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Publié le 25 Janvier 2024

Die Walküre (Richard Wagner – Munich, 26 juin 1870)
Représentation du 21 janvier 2024
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Siegmund Peter Wedd
Sieglinde Nadja Stefanoff
Wotan Gábor Bretz
Brünnhilde Ingela Brimberg
Fricka Marie-Nicole Lemieux
Hunding Ante Jerkunica
Gerhilde Karen Vermeiren
Ortlinde Tineke Van Ingelgem
Waltraude Polly Leech
Schwertleite Lotte Verstaen
Helmwige Katue Lowe
Siegrune Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Grimgerde Iris van Wijnen
Rossweisse Christel Loetzsch

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Romeo Castellucci (2024)
Dramaturgie Christian Longchamp
Orchestre symphonique de la Monnaie

Coproduction Gran Teatro Del Liceu (Barcelone)

Alors qu’une série de ‘Ring’ commence à émerger dans nombre de maisons d’opéras pour célébrer en 2026 les 150 ans de la création de ce cycle qui représente l’aboutissement dramaturgique de l’art lyrique, l’approche qu’a initié Romeo Castellucci en novembre dernier avec le prologue, ‘L’Or du Rhin’, épurée et symbolique tout en préservant la lisibilité des différents caractères, se renforce au cours de la première journée, ‘Die Walküre’, dans une noirceur qui réserve des images de toutes beautés.

Gábor Bretz (Wotan)

Gábor Bretz (Wotan)

Le premier acte présente Siegmund et Sieglinde comme deux êtres humains de conditions modestes et fragiles. Au cours de la tempête d’ouverture, une réminiscence du passé de l’étranger suggère ce qu’il a violemment enduré sur un champ de bataille pour sauver une enfant. Et son costume, avec seulement le bras gauche armuré, montre l’attention du metteur en scène à rester fidèle au récit que le protagoniste principal fait de son état physique, un homme brisé.

Peter Wedd (Siegmund) et Nadja Stefanoff (Sieglinde)

Peter Wedd (Siegmund) et Nadja Stefanoff (Sieglinde)

Lorsque le couple entre dans la demeure de Hunding, un gigantesque œil, probablement extrait d’une œuvre religieuse dont aime souvent s’inspirer le plasticien italien, à l’instar de ce qu’il fit dans sa version de ‘Tannhäuser’ à Munich, signe en apparence la présence de Wotan qui surveille la scène du seul œil qui lui reste. Mais à y regarder de plus près, il s’agit du regard d’un agneau, la pureté de l’amour.

Au milieu de quelques meubles mouvants, un vrai chien loup noir se faufile autour de son maître représenté en inquiétant oiseau noir, lui qui participa à la traque contre Siegmund, et qu’il va bientôt reconnaître.

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

La scène de reconnaissance entre le frère et la sœur se dégage momentanément de l’obscurité avant qu’ils ne s’enlacent pour former un tableau où des fleurs apparaissent, comme par magie, dans les bras de Sieglinde, leur amour incestueux se réalisant sous une coulée euphorique de sang. ‘Sœur, que fleurisse à nouveau le sang des Wälsungs !’, Romeo Castellucci prend le texte au mot pour en faire des images d’une troublante poésie.

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

Retour ensuite au Walhalla, plongé dans les ténèbres depuis que la malédiction d‘Alberich y a précipité tous les Dieux, l’existence de Wotan étant dorénavant totalement manipulée par le destin.

L’arrivée de Fricka convie un autre symbole biblique, la colombe. A travers une scène absolument fascinante, une douzaine de ces oiseaux porteurs de paix, contrôlés par des intervenants recouverts de blanc, sont lâchés en toute liberté, et il vrai qu’il est étonnant d’admirer la facilité avec laquelle ils se laissent manipuler, au risque que le spectateur, hypnotisé, perde le fil du discours.

La déesse en saisit deux qu’elle tue en assumant son désir d’éliminer les deux Wälsung – il s’agit à ce moment là d’un jeu d’illusion car elle se saisit en fait de deux jouets animés – . On repense à l'impressionnante scène de Kundry tenant un serpent blanc autour du poignet dans la version de ‘Parsifal’ conçue par Castellucci sur cette même scène 13 ans auparavant.

Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Wotan, complètement dépassé par la situation, s’accroche à sa tête de Buddha peinte en noir. Son esprit ne sera plus jamais tranquille. Le sort sanglant de Siegmund est scellé, et malgré la vaillance de Brünnhilde, il sera tué sur une lande surmontée de l’épée Notung, autre image chrétienne de l’agneau qui attend d’être transpercé.

Cette même puissance de l’image réelle s’exprime au dernier acte, lorsque de somptueux chevaux noirs s’installent en fond de scène alors que les Walkyries, venues ramasser les corps des soldats morts au combat, en forment des tableaux vivants qui figurent Marie tenant le corps de son fils sur ses genoux, l’entaille à l’abdomen étant noire. Les corps nus des figurants rappellent aussi la grâce de la vie qui disparaît dans ces massacres.

Et l’effet de surprise est total à la dernière scène d’adieux sereine et touchante de Wotan à Brünnhilde, de par la manière avec laquelle un simple écran lumineusement blanc est amené à pivoter mystérieusement pour finalement s’affaisser doucement sur le corps de la Walkyrie, tel un livre se refermant sur une histoire.

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

Il faut dire que l’alchimie entre la scène et la fosse d’orchestre est totale, ce que l’on espère toujours dans un opéra de Wagner, et particulièrement pour ceux issus de sa maturité créative. Alain Altinoglu porte à nouveau l’Orchestre symphonique de la Monnaie à son meilleur en veillant à l’équilibre et à l’étendue des textures, insufflant volume et souplesse avec une attention à la transparence qui permettent d’apprécier tous les détails de l’orchestration. Les cors sont somptueusement élégiaques, les autres cuivres beaucoup plus gainés, et malgré la taille modeste de la salle, les ensembles de cordes créent énormément d’espace, le tout respirant une humanité à l’image de ce qui se joue sur scène.

Peter Wedd (Siegmund)

Peter Wedd (Siegmund)

Peter Wedd et Nadja Stefanoff incarnent le couple de jumeaux. Leur vérité dramatique, lui en anti-héros intérieurement torturé et elle douée d’un lyrisme aux accents pénétrants, équilibre leur intensité plus modérée, mais crée aussi une attache naturelle, ce qui accentue le rendu de la fragilité de ces deux êtres abandonnés dans un monde animal et monstrueux.

Ante Jerkunica (Hunding)

Ante Jerkunica (Hunding)

En Hunding, Ante Jerkunica impose une présence vocale bien marquée avec du mordant et du métal dans la voix, toujours très fort à dessiner des caractères au sang froid qui semblent imperméables à toute sensibilité, et Marie-Nicole Lemieux fait entendre chez Fricka un déchaînement de fureur formidable, dans un portrait qui se veut totalement inflexible.

Gábor Bretz est lui aussi très convaincant à jouer ce Wotan expressif au timbre saillant mais qui sait émouvoir, en particulier au dernier acte, tout en le situant, grâce également à la mise en scène, à mi chemin entre les humains et les Dieux dominants.

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

C’est donc véritablement Ingela Brimberg qui inscrit Brünnhilde dans la lignée des héroïnes avec lesquelles tout semble possible. Son impulsivité ne se fait pas au détriment de l’homogénéité de la voix qu’elle maîtrise fièrement dans les moments les plus tendus, et elle figure une détermination qui s’exprime dans cette capacité à porter une superbe et puissante longueur de souffle sans aucune faille, avec une pointe de sévérité.

Enfin, les ensembles de Walkyries du dernier acte sont d’une très grande force en opposition complète avec les corps nus inanimés qu’elles tirent sur scène, et de cette vigueur se distingue Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Siegrune) éclatante d’enthousiasme.

Marie-Nicole Lemieux (Fricka) et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Siegrune)

Marie-Nicole Lemieux (Fricka) et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Siegrune)

L’accroche que construit ce spectacle en engendrant progressivement des images qui interrogent, tout en maintenant une cohérence entre toutes ses composantes musicales, théâtrales et dramaturgiques, donne beaucoup de joie à l’attente des deux épisodes suivants prévus au cours de la prochaine saison. De quoi compenser la déception du dernier ‘Ring’ de Bayreuth.

Ante Jerkunica, Peter Wedd, Nadja Stefanoff, Alain Altinoglu, Ingela Brimberg, Romeo Castellucci et son équipe de production, Gábor Bretz, Marie-Nicole Lemieux, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et Christian Longchamp

Ante Jerkunica, Peter Wedd, Nadja Stefanoff, Alain Altinoglu, Ingela Brimberg, Romeo Castellucci et son équipe de production, Gábor Bretz, Marie-Nicole Lemieux, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et Christian Longchamp

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Publié le 16 Mai 2023

Der Fliegende Holländer (Richard Wagner – 1843)
Version de concert du 15 mai 2023
Théâtre des Champs-Elysées

Daland Karl-Heinz Lehner
Senta Ingela Brimberg
Erik Maximilian Schmitt
Mary Dalia Schaechter
Der Steuermann Dmitry Ivanchey
Der Holländer James Rutherford

Direction musicale François-Xavier Roth
Les Siècles
Chœur de l’Opéra de Cologne

Coproduction Théâtre des Champs-Élysées / Les Siècles / Atelier Lyrique de Tourcoing / Oper Köln / Bühnen Köln

                                                      François-Xavier Roth

10 ans après l’interprétation par l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam sous la direction de Yannick Nézet-Séguin (18 septembre 2013), et 50 ans après celle du Deutsche Staatsoper de Berlin menée par Wilfried Werz (19 mars 1973), le Théâtre des Champs-Élysées est à nouveau embarqué pour un soir dans l’élan romantique du ‘Vaisseau Fantôme’, mais avec cette fois une coloration musicale issue d’instruments allemands de l’époque de la création à Dresde.

James Rutherford (Der Holländer) et Ingela Brimberg (Senta)

James Rutherford (Der Holländer) et Ingela Brimberg (Senta)

Dés l’ouverture, qui se déroule dans une ambiance lumineuse ambrée, se dégagent les qualités orchestrales qui vont se déployer tout le long du concert, le charme des sonorités chantantes des vents au délié rond, bien timbré et très poétique, la chaleur et la tessiture un peu âpre des cuivres, le dessin soigné et nuancé des différentes lignes harmoniques, et un surprenant métal scintillant des cordes qui, toutefois, n’est pas aussi prédominant que dans d’autres versions plus expansives.

Et il y a surtout ce sens du tempo net et souple qui crée une théâtralité percutante d’une très grande élégance.

François-Xavier Roth, Les Siècles et le Chœur de l’Opéra de Cologne

François-Xavier Roth, Les Siècles et le Chœur de l’Opéra de Cologne

On aime également chez François-Xavier Roth cette manière passionnée de danser et d’humaniser la musique de Richard Wagner, d’en faire ressortir le toucher intime, mais aussi de galvaniser la scène à l'instar du grand choral ‘Johohoe!’ du dernier acte où les choristes de l’Opéra de Cologne, tous accourus à l’avant-scène, s’emparent de l’audience pour l’entraîner avec un impact franc phénoménal, et aussi avec grand sens de la cohésion et de la détermination qui induit un véritable sentiment fraternel entre eux.

François-Xavier Roth et Les Siècles

François-Xavier Roth et Les Siècles

Par ailleurs, si l’ensemble de la distribution est très impliqué, la psychologie de certains personnages montre de nouvelles facettes, à commencer par le Hollandais incarné par James Rutherford. Le baryton britannique se distancie d’une figure qui serait trop froide pour insuffler une forme d’autorité au gant de velours. Timbre homogène, voix sombre et attendrissante, il rend son personnage plus proche de nous, et il est très étonnant de voir comment Maximilian Schmitt lui oppose un Erik qui est son exact reflet physique, mais avec des expressions plus émotives, un tempérament bien écorché, la mise en espace semblant mettre en équilibre ces deux fortes personnalités face à Senta.

James Rutherford (Der Holländer)

James Rutherford (Der Holländer)

La soprano suédoise Ingela Brimberg brosse aussi un grand portrait wagnérien de la fille de Daland, un peu plus dur et moins romantique que d’autres interprètes, mais avec une solidité de timbre et un splendide aigu qui rendent une sensible impression névrotique à son caractère. Ses regards fusants sont à l’unisson de la forte pénétrance de son élocution ample et bien marquée, et point même l’envie d’y voir certains reflets de l’art déclamatoire de Waltraud Meier.

Ingela Brimberg (Senta)

Ingela Brimberg (Senta)

Autre personnalité forte, Karl-Heinz Lehner fait aussi vivre un Daland assez violent et particulièrement retentissant, dans une veine très théâtrale et vigoureuse où l’on sent l’influence d’un grand personnage straussien, le Baron Och du ‘Rosenkavalier’.

Quant à Dalia Schaechter, elle affiche une sévérité excessive alors que la nourrice de Senta pourrait révéler un visage maternel très attachant.

Dmitry Ivanchey (Der Steuermann) et Karl-Heinz Lehner (Daland)

Dmitry Ivanchey (Der Steuermann) et Karl-Heinz Lehner (Daland)

Et par contraste avec ses partenaires, Dmitry Ivanchey apporte une touche plus légère et mozartienne en dénuant le pilote de tout vague à l’âme sombrement mélancolique, tout en lui ajoutant, avec sa tessiture très claire, une tonalité humoristique inattendue.

Un version attachante, amoureusement dirigée, dont le souffle, la générosité et la précision musicale font à nouveau la valeur de cette brillante soirée wagnérienne donnée au Théâtre des Champs-Élysées.

Chœur de l’Opéra de Cologne

Chœur de l’Opéra de Cologne

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Publié le 24 Avril 2018

Lohengrin (Richard Wagner)
Représentation du 22 avril 2018
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Heinrich der Vogler Gabor Bretz
Lohengrin Éric Cutler
Elsa von Brabant Ingela Brimberg
Friedrich von Telramund Andrew Foster-Williams
Ortrud Elena Pankratova
Heerrufer Werner van Mechelen

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Olivier Py (2018)

Coproduction Opera Australia, Capitole de Toulouse

                                                                                        Elena Pankratova (Ortrud)

Deuxième spectacle d'Olivier Py à La Monnaie de Bruxelles cette saison, quelques mois après un Dialogues des Carmélites encensé par le public, Lohengrin est également le quatrième opéra de Richard Wagner qu'il met en scène, un sujet qui lui permet de s’identifier à la condition de l’artiste comme ce fut le cas pour Le Vaisseau Fantôme et Tannhäuser.

Éric Cutler (Lohengrin), Elena Pankratova (Ortrud) et Andrew Foster-Williams (Telramund)

Éric Cutler (Lohengrin), Elena Pankratova (Ortrud) et Andrew Foster-Williams (Telramund)

Et dans cette œuvre, ainsi qu'il le livre au public juste avant de débuter la représentation, le rapport de l'artiste au pouvoir l'intéresse tout particulièrement dans le contexte extrême de l'instrumentalisation du Romantisme Allemand par le National-Socialisme.

Il montre cela à partir d'un imposant décor de théâtre endommagé par les éclats des bombes qui s'abattirent pendant la Seconde Guerre mondiale, installation qui pivote sur un axe central afin de fluidifier l'enchaînement des différents tableaux, le chœur étant éclaté dans les multiples alcôves.

Plusieurs figures artistiques païennes récupérées par les Nazis, tel le Soleil noir inspiré de l'imagination mérovingienne, sont ostensiblement brandies au cours du spectacle.

Gabor Bretz (Heinrich der Vogler)

Gabor Bretz (Heinrich der Vogler)

Les changements de configuration du plateau, les éclairages crépusculaires qui créent une opposition entre le monde sombre des hommes et une lumière céleste diffuse, les contrastes entre le blanc de la pureté et le noir des conspirateurs, évoquent la dichotomie claire qui imprègne le livret de Lohengrin.

Et si certains clichés ne sont pas évités – les toiles peintes représentant la nature idéalisée du romantisme -, l’aboutissement du second acte, qui s’ouvre sur un fond bleu-obscur de ville délabrée se recouvrant d’une pluie de cendres alors que le chœur célèbre l’alliance entre Lohengrin et Elsa, est d’une troublante beauté nocturne.

Éric Cutler (Lohengrin) et la pureté de l'artiste

Éric Cutler (Lohengrin) et la pureté de l'artiste

Et Olivier Py décrit comment, dans un monde divisé par des luttes de pouvoir, un artiste brillant est appelé par une femme innocente, Elsa, afin d’insuffler à ce peuple une aspiration qui le relève de ses propres échecs, et lui permette de dépasser la violence de ses instincts naturels.

La scène du combat entre Lohengrin et Telramund à la fin du premier acte est d’ailleurs une des plus convaincantes interprétations jamais vue, car ce combat est mené de façon totalement intellectuelle par le Chevalier au cours d’une partie d’échecs avec son opposant, alors que ce sont les hommes qui s’affrontent en arrière-plan.

Et le geste de rage de Telramund qui renverse la table de jeu sur un coup de théâtre musical est d’un impact soudainement éloquent.

Éric Cutler (Lohengrin) et Ingela Brimberg (Elsa)

Éric Cutler (Lohengrin) et Ingela Brimberg (Elsa)

Lohengrin est ainsi présenté tout au long de l’opéra comme un être qui refuse toute violence physique, aucun geste brusque n'est porté vis-à-vis d’Elsa malgré sa curiosité maladive, mais qui doit fatalement y avoir recours au moment où Telramund tente de le tuer au milieu d’en ensemble de sculptures symbolisant l’imagination romantique du monde germanique.

Cet acte signe la souillure définitive de l’artiste au contact du monde humain, ainsi que son incompatibilité avec les luttes politiques – ce qu’Olivier Py signifie en lui faisant refuser tout un tas de couronnes au moment où il chante au dernier acte la gloire du Graal et de sa couronne divine -, et l’échec de son instrumentalisation.

Il ne peut donc rester dans ce monde incarné, et laisse avant de partir un jeune corps sans vie comme héritier du Brabant.

Elena Pankratova (Ortrud)

Elena Pankratova (Ortrud)

Le trait est sans doute appuyé et réducteur par rapport à tout ce que l’œuvre de Wagner contient en contradictions – on pourrait en effet porter un regard moins complaisant sur Lohengrin et montrer ce qu’il y a de tordu en Elsa dans ses marques de défiances -, mais ce traitement conflictuel qui renvoie finalement l’Art à lui-même laisse pensif et permet d’alimenter une réflexion en filigrane dans un temps qui va dépasser la simple durée du spectacle.

Et Olivier Py a de la chance, car il doit composer avec des interprètes, un chœur et un orchestre qui s’impliquent totalement dans cette vision théâtralement resserrée.

Lohengrin (Cutler-Brimberg-Foster Williams-Pankratova-dm Altinoglu-ms Py) La Monnaie

Le Roi Heinrich de Gabor Bretz a ainsi belle allure, un rayonnement et un relief vocal fermement dirigés, on croit même en l’ambition humaine de son personnage, et il est assisté par un Hérault qui, sous les traits de Werner van Mechelen, renforce la stature volontaire de cette royauté déclinante.

Le plus expressif du plateau est cependant Andrew Foster-Williams qui métamorphose Telramund en un être vif et complexe, loin d’être un simple looser, une richesse d’inflexions qui trahit les humeurs intérieures de son personnage et le bouillonnement de ses contrariétés, avec une voix mordante et sans fard qui lui donne un tranchant dramatique excitant.

On a là un véritable acteur digne des grands rôles shakespeariens, et le Macbeth de Verdi n’est déjà plus très loin.

Le soldat idéaliste, l'alliage de la perfection artistique et de la force

Le soldat idéaliste, l'alliage de la perfection artistique et de la force

Elena Pankratova, elle, dessine une Ortrud aux lignes sensiblement pures et s'attache à préserver l'harmonie d'un chant qui fuse avec précision tout en affichant une détermination qui ne recherche ni l'outrance vériste ni l'exagération théâtrale. Cette modération dans le jeu a ainsi pour effet d'entretenir un équilibre constant au sein du couple qu'elle forme avec Andrew Foster-Williams.

Entre Éric Cutler et Ingela Brimberg l'alliage est moins évident car la soprano suédoise dispose de moyens dramatiques saisissants, une austérité de couleurs qui rendent à Élisabeth la pleine maturité qui tranche avec le portrait lunaire et un peu fade qui en est parfois dressé.

Moins lisse et éthérée que d'autres interprètes, elle exprime surtout une souffrance digne et puissante et une fierté qui atteint et dépasse même la mesure de Lohengrin.

Ingela Brimberg (Elsa)

Ingela Brimberg (Elsa)

Car le ténor américain, avec sa solide carrure de joueur de Rugby, affirme mesure et simplicité en toutes circonstances, chante d'un timbre ocreux le rayonnement du cœur, renforcé par le personnage présent mais non dominant qu'il lui est demandé de jouer.

Mais ces artistes ne seraient pas si farouchement galvanisés s'il n'y avait la direction formidablement théâtrale d'Alain Altinoglu. L'osmose et l'allant vers les chanteurs et le chœur sont une de ses lignes de force, et il tire des musiciens une énergie violente soutenue par la puissance élancée et tellurique des cuivres qui submerge à plusieurs reprises la fosse.

Ingela Brimberg, Éric Cutler, Alain Altinoglu, Olivier Py, Elena Pankratova, Gabor Bretz

Ingela Brimberg, Éric Cutler, Alain Altinoglu, Olivier Py, Elena Pankratova, Gabor Bretz

Certes, moins de motifs mystérieux et insaisissables ne se perçoivent que dans d'autres interprétations plus transparentes, cependant, les ensembles de cordes réservent de très beaux moments généreux, et le corps pulsant de l'orchestre révèle une capacité ensorcelante à happer l'auditeur au delà de ce qui se joue sur scène.

Et avec un chœur capable d'emplir tout autant la salle de son élégie vigoureuse, l'enthousiasme du public est à son comble et augure d'un Tristan und Isolde  intense la saison prochaine.

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Publié le 29 Janvier 2015

Idomeneo (Wolfgang Amadé Mozart)
Représentation du 25 janvier 2015
Opéra National de Lyon

Idomeneo Lothar Odinius
Ilia Elena Galitskaya
Idamante Kate Aldrich
Elektra Ingela Brimberg
Arbace Julien Behr
Le Grand Prêtre Didier Roussel
La Voix de Neptune Lukas Jakobski

Direction Musicale Gérard Korsten
Mise en scène Martin Kusej (2014)

                                                                                                Kate Aldrich (Idamante) et Ingela Brimberg (Elektra)

Coproduction Royal Opera House Londres, Opéra des Flandres

Martin Kusej n’est pas n’importe quel metteur en scène. Sa vision de l’homme est féroce, car il sait que ce sont les épreuves de la vie qui révèlent le véritable visage de celui-ci.

Il est également un homme de théâtre qui traite le chœur comme un personnage à part entière, et le transforme en symbole d’une société dont il observe avec acuité le rapport aux événements, aux superstitions et au pouvoir.

Ainsi, dans sa production de Macbeth pour l’Opéra de Munich, arrive-t-il à montrer comment un peuple aveugle peut encenser ses nouveaux dirigeants, avant d’en devenir ses victimes.

Kate Aldrich (Idamante) et Elena Galitskaya (Ilia)

Kate Aldrich (Idamante) et Elena Galitskaya (Ilia)

Dès l’ouverture d’Idomeneo, dans un climat de tempête et de trombes d’eau, le chœur a de nouveau un rôle majeur. Il est autant le peuple Troyen échoué sur les bords d’un pays étranger, que les forces crétoises fascistes qui le martyrisent. Le monstre issu de la colère de Neptune devient alors le révélateur des peurs collectives.

L’image de ces gens brandissant un requin et agitant des petits poissons à offrir en sacrifice est bon enfant, mais lorsque le drame arrive, ces personnes en apparence inoffensives sont prises de panique et prennent haches et couteaux sans que l’on sache exactement vers qui leur violence va se retourner : le monstre responsable du massacre ? Idamante ? Son père peut-être ? Tout le monde est sur ses gardes.

Lothar Odinius (Idomeneo)

Lothar Odinius (Idomeneo)

La réaction de certains spectateurs face à une immense langue sanglante de vêtements et de chairs en lambeaux est assez étonnante, car Kusej ne fait que montrer ce que dit le texte : « Ah ! regarde ces rues noyées sous le sang ! ». Est-ce une méconnaissance du livret, ou alors un refoulement d’une image qui renvoie aux actes d’horreur qu’ont connu les New-Yorkais ou bien les Parisiens plus récemment ?

Il ressort en tout cas de ce travail le pressentiment que les démocraties peuvent très vite se retourner en dictatures militaires sous l’emprise de religieux dans un monde de plus en plus dangereux. Et, à la toute fin, le règne d’Idamante et Ilia débute mal.

Mais s’il y a bien une ligne directrice et cohérente qui augmente l’importance de certains personnages comme le Grand Prêtre qui apparaît sous la forme d’un rôle muet au premier acte, le metteur en scène délaisse les caractères, rend Idoménée, Elektra et Idamante monolithiques – les scènes de confrontations manquent d’intensité -, et ne réussit qu’à renforcer le rôle d’Ilia. Jamais n’est-elle parue aussi humaine et déterminante.

Elena Galitskaya (Ilia)

Elena Galitskaya (Ilia)

Car Elena Galitskaya est le véritable cœur saignant de la soirée, une voix dramatiquement romantique débordante de grâce mozartienne. Et l’harmonie entre cette délicatesse et la finesse des expressions fragiles tant de son regard que de ses bras si souples est d’une beauté extrêmement touchante.

A contrario, Kate Aldrich, en Idamante, n’utilise pas suffisamment son corps pour exprimer son intériorité, ce qui est dommage, car au cours de la représentation son chant prend une tonalité de plus en plus sombre et sensuelle sans qu’elle n’arrive à se sentir à l’aise avec le travestissement de son personnage. Même sentiment pour Ingela Brimberg dont les moyens impressionnants ne suffisent pas à traduire les failles d’Elektra et lui donner une épaisseur humaine en laquelle l’on puisse se refléter.

Kate Aldrich (Idamante)

Kate Aldrich (Idamante)

Et Lothar Odinius est certes un Idoménée théâtralement crédible, appuyé par une voix présente et lyrique, sans faille, qui ne traduit cependant pas toute la sensibilité musicale que ce rôle peut offrir.

Les chœurs sont très bons, une force vitale déterminée et tragique, et la direction de Gérard Korsten redéploie les lignes mozartiennes pour leur donner une ampleur inhabituelle, séduisante autant que prenante. L’orchestre de l’Opéra de Lyon est entraîné dans un magnifique continuum marin, comme s’il était la mer baignant le drame.

La transparence des sonorités, la grâce avec laquelle les cordes s’effacent en douceur pour laisser les notes scintillantes du clavecin prolonger le mouvement musical, sont impressionnantes de bout en bout, même si l’on a bien conscience que cette noirceur est une beauté en soi qui se détache du pathétisme des caractères humains.

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