anneau du Nibelung (Richard Wagner, 1849-1876)

Version de concert du 24 novembre (Die Walküre), 26 novembre (Das Rheingold), 28 novembre 2020 (Götterdämmerung) à l’Opéra Bastille et du 06 décembre 2020 (Siegfried) à l’auditorium de Radio France, diffusée sur France Musique les 26, 28, 30 décembre 2020 et 02 janvier 2021.

L’Anneau du Nibelung (Philippe Jordan - Cycle Ring - Opéra de Paris 2020) Bastille et Auditorium de Radio France

Wotan Iain Paterson, Fricka Ekaterina Gubanova, Siegfried Andreas Schager, Mime Gerhard Siegel
Brünnhilde Martina Serafin (Die Walküre), Ricarda Merbeth (Siegfried / Götterdämmerung)
Waltraute Ricarda Merbeth (Die Walküre) / Michaela Schuster (Götterdämmerung)
Siegmund Stuart Skelton, Sieglinde Lise Davidsen, Alberich Jochen Schmeckenbecher
Loge Norbert Ernst, Hunding Günther Groissböck, Hagen Ain Anger, Froh Matthew Newlin
Fasolt Wilhelm Schwinghammer, Fafner Dimitry Ivashchenko, Gunter Johannes Martin Kränzle
Freia Anna Gabler, Gutrune Anna Gabler, Ortlinde Anna Gabler, Donner Lauri Vasar,
Erda Wiebke Lehmkuhl, Première Norme Wiebke Lehmkuhl, Woglinde Tamara Banješević
Waldwogel Tamara Banješević, Wellgunde Christina Bock, Flosshilde Claudia Huckle,
Gerhilde Sonja Šarić, Schwertleite Katharina Magiera, Helmwige Regine Hangler,
Siegrune Julia Rutigliano, Grimgerde Noa Beinart, Rossweisse Marie-Luise Dressen

Orchestre et chœur de l’Opéra national de Paris
Direction musicale Philippe Jordan.

Jean-Yves Kaced (Directeur de l'Arop), Stéphane Lissner (Directeur général de l'Opéra de Paris) et Aurélie Dupont (Directrice de la Danse à l'Opéra de Paris) - Présentation de la saison 2019/2020 de l'Opéra national de Paris du 11 mars 2019

Jean-Yves Kaced (Directeur de l'Arop), Stéphane Lissner (Directeur général de l'Opéra de Paris) et Aurélie Dupont (Directrice de la Danse à l'Opéra de Paris) - Présentation de la saison 2019/2020 de l'Opéra national de Paris du 11 mars 2019

A l’occasion des fêtes de fin d’année, la diffusion sur France Musique du Ring de Richard Wagner enregistré à l’Opéra de Paris quelques semaines auparavant fut un évènement dont même les habitués de la grande maison parisienne, et les wagnériens les plus aguerris, n’avaient peut-être pas imaginé l’importance après la série d’altérations qu’il dut subir confronté aux lames imparables générées  par la crise sanitaire mondiale de 2020

A l’origine, Stéphane Lissner avait eu comme projet de monter ce grand cycle comme il l’avait toujours fait au cours de ses précédents mandats, que ce soit au Théâtre du Châtelet en 1996 dans la mise en scène de Pierre Strosser, au Festival d’Aix en Provence de 2006 à 2009 sous le regard de Stéphane Braunschweig, ou bien à la Scala de Milan de 2010 à 2013 dans la production de Guy Cassier enrichie par la chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui.

Die Walküre - ms Günter Krämer - Opéra Bastille 2010

Die Walküre - ms Günter Krämer - Opéra Bastille 2010

L’Opéra national de Paris avait bien bénéficié d’une nouvelle production de la tétralogie confiée à Günter Krämer de 2010 et 2013, mais ses références trop allemandes avaient peu convaincu la critique ainsi qu’une partie du public. Philippe Jordan trouvait cependant un vaste champ pour se mesurer une première fois à une telle construction sonore, et après une première lecture d’une très belle clarté qui recherchait le plus grand raffinement dans l’exaltation de l’écriture des lignes orchestrales, il reprit la Tétralogie au cours de la saison 2012/2013 en renforçant ses colorations et sa puissance expressive qu’il augmenta de ses réflexions et de sa première expérience au Festival de Bayreuth 2012, où il avait pu diriger l’ultime reprise de Parsifal dans la mise en scène de Stefan Herheim à travers un spectacle d’une intelligence humaine rare mêlant brillamment imaginaire et références à l’histoire du siècle précédent. Nous étions déjà trente ans après qu’Armin Jordan, le père de ce jeune wagnérien, ait dirigé la version de Parsifal filmée par Hans Jurgen Sybergerg pour le grand écran.

Susan Maclean (Kundry) et Philippe Jordan - Parsifal - Festival de Bayreuth, le 29 juillet 2012

Susan Maclean (Kundry) et Philippe Jordan - Parsifal - Festival de Bayreuth, le 29 juillet 2012

Puis, au printemps 2014, Philippe Jordan embrasa l’Opéra Bastille en offrant une prodigieuse peinture aux mille reflets de Tristan und Isolde au cours d’une série de représentations qui furent dédiées à un homme qui aimait tant cet ouvrage, Gerard Mortier, directeur hors du commun par sa passion du drame, et qui avait su écouter le metteur en scène Peter Sellars pour réaliser ce projet qui intégrait à la scénographie les splendides vidéographies de Bill Viola.

Et c’est un autre hommage que ce chef d’orchestre amoureux wagnérien eut l’honneur de conduire l’année d’après, en plein milieu du Festival ensoleillé de l’Opéra de Munich, quand le 12 juillet 2015 Waltraud Meier fit ses adieux au rôle d’Isolde. Philippe Jordan semblait un adolescent jouant avec la volubilité musicale d’un poème créé 150 ans plus tôt au cœur de cette même cité.

Discours en hommage à Waltraud Meier à la fin de la représentation de Tristan und Isolde dirigée par Philippe Jordan au Festival d'Opéra de Munich, le 12 juillet 2015

Discours en hommage à Waltraud Meier à la fin de la représentation de Tristan und Isolde dirigée par Philippe Jordan au Festival d'Opéra de Munich, le 12 juillet 2015

Vint ensuite la grande aventure des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, d’abord à l’opéra Bastille à la fin de l’hiver 2016, quand Philippe Jordan retrouva Stefan Herheim dans une production haut-en-couleur où le chef d’orchestre insuffla un opulent courant symphonique parcouru d’une irrésistible finesse de traits, sans oublier d’adoucir le bref passage aux réminiscences du motif de Tristan und Isolde, puis au Festival de Bayreuth 2017 qui lui offrit la chance de diriger la meilleure production du festival depuis le Parsifal d’Herheim. Ainsi, associé au génie de Barrie Kosky, Philippe Jordan devient le maître des Meistersinger von Nürnberg trois ans d’affilée.

Mais entre temps, il dut également parfaire son sens de la théâtralité à travers une œuvre à la violence exacerbée, Lohengrin, qui salua sur la scène Bastille le retour sur scène de Jonas Kaufmann début 2017, chanteur qui avait du s’arrêter plusieurs mois d’affilée suite à une blessure vocale accidentelle.

Philippe Jordan - Die Meistersinger von Nürnberg - Festival de Bayreuth, le 28 juillet 2018

Philippe Jordan - Die Meistersinger von Nürnberg - Festival de Bayreuth, le 28 juillet 2018

Et après une nouvelle production de Parsifal et une dernière reprise toujours aussi musicalement fabuleuse de Tristan und Isolde en 2018, le projet d’un nouveau Ring à l’Opéra de Paris fut enfin initié, avec Calixto Bieito à la mise en scène, un créateur à qui l’opéra de Stuttgart dut un impressionnant Parsifal apocalyptique inspiré de la littérature de science fiction. Connaissant l’esthétique et la sensibilité politique d’un des hommes de théâtre qu’il apprécie énormément, Stéphane Lissner eut grand soin de lui suggérer de prendre en compte la valeur poétique du monument wagnérien. Philippe Jordan venait par ailleurs de faire ses débuts au Metropolitan Opéra de New-York au cours du printemps 2019, le prolongement d’un rêve que son père n’eut pas le temps de réaliser, pour diriger la reprise du Ring du canadien Robert Lepage.

Philippe Jordan, Martina Serafin, Andreas Schager, Ekaterina Gubanova, Matthias Goerne - Répétition générale de Tristan und Isolde du 07 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Philippe Jordan, Martina Serafin, Andreas Schager, Ekaterina Gubanova, Matthias Goerne - Répétition générale de Tristan und Isolde du 07 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Les malheurs du nouveau Ring parisien ne tardèrent pas à poindre. Les annulations de L’Or du Rhin et de La Walkyrie, en plein confinement, ne découragèrent pourtant pas Stéphane Lissner qui imagina pour un temps bousculer son planning afin de les reprogrammer en septembre 2020, avant que le projet ne paraisse plus possible. Et suite à l’accélération de son départ pour le San Carlo de Naples, à l’acceptation de sa proposition de débuter immédiatement les travaux de rénovation des scènes du Palais Garnier et de l’Opéra Bastille, et à la précipitation de l’arrivée d’Alexander Neef, son successeur à la direction de l’Opéra de Paris, deux cycles complets furent finalement programmés en version de concert, sous l’impulsion d’un Philippe Jordan qui ne pouvait imaginer quitter ainsi une maison qu’il avait tant aimé pendant onze ans, avec un premier cycle joué à Bastille fin novembre, et un second cycle interprété à l’auditorium de Radio France début décembre 2020. Le second confinement vint fatalement dissoudre l’espoir de représentation de ce cycle en public, mais pas la formidable détermination du chef d’orchestre dont l’énergie pouvait encore porter à son terme un projet qui restait possible même en absence du public, les artistes étant cette fois autorisés à répéter sous contrainte confinatoire. Le Ring serait joué à l’Opéra Bastille et diffusé en direct sur France Musique du 23 au 28 novembre 2020.

Martina Serafin (Sieglinde) et Stuart Skelton (Siegmund) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

Martina Serafin (Sieglinde) et Stuart Skelton (Siegmund) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

Mais en plein milieu du second confinement, l’un des solistes fut atteint par le covid ce qui entraîna l’interruption de toutes les répétitions pendant sept jours, mais toujours pas la pugnacité de la maison qui réussit à reprogrammer et enregistrer les quatre épisodes dans le désordre, La Walkyrie, L’Or du Rhin et Le Crépuscule des Dieux à Bastille, et Siegfried à l’auditorium de Radio France, tout en devant remplacer Jonas Kaufmann et Eva-Maria Westbroek, les deux interprètes de Siegmund et Sieglinde, par Stuart Skelton et Lise Davidsen. Et afin de respecter l’ordre chronologique de l’Anneau du Nibelung, le cycle serait finalement diffusé en différé au cours de la période de Noël, du 26 décembre 2020 au 02 janvier 2021.

Au delà de cette remarquable leçon d’organisation, d’adaptabilité et de volonté de tous les acteurs, le résultat dépassa probablement toutes les attentes, et le documentaire de Jérémie Cuvillier, Une odyssée du Ring, prépara les esprits en ouvrant une fenêtre intime sur l’univers des répétitions, en dévoilant ses aléas, et en brossant un portrait attachant des principaux chanteurs amenés à présenter de manière très naturelle chacun des personnages qu’ils incarnaient. Même l’ambiance concentrée du studio où opérait l’équipe de prise de son, l’œil à la fois sur les partitions, la scène et les ordinateurs, fut restituée. L’imaginaire pouvait à présent prendre toute sa place et laisser le visuel s’effacer pour quinze heures de musique d’affilée.

Ekaterina Gubanova (Brangäne) - dm Philippe Jordan - Tristan und Isolde, le 11 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Ekaterina Gubanova (Brangäne) - dm Philippe Jordan - Tristan und Isolde, le 11 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Le soir de la diffusion de l’Or du Rhin, c’est d’abord l’impressionnante sensation de proximité qui saisit les auditeurs, alors que le système de diffusion de France Musique tend à densifier le son issu de l’enregistrement initial qui avait pris soin en amont de détailler les instants les plus murmurés, rendant l’expérience passionnante à vivre. D’autant plus que Philippe Jordan offre une version bien différente de celle de 2010. De deux heures et trente minutes, le prologue ne dure plus que deux heures et seize minutes, et le drame se révèle retravaillé, gorgé d’influx sanguins et bardé de cuivres clairs, alors que le rendu sonore de la première version avait laissé des évocations de paysages un peu lointains. Fort impressives,  les voix des premiers artistes conviés à ce prologue se correspondent  parfaitement, du mordant un peu carnivore de Jochen Schmeckenbecher (Alberich) au Mime extraordinairement expressif et carnassier de Gerhard Siegel, deux interprètes coutumiers non sans raison des œuvres d’Alban Berg, donnant la réplique à un Wotan dont les nuances soignées par Iain Paterson ont tendance à le rajeunir et lui rendre un visage insolent. Et avec un Loge chanté par Norbert Ernst qui a la naïveté du David des Meistersinger von Nürnberg, une Fricka à la véhémence teintée de noirceur morbide par la rage aristocratique d’ Ekaterina Gubanova, et enfin une Erda dominante au langage à la fois sauvage et raffiné sous les lèvres Wiebke Lehmkuhl, l’ensemble recrée un monde profondément vivant et humain avec lequel l’auditeur n’a plus qu’à faire corps et âme en se laissant porter par l’écoute.

Günther Groissböck (Hunding) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

Günther Groissböck (Hunding) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

La Walkyrie, première journée qui est la plus célèbre et la plus attendue, bénéfice d’une présentation par Philippe Jordan qui fut diffusée quelques heures auparavant à la radio, où le grand orchestrateur de ce projet fou exhorta les auditeurs à pousser le volume à fond dès l’ouverture afin de vibrer au souffle en furie de la tempête qui s’y déploie majestueusement, quitte à devoir gérer de possibles problèmes de voisinage. Probablement, beaucoup suivirent la consigne et retrouvèrent la douceur de ce polissage parfait qui est l’un des savoir-faire du chef d’orchestre autant que la magnifique instillation des différentes strates orchestrales s’échelonnant et s’emballant dans une urgente ivresse sonore. Stuart Skelton, au timbre chaleureux et intimement bienveillant, n’a pas moins la robustesse de Siegmund, et Lise Davidsen, une poigne de fer aux tendres inflexions mâtinées d’angoisse, laisse transparaître de grands arcs de vaillance qui s’épanouiront totalement aux deux actes suivants où son caractère puissant mais introspectif rejoint pleinement celui de Sieglinde. L’époux de cette dernière, Hunding, est un homme fort et âpre dont Günther Groissböck maîtrise instinctivement les amalgames de noirceur qui en font un personnage toujours inquiétant. Il incarnait déjà ce personnage il y a sept ans, et faisait aussi partie de la distribution de 2010 où il jouait le rôle de Fafner dans L'Or du Rhin auprès de Iain Paterson qui, lui, était Fasolt .

Après une exaltante fuite orchestrale à travers de sombres forêts, la charge annonçant l’arrivée de Wotan et de sa fille préférée, Brünnhilde, porte au premier plan Martina Serafin, elle qui incarnait Sieglinde auprès de Stuart Skelton et Günther Groissböck sept ans auparavant sur la même scène. Certes, ses extrêmes aigus ne peuvent se départir d’un fort caractère naturaliste, mais son art de la déclamation des élans du cœur ne sera autant touchant que lors de ses adieux à son père au moment de rejoindre le grandiose bûcher final. Et quel déchaînement orchestral dans un tonnerre à pas de géant s’accélérant sur la monté de la colère de Wotan, comme si Philippe Jordan réveillait un dieu incontrôlable!
Cette épisode surprit aussi l’auditeur car la dynamique étrange du système de transmission de Radio France amplifiait à certains moments les effets de rapprochement et d’éloignement vis-à-vis des chanteurs, tout en créant une impression de mouvements dans la scène qui amenait parfois l’oreille de chacun au bord des lèvres des chanteurs.

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry) - Parsifal - dm Philippe Jordan, le 13 mai 2018 à l'Opéra Bastille

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry) - Parsifal - dm Philippe Jordan, le 13 mai 2018 à l'Opéra Bastille

La seconde journée, Siegfried, va ensuite révéler que la prise de son au sein de l’auditorium de Radio France, qui est un amphithéâtre totalement circulaire qui ne peut accueillir que 1400 personnes en temps normal, ne laisse transparaître aucun déséquilibre dans la restitution orchestrale et vocale par rapport à l’enregistrement des autres volets, bien au contraire. Andreas Schager, chanteur qui s’est fait remarqué en 2009 au Festival d’Erl lors de son interprétation du David des Meistersinger von Nürnberg, est merveilleux par la clarté poétique avec laquelle il fait vivre les images qu’évoque Siegfried, et Gerhard Siegel simule les faux sentiments d’amour que Mime lui porte avec un piqué et une précision d’inflexion extrêmement délicate. L’orchestre de l’Opéra de Paris est une merveille de limpidité et d’entrelacs excellemment contrastés tout en donnant l’impression que l’on navigue dans l’atmosphère dense et légère d’une planète gigantesque. Et il y a aussi l’espièglerie aiguë d’une très grande netteté de l’oiseau  de la forêt incarné par Tamara Banješević, le métal sensuel de Wiebke Lehmkuhl, et la présence au dernier acte d’une nouvelle Brünnhilde, Ricarda Merbeth, qui, à l’instar de Martina Serafin, fut elle aussi une vaillante Sieglinde à l’Opéra de Paris en 2010. Son timbre se reconnaît parmi tant d’autres de par ses vibrations au velours éthéré que l’on identifiait déjà à la fin de la première journée où elle chantait Waltraute.

De gauche à droite et de haut en bas : Etienne Pipard (Musicien metteur en onde à Radio France), Martina Serafin (Brünnhilde), Stuart Skelton (Siegmund), Iain Paterson (Wotan), Philippe Jordan (Directeur musical), Andreas Schager (Siegfried), Ekaterina Gubanova (Fricka), Alexander Neef (Directeur général de l'Opéra de Paris), Ricarda Merbeth (Brünnhilde)

De gauche à droite et de haut en bas : Etienne Pipard (Musicien metteur en onde à Radio France), Martina Serafin (Brünnhilde), Stuart Skelton (Siegmund), Iain Paterson (Wotan), Philippe Jordan (Directeur musical), Andreas Schager (Siegfried), Ekaterina Gubanova (Fricka), Alexander Neef (Directeur général de l'Opéra de Paris), Ricarda Merbeth (Brünnhilde)

Mais c’est bien entendu au cours de la dernière journée, Götterdämmerung, que son chant et son souffle puissant s’épanouissent à travers une tessiture claire et ouateuse, une vigueur sans le moindre durcissement métallique qui peint une figure hautement féminine à cœur battant de Brünnhilde. L’enchaînement des confrontations baigne dans un océan de lumière au moelleux d’une finesse dont on ne cesse de s’émerveiller, comme au cours des sombres avertissements de Michaela Schuster (Waltraude) envers Brunnïlde ou des ruminations de l’impressionnant Hagen de Ain Anger et de l’Alberich torturé de Jochen Schmeckenbecher, et la dernière partie du second acte offre enfin au choeur de l'Opéra de Paris l'occasion de se fondre à l'unité orchestrale. La tendresse qui émane d’Andreas Schager au dernier acte achève aussi de parfaire une attache affective à ce cycle dont beaucoup souhaitent qu’il ne soit pas perdu et fasse l’objet d’une édition discographique de référence qui serait aussi le témoignage d’une époque exceptionnelle, en attendant de découvrir la version scénique de ce cycle complet sur la scène Bastille à partir de 2023 et jusqu'en 2026, année qui célèbrera les 150 ans de la création de l'Anneau du Nibelung au Festival de Bayreuth.

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Publié le 2 Août 2018

Parsifal (Richard Wagner)
Représentation du 01 août 2018
Bayreuth Festspiele

Amfortas Thomas Johannes Mayer
Titurel Tobias Kehrer
Gurnemanz Günther Groissböck
Parsifal Andreas Schager
Klingsor Derek Welton
Kundry Elena Pankratova

Direction musicale Semyon Bychkov
Mise en scène Uwe Eric Laufenberg (2016)

 

Thomas Johannes Mayer (Amfortas) - photo E. Nawrath

La troisième série de Parsifal dans l'interprétation de Uwe Eric Laufenberg marque les débuts à Bayreuth de Semyon Bychkov, ancien directeur musical de l'Orchestre de Paris dans les années 90 et nouveau directeur du Philharmonique Tchèque à partir d'octobre 2018.

Invité à deux reprises à l'opéra Bastille sous la direction de Gerard Mortier pour conduire Un Ballo in Maschera et Tristan und Isolde, il avait séduit pas sa manière d'instiller à la musique une verve passionnée et romantique évoquant les grands tableaux orchestraux slaves.

Dans la fosse obscure du Festspielhaus, il recouvre dès l'ouverture ce sens de l'épaisseur coulante qui se nourrit de la texture des cordes, pour soulever de grands mouvements majestueux et fluides qui obscurcissent d'emblée le climat musical. L'éclat des cuivres n'en émerge que ponctuellement, dans les passages les plus spectaculaires, et l'équilibre entre imprégnation sonore, contraste des lignes des vents et attention aux chanteurs est constamment entretenu par un flux vif et brun.

Elena Pankratova (Kundry) et Andreas Schager (Parsifal)  - photo E. Nawrath

Elena Pankratova (Kundry) et Andreas Schager (Parsifal) - photo E. Nawrath

Les chœurs y mêlent superbement la pureté de leur voile mélancolique dans les grandes évocations spirituelles, mais peuvent être également, dans la stupéfiante scène de la mort de Titurel, d'une force quasi-infernale absolument terrifiante.

Elle chante Kundry ici même depuis 2016, pourtant, jamais Elena Pankratova n'aura fait autant sensation que cette année. Dès le premier acte, où sa présence vocale est pourtant restreinte, elle fait entendre une noirceur animale qui glace le moindre silence de la salle, comme si elle recherchait le pouvoir de l'expression en un minimum de mots.

Au château de Klingsor, elle apparaît à nouveau dans son animalité la plus sombre, pour dépeindre à sa rencontre avec Parsifal une femme sensuelle au timbre légèrement vibrant noir-et-or, un débordement gorgé d'harmoniques, quasi-boudeur, qu'elle embaume de sa présence charnelle tout en réussissant les effets de surprise que ses aigus lancés avec une richesse de couleurs somptueuse rendent saisissants.

Elena Pankratova (Kundry) et Andreas Schager (Parsifal) - photo E. Nawrath

Elena Pankratova (Kundry) et Andreas Schager (Parsifal) - photo E. Nawrath

Face à elle, Andreas Schager peut paraître comme quelqu'un de plus primaire tant il domine par la puissance glorieuse et éclatante de son timbre incisif et quelque peu railleur, mais son Parsifal puissant et démonstratif, comme un enfant sûr de sa force, a aussi quelque chose de touchant, car une joie de vivre en émane à chaque instant.

Il est le premier grand soliste que l'on découvre au premier acte, Günther Groissböck, qui chantait deux mois auparavant Gurnemanz à l'opéra Bastille, se révèle fortement accrocheur par la manière, qu'on ne lui connaissait pas, d'incarner le doyen des chevaliers avec une subtile tonalité menaçante fort impactante. Son long discours l'impose comme un homme qui a conscience que la vie de sa communauté arrive à un moment clé, et, loin de se complaire dans la déploration, il fait ressentir au contraire la volonté de mettre en garde face à un péril certain.

Et Thomas Johannes Mayer, qui fait entendre quelques sons engorgés uniquement dans les premières mesures, libère très rapidement un jeu phénoménal, tressaillant et à l'article de la mort. Ce chanteur est un immense acteur doué aussi d'intonations humaines magnifiquement expressives, et son Amfortas prend des attitudes de bête blessée qui évoquent un lion sauvage, cerné et implorant avec une ampleur impressionnante la fin de son supplice.

Thomas Johannes Mayer (Amfortas) - photo E. Nawrath

Thomas Johannes Mayer (Amfortas) - photo E. Nawrath

Titurel grandement sonore par la voix autoritaire de Tobias Kehrer, Klingsor bien caractérisé de Derek Welton, avec on ne sait quoi de sympathique dans le geste malgré la violence du personnage, cette reprise de Parsifal vaut véritablement pour sa grande cohérence musicale et sa force expressive.

Bien entendu, la mise en scène de Uwe Eric Laufenberg ne peut faire oublier la réussite absolue du travail de Stefan Herheim dix ans plus tôt, mais les deux premières actes, dont les éclairages sont magnifiquement travaillés, clairs-obscurs de la scène du Graal, lumières chaleureuses de la scène de séduction de Kundry, transposent le livret avec une direction d'acteur fouillée, dans le contexte moyen-oriental d'aujourd'hui.

Et l'ouverture de la scène finale, qui invite à oublier les religions pour ne voir que la salle du Festpielhaus éclairée, conserve sa force naïve et plaisante.

Lire également le compte-rendu des représentations de 2016 : Parsifal (Vogt-Pankratova-Zeppenfeld-McKinny-Haenchen-Laufenberg) Bayreuth 2016

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Publié le 29 Juillet 2018

Die Meistersinger von Nürnberg (Richard Wagner)
Représentation du 28 juillet 2018
Bayreuth Festspiele

Hans Sachs Michael Volle
Veit Pogner Günther Groissböck
Kunz Vogelgesang Tansel Akzeybek
Konrad Nachtigal Armin Kolarczyk
Sixtus Beckmesser Johannes Martin Kränzle
Fritz Kothner Daniel Schmutzhard
Balthasar Zorn Paul Kaufmann
Ulrich Eisslinger Christopher Kaplan
Augustin Moser Stefan Heibach
Hermann Ortel Raimund Nolte
Hans Schwarz Andreas Hörl
Hans Foltz Timo Riihonen
Walther von Stolzing Klaus Florian Vogt
David Daniel Behle
Eva Emily Magee
Magdalene Wiebke Lehmkuhl
Un veilleur de nuit Tobias Kehrer

Direction musicale Philippe Jordan                                 Barrie Kosky
Mise en scène Barrie Kosky (2017)

On retrouve avec plaisir la nouvelle production des Maîtres chanteurs de Nuremberg créée par Barrie Kosky l'année dernière au Festival de Bayreuth, car la manière avec laquelle il montre au premier acte, avec minutie et sens de la dérision, le petit monde pittoresque et charmant de l'univers des Wagner, pour mieux l'écarter et le réduire au second à un tas d'objets dignes des plus belles brocantes, et laisser finalement place à une reconstitution de la salle du Palais de Justice de Nuremberg dans la dernière partie, ménage la mémoire idéalisée et affective de l'auditeur tout en abordant sans ambages la question de l'antisémitisme sous-jacente à l’œuvre du compositeur et à son époque.

On peut ainsi relire le compte-rendu détaillé de ce travail en revenant à l'article Die Meistersinger von Nürnberg - Bayreuth 2017.

Klaus Florian Vogt (Walther)

Klaus Florian Vogt (Walther)

Et il y a beaucoup de Barrie Kosky dans cette mise en scène. Il suffit en effet de le voir déambuler nonchalamment en habits de tous les jours sous le balcon du Festspielhaus, et de retrouver peu après Johannes Martin Kränzle jouer formidablement Beckmesser dans la scène de séduction sous le balcon d'Eva, pour comprendre immédiatement comment il s'identifie à ce personnage.

Le propos n'est d'ailleurs plus inutilement perturbé par la présence d'une prairie, qui a disparu cette année du décor, et l'on apprécie toujours autant les impertinences de la direction d'acteurs des chœurs et des relations interpersonnelles d'Hans Sachs, Walter et Beckmesser, magnifiquement étreints par la direction lumineuse, si finement céleste, de Philippe Jordan, qui sublime tous ces grands duos à un point que l'on se surprend à ne plus distinguer les êtres de la musique qui les fait vivre.

Johannes Martin Kränzle (Beckmesser) et Michael Volle (Hans Sachs)

Johannes Martin Kränzle (Beckmesser) et Michael Volle (Hans Sachs)

Et on peut dire que le directeur musical de l'Opéra de Paris a bien de la chance, car il aura dirigé à Bayreuth deux productions majeures des ces dix dernières années avec le Parsifal de Stefan Herheim.

Prudent dans le premier acte, soignant la poétique aristocratique musicale tout en modérant spontanéité et pétillance des élans de vie, le chef d'orchestre s'impose impérialement par la suite en déployant un irrésistible envoutement sonore d'une clarté sidérale, sans virer pour autant au détachement du drame. Cuivres et courants instrumentaux sombres se renforcent brillamment avec un tranchant ferme qui respecte la lisibilité de l'influx orchestral.

Klaus Florian Vogt (Walther) et le portrait de Cosima Wagner

Klaus Florian Vogt (Walther) et le portrait de Cosima Wagner

On reconnait de fait intégralement la distribution de la création, hormis Emilie Magee qui ne reproduit pas le surprenant tempérament d'Anne Schwanewilms dans le rôle d'Eva, et à nouveau Michael Volle impose une personnalité implacable, un timbre sarcastique, des accents qui claquent avec un mordant ample, un sens de l'expression parfois brutale qui pourrait donner un impressionnant Iago, car on sent le monstre en lui, le tout dominé par une gestuelle nerveuse fortement autoritaire.

Les choeurs en costumes médiévaux.

Les choeurs en costumes médiévaux.

Johannes Martin Kränzle est encore et toujours un grand Beckmesser, à la fois élégant, fin acteur, versatile de caractère, et sa voix s’adoucit avec charme autant qu'elle révèle d'intonations comiques et directes.

Splendide Klaus Florian Vogt, mais comment se lasser de cette puissance clarté qui exprime si bien la sincérité de cœur, la croyance en un idéal, tout en ancrant une densité de plus en plus marquée au fil des années qui assoit la présence de son incarnation?

Ces trois grands personnages trouvent enfin en Günther Groissböck un Pogner sympathique et bien chantant, en Daniel Behle un David plus volontaire que séducteur, et une Magdalene démonstrative par la noirceur sauvage de Wiebke Lehmkuhl.

Philippe Jordan

Philippe Jordan

Chœurs superbes, grandioses et d'un souffle profond, capable aussi bien de maîtriser la cacophonie étourdissante de la fin du second acte qui fait surgir la caricature du péril juif, que d'achever le dernier dans une longue évocation élégiaque en hommage  à la musique de Wagner, l'expérience musicale leur vaut pour cette première une ovation dithyrambique égale à celle de ces grands solistes, du directeur musical et du metteur en scène forts touchés par cet accueil.

Klaus Florian Vogt (Walther) et Günther Groissböck (Pogner)

Klaus Florian Vogt (Walther) et Günther Groissböck (Pogner)

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Publié le 16 Mai 2018

Parsifal (Richard Wagner)
Pré-générale du 21 avril et

représentations du 13 et 16 mai 2018
Opéra Bastille

Amfortas Peter Mattei
Titurel Reinhard Hagen
Gurnemanz Günther Groissböck
Klingsor Evgeny Nikitin
Kundry Anja Kampe
Parsifal Andreas Schager

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Richard Jones (2018)

                                                                                        Günther Groissböck (Gurnemanz)

Après une entrée triomphale en version française au répertoire de l’Opéra le 04 janvier 1914, 4 jours après que l’exclusivité des représentations au Festival de Bayreuth fut enfin levée, Parsifal disparut de l’affiche du Palais Garnier à partir de la Seconde Guerre mondiale.

Cet ostracisme, justifié par le trouble qu’avait suscité Hitler en se prenant lui-même pour un Parsifal qui allait régénérer l’Allemagne, ne fut définitivement levé que sous l’ère Liebermann.

Dorénavant, l’ultime chef-d’œuvre de Wagner fait partie des quarante ouvrages les plus représentés à l’Opéra de Paris.

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry)

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry)

La dernière production que connut en mars 2008 l’Opéra Bastille montrait avec force comment les idéologies délaissant les lois morales évoluaient en folie criminelle (pour paraphraser le film de Rossellini, Allemagne année zéro). Krzyzstof Warlikowski introduisait ainsi une rupture nette entre la progression dramatique des deux premiers actes et la catastrophe qui s’en suivait, et obligeait au dernier acte à penser la reconstruction d’un nouveau monde.

Sa mise en scène philosophique était à la fois traversée d’espoir et implacable quant au nécessaire devoir de mémoire des actes commis au XXe siècle.

Intelligente et réfléchie, cette production fut cependant détruite par d’obscures raisons sous la direction de Nicolas Joel, sans même que cette dernière ne propose une nouvelle conception.

Peter Mattei (Amfortas)

Peter Mattei (Amfortas)

10 ans plus tard, Stéphane Lissner confie donc au régisseur britannique Richard Jones la tâche de donner une nouvelle vision à cette œuvre aux facettes si multiples.

D’emblée, le propos du metteur en scène se projette dans l’univers sévère d’une fondation à caractère religieux, qui pourrait s’apparenter à celui de l’église de Scientologie. Elle est régie par une figure fondatrice, matérialisée par un immense buste doré, et les adeptes sont convaincus que par l’étude des textes ('Wort') ils découvriront le secret de la vie.

Mais ce mouvement est en perte de vitesse car son fondateur, Titurel, est déclinant, et Amfortas, mortellement blessé, ne peut plus assurer le rite du Graal, un cycle infernal pour lui.  Parsifal arrive dans cette communauté, et observe.

Parsifal (Mattei-Kampe-Schager-Groissböck-Nikitin-dm Jordan-ms Jones) Bastille

Il gagne ensuite le monde de Klingsor, un dangereux artifice où la chorégraphie pornographique des filles fleurs n'est qu'une monstrueuse illusion. Il y résiste, ainsi qu'à Kundry, et finit par détruire ce monde fallacieux.

Puis, une fois de retour dans la communauté, aveugle car livré à l’incompréhension de cette nouvelle situation, alors que Titurel est mort, la dernière tentative violente de célébration du Graal le conduit enfin à une révélation : mieux vaut laisser tomber ces fausses croyances et partir avec Kundry vers un amour plus humain. Les adeptes se débarrassent alors de leurs oripeaux désuets et le suivent sur ce nouveau chemin.

Cette dramaturgie, appuyée par une direction d’acteur vivante, repose sur un immense décor longitudinal et coulissant.

Evgeny Nikitin (Klingsor) et Anja Kampe (Kundry)

Evgeny Nikitin (Klingsor) et Anja Kampe (Kundry)

Elle a l’avantage d’une très grande lisibilité car elle prend souvent au mot le texte du livret, mais se révèle relativement pauvre dans la seconde partie du deuxième acte et bâcle même certains procédés théâtraux attendus – la lance de Klingsor, la scène de séduction de Kundry.

Par ailleurs, fortement réductrice par rapport au travail politique et visionnaire de Krzyzstof Warlikowski, elle s’enferme dans un univers sectaire pour ne trouver d’issue que dans une conclusion naïve. Au moins a-t-elle le mérite de ne pas interférer fortement avec la musique.

Car Philippe Jordan emmène l’orchestre de l’Opéra de Paris vers des cimes élégiaques inouïes, une lumière contemplative irradiant constamment la fosse d’orchestre, avec un sens plaintif et lancinant presque maniéré enflé par la beauté éclatante des cuivres.

Et de cette légèreté de plume, affleurée par les traits furtifs et évanescents des cordes et des vents, nait une finesse ornementale qui souligne l’orientalisme de la musique de Parsifal.

C’est tellement beau et fascinant que l’on imagine peu cette lecture en phase avec une mise en scène trop crue ou trop angoissante.

Philippe Jordan - le 16 mai 2018

Philippe Jordan - le 16 mai 2018

Et comme chaque chanteur est amené à interpréter un personnage relativement simple et banal dans cette mise en scène, il y a comme une sorte d'évidence qui met en valeur le lien qui les relie au directeur musical dont on peut suivre aisément le soutien indéfectible.

Le plus bouleversant est indiscutablement l'Amfortas de Peter Mattei, terriblement vrai par la manière presque adolescente de se débattre avec ses propres souffrances et démons, la voix virile et mêlée de lamentations doucereuses et innocentes qui atteignent un effet sublime lorsque la musique se fait irrésistiblement palpitante et hors du temps.

Günther Groissböck, à l'inverse, possède un timbre naturellement terrien, noir et bien marqué, et des accents d'amertume qui lui permettent de dessiner un Gurnemanz plus pragmatique que spirituel, et c'est par le soin qu'il met à alléger les ports de voix que l'on ressent son inclinaison pour la sagesse qu'il dépeint.

Evgeny Nikitin, lui qui interprétait un inquiétant Klingsor proxénète dans la précédente production, s'approprie également sans scrupules ce rôle de bio généticien maléfique que lui fait jouer Richard Jones.

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry)

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry)

Énergique, valorisé par une direction d'acteur qui privilégie une approche frontale avec le public, c'est crânement qu'il affiche un art déclamatoire mordant et insidieux, quelque part séduisant par sa noirceur de roche.

Le couple, quelque peu incendiaire, formé par Andreas Schager et Anja Kampe, peut alors se déployer dans un second acte qui ne lui laisse que des êtres les plus dépouillés pour exister.

Fantastique ténor aux éclats vaillants, Andreas Schager a certes le physique et les attitudes expansives qui lui permettent de jouer efficacement les déchainements immatures de Parsifal, mais il a surtout une stupéfiante capacité héroïque à exprimer les grandes douleurs inhumaines qui le rapprochent de Tristan.

De fait, sa prise de conscience de la blessure d’Amfortas au deuxième acte est suivie par un engagement  qui croise fortement les souffrances du troisième acte de la légende médiévale composée par Richard Wagner 25 ans plus tôt. On a pour lui l’attachement bienveillant pour un cœur adolescent, ce qu'expriment ses aigus soudainement clairs et puissants.

Peter Mattei (Amfortas)

Peter Mattei (Amfortas)

Sa partenaire et complice, Anja Kampe, qu’il retrouve 3 mois après un Tristan et Isolde étrangement démystifié au Staatsoper de Berlin, s’abandonne pleinement à une incarnation qui exacerbe le tempérament de bête de Kundry. Graves fortement timbrés, d’une noirceur sauvage, personnalité forte mais sensiblement peu tourmentée, l’essence bienveillante que l’on ressent continuellement chez elle adoucit le portrait de cette créature névrosée et séductrice.

Des effets morbides saisissants, une alternance entre tension dramatique et détachement ironique, sa confrontation avec Andreas Schager au second acte, portée par un orchestre qui pousse au crime, est un des grands moments d'intensité musicale de la représentation.

Peter mattei, Anja Kampe, Andreas Schager et Günther Groissböck - le 16 mai 2018

Peter mattei, Anja Kampe, Andreas Schager et Günther Groissböck - le 16 mai 2018

Enfin, si on ne le voit pas, car doublé par un figurant qui représente un Titurel faible ayant perdu toute autonomie, Reinhard Hagen fait résonner profondément l’évocation ténébreuse de l’aïeul mourant.

Chœur masculin homogène, soyeux et puissant quand nécessaire, filles fleurs d'une grande efficacité théâtrale, chœur féminin spatialisé depuis les galeries supérieures, pour les voix les plus aiguës, chancelantes comme si la proximité du ciel découvrait leurs fragilités, jusqu'à l'arrière scène pour les voix mezzo destinales, c’est innervé par les ultimes nappes orchestrales qu’on les entend ensemble s’évanouir dans un espace-temps incroyable d’immatérialité et d’une féérie sensationnelle.

Un Parsifal musicalement magique et optimiste qui mérite bien plus que les 4 représentations sauvées de l'incident technique survenu sur le plateau au cours des répétitions.

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