Histoire de l'Opéra, vie culturelle parisienne et ailleurs, et évènements astronomiques. Comptes rendus de spectacles de l'Opéra National de Paris, de théâtres parisiens (Châtelet, Champs Élysées, Odéon ...), des opéras en province (Rouen, Strasbourg, Lyon ...) et à l'étranger (Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne, Angleterre...).
Der Fliegende Holländer (Richard Wagner – 1843)
Version de concert du 15 mai 2023
Théâtre des Champs-Elysées
Daland Karl-Heinz Lehner
Senta Ingela Brimberg
Erik Maximilian Schmitt
Mary Dalia Schaechter
Der Steuermann Dmitry Ivanchey
Der Holländer James Rutherford
Direction musicale François-Xavier Roth Les Siècles
Chœur de l’Opéra de Cologne Coproduction Théâtre des Champs-Élysées / Les Siècles / Atelier Lyrique de Tourcoing / Oper Köln / Bühnen Köln
François-Xavier Roth
10 ans après l’interprétation par l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam sous la direction de Yannick Nézet-Séguin (18 septembre 2013), et 50 ans après celle du Deutsche Staatsoper de Berlin menée par Wilfried Werz (19 mars 1973), le Théâtre des Champs-Élysées est à nouveau embarqué pour un soir dans l’élan romantique du ‘Vaisseau Fantôme’, mais avec cette fois une coloration musicale issue d’instruments allemands de l’époque de la création à Dresde.
James Rutherford (Der Holländer) et Ingela Brimberg (Senta)
Dés l’ouverture, qui se déroule dans une ambiance lumineuse ambrée, se dégagent les qualités orchestrales qui vont se déployer tout le long du concert, le charme des sonorités chantantes des vents au délié rond, bien timbré et très poétique, la chaleur et la tessiture un peu âpre des cuivres, le dessin soigné et nuancé des différentes lignes harmoniques, et un surprenant métal scintillant des cordes qui, toutefois, n’est pas aussi prédominant que dans d’autres versions plus expansives.
Et il y a surtout ce sens du tempo net et souple qui crée une théâtralité percutante d’une très grande élégance.
François-Xavier Roth, Les Siècles et le Chœur de l’Opéra de Cologne
On aime également chez François-Xavier Roth cette manière passionnée de danser et d’humaniser la musique de Richard Wagner, d’en faire ressortir le toucher intime, mais aussi de galvaniser la scène à l'instar du grand choral ‘Johohoe!’ du dernier acte où les choristes de l’Opéra de Cologne, tous accourus à l’avant-scène, s’emparent de l’audience pour l’entraîner avec un impact franc phénoménal, et aussi avec grand sens de la cohésion et de la détermination qui induit un véritable sentiment fraternel entre eux.
François-Xavier Roth et Les Siècles
Par ailleurs, si l’ensemble de la distribution est très impliqué, la psychologie de certains personnages montre de nouvelles facettes, à commencer par le Hollandais incarné par James Rutherford. Le baryton britannique se distancie d’une figure qui serait trop froide pour insuffler une forme d’autorité au gant de velours. Timbre homogène, voix sombre et attendrissante, il rend son personnage plus proche de nous, et il est très étonnant de voir comment Maximilian Schmitt lui oppose un Erik qui est son exact reflet physique, mais avec des expressions plus émotives, un tempérament bien écorché, la mise en espace semblant mettre en équilibre ces deux fortes personnalités face à Senta.
James Rutherford (Der Holländer)
La soprano suédoise Ingela Brimberg brosse aussi un grand portrait wagnérien de la fille de Daland, un peu plus dur et moins romantique que d’autres interprètes, mais avec une solidité de timbre et un splendide aigu qui rendent une sensible impression névrotique à son caractère. Ses regards fusants sont à l’unisson de la forte pénétrance de son élocution ample et bien marquée, et point même l’envie d’y voir certains reflets de l’art déclamatoire de Waltraud Meier.
Ingela Brimberg (Senta)
Autre personnalité forte, Karl-Heinz Lehner fait aussi vivre un Daland assez violent et particulièrement retentissant, dans une veine très théâtrale et vigoureuse où l’on sent l’influence d’un grand personnage straussien, le Baron Och du ‘Rosenkavalier’.
Quant à Dalia Schaechter, elle affiche une sévérité excessive alors que la nourrice de Senta pourrait révéler un visage maternel très attachant.
Dmitry Ivanchey (Der Steuermann) et Karl-Heinz Lehner (Daland)
Et par contraste avec ses partenaires, Dmitry Ivanchey apporte une touche plus légère et mozartienne en dénuant le pilote de tout vague à l’âme sombrement mélancolique, tout en lui ajoutant, avec sa tessiture très claire, une tonalité humoristique inattendue.
Un version attachante, amoureusement dirigée, dont le souffle, la générosité et la précision musicale font à nouveau la valeur de cette brillante soirée wagnérienne donnée au Théâtre des Champs-Élysées.
Les Troyens (Hector Berlioz - Karlsruhe 1890 / Rouen 1920)
Représentation du 24 septembre 2022
Opéra de Cologne - Staatshaus am Rheinpark
Cassandre Isabelle Druet
Didon Veronica Simeoni
Chorèbe Insik Choi
Énée Enea Scala
Panthée Lucas Singer
Anna Adriana Bastidas-Gamboa
Ascagne Giulia Montanari
Narbal Nicolas Cavallier
Iopas Dmitry Ivanchey
Hylas Young Woo Kim
Priam Matthias Hoffmann
Hécube Dalia Schaechter
Helenus Seung-Jick Kim
L'ombre d'Hector Sung Jun Cho
Sentinelles David Howes et Christoph Seidl
Direction musicale François-Xavier Roth
Mise en scène Johannes Erath (2022) Gürzenich-Orchester Köln & Chor der Oper Köln
Enea Scala (Énée)
Après 'Benvenuto Cellini', interprété en novembre 2015 lors de sa prise de fonction en tant que Generalmusikdirektor de la ville de Cologne, puis 'Béatrice et Bénédict', donné très récemment en mai 2022, François-Xavier Roth poursuit un ambitieux cycle Berlioz en portant à l'affiche son opéra le plus monumental, 'Les Troyens'.
Et en attendant la réouverture du bâtiment historique prévue dorénavant en 2024, les représentations de l'Opéra sont montées dans la salle principale du Staatshaus am Rheinpark que l'on rejoint depuis la cathédrale en suivant le pont Hohenzollern, recouvert de centaines de milliers de cadenas d'amour, qui mène sur l’autre rive du Rhin.
Enea Scala (Énée) et Veronica Simeoni (Didon)
Une fois parvenus dans la salle, la vision du dispositif scénique est insolite, car l'orchestre est disposé de manière circulaire au centre de la scène afin de faire jouer les artistes tout autour des musiciens jusqu'à l'avant-scène, tandis que les harpistes sont, elles, situées latéralement et légèrement en surplomb.
Ne disposant pas de moyens scéniques aussi importants que dans les grandes maisons de répertoire, Johannes Erath n’axe pas sa mise en scène sur des éléments de décors impressionnants, et n’utilise qu’une seule pièce de grande dimension qui nous ramène à l’antiquité, un visage blanc de déesse tombé au sol qui progressivement se dévoile.
En revanche, il travaille profondément le jeu d’acteur des solistes, et aussi celui des choristes, afin de débarrasser le drame de sa lourdeur tragique et en alléger le ton. La vitalité expressive des peuples Troyens et Carthaginois ressort au point de capter très souvent l’attention, et ce peuple devient un véritable personnage en soi, considéré avec une rigoureuse minutie.
Insik Choi (Chorèbe) et le Gürzenich-Orchester Köln
Dans la première partie, le noir funèbre domine mais aussi le blanc lorsqu’il s’agit de statufier un monde prêt à disparaître. Les poses des Troyens, portées par l’anneau circulaire coulissant qui permet de conduire les entrées et les sorties avec une fluidité parfaitement contrôlée, ne sont donc pas sans ironie, comme si une forme de beauté se figeait. Seul objet moderne mis en avant, une baignoire sert de lieu de refuge intime successivement pour Cassandre et Didon.
Et lors de la scène de suicide des Troyennes, le cheval apparaît sous la forme d’un être humain au corps très élancé mais masqué d’une tête de destrier noir, ce qui en fait le symbole d’une virilité sexuellement puissante et menaçante à l’arrivée des Grecs.
François-Xavier Roth et le cheval de Troie
Mais c’est en fait dans la second partie à Carthage que le style et la logique de Johannes Erath se développent le plus, au point qu’il réussit à donner un constant intérêt dramaturgique à un volet où la plupart des metteurs en scène s’essoufflent, ou bien, pire, dégénèrent comme l’on a pu le voir récemment à Munich.
Le plus saisissant est la façon donc il donne aux trois derniers actes une vitalité et des couleurs qui les rapprochent de l’atmosphère de comédies fantastiques telles ‘Les Contes d’Hoffmann’, comme si Didon était une sorte de Giulietta qui fascinerait Enée. Des personnages muets agissent même pour montrer l’intervention des Dieux, comme Cupidon qui instille des sentiments amoureux.
Isabelle Druet (Cassandre)
On ne comprend pas toujours ce que mime le chœur, même si l’on sent qu’il est là pour créer un climat qui va prendre au piège le chef troyen. Mais le clou de ce spectacle se réalise dans le duo d’amour où l’orchestre se met à tourner sur lui-même en sens rétrograde alors que l’anneau scénique tourne en sens inverse, comme si les musiciens étaient au centre d’un système solaire, alors qu’une sphère de discothèque rayonne de ses éclats argentés dans toute la salle. Les musiciens et le chef d'orchestre sont alors mis en perspective de façon tout à fait inédite.
La façon dont Enée efface de sa mémoire les Troyens est au même moment très habilement signifiée, en les dissimulant derrière le visage de la statue antique, et l’arrivée de Priam et Hécube qui, simplement en s’appuyant sur la même sphère, font comprendre à Enée que sa destinée est de conquérir le monde et non de sombrer dans des rêveries ridicules, est très finement percutante.
Et toutes ces scènes sont magnifiées par des jeux de lumières raffinés et des effets vidéos subtiles qui s’allient fort bien à la magie de la musique.
Gürzenich-Orchester Köln
Car François-Xavier Roth fait entendre la musique de Berlioz avec un travail splendide sur les couleurs orchestrales, l’allant rythmique, la finesse sculpturale des motifs mélodiques, la luxueuse patine qui les drape, et une tonicité dramatique qui préserve la polychromie musicale. Le Gürzenich-Orchester Köln, orchestre jeune et doué de clarté, est porté à son meilleur.
‘Les Troyens’ est ainsi interprété dans sa version intégrale avec toutes les musiques de ballet sur lesquelles, d’ailleurs, Johannes Erath reste scéniquement très discret en évitant le piège usuel qui consiste à les charger de chorégraphies indigentes. Il leur donne une signifiance uniquement grâce au chœur qu’il anime de petits courants de vie au cours de ces passages anodins.
Veronica Simeoni (Didon)
Le résultat est que la beauté de la musique n’est jamais relayée au second plan, que l’on peut suivre avec quel art et conscience des artistes François-Xavier Roth fédère un tel ensemble et en module les lignes musicales, d’autant plus que c’est dans cette seconde partie que les effets de spatialisation des chœurs, superbes de clarté, sont les plus complexes entre ceux qui sont sur scène, en arrière coulisse, sur les côtés, auxquels s’ajoutent des musiciens placés derrière les spectateurs, un univers multidimensionnel qui est un véritable enchantement à entendre.
Troyen endormi
La direction d’acteur de Johannes Erath a donc un impact décisif dans le rendu psychologique des personnages, et montre qu’elle prend en compte les traits de caractères que les solistes sauront le mieux défendre.
Isabelle Druet, qui incarnait déjà Cassandre auprès de François-Xavier Roth au Festival Berlioz 2019 de la Côte-Saint-André, dessine un portrait principalement mélodramatique et humain de la fille de Priam. Elle passe d’inflexions torturées à un art déclamatoire éloquent qu’elle charge d’affectations graves avec, de-ci de-là, des effets de clarté qui donnent du relief au texte.
Gürzenich-Orchester Köln & Chor der Oper Köln
Si les qualités de diction sont naturelles pour la mezzo-soprano française, elles sont aussi appréciables chez Veronica Simeoni dont le timbre préserve ses belles propriétés de souplesse et de justesse même dans les aigus saillants. Sa Didon dépeinte comme une femme émancipée des années 1930 a tout pour cristalliser les désirs fantasmatiques d’Enée avec un jeu très réaliste.
Il est d’ailleurs très étonnant de voir comment Enea Scala donne vie à Enée avec sa propre personnalité en faisant vibrer un cœur chargé d’idéal et une tension vocale assurée et très bien canalisée. Il a de l’endurance et une volonté démonstrative qui accroissent chez l’auditeur un irrésistible sentiment de sympathie, d’autant plus qu’il est un acteur également très fortement impliqué.
François-Xavier Roth (en arrière-plan) et Veronica Simeoni (Didon)
La distribution comprend pas moins de quatre chanteurs sud-coréens. Le rôle le plus important, Chorèbe, est interprété par Insik Choi qui pare le jeune prince d’un velours noble, celui plus court d’Hélénus bénéficie de la finesse de Seung-Jick Kim, alors que Young Woo Kim fait merveille en Hylas. L’ombre d’Hector sera enfin portée en coulisse par la voix sombre et ample de Sung Jun Cho. Tous révèlent comme caractéristique commune une résonance de timbre généreuse.
Johannes Erath met aussi en valeur la relation entre Anna et Narbal qui se déploie sous une forme d’amour stable et robuste. Adriana Bastidas-Gamboa et Nicolas Cavallier leur apportent une profondeur d’une très haute dignité, mais d’autres rôles secondaires se font joliment remarqués comme le très facétieux Christoph Seidl ou l’Ascagne ardent de Giulia Montanari.
Adriana Bastidas-Gamboa (Anna) et Nicolas Cavallier (Narbal)
Ce spectacle monté dans un espace à l'acoustique fort agréable démontre qu’il est possible de rendre toute la force et la démesure d’un opéra comme ‘Les Troyens’ avec, évidemment, une excellente équipe artistique, mais aussi avec des moyens tout à fait raisonnables et un concept dramaturgique astucieux.
L’ouverture de la saison 2022/2023 de l’opéra de Cologne est de fait une réussite incontestable, et la joie qu’elle procure est une récompense pour tous, des artistes aux spectateurs.