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Publié le 7 Juin 2024

Don Quichotte (Jules Massenet –
Opéra de Monte-Carlo, le 24 février 1910)
Représentations du 14, 29 mai et 05 juin 2024
Opéra Bastille

Don Quichotte Christian Van Horn (14&29/05)
                         Gábor Bretz            (05/06)
Dulcinée Gaëlle Arquez
Sancho Étienne Dupuis
Pedro Emy Gazeilles
Garcias Marine Chagnon
Rodriguez Samy Camps
Juan Nicholas Jones
Deux serviteurs Young-Woo Kim, Hyunsik Zee
Chef des bandits Nicolas Jean-Brianchon
Quatre bandits Pierre André, Bastien Darmon, Gabriel Paratian, Joan Payet

Direction musicale Patrick Fournillier
Mise en scène Damiano Michieletto (2024)

Retransmission en direct sur France TV / Culture Box le 23 mai 2024 à 19h30
Diffusion sur France Musique le samedi 29 juin 2024 à 20h dans l’émission ‘Samedi à l’opéra’ présentée par Judith Chaîne

Présenté au Palais Garnier pour la première fois dans son intégralité le 16 avril 1974 – il y eut auparavant une production à l’Opéra Comique en 1945 sous l’égide de la R.T.L.N –, ‘Don Quichotte’ de Jules Massenet a connu plusieurs mises en scène successives à l’Opéra national de Paris de la part de Peter Ustinov (1974), Piero Faggioni (1986) puis Gilbert Deflo (2000 et 2002).

Le livret n’est pas une adaptation directe du roman de Cervantès, mais celle du drame héroïque de Jacques Le Lorrain ‘Le Chevalier de la longue figure’, qui fut créé au Théâtre Victor Hugo (l’actuel Trianon situé sur le boulevard Marguerite-de-Rochechouart à Paris) le 30 avril 1904.

Gaëlle Arquez (Dulcinée) et Christian Van Horn (Don Quichotte)

Gaëlle Arquez (Dulcinée) et Christian Van Horn (Don Quichotte)

A l’instar de ‘Werther’ et ‘Manon’, l’ouvrage s’est imposé au répertoire de l’institution alors qu’il n’y a pas été créé – c’est la salle Garnier de l’Opéra de Monte-Carlo qui en eut le privilège, le 24 février 1910 – au point de faire partie des 60 ouvrages régulièrement repris ces dernières années, loin devant les opéras du compositeur stéphanois écrits spécifiquement pour l’Opéra, ‘Le Roi de Lahore’, ‘Le Cid’, ‘Le Mage’, ‘Thaïs’ ou ‘Ariane’.

Et pour cette nouvelle production, l’Opéra de Paris fait appel à l’un des directeurs scéniques les plus prolixes du moment, Damiano Michieletto.

Samy Camps (Rodriguez), Christian Van Horn (Don Quichotte), Nicholas Jones (Juan) et Marine Chagnon (Garcias)

Samy Camps (Rodriguez), Christian Van Horn (Don Quichotte), Nicholas Jones (Juan) et Marine Chagnon (Garcias)

Les incursions du metteur en scène vénitien dans les ouvrages en langue française sont d’ailleurs de plus en plus fréquentes depuis ‘Roméo et Juliette’ (Venise, 2009) jusqu’à ‘Carmen’ (Londres, 2024), en passant par 'Guillaume Tell’ (Londres, 2015), ‘Samson et Dalila’ (Opéra de Paris, 2016), ‘Cendrillon’ (Berlin, 2018) ou bien ‘Les Contes d’Hoffmann’ (Sydney, 2023).

Pour ce ‘Don Quichotte’, il reste sans surprise à distance de tout contexte historique ou folklorique, ce qui se révèle d’emblée frustrant dans l’ouverture Flamenco menée sans danse, avant de laisser place à la peinture d'un portrait intérieur d’une très grande sensibilité.

Il a conçu un décor modulable qui, en situation de repli, représente un salon d’intérieur simple et décoré d’un vert mélancolique, avec en arrière plan une petite cuisine, le plafond étant relativement bas afin de donner une impression panoramique et d’enfermement.

Christian Van Horn (Don Quichotte)

Christian Van Horn (Don Quichotte)

Don Quichotte est un poète en mal d’inspiration, les chants de la foule résonnent dans sa tête, et les quatre amoureux surgissent des meubles pour moquer son amour passé pour Dulcinée, une sorte de maîtresse d’école dont le souvenir est projeté en vidéo sur le mur longitudinal.

Et lorsque ses pensées s’ouvrent sur ce passé et ses scènes imaginaires, les murs s’élargissent pour révéler un vaste espace en forme de chambre photographique qui s’étire et se rétrécit de manière circulaire comme pour donner une impression de puits sans fond. On assiste ainsi à une alternance entre le monde mental et la condition d’un homme seul, simplement accompagné par son serviteur.

Un amateur d’opéra pourrait faire une analogie avec la condition que connut Maria Callas en fin de carrière, vivant seule à Paris avec ses domestiques et revivant intérieurement son passé.

Don Quichotte (Van Horn Bretz Arquez Dupuis Fournillier Michieletto) Opéra de Paris

Les variations de lumières passant du blanc-vert franc aux teintes plus sombres et chaleureuses permettent d’amener doucement les transitions entre les différents niveaux d’états d’âme et de faire ressentir intuitivement au spectateur les changements d’état psychique.

Le lever d’aurore où apparaît dans les airs Dulcinée parmi des chevaux de manège est l'un des magnifiques moments de cette production, poésie qui se retrouve également dans la scène de fête chez la jeune femme où la musique invisible devient celle qu’écoute seul Don Quichotte, enivré par la magie d’une mélodie issue d’un casque.

Le metteur en scène a ensuite recours à des personnages vêtus de noirs pour imager les symptômes dépressifs qui envahissent la tête de celui qui se vit comme un chevalier. La lutte avec les géants devient ainsi une manifestation maladive de son cerveau perturbé, la vidéo venant y superposer des images de nuées de mouches noires pour accentuer ce mal-être intérieur. 

Gábor Bretz (Don Quichotte)

Gábor Bretz (Don Quichotte)

La scène clé se situe cependant très clairement au moment où le héros réussit à récupérer le collier pour sa belle, toujours dans une imagerie mentale, où sa foi chrétienne est simplement soulignée par une lumière jetée sur lui quand il tend la main vers le ciel, sur une musique d’orgue et sous la pression des bandits. Aucune main ne descend pour soulager sa douleur, et un des voleurs lui rend le bijou, illusion d’un sens déique. 

On peut alors se demander si la foi de Don Quichotte n’est pas une émanation visant à contrer son obscurité et ses tortures intérieures, et à lui rendre la vie plus supportable, tout simplement.

Et toutes ces questions sur la maladie mentale, les doutes de la foi, et la créativité que soulève la mise en scène de Damiano Michieletto en font véritablement un spectacle très attachant, d’autant plus que le burlesque de situation n’est pas oublié avec le personnage de Sancho Panza qu’il travestit amusement au second acte.

Reste que ce délire ‘sublime’ s’achève par un dur retour à la réalité et à la solitude humaine.

Patrick Fournillier

Patrick Fournillier

Ce spectacle ne doit pas seulement sa force à la puissance de la mise en scène, mais aussi à la manière dont Patrick Fournillier fait vivre la musique de Jules Massenet avec une passion généreuse et une somptuosité grisante. Hormis la direction d’un ‘Casse-Noisette’ au Palais Garnier en 1988, le chef d’orchestre français n’était plus revenu à l’Opéra de Paris, ce qui ne l’a pas empêché de développer une carrière internationale qui l’a amené de l’Opéra de Saint-Étienne à la direction musicale du Teatr Wielki de Varsovie.

Plusieurs enregistrements d’opéras rares de Jules Massenet détiennent sa signature, ‘Griselidis’, ‘La Vierge’, ‘Amadis’, ‘Esclarmonde’, ‘Cléopâtre’, et cet amour pour le compositeur s’entend par la manière dont le chef enlace l’orchestre de l’Opéra de Paris pour en tirer des sonorités gorgées de chaleur, un éclat opulent, des volumes sensuels et charnels, et une plasticité volubile inouïe qui a une grande capacité à envelopper l’auditeur dans une sensation de bien-être difficile à se défaire.

Et en même temps, tout est mené avec un art poétique ardent qui se retrouve même dans les beaux passages intimes qui singularisent l’art de chaque musicien, que ce soit à l’alto où à la harpe.

On sent qu’il s’agit probablement d’un grand moment de reconnaissance pour Patrick Fournillier qui suscite l’envie de le retrouver prochainement dans ce répertoire.

Gábor Bretz (Don Quichotte)

Gábor Bretz (Don Quichotte)

Les solistes disposant ainsi d’un cadre avantageux pour faire vivre cet ouvrage avec soin et vitalité, on retrouve en alternance dans le rôle de Don Quichotte deux interprètes, Christian Van Horn et Gábor Bretz.

Le premier, taillé aux dimensions d’un Méphisto, possède une très grande résonance et une noirceur caverneuse qui ancrent solidement la présence du héros, et le chanteur américain, bon acteur par nature, rend émouvante sa déchéance mentale.

Son élocution manque cependant de définition, tant la largeur vocale est prédominante, et c’est donc Gábor Bretz, l’actuel Wotan du ‘Ring’ de La Monnaie, qui offre un timbre fumé et plus raffiné et une excellente élocution, mais sans la profondeur de basse qui caractérise si bien son confrère.

Sa projection dans la salle Bastille est très bonne, et son portrait retrouve une jeunesse qui est très bien mise en valeur au moment des retrouvailles douloureuses avec Dulcinée.

Gaëlle Arquez (Dulcinée)

Gaëlle Arquez (Dulcinée)

Dans ce personnage de maîtresse d’école un peu étrange pour l’ouvrage, Gaëlle Arquez est très à l’aise avec un timbre vibrant qui rend son chant vivant, ses couleurs vocales qui tirent vers le crème brillant, mais une certaine sévérité en émane aussi, car elle n’est pas dans un rapport de séduction avec son entourage. Le regard de Don Quichotte, tourné vers un portrait d’elle, influence aussi le regard porté sur cette Dulcinée ordinaire.

Quant à Étienne Dupuis, son élocution franche et la noblesse verdienne de son chant rehaussent le caractère de Sancho Panza en le distanciant d’une caricature bourrue, et le rajeunissent également, surtout lorsqu’il donne de grands coups d’éclat qui montrent la portée que peut avoir ce grand chanteur.

Étienne Dupuis (Sancho Panza)

Étienne Dupuis (Sancho Panza)

Les rôles secondaires sont très bien incarnés, Samy Camps particulièrement très charmeur, et parmi les figurants qui font vivre les bandits avec des allures de mauvais garçons contemporains, Nicolas Jean-Brianchon ne manque pas de se distinguer par son élocution très narquoise.

Chœur très bien dirigé et très impliqué scéniquement pour décrire ce monde conformiste et moderne qui se moque à outrance de Don Quichotte, l’ensemble contribue lui aussi à rendre ce spectacle tragique en accentuant la pression que subit une âme tourmentée poussée à la désocialisation.

Christian Van Horn, Gaëlle Arquez et Étienne Dupuis

Christian Van Horn, Gaëlle Arquez et Étienne Dupuis

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Publié le 25 Janvier 2024

Die Walküre (Richard Wagner – Munich, 26 juin 1870)
Représentation du 21 janvier 2024
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Siegmund Peter Wedd
Sieglinde Nadja Stefanoff
Wotan Gábor Bretz
Brünnhilde Ingela Brimberg
Fricka Marie-Nicole Lemieux
Hunding Ante Jerkunica
Gerhilde Karen Vermeiren
Ortlinde Tineke Van Ingelgem
Waltraude Polly Leech
Schwertleite Lotte Verstaen
Helmwige Katue Lowe
Siegrune Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Grimgerde Iris van Wijnen
Rossweisse Christel Loetzsch

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Romeo Castellucci (2024)
Dramaturgie Christian Longchamp
Orchestre symphonique de la Monnaie

Coproduction Gran Teatro Del Liceu (Barcelone)

Alors qu’une série de ‘Ring’ commence à émerger dans nombre de maisons d’opéras pour célébrer en 2026 les 150 ans de la création de ce cycle qui représente l’aboutissement dramaturgique de l’art lyrique, l’approche qu’a initié Romeo Castellucci en novembre dernier avec le prologue, ‘L’Or du Rhin’, épurée et symbolique tout en préservant la lisibilité des différents caractères, se renforce au cours de la première journée, ‘Die Walküre’, dans une noirceur qui réserve des images de toutes beautés.

Gábor Bretz (Wotan)

Gábor Bretz (Wotan)

Le premier acte présente Siegmund et Sieglinde comme deux êtres humains de conditions modestes et fragiles. Au cours de la tempête d’ouverture, une réminiscence du passé de l’étranger suggère ce qu’il a violemment enduré sur un champ de bataille pour sauver une enfant. Et son costume, avec seulement le bras gauche armuré, montre l’attention du metteur en scène à rester fidèle au récit que le protagoniste principal fait de son état physique, un homme brisé.

Peter Wedd (Siegmund) et Nadja Stefanoff (Sieglinde)

Peter Wedd (Siegmund) et Nadja Stefanoff (Sieglinde)

Lorsque le couple entre dans la demeure de Hunding, un gigantesque œil, probablement extrait d’une œuvre religieuse dont aime souvent s’inspirer le plasticien italien, à l’instar de ce qu’il fit dans sa version de ‘Tannhäuser’ à Munich, signe en apparence la présence de Wotan qui surveille la scène du seul œil qui lui reste. Mais à y regarder de plus près, il s’agit du regard d’un agneau, la pureté de l’amour.

Au milieu de quelques meubles mouvants, un vrai chien loup noir se faufile autour de son maître représenté en inquiétant oiseau noir, lui qui participa à la traque contre Siegmund, et qu’il va bientôt reconnaître.

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

La scène de reconnaissance entre le frère et la sœur se dégage momentanément de l’obscurité avant qu’ils ne s’enlacent pour former un tableau où des fleurs apparaissent, comme par magie, dans les bras de Sieglinde, leur amour incestueux se réalisant sous une coulée euphorique de sang. ‘Sœur, que fleurisse à nouveau le sang des Wälsungs !’, Romeo Castellucci prend le texte au mot pour en faire des images d’une troublante poésie.

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

Retour ensuite au Walhalla, plongé dans les ténèbres depuis que la malédiction d‘Alberich y a précipité tous les Dieux, l’existence de Wotan étant dorénavant totalement manipulée par le destin.

L’arrivée de Fricka convie un autre symbole biblique, la colombe. A travers une scène absolument fascinante, une douzaine de ces oiseaux porteurs de paix, contrôlés par des intervenants recouverts de blanc, sont lâchés en toute liberté, et il vrai qu’il est étonnant d’admirer la facilité avec laquelle ils se laissent manipuler, au risque que le spectateur, hypnotisé, perde le fil du discours.

La déesse en saisit deux qu’elle tue en assumant son désir d’éliminer les deux Wälsung – il s’agit à ce moment là d’un jeu d’illusion car elle se saisit en fait de deux jouets animés – . On repense à l'impressionnante scène de Kundry tenant un serpent blanc autour du poignet dans la version de ‘Parsifal’ conçue par Castellucci sur cette même scène 13 ans auparavant.

Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Wotan, complètement dépassé par la situation, s’accroche à sa tête de Buddha peinte en noir. Son esprit ne sera plus jamais tranquille. Le sort sanglant de Siegmund est scellé, et malgré la vaillance de Brünnhilde, il sera tué sur une lande surmontée de l’épée Notung, autre image chrétienne de l’agneau qui attend d’être transpercé.

Cette même puissance de l’image réelle s’exprime au dernier acte, lorsque de somptueux chevaux noirs s’installent en fond de scène alors que les Walkyries, venues ramasser les corps des soldats morts au combat, en forment des tableaux vivants qui figurent Marie tenant le corps de son fils sur ses genoux, l’entaille à l’abdomen étant noire. Les corps nus des figurants rappellent aussi la grâce de la vie qui disparaît dans ces massacres.

Et l’effet de surprise est total à la dernière scène d’adieux sereine et touchante de Wotan à Brünnhilde, de par la manière avec laquelle un simple écran lumineusement blanc est amené à pivoter mystérieusement pour finalement s’affaisser doucement sur le corps de la Walkyrie, tel un livre se refermant sur une histoire.

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

Il faut dire que l’alchimie entre la scène et la fosse d’orchestre est totale, ce que l’on espère toujours dans un opéra de Wagner, et particulièrement pour ceux issus de sa maturité créative. Alain Altinoglu porte à nouveau l’Orchestre symphonique de la Monnaie à son meilleur en veillant à l’équilibre et à l’étendue des textures, insufflant volume et souplesse avec une attention à la transparence qui permettent d’apprécier tous les détails de l’orchestration. Les cors sont somptueusement élégiaques, les autres cuivres beaucoup plus gainés, et malgré la taille modeste de la salle, les ensembles de cordes créent énormément d’espace, le tout respirant une humanité à l’image de ce qui se joue sur scène.

Peter Wedd (Siegmund)

Peter Wedd (Siegmund)

Peter Wedd et Nadja Stefanoff incarnent le couple de jumeaux. Leur vérité dramatique, lui en anti-héros intérieurement torturé et elle douée d’un lyrisme aux accents pénétrants, équilibre leur intensité plus modérée, mais crée aussi une attache naturelle, ce qui accentue le rendu de la fragilité de ces deux êtres abandonnés dans un monde animal et monstrueux.

Ante Jerkunica (Hunding)

Ante Jerkunica (Hunding)

En Hunding, Ante Jerkunica impose une présence vocale bien marquée avec du mordant et du métal dans la voix, toujours très fort à dessiner des caractères au sang froid qui semblent imperméables à toute sensibilité, et Marie-Nicole Lemieux fait entendre chez Fricka un déchaînement de fureur formidable, dans un portrait qui se veut totalement inflexible.

Gábor Bretz est lui aussi très convaincant à jouer ce Wotan expressif au timbre saillant mais qui sait émouvoir, en particulier au dernier acte, tout en le situant, grâce également à la mise en scène, à mi chemin entre les humains et les Dieux dominants.

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

C’est donc véritablement Ingela Brimberg qui inscrit Brünnhilde dans la lignée des héroïnes avec lesquelles tout semble possible. Son impulsivité ne se fait pas au détriment de l’homogénéité de la voix qu’elle maîtrise fièrement dans les moments les plus tendus, et elle figure une détermination qui s’exprime dans cette capacité à porter une superbe et puissante longueur de souffle sans aucune faille, avec une pointe de sévérité.

Enfin, les ensembles de Walkyries du dernier acte sont d’une très grande force en opposition complète avec les corps nus inanimés qu’elles tirent sur scène, et de cette vigueur se distingue Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Siegrune) éclatante d’enthousiasme.

Marie-Nicole Lemieux (Fricka) et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Siegrune)

Marie-Nicole Lemieux (Fricka) et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Siegrune)

L’accroche que construit ce spectacle en engendrant progressivement des images qui interrogent, tout en maintenant une cohérence entre toutes ses composantes musicales, théâtrales et dramaturgiques, donne beaucoup de joie à l’attente des deux épisodes suivants prévus au cours de la prochaine saison. De quoi compenser la déception du dernier ‘Ring’ de Bayreuth.

Ante Jerkunica, Peter Wedd, Nadja Stefanoff, Alain Altinoglu, Ingela Brimberg, Romeo Castellucci et son équipe de production, Gábor Bretz, Marie-Nicole Lemieux, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et Christian Longchamp

Ante Jerkunica, Peter Wedd, Nadja Stefanoff, Alain Altinoglu, Ingela Brimberg, Romeo Castellucci et son équipe de production, Gábor Bretz, Marie-Nicole Lemieux, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et Christian Longchamp

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Publié le 13 Novembre 2023

L’Or du Rhin (Richard Wagner – Munich, 22 septembre 1869)
Représentation du 05 novembre 2023
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Wotan Gábor Bretz
Donner Andrew Foster-Williams
Froh Julian Hubbard
Loge Nicky Spence
Fricka Marie-Nicole Lemieux
Freia Anett Fritsch
Erda Nora Gubisch
Alberich Scott Hendricks
Mime Peter Hoare
Fasolt Ante Jerkunica
Fafner Wilhelm Schwinghammer
Woglinde Eleonore Marguerre
Wellgunde Jelena Kordić
Flosshilde Christel Loetzsch

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Romeo Castellucci (2023)
Dramaturgie Christian Longchamp
Orchestre symphonique de la Monnaie

Coproduction Gran Teatro Del Liceu (Barcelone)

La nouvelle Tétralogie mise en scène par Romeo Castellucci, 32 ans après celle d’Herbert Wernicke qui avait marqué la fin du mandat de Gerard Mortier avec Sylvain Cambreling à la direction orchestrale, est un évènement après tant d’absence, d’autant plus qu’il s’agit d’un cycle qui va afficher 8 représentations par épisode, le nombre le plus élevé de l’histoire du Théâtre de La Monnaie, et donc atteindre un rayonnement conséquent sur le public régional et international.

Et évidemment, avec un plasticien qui aime introduire une imagerie mystique dans ses visions, on sait d’avance qu’il faudra se laisser aller à la beauté des choix esthétiques issus de l’histoire de l’art humaine sans forcément percuter immédiatement sur le sens qui leur est donné.

Et à la vue de ce premier volet, la sensibilité générale qui s’en dégage est une profonde empathie pour la souffrance humaine et son désir de trouver dans l’adoration des Dieux une consolation qui n’est qu’illusoire.

Scott Hendricks (Alberich) et Gábor Bretz (Wotan)

Scott Hendricks (Alberich) et Gábor Bretz (Wotan)

Après le claquement glaçant d’un immense anneau tournoyant sur scène et qui s’immobilise, le monde naît dans le noir de la fosse d’orchestre où seul le subtile point vert lumineux de la baguette du chef guide les musiciens dans leur longue montée des flots du Rhin, une noirceur sereine sous tension.

Alberich, vieilli, décharné et attaché à une poutre de métal, interpelle dans l’ombre les filles du Rhin, trois danseuses et trois interprètes prises elles aussi dans des noirceurs abyssales, et lorsque le nain réussit à prendre l’or, l’univers des Dieux apparaît dans toute sa blancheur immaculée, recouvert de fresques et de statues antiques, alors qu’une marée humaine se tord sous leurs pieds, puis sous les pierres monumentales qui l’écrase, comme dans certaines imageries bibliques.

Gábor Bretz (Wotan) et Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Gábor Bretz (Wotan) et Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Cette vision de la déchéance humaine sur laquelle règne Wotan est à mettre en regard avec l’émancipation d’Alberich qui, sorti des bas-fonds, se rebiffe dans l’espoir d’entraîner la chute de l’ordre établi et de prendre sa place.

L’apparition des géants venus, en tenues de travailleurs, réclamer leur salaire pour la construction de la résidence des Dieux, est exploitée de façon à infantiliser les commanditaires, en les doublant par des adolescents. Mais hormis le fait que cette scène ajoute à l'étrangeté de la situation, elle a surtout pour conséquence de placer les géants, les chefs des travailleurs, au dessus de leurs donneurs d'ordres.

Personnage le plus burlesque de ce prologue, Loge doit autant à la personnalité bonhomme et charnelle de Nicky Spence qu’à la liberté expressive que lui accorde Romeo Castellucci, qui a tendance à peu valoriser la gestuelle des dieux et des nymphes, une incarnation vivante qui le place en position de commentateur distancié de l'action.

Wilhelm Schwinghammer (Fafner) et Ante Jerkunica (Fasolt)

Wilhelm Schwinghammer (Fafner) et Ante Jerkunica (Fasolt)

Toutefois, le point culminant de la soirée est atteint au retour du Nibelheim, lorsque Wotan et Loge ramènent Alberich dans l'univers blanc et lumineux des Dieux. Ils font vivre au nain une véritable scène de torture, recouvrant de liquide noir la nudité de Scott Hendricks, un des artistes à qui La Monnaie doit parmi ses plus fortes incarnations, tout en restant attaché à l'anneau fabriqué au préalable dans les entrailles de la terre. Les poses et les traces au sol qui en résultent ont un effet esthétisant qui contribuent à la fascination de cette scène saisissante.

Mais de sa main noire, Alberich a le temps de faire porter sa malédiction sur l'anneau et le visage de Wotan, alors que deux crocodiles géants descendent des cintres - on ne peut s'empêcher de penser à Frank Castorf qui les utilisaient aussi dans 'Siegfried' au Festival de Bayreuth - pour révéler la véritable nature des géants dont l'un, Fasolt, finira écrasé par l'un des deux reptiles.

Scott Hendricks (Alberich)

Scott Hendricks (Alberich)

La très belle scène finale est également marquante par la manière dont l'Or du Rhin, un immense rond pleinement doré, se découvre sur un mur blanc, puis s'abat au sol sans que l'on ne voit ensuite se creuser un puits noir, surmonté d’étoiles à neuf branches semblant plonger à l'intérieur, dans lequel les dieux, un par un, iront se jeter de dos et bras écartés lors de la montée au Walhalla qui annonce en fait une descente aux enfers pour eux.

Ce final évoque d'ailleurs beaucoup celui du 'Dialogues des Carmélites' de Francis Poulenc, mais avec une valeur inversée.

L’Or du Rhin (Altinoglu Castellucci Hendricks Spence Bretz Lemieux) La Monnaie

La lecture et les couleurs qu’adjoignent Alain Altinoglu et l'Orchestre symphonique de La Monnaie privilégient une énergie sombre fortement dominée par la coloration expressionniste et puissante des bois et des vents qui s’allie chaleureusement à la structure des cordes lumineuses, mais avec de l'épaisseur. Tous les motifs solo sont par ailleurs harmonieusement dessinés avec soin.

Cette unité d’ensemble appuie ainsi un discours fortement théâtral et très prenant, avec un petit effet de huis-clos probablement du à la configuration de la salle du Théâtre.

Anett Fritsch (Freia)

Anett Fritsch (Freia)

Hormis Jelena Kordić (Wellgunde) qui fait ses débuts sur la scène de La Monnaie, tous les chanteurs ont déjà été invités sur ces planches au moins une fois par le passé, certains depuis plus de 10 ans tels Andrew Foster-Williams, Julian Hubbard, Marie-Nicole Lemieux - la vétérane depuis son premier récital interprété il y a exactement 22 ans -, Anett Fritsch, Nora Gubish, Scott Hendricks (inoubliable Macbeth dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski) et Ante Jerkunica. Ils seront tous reconduits sur les autres volets qui les font intervenir.

Gábor Bretz n’a pas encore la cinquantaine mais a toujours une apparence très jeune. A l’image du Coppelius qu’il incarnait sur cette scène il y a quatre ans, il offre une personnalité assez claire, vocalement, et visiblement fort traversée par le doute – Romeo Castellucci le fait s’agenouiller devant la statue d’un Bouddha décapité au moment de sa malédiction -.

C’est avec grande impatience que l’on attend de voir comment il va ajouter de la profondeur à Wotan dans les deux premières journées du Ring.

Nora Gubish (Erda)

Nora Gubish (Erda)

Marie-Nicole Lemieux n’a aucun mal à imposer une Fricka sévère avec son timbre aux couleurs nocturnes, et Anett Fritsch offre une fougue à Freia qui précipite un fort sentiment d’urgence.

Deux autres fortes personnalités prédominent cependant au cours de ce prologue, le Loge de Nicky Spence et l’Alberich de Scott Hendricks. Le premier est d’une aisance dansante assez originale avec beaucoup de clarté d’accents, mais aussi dans le regard, qui lui permettent de faire vivre un esprit lucide et impertinent très accrocheur, alors que le second est d’une noirceur expressive qui engage tout le corps de l’interprète, ce qui en fait un des sommets interprétatifs parmi les rôles les plus forts du baryton texan.

Nicky Spence (Loge)

Nicky Spence (Loge)

Quant aux deux géants, Fasolt et Fafner, ils trouvent en Ante Jerkunica et Wilhelm Schwinghammer deux impressionnants interprètes très difficiles à différencier du fait que le metteur en scène les fait mimer le chant de leur frère respectif pour mieux les confondre.

Et en Erda, Nora Gubisch apporte une dignité d’une très grande sagesse, peu inquiétante, afin de donner le maximum de portée spirituelle à la déesse de la terre.

Andrew Foster-Williams et Julian Hubbard rendent beaucoup de simplicité humaine à Donner et Froh, et ‘Siegfried’ permettra de voir comment Peter Hoare va dessiner les traits les plus torturés de Mime

Enfin, loin d’incarner des filles éthérées et inaccessibles, Eleonore Marguerre, Jelena Kordić et Christel Loetzsch assoient au contraire des personnages féminins très présents.

Nicky Spence, Gábor Bretz, Alain Altinoglu, Scott Hendricks, Marie-Nicole Lemieux

Nicky Spence, Gábor Bretz, Alain Altinoglu, Scott Hendricks, Marie-Nicole Lemieux

Il faudra désormais attendre la première journée, ‘La Walkyrie’, programmée en janvier prochain, pour voir quels degrés d’unité et de continuité Romeo Castellucci va insuffler à la ligne de ce Ring, et quels seront les éléments de correspondance entre chaque épisode.

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Publié le 14 Décembre 2019

Les Contes d’Hoffmann (Jacques Offenbach -  1881)
Représentation du 10 décembre 2019
Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles

Hoffmann Eric Cutler
Olympia/Antonia/Giulietta /Stelle Patricia Petibon
Nicklausse / la Muse Michèle Losier

Lindorf /Coppélius/Miracle/Dapertutto Gabor Bretz
La voix de la tombe Sylvie Brunet-Grupposo
Spalanzani / Nathanaël François Piolino
Luther / Crespel Sir Willard White

Frantz / Andrès / Cochenille / Pitichinaccio Loïc Félix
Schémil / Herrmann Yoann Dubruque
Wolfram Alejandro Fonte
Wilhelm Byoungjin Lee

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2019)
Décors Małgorzata Szczęśniak
Chorégraphie Claude Bardouil
Lumière Felice Ross
Vidéographie Denis Guéguin

Nouvelle production                                                                         Patricia Petibon (Stella)

34 ans après sa dernière apparition à la Monnaie de Bruxelles, quand Sylvain Cambreling et Gilbert Deflo entreprirent de représenter Les Contes d’Hoffmann au Cirque Royal dans la toute nouvelle édition Oeser (1976) qui amplifiait le rôle important de la Muse – cette version est aussi à la base de la production que Gerard Mortier confia à Christoph Marthaler au Teatro Real de Madrid, et qui est dorénavant hébergée à l’opéra de Stuttgart -, l’unique opéra de Jacques Offenbach fait son retour à Bruxelles, sur les planches du Théâtre Royal, sous la direction musicale d’Alain Altinoglu et dans une nouvelle mise en scène de Krzysztof Warlikowski.

Sir Willard White (Crespel) et Patricia Petibon (Antonia)

Sir Willard White (Crespel) et Patricia Petibon (Antonia)

L’édition musicale retenue ce soir, celle de Michael Kaye (1992) et Jean-Christophe Keck (2003), est par ailleurs plus récente, ce qui induit, entre autres, des variations dans l’ouverture du chœur, des répliques supplémentaires à Nicklausse, et un grand air pour Giulietta, « L’amour lui dit : la belle ! ». Des coupures sont cependant réalisées, notamment à la fin de l’acte vénitien, mais les récitatifs écrits par Ernest Guiraud sont pour la plupart conservés.

Et le défi pour Patricia Petibon, qui avait déjà chanté le rôle d’Olympia dans la production d’Olivier Py, il y a une dizaine d’années, est d’incarner les quatre rôles féminins fantasmatiques qui hantent la mémoire d’Hoffmann, défi que peu d’artistes peuvent relever aujourd’hui.

Michèle Losier (La Muse)

Michèle Losier (La Muse)

Par effet de transposition, le poète romantique devient, dans cette nouvelle production, une figure moderne d’un chanteur/cinéaste qui souhaite traduire à l’écran ses idéaux féminins en faisant de Stella une actrice prête à tout pour réussir, une histoire qui a des similitudes avec « To Die for » de Gus Van Sant

Ainsi, pour l’ensemble des 3 actes flanqués de leur prologue et épilogue, la scénographie s’architecture autour d’une scène délimitée, à l’avant et à l’arrière, par les deux grands arceaux sculptés et dorés qui permettent de recréer une scène de théâtre dans le théâtre, décorée de petites loges montées en ses coins et assortie d’un parterre de fauteuils en arrière-plan afin d’accueillir le public joué par le chœur.

Au sol, la partie centrale et circulaire aux teintes dominantes rouges cerne l’espace de la représentation, et les scènes intimes se déroulent dans une pièce plus réduite, aux tonalités bleu-vert sombres, qui descend des cintres. Cette pièce, jonchée de papiers froissés trahissant les angoisses du manque d’inspiration, est d’ailleurs en place bien avant que le spectacle ne commence.

Sir Willard White (Luther)

Sir Willard White (Luther)

C’est alors tout un petit monde qui est animé avec un sens minutieux de l’action doublé d’un bariolage de couleurs clinquantes, et il est difficile de ne pas être accroché par ces trois danseuses en roses fluo qui ressuscitent le swing des Andrews Sisters. L’univers à rêves d’Hollywood et de ses désillusions, quand le clown abandonne ses jongleries, prend vie sous nos yeux.

Très vite, un premier personnage s’impose, Nicklausse. Michèle Losier, méconnaissable à travers la multitude de visages qu’elle prend, muse légèrement vêtue, puis brune élégante et masculine qui accompagne Hoffmann, se prête à un jeu qui la met merveilleusement en valeur, mélange de détachement et de finesse charmeuse, avec un timbre idéalement lié et continuellement harmonieux, une diction naturellement parfaite.

Eric Cutler (Hoffmann) et Michèle Losier (Nicklausse)

Eric Cutler (Hoffmann) et Michèle Losier (Nicklausse)

Et Eric Cutler, artiste que nous connaissons bien depuis Le Roi Roger, œuvre sur laquelle se refermèrent les cinq ans de programmation de Gerard Mortier à l’Opéra de Paris, et sa prise de rôle d’Hoffmann à Madrid, peu après la disparition du directeur gantois, est un grand gaillard enjoué, vigoureux et sensible à la fois, qui chante avec lyrisme même la chanson de Kleinzach. Musicalement sombre et pénétrant de clarté, ses talents d’acteur plein d’allant lui permettent de dessiner le portrait d’un homme vivant et optimiste dont les états d’âme ne prennent pas le dessus pour autant.

Mais il est vrai que tous les artistes de cette production révèlent une véritable capacité à faire vivre des personnages sous la direction de Krzysztof Warlikowski, et c’est sans doute cette crédibilité à être sur scène qui touche d'abord le public le plus jeune dont les visages en joie sont plaisants à lire.

Patricia Petitbon (Olympia) et Eric Cutler (Hoffmann)

Patricia Petitbon (Olympia) et Eric Cutler (Hoffmann)

Patricia Petibon est donc bien évidemment l’héroïne de ce scénario qui lui fait vivre des personnalités profondément différentes. Dans l’acte d’Olympia, où le modèle attend, sous un fin voile, que l’on viennent lui greffer des yeux qui raviront son inventeur entouré de femmes plus âgées, c’est le désir de jeunesse retrouvée et l’angoisse du passage du temps sur les traits du visage qui sont brillamment mis en lumière, surtout par la formidable liberté avec laquelle la chanteuse réinterprète sa mélodie.

Sa manière de magnifier ainsi les blocages de l’automate de façon tout à fait inédite en réécrivant les variations qui montrent, par ailleurs, les qualités de souplesse et les surprenants effets acoustiques de son timbre brillant, engendre ainsi un tel sentiment de beauté dans le burlesque artistique, parfaitement maîtrisé, que la surprenante lenteur du rythme imprimé à l’orchestre par Alain Altinoglu dans cette partie devient un atout tant l’on souhaite que cet instant ne s’arrête jamais. Une submersion émotionnelle tout à fait exceptionnelle !

François Piolino (Spalanzani) et Gabor Bretz (Coppélius)

François Piolino (Spalanzani) et Gabor Bretz (Coppélius)

La seconde histoire, celle d’Antonia, est tout autre puisqu’elle se déroule devant le décor de l’appartement d’Hoffmann et au chevet d’un miroir de maquillage, jeune femme protégée par son père et poussée par sa mère au désir de gloire.  Krzysztof Warlikowski en dépeint toutes les souffrances et le mal-être par les déséquilibres psychologiques qui se lisent dans ses relâchements du corps tout entier. C’est fort émouvant à voir, et cela rappelle surtout comment il avait décrit le sentiment de solitude et d’abandon d’Iphigénie en Tauride, au Palais Garnier.

En rapprochant ainsi par la mise en scène deux personnages issus de deux œuvres fort différentes, ce tableau montre comment le regard subjectif d’un metteur en scène peut faire prendre conscience du lien entre des œuvres littéraires, et, ici, le destin sacrificiel commun aux deux femmes devient plus saillant, toutes deux identifiées à des chanteuses-actrices dans ces révisions théâtrales.

Patricia Petibon (Antonia)

Patricia Petibon (Antonia)

Par ailleurs, dans ce tableau, le traitement des lumières est absolument fascinant, illuminant des recoins, assombrissant d’autres parties tout en leur communiquant une lumière diffuse, un travail d’une précision visuelle de toute beauté.

Mais cet acte est traité comme une pièce de théâtre qui s’achève sous les applaudissements de tous, y compris de la part d'Hoffmann, sauf qu’Antonia ne se relève pas immédiatement, révélant que c’était une femme réellement en souffrance, et que cette blessure intérieure se fondait avec son incarnation, à l’instar du chant de Patricia Petibon qui rejoignait la fragilité de l’artiste.

Patricia Petibon (Antonia)

Patricia Petibon (Antonia)

L’acte vénitien débute ensuite pas la tant attendue barcarolle où l’on découvre Michèle Losier et Patricia Petibon interprétant Nicklausse et Giulietta comme deux femmes sœurs jouant de subtils gestes caressants, d’une légèreté qui s’allie à la fluidité de la musique, totalement inséparables. Leurs voix se fondent trop bien au point de peu se différencier, et l’orchestre a tendance à dominer cette scène de son lyrisme agréablement glamour.

Impossible alors de ne pas penser à un autre couple féminin, celui de Lulu et la Comtesse Geschwitz, autre conséquence de ce faisceau de lumière particulier que projette Krzysztof Warlikowski, et de la connaissance que l’on peut avoir de son travail. Et il y a le regard terriblement jaloux de Nicklausse, un peu plus loin, lorsque Hoffmann tente de séduire la courtisane.

Dans cette partie, toutefois, la présence du metteur en scène devient fort prégnante lorsque la vidéographie loufoque montre Giulietta tournant des films licencieux dans les loges du théâtre, autre mise en scène décapante de l’arrivisme sans limite, effet qui est de plus accentué par la coupure de toute la fin de cet acte qui s’achève sur la perte du reflet d’Hoffmann, peu après le meurtre réaliste de Schlémil.

Patricia Petibon (Giulietta) et Michèle Losier (Nicklausse)

Patricia Petibon (Giulietta) et Michèle Losier (Nicklausse)

Et l’épilogue se joue finalement comme lors d’une remise de récompenses aux Oscars d’Hollywood dont Stella serait la star, interprète principale de ces histoires, mais dont le texte arrangé raille cette gloire d’un soir seulement. Et peut-être qu’au deuxième acte a t’elle joué, sans le savoir, sa propre destinée. Hoffmann voit cependant son idole fabriquée tristement lui échapper, et il s’effondre avec elle.

Claude Bardouil, François Piolino, Krzysztof Warlikowski, Sylvie Brunet-Grupposo et Małgorzata Szczęśniak

Claude Bardouil, François Piolino, Krzysztof Warlikowski, Sylvie Brunet-Grupposo et Małgorzata Szczęśniak

A travers cet univers cinématographique qui part de l’image stylisée de l’actrice de cinéma, l’imprègne de poésie, avant de la faire basculer dans le vulgaire, un autre homme, qui prend autant de visages de méchants différents, Lindorf, Coppélius, Miracle, Dapertutto, sous les traits méticuleusement reconstitués de Dracula ou autre Joker, est porté tout au long de la soirée par Gabor Bretz, baryton impeccable de précision vocale et d’homogénéité de timbre, dont la fermeté claire n’en fait pas pour autant un esprit d’une obscurité diabolique, mais plutôt un fin manipulateur.

Willard White, lui, distille une noirceur embrumée charismatique agréablement soutenue par la franche netteté avec laquelle il cisèle son texte français au second acte, dans le rôle du père d’Antonia, et renvoie constamment l’image d’une humanité bienveillante.

Et dans une interprétation qui la transforme en femme à poigne, Sylvie Brunet-Grupposo surdimensionne la voix de la mère qui devient un véritable être de chair puissant.

Sylvie Brunet-Grupposo, Felice Ross, Eric Cutler, Małgorzata Szczęśniak, Denis Guéguin, Alain Altinoglu, Patricia Petibon, Krzysztof Warlikowski et Michèle Losier

Sylvie Brunet-Grupposo, Felice Ross, Eric Cutler, Małgorzata Szczęśniak, Denis Guéguin, Alain Altinoglu, Patricia Petibon, Krzysztof Warlikowski et Michèle Losier

Tous les autres rôles secondaires bénéficient autant du naturel de leur jeu théâtral que de leurs particularités vocales, François Piolino, si éloquent et immédiat dans ses accroches vocales, ou bien Loïc Félix par ses brillances dans les tonalités ocres, et la direction musicale d’Alain Altinoglu développe au fur et à mesure le pétillant des timbres instrumentaux, la clarté des mélodies, l’emphase avec la vie sur scène, l’orchestre de la Monnaie devenant un véritable être vivant et chantant.

Quant au chœur, surtout utilisé comme observateur de groupe, sa finesse atteint son paroxysme quand s’élève des coulisses un murmure évanescent sublime d’immatérialité.

Et ces Contes d’Hoffmann confirment à quel point le Théâtre Royal de la Monnaie vit aussi une véritable histoire d’amour entre son directeur musical et ses musiciens, dans tous les répertoires qu’ils appréhendent, ce qui profite à l’unité de ces ouvrages.

Une seconde distribution est également prévue avec Enea Scala et Nicole Chevalier, mais chanceux seront ceux qui pourront rejoindre à nouveau ce théâtre depuis Paris.

Et pour revoir le spectacle sur internet, Concert Arte laisse en accès libre pendant 1 an l'enregistrement filmé de la représentation du 20 décembre 2019, jusqu'au 19 juin 2020.

Voir ici.

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Publié le 24 Avril 2018

Lohengrin (Richard Wagner)
Représentation du 22 avril 2018
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Heinrich der Vogler Gabor Bretz
Lohengrin Éric Cutler
Elsa von Brabant Ingela Brimberg
Friedrich von Telramund Andrew Foster-Williams
Ortrud Elena Pankratova
Heerrufer Werner van Mechelen

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Olivier Py (2018)

Coproduction Opera Australia, Capitole de Toulouse

                                                                                        Elena Pankratova (Ortrud)

Deuxième spectacle d'Olivier Py à La Monnaie de Bruxelles cette saison, quelques mois après un Dialogues des Carmélites encensé par le public, Lohengrin est également le quatrième opéra de Richard Wagner qu'il met en scène, un sujet qui lui permet de s’identifier à la condition de l’artiste comme ce fut le cas pour Le Vaisseau Fantôme et Tannhäuser.

Éric Cutler (Lohengrin), Elena Pankratova (Ortrud) et Andrew Foster-Williams (Telramund)

Éric Cutler (Lohengrin), Elena Pankratova (Ortrud) et Andrew Foster-Williams (Telramund)

Et dans cette œuvre, ainsi qu'il le livre au public juste avant de débuter la représentation, le rapport de l'artiste au pouvoir l'intéresse tout particulièrement dans le contexte extrême de l'instrumentalisation du Romantisme Allemand par le National-Socialisme.

Il montre cela à partir d'un imposant décor de théâtre endommagé par les éclats des bombes qui s'abattirent pendant la Seconde Guerre mondiale, installation qui pivote sur un axe central afin de fluidifier l'enchaînement des différents tableaux, le chœur étant éclaté dans les multiples alcôves.

Plusieurs figures artistiques païennes récupérées par les Nazis, tel le Soleil noir inspiré de l'imagination mérovingienne, sont ostensiblement brandies au cours du spectacle.

Gabor Bretz (Heinrich der Vogler)

Gabor Bretz (Heinrich der Vogler)

Les changements de configuration du plateau, les éclairages crépusculaires qui créent une opposition entre le monde sombre des hommes et une lumière céleste diffuse, les contrastes entre le blanc de la pureté et le noir des conspirateurs, évoquent la dichotomie claire qui imprègne le livret de Lohengrin.

Et si certains clichés ne sont pas évités – les toiles peintes représentant la nature idéalisée du romantisme -, l’aboutissement du second acte, qui s’ouvre sur un fond bleu-obscur de ville délabrée se recouvrant d’une pluie de cendres alors que le chœur célèbre l’alliance entre Lohengrin et Elsa, est d’une troublante beauté nocturne.

Éric Cutler (Lohengrin) et la pureté de l'artiste

Éric Cutler (Lohengrin) et la pureté de l'artiste

Et Olivier Py décrit comment, dans un monde divisé par des luttes de pouvoir, un artiste brillant est appelé par une femme innocente, Elsa, afin d’insuffler à ce peuple une aspiration qui le relève de ses propres échecs, et lui permette de dépasser la violence de ses instincts naturels.

La scène du combat entre Lohengrin et Telramund à la fin du premier acte est d’ailleurs une des plus convaincantes interprétations jamais vue, car ce combat est mené de façon totalement intellectuelle par le Chevalier au cours d’une partie d’échecs avec son opposant, alors que ce sont les hommes qui s’affrontent en arrière-plan.

Et le geste de rage de Telramund qui renverse la table de jeu sur un coup de théâtre musical est d’un impact soudainement éloquent.

Éric Cutler (Lohengrin) et Ingela Brimberg (Elsa)

Éric Cutler (Lohengrin) et Ingela Brimberg (Elsa)

Lohengrin est ainsi présenté tout au long de l’opéra comme un être qui refuse toute violence physique, aucun geste brusque n'est porté vis-à-vis d’Elsa malgré sa curiosité maladive, mais qui doit fatalement y avoir recours au moment où Telramund tente de le tuer au milieu d’en ensemble de sculptures symbolisant l’imagination romantique du monde germanique.

Cet acte signe la souillure définitive de l’artiste au contact du monde humain, ainsi que son incompatibilité avec les luttes politiques – ce qu’Olivier Py signifie en lui faisant refuser tout un tas de couronnes au moment où il chante au dernier acte la gloire du Graal et de sa couronne divine -, et l’échec de son instrumentalisation.

Il ne peut donc rester dans ce monde incarné, et laisse avant de partir un jeune corps sans vie comme héritier du Brabant.

Elena Pankratova (Ortrud)

Elena Pankratova (Ortrud)

Le trait est sans doute appuyé et réducteur par rapport à tout ce que l’œuvre de Wagner contient en contradictions – on pourrait en effet porter un regard moins complaisant sur Lohengrin et montrer ce qu’il y a de tordu en Elsa dans ses marques de défiances -, mais ce traitement conflictuel qui renvoie finalement l’Art à lui-même laisse pensif et permet d’alimenter une réflexion en filigrane dans un temps qui va dépasser la simple durée du spectacle.

Et Olivier Py a de la chance, car il doit composer avec des interprètes, un chœur et un orchestre qui s’impliquent totalement dans cette vision théâtralement resserrée.

Lohengrin (Cutler-Brimberg-Foster Williams-Pankratova-dm Altinoglu-ms Py) La Monnaie

Le Roi Heinrich de Gabor Bretz a ainsi belle allure, un rayonnement et un relief vocal fermement dirigés, on croit même en l’ambition humaine de son personnage, et il est assisté par un Hérault qui, sous les traits de Werner van Mechelen, renforce la stature volontaire de cette royauté déclinante.

Le plus expressif du plateau est cependant Andrew Foster-Williams qui métamorphose Telramund en un être vif et complexe, loin d’être un simple looser, une richesse d’inflexions qui trahit les humeurs intérieures de son personnage et le bouillonnement de ses contrariétés, avec une voix mordante et sans fard qui lui donne un tranchant dramatique excitant.

On a là un véritable acteur digne des grands rôles shakespeariens, et le Macbeth de Verdi n’est déjà plus très loin.

Le soldat idéaliste, l'alliage de la perfection artistique et de la force

Le soldat idéaliste, l'alliage de la perfection artistique et de la force

Elena Pankratova, elle, dessine une Ortrud aux lignes sensiblement pures et s'attache à préserver l'harmonie d'un chant qui fuse avec précision tout en affichant une détermination qui ne recherche ni l'outrance vériste ni l'exagération théâtrale. Cette modération dans le jeu a ainsi pour effet d'entretenir un équilibre constant au sein du couple qu'elle forme avec Andrew Foster-Williams.

Entre Éric Cutler et Ingela Brimberg l'alliage est moins évident car la soprano suédoise dispose de moyens dramatiques saisissants, une austérité de couleurs qui rendent à Élisabeth la pleine maturité qui tranche avec le portrait lunaire et un peu fade qui en est parfois dressé.

Moins lisse et éthérée que d'autres interprètes, elle exprime surtout une souffrance digne et puissante et une fierté qui atteint et dépasse même la mesure de Lohengrin.

Ingela Brimberg (Elsa)

Ingela Brimberg (Elsa)

Car le ténor américain, avec sa solide carrure de joueur de Rugby, affirme mesure et simplicité en toutes circonstances, chante d'un timbre ocreux le rayonnement du cœur, renforcé par le personnage présent mais non dominant qu'il lui est demandé de jouer.

Mais ces artistes ne seraient pas si farouchement galvanisés s'il n'y avait la direction formidablement théâtrale d'Alain Altinoglu. L'osmose et l'allant vers les chanteurs et le chœur sont une de ses lignes de force, et il tire des musiciens une énergie violente soutenue par la puissance élancée et tellurique des cuivres qui submerge à plusieurs reprises la fosse.

Ingela Brimberg, Éric Cutler, Alain Altinoglu, Olivier Py, Elena Pankratova, Gabor Bretz

Ingela Brimberg, Éric Cutler, Alain Altinoglu, Olivier Py, Elena Pankratova, Gabor Bretz

Certes, moins de motifs mystérieux et insaisissables ne se perçoivent que dans d'autres interprétations plus transparentes, cependant, les ensembles de cordes réservent de très beaux moments généreux, et le corps pulsant de l'orchestre révèle une capacité ensorcelante à happer l'auditeur au delà de ce qui se joue sur scène.

Et avec un chœur capable d'emplir tout autant la salle de son élégie vigoureuse, l'enthousiasme du public est à son comble et augure d'un Tristan und Isolde  intense la saison prochaine.

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