Publié le 7 Juin 2024
Don Quichotte (Jules Massenet –
Opéra de Monte-Carlo, le 24 février 1910)
Représentations du 14, 29 mai et 05 juin 2024
Opéra Bastille
Don Quichotte Christian Van Horn (14&29/05)
Gábor Bretz (05/06)
Dulcinée Gaëlle Arquez
Sancho Étienne Dupuis
Pedro Emy Gazeilles
Garcias Marine Chagnon
Rodriguez Samy Camps
Juan Nicholas Jones
Deux serviteurs Young-Woo Kim, Hyunsik Zee
Chef des bandits Nicolas Jean-Brianchon
Quatre bandits Pierre André, Bastien Darmon, Gabriel Paratian, Joan Payet
Direction musicale Patrick Fournillier
Mise en scène Damiano Michieletto (2024)
Retransmission en direct sur France TV / Culture Box le 23 mai 2024 à 19h30
Diffusion sur France Musique le samedi 29 juin 2024 à 20h dans l’émission ‘Samedi à l’opéra’ présentée par Judith Chaîne
Présenté au Palais Garnier pour la première fois dans son intégralité le 16 avril 1974 – il y eut auparavant une production à l’Opéra Comique en 1945 sous l’égide de la R.T.L.N –, ‘Don Quichotte’ de Jules Massenet a connu plusieurs mises en scène successives à l’Opéra national de Paris de la part de Peter Ustinov (1974), Piero Faggioni (1986) puis Gilbert Deflo (2000 et 2002).
Le livret n’est pas une adaptation directe du roman de Cervantès, mais celle du drame héroïque de Jacques Le Lorrain ‘Le Chevalier de la longue figure’, qui fut créé au Théâtre Victor Hugo (l’actuel Trianon situé sur le boulevard Marguerite-de-Rochechouart à Paris) le 30 avril 1904.
A l’instar de ‘Werther’ et ‘Manon’, l’ouvrage s’est imposé au répertoire de l’institution alors qu’il n’y a pas été créé – c’est la salle Garnier de l’Opéra de Monte-Carlo qui en eut le privilège, le 24 février 1910 – au point de faire partie des 60 ouvrages régulièrement repris ces dernières années, loin devant les opéras du compositeur stéphanois écrits spécifiquement pour l’Opéra, ‘Le Roi de Lahore’, ‘Le Cid’, ‘Le Mage’, ‘Thaïs’ ou ‘Ariane’.
Et pour cette nouvelle production, l’Opéra de Paris fait appel à l’un des directeurs scéniques les plus prolixes du moment, Damiano Michieletto.
Samy Camps (Rodriguez), Christian Van Horn (Don Quichotte), Nicholas Jones (Juan) et Marine Chagnon (Garcias)
Les incursions du metteur en scène vénitien dans les ouvrages en langue française sont d’ailleurs de plus en plus fréquentes depuis ‘Roméo et Juliette’ (Venise, 2009) jusqu’à ‘Carmen’ (Londres, 2024), en passant par 'Guillaume Tell’ (Londres, 2015), ‘Samson et Dalila’ (Opéra de Paris, 2016), ‘Cendrillon’ (Berlin, 2018) ou bien ‘Les Contes d’Hoffmann’ (Sydney, 2023).
Pour ce ‘Don Quichotte’, il reste sans surprise à distance de tout contexte historique ou folklorique, ce qui se révèle d’emblée frustrant dans l’ouverture Flamenco menée sans danse, avant de laisser place à la peinture d'un portrait intérieur d’une très grande sensibilité.
Il a conçu un décor modulable qui, en situation de repli, représente un salon d’intérieur simple et décoré d’un vert mélancolique, avec en arrière plan une petite cuisine, le plafond étant relativement bas afin de donner une impression panoramique et d’enfermement.
Don Quichotte est un poète en mal d’inspiration, les chants de la foule résonnent dans sa tête, et les quatre amoureux surgissent des meubles pour moquer son amour passé pour Dulcinée, une sorte de maîtresse d’école dont le souvenir est projeté en vidéo sur le mur longitudinal.
Et lorsque ses pensées s’ouvrent sur ce passé et ses scènes imaginaires, les murs s’élargissent pour révéler un vaste espace en forme de chambre photographique qui s’étire et se rétrécit de manière circulaire comme pour donner une impression de puits sans fond. On assiste ainsi à une alternance entre le monde mental et la condition d’un homme seul, simplement accompagné par son serviteur.
Un amateur d’opéra pourrait faire une analogie avec la condition que connut Maria Callas en fin de carrière, vivant seule à Paris avec ses domestiques et revivant intérieurement son passé.
Les variations de lumières passant du blanc-vert franc aux teintes plus sombres et chaleureuses permettent d’amener doucement les transitions entre les différents niveaux d’états d’âme et de faire ressentir intuitivement au spectateur les changements d’état psychique.
Le lever d’aurore où apparaît dans les airs Dulcinée parmi des chevaux de manège est l'un des magnifiques moments de cette production, poésie qui se retrouve également dans la scène de fête chez la jeune femme où la musique invisible devient celle qu’écoute seul Don Quichotte, enivré par la magie d’une mélodie issue d’un casque.
Le metteur en scène a ensuite recours à des personnages vêtus de noirs pour imager les symptômes dépressifs qui envahissent la tête de celui qui se vit comme un chevalier. La lutte avec les géants devient ainsi une manifestation maladive de son cerveau perturbé, la vidéo venant y superposer des images de nuées de mouches noires pour accentuer ce mal-être intérieur.
La scène clé se situe cependant très clairement au moment où le héros réussit à récupérer le collier pour sa belle, toujours dans une imagerie mentale, où sa foi chrétienne est simplement soulignée par une lumière jetée sur lui quand il tend la main vers le ciel, sur une musique d’orgue et sous la pression des bandits. Aucune main ne descend pour soulager sa douleur, et un des voleurs lui rend le bijou, illusion d’un sens déique.
On peut alors se demander si la foi de Don Quichotte n’est pas une émanation visant à contrer son obscurité et ses tortures intérieures, et à lui rendre la vie plus supportable, tout simplement.
Et toutes ces questions sur la maladie mentale, les doutes de la foi, et la créativité que soulève la mise en scène de Damiano Michieletto en font véritablement un spectacle très attachant, d’autant plus que le burlesque de situation n’est pas oublié avec le personnage de Sancho Panza qu’il travestit amusement au second acte.
Reste que ce délire ‘sublime’ s’achève par un dur retour à la réalité et à la solitude humaine.
Ce spectacle ne doit pas seulement sa force à la puissance de la mise en scène, mais aussi à la manière dont Patrick Fournillier fait vivre la musique de Jules Massenet avec une passion généreuse et une somptuosité grisante. Hormis la direction d’un ‘Casse-Noisette’ au Palais Garnier en 1988, le chef d’orchestre français n’était plus revenu à l’Opéra de Paris, ce qui ne l’a pas empêché de développer une carrière internationale qui l’a amené de l’Opéra de Saint-Étienne à la direction musicale du Teatr Wielki de Varsovie.
Plusieurs enregistrements d’opéras rares de Jules Massenet détiennent sa signature, ‘Griselidis’, ‘La Vierge’, ‘Amadis’, ‘Esclarmonde’, ‘Cléopâtre’, et cet amour pour le compositeur s’entend par la manière dont le chef enlace l’orchestre de l’Opéra de Paris pour en tirer des sonorités gorgées de chaleur, un éclat opulent, des volumes sensuels et charnels, et une plasticité volubile inouïe qui a une grande capacité à envelopper l’auditeur dans une sensation de bien-être difficile à se défaire.
Et en même temps, tout est mené avec un art poétique ardent qui se retrouve même dans les beaux passages intimes qui singularisent l’art de chaque musicien, que ce soit à l’alto où à la harpe.
On sent qu’il s’agit probablement d’un grand moment de reconnaissance pour Patrick Fournillier qui suscite l’envie de le retrouver prochainement dans ce répertoire.
Les solistes disposant ainsi d’un cadre avantageux pour faire vivre cet ouvrage avec soin et vitalité, on retrouve en alternance dans le rôle de Don Quichotte deux interprètes, Christian Van Horn et Gábor Bretz.
Le premier, taillé aux dimensions d’un Méphisto, possède une très grande résonance et une noirceur caverneuse qui ancrent solidement la présence du héros, et le chanteur américain, bon acteur par nature, rend émouvante sa déchéance mentale.
Son élocution manque cependant de définition, tant la largeur vocale est prédominante, et c’est donc Gábor Bretz, l’actuel Wotan du ‘Ring’ de La Monnaie, qui offre un timbre fumé et plus raffiné et une excellente élocution, mais sans la profondeur de basse qui caractérise si bien son confrère.
Sa projection dans la salle Bastille est très bonne, et son portrait retrouve une jeunesse qui est très bien mise en valeur au moment des retrouvailles douloureuses avec Dulcinée.
Dans ce personnage de maîtresse d’école un peu étrange pour l’ouvrage, Gaëlle Arquez est très à l’aise avec un timbre vibrant qui rend son chant vivant, ses couleurs vocales qui tirent vers le crème brillant, mais une certaine sévérité en émane aussi, car elle n’est pas dans un rapport de séduction avec son entourage. Le regard de Don Quichotte, tourné vers un portrait d’elle, influence aussi le regard porté sur cette Dulcinée ordinaire.
Quant à Étienne Dupuis, son élocution franche et la noblesse verdienne de son chant rehaussent le caractère de Sancho Panza en le distanciant d’une caricature bourrue, et le rajeunissent également, surtout lorsqu’il donne de grands coups d’éclat qui montrent la portée que peut avoir ce grand chanteur.
Les rôles secondaires sont très bien incarnés, Samy Camps particulièrement très charmeur, et parmi les figurants qui font vivre les bandits avec des allures de mauvais garçons contemporains, Nicolas Jean-Brianchon ne manque pas de se distinguer par son élocution très narquoise.
Chœur très bien dirigé et très impliqué scéniquement pour décrire ce monde conformiste et moderne qui se moque à outrance de Don Quichotte, l’ensemble contribue lui aussi à rendre ce spectacle tragique en accentuant la pression que subit une âme tourmentée poussée à la désocialisation.