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Publié le 18 Novembre 2023

Orlando (Georg Friedrich Haendel – Londres, le 27 janvier 1733)
Représentation du 12 novembre 2023
Teatro Real de Madrid

Orlando Christophe Dumaux
Angelica Anna Prohaska
Medoro Anthony Roth Costanzo
Dorinda Tal Ganor
Zoroastro Florian Boesch

Direction musicale Ivor Bolton
Mise en scène Claus Guth (2019)

Production du Theater an der Wien
Diffusion sur France Musique le 18 novembre 2023

 

Fort emblématique de la collaboration fructueuse entre le Theater an der Wien et le Teatro Real de Madrid, le week-end du 11 et 12 novembre 2023 aura permis de découvrir au cœur de la cité madrilène deux ouvrages habituellement peu représentés, ‘Halka’ et ‘Orlando’, qui connurent tous deux en 2019 une nouvelle mise en scène sur les planches du troisième opéra de Vienne.

Christophe Dumaux (Orlando)

Christophe Dumaux (Orlando)

Metteur en scène probablement le plus prolifique d’Europe, Claus Guth profite de la construction très théâtrale de ce drame lyrique tiré de ‘L’Orlando Furioso’ d’Arioste – Peu après ‘Orlando’, Haendel composera deux autres ouvrages inspirés de ce même poème italien, ‘Ariodante’ et ‘Alcina’, liés aux aventures respectives de Renaud et Roger – pour le remodeler en laissant de côté les vieux conflits entre Carolingiens et Arabes et raconter ainsi un drame très contemporain, celui d’un homme traumatisé à son retour de la guerre et incapable de retrouver une sociabilité normale.

Celle qu'il aime, Angelica, s’est elle même amourachée d’un homme plus jeune qu’elle, Medoro, et malgré l’amour sincère de Dorinda pour lui, Orlando ne peut se défaire de ses obsessions ce qui va le pousser à se débarrasser physiquement du couple pensant regagner ainsi une paix intérieure.

Anna Prohaska (Angelica)

Anna Prohaska (Angelica)

Le metteur en scène en fait un être fort et musclé au fond violent, mais dont les failles intérieures sont mises à nues, si bien que le spectateur peut opérer un transfert empathique sur lui.

Le décor comprend en son centre un immeuble de béton serti d’un balcon menant à une cour où vit Dorinda à l’intérieur d’une caravane. Medoro fait jeune et un peu mauvais genre, réparant une luxueuse berline autour de laquelle Angelica entreprend autour de lui une mimique fortement sexualisée.

Tous deux vêtus de cuirs noirs représentent évidemment le goût pour la vie libre et aisée.

Christophe Dumaux (Orlando) et Florian Boesch (Zoroastro)

Christophe Dumaux (Orlando) et Florian Boesch (Zoroastro)

Le réalisme du contexte ainsi présenté a pour effet de happer chacun dans un monde directement sensible et contemporain, et d’être confronté à une certaine dureté des aspirations matérialistes humaines à laquelle se heurtent aussi bien Orlando, déboussolé, que Dorinda trop honnête et sensible.

L’image où on les voit tous les deux sur un banc désolé, tentant de s’apprivoiser, tout proche d’une grande affiche vantant le goût pour les destinations exotiques au ciel bleu, montre leur inadaptation à une société ayant besoin d’artifice pour rêver.

Anthony Roth Costanzo (Medoro)

Anthony Roth Costanzo (Medoro)

Claus Guth fait sentir comment ce décalage peut amener quelqu’un à craquer nerveusement et passer à l’acte meurtrier.

Mais l’image finale – Orlando tenant une allumette au dessus de lui alors que le sol est arrosé d’essence - suggère tout autant une lueur d’espoir qu’une fin suicidaire tragique, si bien que ce sera au spectateur de décider quelle sera l’issue.

Pour cette reprise, nous retrouvons les mêmes chanteurs qu’au Theater an der Wien dans les rôles d’Orlando, Angelica et Zoroastro, l'intervenant chargé d’éviter la catastrophe et de détourner l’anti-héros de son aventure amoureuse.

Christophe Dumaux (Orlando)

Christophe Dumaux (Orlando)

Christophe Dumaux a découvert très jeune ‘Orlando’ lorsque l’on lui offrit à la sortie de l’adolescence l’enregistrement qu’avait réalisé le contre-ténor britannique James Bowman en 1989 sous la direction de Christopher Hogwood. Il participa à certaines de ses master classes, et commença à aborder son interprétation au CNSM de Paris à l’âge de 21 ans.

C’est finalement le 04 mars 2008, à 29 ans, qu’il se confronta  avec l’Atelier Lyrique de Tourcoing au rôle scénique d’Orlando sous la direction de Jean-Claude Malgoire, ce qui donnera lieu à un enregistrement live édité sous le label Harmonia Mundi, réédité ensuite par Pan Classics en 2018.

15 ans plus tard, il reste toujours attaché à ce personnage très structurant dans sa carrière, et cette maturité acquise se ressent fortement dans la figure qu’il dépeint au Teatro Real de Madrid.

Christophe Dumaux (Orlando) et Tal Ganor (Dorinda)

Christophe Dumaux (Orlando) et Tal Ganor (Dorinda)

Son incarnation est totale et violente, si bien que l’on ne lâche rien de cet homme, viril et névrosé, chargé de blessures et de tourments, dont Christophe Dumaux porte l’impulsivité avec une technique de trilles infaillible taillée dans une matière endurante ocrée qui exprime une forme de sévérité amère.

Si l’intensité vocale reste mesurée mais très fine et précise, des jaillissements soudains se libèrent de temps en temps, ce qui en fait un portrait abouti qui confine au désespoir par la manière avec laquelle Claus Guth l’enferme dans son petit appartement délabré, entouré de quelques compagnons et fantômes, où ne subsistent que quelques clichés de celle qui l’obsède. 

‘Fammi combattere’, chanté à la fin du premier acte, reste un air qui lui colle fortement à la peau.

Orlando (Dumaux Prohaska Ganor Costanzo Bolton Guth) Teatro Real Madrid

En Angelica, Anna Prohaska est la plus expressive par les variations de couleurs qu’elle trouve dans tout le registre medium de sa voix, où l’on sent les contradictions de cette vamp qui ne semble pas totalement détachée d’Orlando, mais qui ne peut résister à la sensualité de son nouvel amant.

Les lignes aiguës sont, elles, plus fluctuantes, parfois écourtées, ce qui joue aussi sur la perception des tiraillements quelle défend avec un grand talent d’actrice qui ajoute de l’étrangeté à sa personnalité féminine.

Anna Prohaska (Angelica) et Anthony Roth Costanzo (Medoro)

Anna Prohaska (Angelica) et Anthony Roth Costanzo (Medoro)

Régulièrement invité au Teatro Real de Madrid depuis décembre 2014 où il faisait vibrer la voix d’Apollon dans ‘Death in Venice’ de Benjamin Britten, Anthony Roth Costanzo charme énormément par la manière dont il distille la sensualité de son contre-ténor angélique qui trouble le personnage de Medoro. 

Très fin physiquement, à l’opposé de la musculature généreuse de Christophe Dumaux, cela le rajeunit également, si bien qu’il semble être un adolescent qui attire Angelica, alors que ces trois chanteurs ont en fait des âges très proches. 

Il se permet même, à un moment bien précis, de saisir l’audience par un suraigu ténu et soyeux complètement irréel, et sa souplesse corporelle est à l’image de la rondeur et de la très belle résonance de son timbre que le public parisien pourra bientôt découvrir lors de ses débuts à l’Opéra de Paris dans ‘The Exterminating Angel’ de Thomas Adès.

Car l’un des multiples talents de ce chanteur est de savoir aussi bien briller dans le répertoire baroque que l’opéra contemporain.

Tal Ganor (Dorinda)

Tal Ganor (Dorinda)

L’opéra est un art total mais aussi très fragile, et nous en avons encore la démonstration ce soir car, souffrante, Giulia Semenzato ne peut assurer le rôle de Dorinda, si bien que c’est la soprano israélienne Tal Ganor, quasiment inconnue en dehors de son pays natal, qui la remplace au pied levé.

Cette jeune chanteuse, membre du Meitar Opera Studio de l’Israeli Opera entre 2015 et 2017, montre d’emblée sa capacité à incarner son personnage et à se fondre dans l’esprit d’une mise en scène exigeante avec un naturel qui va vite séduire tout le monde.

Florian Boesch, Tal Ganor, Christophe Dumaux, Anna Prohaska et Anthony Roth Costanzo

Florian Boesch, Tal Ganor, Christophe Dumaux, Anna Prohaska et Anthony Roth Costanzo

La voix est très légère, fruitée, mais encore incertaine au début. Puis vient le moment où Dorinda révèle à Orlando la liaison entre les amants, en entrée du second acte, et la sensibilité de son air ‘Se mi rivolgo al prato’ est tellement prégnante, et nuancée si magnifiquement, que le public en est très ému, avec pour conséquence qu’elle en affermit son assurance.

C’est véritablement un très touchant portrait qu’elle dessine, d’autant plus qu’aux saluts finaux on pourra la voir chercher du regard sur scène à qui ses partenaires destinent leurs applaudissements, avant de comprendre que ces louanges lui sont dédiées personnellement.

L'Orchestre du Teatro Real de Madrid

L'Orchestre du Teatro Real de Madrid

Enfin, doué d’un diction bien franche et d’une autorité qu’il doit à une clarté bienveillante dans le timbre de voix, le baryton autrichien Florian Boesch est parfait dans le costume de Zoroastro qui représente pleinement une force d’équilibre de la vie et une forme de sagesse.

Inhérente à la cohésion du drame, la direction d’Ivor Bolton développe une profonde langue orchestrale qui exploite le métal des cordes pour lui donner un lustre dramatique d’une noirceur saisissante. L’enjouement mélodique agile et chaleureux peut ensuite s’y lover pour y distiller une légèreté tout aussi nécessaire.

Ivor Bolton

Ivor Bolton

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Publié le 14 Septembre 2023

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart – 29 octobre 1787, Prague et 7 mai 1788, Vienne)
Pré générale du 06 septembre et représentation du 13 septembre 2023
Opéra Bastille

Don Giovanni Peter Mattei (le 13) / Kyle Ketelsen (le 06)
Donna Anna Adela Zaharia (le 13) / Julia Kleiter (le 06)
Don Ottavio Ben Bliss (le 13) / Cyrille Dubois (le 06)
Donna Elvira Gaëlle Arquez (le 13) / Tara Erraught (le 06)
Leporello Alex Esposito (le 13) / Bogdan Talos (le 06)
Le Commandeur John Relyea
            (Ci-contre)
Masetto Guilhem Worms
Zerlina Ying Fang (le 13) / Marine Chagnon (le 06)

Direction musicale Antonello Manacorda
Mise en scène Claus Guth (2008)

Coproduction Festival de Salzburg (2008/2010/2011), Staastoper Berlin (2012/2016/2018/2019), Dutch National Opera (2016/2021), Teatro Real de Madrid (2020), Opéra de Budapest (2024)

La production d’Ivo van Hove créée au Palais Garnier en juin 2019, et initialement programmée à New-York au printemps 2021, a vu sa première américaine reportée au mois de mai 2023, si bien qu’il n’était plus possible de la remonter à temps pour les répétitions prévues à Paris au mois d’août.

L’Opéra de Paris a donc temporairement choisi de reprendre un spectacle éprouvé qui a abondamment circulé entre Berlin, Amsterdam et Madrid depuis sa création salzbourgeoise en 2008.

Peter Mattei (Don Giovanni)

Peter Mattei (Don Giovanni)

La proposition de Claus Guth – le metteur en scène allemand présente pas moins de 10 productions en Europe cette saison – projette le destin des protagonistes du drame mozartien dans une forêt, lieu sauvage et dangereux, où ils se perdent, se cachent, se méprennent, dans une atmosphère nullement romantique, ce lieu devenant de plus en plus jonché de déchets et même altéré par la présence humaine.

Lors de l’ouverture, une courte scène présente le combat entre Don Giovanni et le Commandeur où l’on voit ce dernier blesser son opposant d’un coup de revolver.

Kyle Ketelsen (Don Giovanni)

Kyle Ketelsen (Don Giovanni)

Ce sont donc aux dernières heures du héros que l’on assiste à travers une excellente direction d’acteur qui, sans relâche, décrit l’impossibilité relationnelle parasitée par la recherche d’un idéal qu’aucun n’atteint et qui conduit au ressentiment. Mais pas chez tout le monde.

Leporello est celui qui se divertit le plus sans illusions sur les rapports humains, l’attente d’Elvire est ici assimilée à celle d’une femme qui attend à un arrêt que le bus soit passé par les autres stations, Donna Anna est terriblement entreprenante avec Don Giovanni, mais dans l’ensemble, ce détraquement relationnel n’est plus nouveau et a surtout pour lui de pouvoir séduire un public jeune qui sera épaté de voir ce que de grands chanteurs d’opéras peuvent offrir comme dynamique de jeu, parfois très supérieure à ce que l’on peut voir au théâtre classique.

Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Bogdan Talos (Leporello) et Tara Erraught (Donna Elvira)

Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Bogdan Talos (Leporello) et Tara Erraught (Donna Elvira)

Les deux distributions prévues en alternance ont leurs atouts et permettent de donner une coloration, et donc une signification, un peu différente à chacun des personnages.

Faisant ses débuts à l’Opéra national de Paris, Kyle Ketelsen incarne ainsi un Don Giovanni voyou et charnel terriblement autodestructeur – lui, vous le verrez torse nu -, comme un enfant de rue qui a mal tourné, avec un timbre de voix très noir et une excellente présence que l’on retrouve aussi chez Peter Mattei, qui assurait déjà ce rôle au Palais Garnier le 27 janvier 2006 et qui a conservé cette langueur charmeuse un peu claire qui le ramène dans le champ des grands interprètes plus classiques.

Adela Zaharia (Donna Anna) et Ben Bliss (Don Ottavio)

Adela Zaharia (Donna Anna) et Ben Bliss (Don Ottavio)

De la même façon, Bogdan Talos décrit un impayable Leporello qui, musicalement, résiste aux tempi effrénés de la direction d’orchestre, et donc se réserve une certaine nonchalance musicale, alors qu‘Alex Esposito en rajoute dans la célérité et la nature explosive du valet de Don Giovanni, un frénésie qui fait beaucoup plus penser à un personnage imaginé par Donizetti.

Marine Chagnon (Zerlina) et Guilhem Worms (Masetto)

Marine Chagnon (Zerlina) et Guilhem Worms (Masetto)

En Donna Anna, Adela Zaharia se montre la plus virtuose et la plus complète en réussissant des variations atypiques, le dramatisme souffrant atteignant son paroxysme avec la seconde interprète du rôle, Julia Kleiter, qui offre des couleurs métalliques complexes, et si Tara Erraught privilégie une personnalité ferme et un peu maternelle pour Donna Elvira, Gaëlle Arquez lui attache une personnalité très agressive, mais cette écriture musicale très haute ne permet pas de profiter des nuances de couleurs qui ont fait toute la beauté de sa Carmen il y a peu de temps encore.

Gaëlle Arquez (Donna Elvira)

Gaëlle Arquez (Donna Elvira)

Et Zerlina trouve deux interprètes d’une touchante douceur, Ying Fang en fine mozartienne dont la voix porte bien dans Bastille, et Marine Chagnon, nouvelle membre de la troupe, qui assoit une présence et un rayonnement qui rivalisent pleinement avec ceux de Donna Anna et Donna Elvira.

Les deux Don Ottavio ont aussi des traits de caractères assez différents, Ben Bliss pouvant compter sur un doux legato sombre, alors que Cyrille Dubois met beaucoup de nerf dans son incarnation ce qui le fait théâtraliser plus intensément qu’à son habitude. Et son expressivité vocale gagne également en impact.

Cyrille Dubois (Don Ottavio) et Julia Kleiter (Donna Anna)

Cyrille Dubois (Don Ottavio) et Julia Kleiter (Donna Anna)

Enfin, Guilhem Worms privilégie le charme à la présence musclée pour le personnage de Masetto qu’il laisse trop s’effacer – Claus Guth y voit un homme très conventionnel et un peu fade qui rappelle le personnage d’Athamas dans son récent ‘Semele’ à l’Opéra de Munich -, et John Relyea campe un Commandeur vieux routier qui tient la distance pour faire la leçon à Don Giovanni après lui avoir préparé son cercueil.

Ying Fang (Zerlina) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Ying Fang (Zerlina) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Pulsante et alerte, la direction d’Antonello Manacorda laisse peu de répit aux chanteurs, sans doute dans un soucis de rajeunissement du discours qu’il n’alourdit jamais, même à la scène dramatique finale, et émergent de temps en temps des altérations de climat assez originales, comme dans le récitatif du ‘Mi tradi’ de Donna Elvira où il fait s’affaisser la texture des cordes pour accentuer le pathétisme de cette scène, tendant à dire que la jeune femme est la seule à avoir une tendresse infinie pour le héros arrivé au bout de son chemin.

Marine Chagnon, Tara Erraught, Bogdan Talos, Antonello Manacorda et Kyle Ketelsen (Pré générale)

Marine Chagnon, Tara Erraught, Bogdan Talos, Antonello Manacorda et Kyle Ketelsen (Pré générale)

La version de ‘Don Giovanni’ jouée ce soir est la version habituelle qui mixe les versions de Prague (1787) et de Vienne (1788), mais sans le final moralisateur qui n’apparaissait pas dans le livret de la création viennoise, et qui ne s’impose pas ici, car finalement tout le monde sombre corps et biens.

Salle bien remplie mais pas totalement, avec un public parfois très jeune et très décontracté qui a manifesté son enthousiasme au final dont n’a pas pu profiter Claus Guth absent lors de la première.

John Relyea, Ying Fang, Gaëlle Arquez, Alex Esposito, Peter Mattei, Adela Zaharia, Ben Bliss et Guilhem Worms (Première représentation)

John Relyea, Ying Fang, Gaëlle Arquez, Alex Esposito, Peter Mattei, Adela Zaharia, Ben Bliss et Guilhem Worms (Première représentation)

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Publié le 27 Juillet 2023

Semele (Georg Friedrich Haendel - 10 février 1744, Théâtre Royal in Covent Garden)
Représentation du 22 juillet 2023
Prinzregententheater, Munich

Semele Brenda Rae
Jupiter Michael Spyres
Apollo Jonas Hacker
Athamas Jakub Józef Orliński
Juno Emily D'Angelo
Ino Nadezhda Karyazina
Iris Jessica Niles
Cadmus/Somnus Philippe Sly
Hohepriester Milan Siljanov

Direction musicale Gianluca Capuano
Mise en scène Claus Guth (2023)                               
 Michael Spyres (Jupiter)
Coproduction Metropolitan Opera de New-York

Opéra créé sous forme d'oratorio anglais à un moment où les opéras seria italiens étaient passés de mode, 'Semele' ne connut pas de grand succès du vivant de Haendel.

Brenda Rae (Semele) et Michael Spyres (Jupiter)

Brenda Rae (Semele) et Michael Spyres (Jupiter)

Il est donc tout à fait remarquable de constater qu'en ce mois de juillet 2023 deux nouvelles productions de cette œuvre font leur apparition sur les scènes lyriques, l'une à Glyndebourne dans la mise en scène d'Adele Thomas et sous la direction de Václav Luks, l'autre à Munich dans la mise en scène de Claus Guth et sous la direction de Gianluca Capuano.

Et c'est à un véritable enchantement que les spectateurs du Prinzregententheater se sont laissés aller au point d'offrir une mémorable standing ovation à toute l'équipe de la production.

Brenda Rae (Semele) et Jakub Józef Orliński (Athamas)

Brenda Rae (Semele) et Jakub Józef Orliński (Athamas)

Il faut dire que le spectacle proposé dans le cadre du festival d'opéras de Munich réussit à vaincre toutes les difficultés qui font la force du genre opératique, en ce sens qu'il conjugue une lecture dramaturgique claire qui varie les points de vue et qui est pertinemment évocatrice pour la société d'aujourd'hui, évite les surcharges inutiles, notamment au niveau des décors, exige un engagement scénique sans égal de la part des artistes, alors que ces derniers font montre d'une diversité de couleurs et de lignes vocales très expressives, et que l'orchestre et les chœurs se fondent à l'ensemble avec richesse de coloris et un liant d'une très harmonieuse fluidité.

Et par dessus tout, c'est avec un opéra issu du baroque tardif que cette proposition remporte l'adhésion générale, ce qui n'est pas une mince affaire.

Brenda Rae (Semele), Nadezhda Karyazina (Ino) et Philippe Sly (Cadmus)

Brenda Rae (Semele), Nadezhda Karyazina (Ino) et Philippe Sly (Cadmus)

Le travail de Claus Guth se distingue ainsi par la façon dont il permet de bien identifier les différents protagonistes en jeu, avec des costumes qui traduisent très bien l'intériorité de chacun d'eux, Semele passant du blanc au noir, Athamas invariablement en blanc et passe-partout, Ino, la sœur de Semele, bien plus complexe qui se dédouble avec une Juno en vamp dangereuse et très séductrice, tout en mettant en valeur ce qui fait la beauté de chacun des chanteurs.

Il ne s'attarde pas sur une représentation au premier degré des références mythologiques contenues dans le livret, et fait osciller les différents lieux entre la grande salle de cérémonie de mariage, où se déroulent des jeux de mises en scène volontairement kitchs et superficiels dans un univers blanc, d'une part, et l'intériorité névrosée de l'héroïne représentée par des méandres de décorations noires de plus en plus envahissantes, d'autre part.

Brenda Rae (Semele) et Michael Spyres (Jupiter)

Brenda Rae (Semele) et Michael Spyres (Jupiter)

L'humour, omniprésent, côtoie la gravité de situation d'une femme qui, progressivement, se marginalise tout en détruisant sa vie. Car Claus Guth raconte avec une brillante acuité imaginative le désir d'une femme d'échapper à une société corsetée, obnubilée par son positionnement social. Le symbole est aussi lisible quand Semele s'évade d'une robe de mariage rigide que lorsqu'elle détruit à coups de hache le mur de la salle cérémonielle.

L'une des scènes les plus drôles et les plus significatives fait d'abord intervenir Jupiter, l'idéal masculin auquel rêve Semele, qui pousse Michael Spyres à se livrer à un amusant numéro de cabaret avec les danseurs afin de répondre au désir d'illusion de la jeune femme, et qui, par la suite, fait réapparaitre Athamas qui se voit contraint de sortir de sa fadeur en se livrant devant sa fiancée à un splendide numéro de break dance, défi que seul un artiste tel Jakub Józef Orliński, champion dans ce domaine également, peut relever.

Brenda Rae (Semele) et Nadezhda Karyazina (Ino)

Brenda Rae (Semele) et Nadezhda Karyazina (Ino)

Malheureusement pour Semele, au fur et à mesure que le piège tendu par Junon et Ino se referme sur elle, elle s'enfonce elle aussi dans sa fantasmagorie, perd pied, et c'est finalement sa sœur qui gagne, même si finalement, dans cette société, personne n'est irremplaçable, et qu'un amour peut en remplacer un autre. Le miroir est bien plus grinçant qu'il n'y paraît.

Isolée, Semele a cependant le temps de mettre au monde un enfant, Dyonisos, alors que des plumes noires, celles de Jupiter, se mettent aussi à pleuvoir sur les nouveaux mariés, la malédiction étant prête à se réenclencher. 

Face à cette excellente construction dramaturgique parcellée de nombreux moments de respirations, le spectateur a ainsi la possibilité de se projeter dans cette histoire et ces personnages de manière concrète, et de vivre plus intensément cette rencontre avec une très belle œuvre.

Brenda Rae (Semele) et Jakub Józef Orliński (Athamas)

Brenda Rae (Semele) et Jakub Józef Orliński (Athamas)

Bien qu'annoncée souffrante, Brenda Rae a accepté d'assurer la représentation, et l'énergie et la virtuosité théâtrales qu'elle y consacre sont absolument phénoménales. Actrice née, elle doit aussi composer avec des airs très difficiles, fait preuve d'une extrême finesse, d'une grande attention aux nuances, avec une coloration très claire, ne déployant une luminosité ample et très intense qu'à des moments bien choisis. On imagine bien qu'à travailler avec une telle artiste, un metteur en scène tel Claus Guth doit se régaler.

Michael Spyres (Jupiter)

Michael Spyres (Jupiter)

Irradiant dès sa première apparition, Michael Spyres est fabuleux par sa façon hors du commun de passer en toute fluidité du registre barytonant à la légèreté caressante du ténor, avec une excellente homogénéité de timbre et une souplesse expressive qui justifie la fascination de Semele pour lui.

Emily d'Angelo (Junon)

Emily d'Angelo (Junon)

Jakub Józef Orliński est évidemment égal à lui même, avec cette luminosité angélique pleinement timbrée et subtilement ambrée qui, sur la durée, libère l'auditeur du temps présent, alors que la superbe Emily d'Angelo trouve sa séduction non seulement dans son physique de garçonne magnifié par Claus Guth, mais également dans cette voix grave au grain perlé de noirceurs minérales, conduite avec une animalité un peu sauvage.

Emily d'Angelo (Junon) et Brenda Rae (Semele)

Emily d'Angelo (Junon) et Brenda Rae (Semele)

Et quels contrastes dans la voix de Nadezhda Karyazina, que l'on retrouvera dans 'Die Passagierin' au Teatro Real de Madrid la saison prochaine, capable de traits de noirceur abyssaux bien appuyés, et de passer de la douceur à la passion échevelée qui montre que finalement Ino n'est pas meilleure que Semele, juste plus calculatrice.

Dans ce monde de fous, Jessica Niles apporte aussi une fraicheur splendide et joyeuse en Iris, et Philippe Sly s'amuse beaucoup à dépeindre le tempérament débonnaire et flegmatique de Cadmus et Somnus.

Jakub Józef Orliński (Athamas), Nadezhda Karyazina (Ino) et Philippe Sly (Cadmus)

Jakub Józef Orliński (Athamas), Nadezhda Karyazina (Ino) et Philippe Sly (Cadmus)

Chœurs d'une magnifique élégie spirituelle, orchestre doué d'une plénitude de timbres qui enveloppe avec une grande harmonie les galbes des voix, Gianluca Capuano, en toute modestie, dirige ces ensembles afin de donner une patine qui saisisse avec esprit la scénographie et ses ambiances lumineuses.

Emily d'Angelo, Michael Spyres, Brenda Rae et Jakub Józef Orliński

Emily d'Angelo, Michael Spyres, Brenda Rae et Jakub Józef Orliński

Si l'on peut s'interroger sur le passage de cette grande réussite d'une salle de 1400 places aux 3700 places de l'Opéra de New-York, il faut aussi espérer que cette production soit reprise prochainement dans la salle principale du Bayerische Staatsoper, tel que c'est envisagé actuellement face à un tel engouement public qui n'a, pour l'instant, été partagé que par 7000 spectateurs seulement.

Michael Spyres, Brenda Rae, Claus Guth et Gianluca Capuano

Michael Spyres, Brenda Rae, Claus Guth et Gianluca Capuano

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Publié le 6 Mai 2023

La Bohème (Giacomo Puccini - 1896)
Représentation du 02 mai 2023
Opéra Bastille

Mimì Ailyn Pérez
Musetta Slávka Zámečníková
Rodolfo Joshua Guerrero
Marcello Andrzej Filończyk
Schaunard Simone Del Savio
Colline / Benoît Gianluca Buratto
Alcindoro Franck Leguérinel
Parpignol Luca Sannai*
Sergente dei doganari Bernard Arrieta*
Un doganiere Pierpaolo Palloni*
Un venditore ambulante Paolo Bondi*
Le maître de cérémonie Virgile Chorlet (mime)
* Artistes des Chœurs de l’Opéra de Paris

Direction musicale Michele Mariotti    
Mise en scène Claus Guth (2017)

Il est courant à l’opéra qu’une mise en scène qui propose une lecture contemporaine d’une œuvre lyrique composée des décennies, voir des siècles, auparavant rencontre une forte résistance à sa création, puis trouve son chemin et devienne un classique. Ce fut le cas pour le ‘Ring’ dirigé par Patrice Chéreau à Bayreuth en 1976, ou bien, plus récemment, pour ‘Don Giovanni’ et ‘Iphigénie en Tauride’ respectivement mis en scène par Michael Haneke et Krzysztof Warlikowski au Palais Garnier en 2006.

Joshua Guerrero (Rodolfo) et Ailyn Pérez (Mimì)

Joshua Guerrero (Rodolfo) et Ailyn Pérez (Mimì)

C’est donc avec grand intérêt que la première soirée de reprise de ‘La Bohème’ imaginée par Claus Guth en décembre 2017, à l’occasion de laquelle l’orchestre de l’Opéra de Paris et Gustavo Dudamel collaboraient pour la première fois, était attendue afin de voir comment le public allait réagir.

La grande force de cette production est de déplacer le centre émotionnel sur la condition de Rodolfo et ses amis qui vivent leurs dernières heures à bord d’un vaisseau spatial qui dérive dans le vide sidéral, alors que l’oxygène vient à manquer, ce qui est une autre façon de représenter le sort de ces quatre artistes qui n’ont plus de quoi se nourrir.

Mimi devient ainsi une figure du souvenir nostalgique du bonheur terrestre qui survient quand le cerveau se met à fabriquer des images mentales colorées à l’approche du moment où la vie s'en va.

Joshua Guerrero (Rodolfo)

Joshua Guerrero (Rodolfo)

Comparé aux versions traditionnelles qui inlassablement reproduisent une vision cliché du Paris bohème fin XIXe siècle et de l’animation de ses bars qui convoque des dizaines de figurants sur scène, ce puissant spectacle gagne en épure poétique et ne fait intervenir qu’un nombre très limité de participants avec des coloris signifiants : le blanc pour les tenues des astronautes sur le point de perdre la vie, le rouge pour la robe de Mimi et l’élan vital qu’elle représente, le noir pour tous les personnages parisiens issus de l’imagination de Rodolfo.

Joshua Guerrero (Rodolfo) et Ailyn Pérez (Mimì)

Joshua Guerrero (Rodolfo) et Ailyn Pérez (Mimì)

Le troisième acte réussit une parfaite synthèse entre le concept spatial de Claus Guth et la désolation de la barrière d’Enfer sur cette surface lunaire balayée par les chutes de neige, et le quatrième acte brille par l’humour de la scène étincelante de cabaret qui constitue le dernier baroud de folie pour fuir la réalité avant que la mort n’achève d’entraîner Rodolfo après ses amis.

Mimi, cette lueur de vie qui était apparue afin de surmonter pour un temps le désespoir de la situation, et qui dorénavant s’éteint au dernier souffle du poète, disparaît dans le paysage lunaire.

Slávka Zámečníková (Musetta)

Slávka Zámečníková (Musetta)

Ailyn Pérez, jeune interprète américaine du répertoire français et italien fin XIXe siècle régulièrement invitée au New-York Metropolitan Opera depuis 8 ans, inspire dans les deux premiers actes une félicité épanouie dénuée de toute mélancolie. Ce rayonnement s’accompagne d’une clarté et d’un moelleux de timbre d’une très agréable suavité, ce qui donnerait envie de l’entendre prolonger plus longuement ce souffle passionné qu’elle écourte parfois un peu tôt promptement. 

Andrzej Filończyk (Marcello) et Ailyn Pérez (Mimì)

Andrzej Filończyk (Marcello) et Ailyn Pérez (Mimì)

Son compatriote, Joshua Guerrero, qui devait être son partenaire dans la reprise de ‘Manon’ la saison dernière à l’opéra Bastille, avant qu'il ne se retire pour raison de santé, fait des débuts très appréciés sur la scène parisienne grâce à un charme vocal vaillant d’une très belle unité, même dans la tessiture aiguë, et une impulsivité théâtrale ombreuse qui laisse émaner beaucoup de profondeur de la part de Rodolfo. 

Il donne d’ailleurs l’impression de porter en lui une fougue rebelle qui donne un véritable sens au sentiment de rébellion de son personnage.

La Bohème (Pérez Guerrero Zámečníková Mariotti Guth) Opéra de Paris

Les trois autres artistes/astronautes sont vocalement très bien caractérisés et de façons très distinctes, que ce soit Gianluca Buratto, en Colline, qui dispose d’une forte résonance grave bien timbrée, ou bien Simone Del Savio qui insuffle une douce débonnaireté à Schaunard, ainsi que Andrzej Filończyk qui offre à Marcello jeunesse et modernité, mais peu de noirceur. On pourrait presque le sentir en concurrence avec Rodolfo.

Mais quel envoûtement à entendre la Musetta de Slávka Zámečníková! Glamour et plénitude du timbre, pureté du galbe vocal, sensualité et sophistication de la gestuelle corporelle, elle réussit à devenir un point focal d’une très grande intensité lorsqu’elle interprète ‘Quando me’n vo’ au cœur de l’alcôve dorée qu’a conçue Claus Guth, si bien qu’elle donne immédiatement envie de la découvrir dans des rôles de tout premier plan. 

Ailyn Pérez (Mimì)

Ailyn Pérez (Mimì)

Tous les autres rôles associés, dont quatre sont confiés à des artistes du chœur de l’Opéra de Paris, s’insèrent naturellement à la vitalité scénique, et Michele Mariotti, fervent défenseur d’une lecture à la théâtralité bien marquée, infuse l’amplitude orchestrale à l’action scénique de manière très harmonieuse avec des timbres orchestraux efficacement déployés.

Claus Guth, Michele Mariotti et Ailyn Pérez

Claus Guth, Michele Mariotti et Ailyn Pérez

Et l’un des grands plaisirs est d’avoir redécouvert comment cette version, qui dépouille le drame de toute agitation excessive, recrée un lien très intime entre l’auditeur et la musique de Puccini, d'autant plus que ce retour à la sincérité et à la simplicité se double d’une énergie extrêmement positive renvoyée toute la soirée par les spectateurs présents dans la salle, du moins dans l’entourage proche.

Car dorénavant délivré du public trop traditionnel, bruyant lors des premières et souvent ennuyeux par ses commentaires prévisibles, l’opéra Bastille semble accueillir des personnes plus jeunes et moins formatées qui manifestent beaucoup de joie à cette lecture qui les surprend souvent, ce qui permet de profiter de la soirée avec une fraîcheur tout à fait inattendue.

Et la plus belle surprise est de constater que Claus Guth, revenu pour cette reprise, reçoit au rideau final de chaleureux applaudissements, que les pourvoyeurs de huées se sont évanouis, que les mécontents se retirent en silence, ce qui confirme que ce type de proposition est clairement justifié et conforté.

 

Pour aller plus loin : Présentation de la nouvelle production de La Bohème par Claus Guth pour l'Opéra Bastille

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Publié le 29 Mai 2022

Bluthaus (Georg Friedrich Haas - 2011 / 2014)
Il Ballo delle ingrate / Lamento della Ninfa - Madrigali Guerrieri ed Amorosi (Claudio Monteverdi - 1608 / 1638)
Représentation du 25 mai 2022
Cuvilliés Theater

Nadja Albrecht, Tochter Vera-Lotte Boecker
Natascha Albrecht, Ihre Mutter Nicola Beller Carbone
Axel Freund, Makler Hagen Matzeit
Werner Albrecht, Vater Bo Skovhus
Meinhard, Jeremias und Lukas Maleta Solist(en) des Tölzer Knabenchors
Frau Reinisch von der Bank Michaela Steiger
Irene, in Ausbildung Irina Kurbanova
Frau Schwarzer, Nachbarin Michaela Steiger
Herr Schwarzer, Nachbar Silvester von Hößlin
Frau Beikirch / Frau Dr. Rahmani Evelyne Gugolz
Herr Fuchs / Herr Dr. Rahmani Bijan Zamani
Frau Hallosch / Frau Stachl Cathrin Störmer
Herr Hubacher Steffen Höld
Herr Maleta Thomas Reisinger
Herr Stachl Christian Erdt                                                  
  Bo Skovhus
Herr Dr. Strickner Thomas Huber
Monteverdi Madrigale Vera-Lotte Boecker, Lukas Siebert, Hagen Matzeit, Solist(en) des Tölzer Knabenchors, Bo Skovhus

Directeur musical Titus Engel
Mise en scène Claus Guth (2022)
Bayerisches Staatsorchester et Monteverdi-Continuo-Ensemble

Production Bayerische Staatsoper et Residenztheaters en coproduction avec l’Opéra national de Lyon

Point culminant de la première année du Festival Ja. Mai du Bayerische Staatsoper, une nouvelle manifestation initiée par Serge Dorny et destinée à rapprocher musiques anciennes et musiques contemporaines, 'Bluthaus' de Georg Friedrich Haas fut créé le 29 avril 2011 au Rokoko Theater de Schwetzingen et remanié en 2014 à Hambourg.

Vera-Lotte Boecker (Nadja Albrecht)

Vera-Lotte Boecker (Nadja Albrecht)

L’œuvre aborde un sujet très dur à travers un fait divers familial sordide où un père ayant abusé pendant des années de sa fille finit égorgé par sa femme avant qu'elle même ne se suicide.

La jeune femme est cependant dans l'incapacité de retrouver une vie normale et de se détacher de telles souffrances, si bien qu'elle décide de vendre la maison dont les murs conservent la mémoire de son malheur.

La nouvelle production de cette pièce conçue dans le magnifique Théâtre rococo Cuvilliés, où furent créés au XVIIIe siècle 'Catone in Utica' de Giovanni Battista Ferrandini et 'Idomeneo, re di Creta' de Wolfgang Amadé Mozart, trouve à nouveau un superbe écrin d'autant plus que la teinte rouge grenat de son intérieur résonne assez bien avec l'ambiance du drame.

Sont ajoutées en prologue et en épilogue deux compositions musicales de Monteverdi, 'Il Ballo delle ingrate' et  'Lamento della Ninfa' tirés des 'Madrigali Guerrieri ed Amorosi', qui plongent d'emblée l'auditeur dans les plaintes intérieures de Nadja, et l'y ramènent au final, une fois son histoire révélée.

Le Cuvilliés Theater

Le Cuvilliés Theater

La mise en scène de Claus Guth est un impressionnant concentré de lisibilité théâtrale, de froide contemporanéité, de saisissante imprégnation musicale avec la vidéographie et d'effervescence scénique, sans que le moindre temps mort ne puisse s'y immiscer.

Et comme la musique de Georg Friedrich Haas est suffisamment riche en complexité de matériaux et variété de rythmes, les univers du librettiste, Händl Klaus, du compositeur et du metteur en scène se percutent pour créer des moments de surréalisme cinématographique d'une très forte intensité.

Ainsi, au centre d’une pièce totalement grise, le double de Najda broie du noir tel un être défait et renfermé qui reste replié sur lui-même et sa catastrophe personnelle, alors que survient une autre Najda en apparence dynamique et sûre d'elle même au moment de procéder à la visite de sa maison.

Le tableau est tragique, puisqu'il superpose l'image d'une volonté qui veut s'imposer à la société et celle d'une régression intérieure qui se protège des regards d'autrui.

Bluthaus - photo Monika Rittershaus

Bluthaus - photo Monika Rittershaus

Mais malgré la présence de l'agent immobilier - Hagen Matzeit fait ressortir avec son timbre de contre-ténor une innocence ambiguë et railleuse -, puis des visiteurs qui apparaîtront successivement, les fantômes du père - Bo Skovhus d'emblée terrible - et de la mère -  Nicola Beller Carbone digne et ressignée - surgissent lentement des murs, et la maison devient la métaphore de l'âme de Nadja.

Le long des changements de tonalités sombres de la musique, comme un lent continuo d'eau noire qui s'écoule en variant subtilement de flux, l'intérieur de la maison et ses vues vers l'extérieur défilent en circulaire, et le piège obsessionnel se referme.

Bluthaus - photo Monika Rittershaus

Bluthaus - photo Monika Rittershaus

Les différents couples où familles de visiteurs, tous incarnés par des acteurs et actrices du Residenztheaters, sont identifiés avec des costumes de couleurs bien marquées, la famille du sud africain Franz Maleta en violet avec ses trois enfants qui en sont une réplique fidèle – ils apportent vocalement une touche de fraîcheur comme les trois génies de ‘La Flûte enchantée’ de Mozart -, Madame Stachl et son fils Johannes en jaune, fils pour lequel elle manifeste une attirance un peu trop tactile, jusqu’au couple Schwarzers en rouge pour signifier l’esprit de méchanceté qui les anime.

Claus Guth prend soin à maintenir une très grande clarté sur les travers sociaux que représentent ces portraits d’aujourd’hui, si bien que sans comprendre le texte d’une même phrase haché et disséminé dans la bouche des différents protagonistes, le spectateur comprend la satire sociale qui se cristallise autour de Nadja.

Le plafond de la maison s'abaisse finalement afin d'accroitre le sentiment d'oppression.

En réponse à ce découpage où les intervenants ne prononcent pas plus de cinq mots d’affilée, la musique de Haas se dissémine en multiples papillotements de percussions et vents, véritable moteur d’une cacophonie théâtrale remarquable de vie et de musicalité.

Serge Dorny, Bo Skovhus, Vera-Lotte Boecker, Cathrin Störmer, Evelyne Gugolz et Titus Engel

Serge Dorny, Bo Skovhus, Vera-Lotte Boecker, Cathrin Störmer, Evelyne Gugolz et Titus Engel

Dans la dernière partie, le retour à la tonalité et à une liquidité dense et majestueusement étirée intervient pourtant en contrepoint de la scène la plus dramatiquement forte, celle où Bo Skovhus et Vera-Lotte Boecker font revivre un épisode du viol du père sur sa fille. L’animalité torturée et les sentiments contradictoires qu’exprime le chanteur danois sont hors du commun, et quand il revient avec un couteau en sang et que la soprano allemande pousse à l’extrême des manifestations de souffrance insoutenables, c’est tout une douleur interne qui est rendue déchirante.

En 2018, pour ceux qui s’en souviennent,  Bo Skovhus et Barbara Hannigan faisaient vivre à l’Opéra de Paris la dernière création de Michael Jarrell, ‘Bérénice’, dans une mise en scène de Claus Guth

On retrouve ici cette même énergie théâtrale outrancière, et si le foisonnement expressif de Vera-Lotte Boecker fait énormément penser à celui de Barbara Hannigan, elle dispose aussi d’un timbre plus charnu ce qui l’inscrit dans la même lignée d’artistes de théâtre musical que la soprano canadienne, et devrait donc lui permettre d’accéder à une reconnaissance internationale qui dépasse les frontières des pays germaniques.

Quant à Titus Engel, il fait entendre la même splendeur sonore avec ses musiciens que ce soit dans Monteverdi ou Haas, et se met au service d’une théâtralité avec laquelle il fait corps tout en donnant énormément de vie et de respiration à l’orchestre, et surtout façonne un modelé des formes et des couleurs qui font ressortir toutes les beautés d’une musique traversée d’ombres subconscientes.

Bo Skovhus, ‘Bayerischer Kammersänger’

Bo Skovhus, ‘Bayerischer Kammersänger’

Et à l’issue de cette représentation, Serge Dorny apparait sur scène pour rendre hommage à Bo Skovhus, qui a fêté ses 60 ans trois jours auparavant, afin de lui remettre le titre de ‘Bayerischer Kammersänger’ au nom du Ministre Bavarois des Arts. 

Le directeur de l’Opéra de Munich a salué son parcours mais aussi la particularité de Bo Skovhus dans le milieu de l’opéra qui est d’être un chanteur de ‘caractère’ qui met le chant au service du portrait et de la caractérisation et non l’inverse.

Ce spectacle haut en couleur sera repris au Théâtre national populaire de Lyon en mars 2023, pour un prix modique, ce qui est une occasion complète d'appréhender la musique baroque, la musique contemporaine, un chant virtuose et la théâtralité d'un sujet social fort, tout cela dans une même soirée.

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Publié le 13 Novembre 2021

Rigoletto (Giuseppe Verdi – 1851)
Représentations du 08 et 17 novembre 2021
Opéra Bastille

Rigoletto Željko Lučić
Gilda Irina Lungu
Il Duca di Mantova Joseph Calleja
Sparafucile Goderdzi Janelidze
Maddalena Justina Gringyté
Il Conte di Monterone Bogdan Talos
Giovanna Cassandre Berthon
Marullo Jean-Luc Ballestra
Matteo Borsa Maciej Kwaśnikowski
Il Conte di Ceprano Florent Mbia
La Contessa Izabella Wnorowska-Pluchart
Paggio della Duchessa Marine Chagnon

Direction musicale Giacomo Sagripanti
Mise en scène Claus Guth (2016)

                                                     Irina Lungu (Gilda)

Seul opéra de Guiseppe Verdi programmé cette saison, la reprise de Rigoletto dans la mise en scène de Claus Guth permet de revenir sur un spectacle qui a dérouté une partie des spectateurs de par la présence d’une maquette gigantesque et impressionnante d’une boite en carton qui est utilisée pour accentuer le sentiment traumatique de cette histoire qui est racontée comme un souvenir mortifère qui hante la mémoire du vieil homme.

Ce décor est ici indissociable de l’acteur qui revit, en double de Rigoletto, tous les tourments intérieurs de ce père malheureux.

Joseph Calleja (Le duc de Mantoue)

Joseph Calleja (Le duc de Mantoue)

Le choix de cette esthétique évacue l’attente du merveilleux et du rêve, et le duc est ici présenté comme un directeur de troupe qui va fasciner Gilda. Les costumes évoluent donc de l’univers de la Renaissance jusqu’au cabaret de L’Ange Bleu dans l’entre deux-guerres. Maddalena est assimilée au personnage de Lola-Lola, et la mise en correspondance entre le film de Josef von Stenberg et le livret de Rigoletto fonctionne dans une certaine mesure car ils sont tous les deux traversés par des symboles communs, l’attraction pour un monde de l’illusion comme échappatoire à une vie étriquée, sa frivolité, et la montée de la passion vengeresse au point d’en perdre la tête.

Gilda vit dans son rêve de pureté et se voit exister un jour comme une artiste de grand ballet classique, mais elle se laisse attirer, aveuglée par son regard erroné sur le monde, par un homme qui brise son rêve sur une revue de cabaret dont le caractère glauque est renforcé par le décor lui même. On peut remarquer que contrairement à la production de Lulu par Krzysztof Warlikowski qui a lieu au même moment à Bruxelles et qui met en scène le rêve de danseuse de la jeune femme, ici cette allégorie n'est aucunement évoquée dans le livret.

Bogdan Talos (Monterone) et Željko Lučić (Rigoletto)

Bogdan Talos (Monterone) et Željko Lučić (Rigoletto)

Le chœur des courtisans, accompagné par des danseurs aux masques morbides et angoissants qui dessinent une pantomime grotesque sur les marches du music hall, marque clairement le passage à un point de non retour, et quand le rideau bleu, symbole des faux espoirs, s'effondre avec la mort de la jeune fille, celle ci réapparait une dernière fois sous forme d'une âme blanche et pure.

Comme tout se déroule dans ce décor unique qui se reconfigure habilement en fonction des scènes, cela exige une excellente implication théâtrale de la part des chanteurs pour faire vivre le drame.

Irina Lungu (Gilda)

Irina Lungu (Gilda)

C’est à l’occasion de cette reprise que Joseph Calleja fait ses débuts à l’Opéra de Paris, et il incarne un duc d’une splendide noirceur impériale, un souffle souverain au grain ombré mais brillant dans ses aigus, un beau volume sonore qui lui donne une teinte moins superficielle que ce que l’on voit habituellement chez son personnage, ce qui ne va pas sans poser la question de la défense de cet homme qui se croit tout permis. Le chanteur insuffle en lui une telle teinte mélancolique qu’il donne l’impression de vouloir l’éloigner de toute caricature facile, mais également il ne le joue pas avec une totale conviction, et le maintient dans une pose un peu distanciée.

Et même si le soir du 17 novembre il est annoncé souffrant, Joseph Calleja montre une volonté et une application à tenir son rôle jusqu'à la dernière note filée en coulisse avec un sens de la finition magnifique, malgré les conditions difficiles.

Željko Lučić (Rigoletto) et Goderdzi Janelidze (Sparafucile)

Željko Lučić (Rigoletto) et Goderdzi Janelidze (Sparafucile)

 Željko Lučić, grand habitué du rôle, a toute la palette vocale verdienne que l’on attend dans le rôle de Rigoletto, des accents paternalistes, un chant incisif qui touche par son langage émotionnel direct, une ampleur de timbre grisaillante et une homogénéité de couleur jusque dans les aigus même si ce grand artiste ne les pousse pas hors de leur écriture initiale. On ne ressent toutefois pas le même dramatisme noir et autodestructeur que celui d’un Quinn Kelsey, par exemple.

Par conséquent, Irina Lungu est excellemment mise en valeur car elle compose une Gilda très sûre d’elle même, pas véritablement éthérée, le timbre étant lumineux et subtilement corsé ce qui lui donne de la maturité. Elle rayonne ainsi d’une brillante, et parfois démonstrative, espérance pour la vie, s’empare magnifiquement de l’espace sonore, surtout que la configuration du décor favorise fortement la réflexion des ondes musicales vers la salle. 

Justina Gringyté (Maddalena)

Justina Gringyté (Maddalena)

Et les musiciens en bénéficient eux aussi. Giacomo Sagripanti soulève en effet de l’orchestre une masse organique somptueuse, une patine métallique et colorée auxquelles les cordes apportent une mise en mouvement souple et profonde qui crée un relief mouvant excitant. Et les chœurs masculins ont une véritable personnalité retentissante, avec une ornementation musicale enlevée et rémanente qui dessine de cette cour une figure dominante et plus inquiétante que celle du duc même.

Joseph Calleja, Henri Bernard Guizirian (double de Rigoletto), Ching-Lien Wu (chef des chœurs), Giacomo Sagripanti (directeur musical), Željko Lučić, Irina Lungu (mercredi 17 novembre 2021)

Joseph Calleja, Henri Bernard Guizirian (double de Rigoletto), Ching-Lien Wu (chef des chœurs), Giacomo Sagripanti (directeur musical), Željko Lučić, Irina Lungu (mercredi 17 novembre 2021)

Parmi les seconds rôles, Bogdan Talos personnifie solidement l’esprit imprécateur de Monterone, Goderdzi Janelidze apporte de la noblesse à Sparafucile, plus que ne mérite le personnage en soi, Justina Gringyté se prête avec beaucoup d’aisance à une interprétation perçante du personnage de Maddalena, comme si elle était elle même l’arme du crime, et Cassandre Berthon s’applique à un jeu très naturel avec Irina Lungu, même si les coloris de la voix restent très acidulés.

On reconnait également, lors de la scène d'introduction, un artiste de l'atelier lyrique, Maciej Kwaśnikowski, qui incarne un beau Matteo Borsa au timbre chaleureux avec une fière allure.

Une réflexion sur les ravages du pouvoir des illusions qui est enflammée par une des grandes interprétations musicales entendues en ce théâtre, où ne manque qu’une emprise dramatique encore plus poignante dans le jeu d'acteurs.

Le compte rendu de la représentation du 11 avril 2016 : Rigoletto (Kelsey-Fabiano-Peretyatko-Luisotti-Guth) Bastille

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Publié le 1 Octobre 2018

Bérénice (Michael Jarrell)
Livret de Michael Jarrell d’après Jean Racine
Répétition générale du 24 septembre et représentation du 29 septembre 2018
Palais Garnier

Titus Bo Skovhus
Bérénice Barbara Hannigan
Antiochus Ivan Ludlow
Paulin Alastair Mile
Arsace Julien Behr
Phénice Rina Schenfeld

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Claus Guth (2018)                                 
Barbara Hannigan (Bérénice)
Création mondiale

A la découverte de cette version musicale de Bérénice de Jean Racine – la pièce originale, totalement écrite en alexandrins, fut créée à l’Hôtel de Bourgogne, rue Mauconseil, le 21 novembre 1670 – on rêve d’une soirée intégrale dédiée à Titus, avec en première partie la composition de Michael Jarrell suivie en seconde partie de La Clémence de Titus de Mozart. Un enchaînement dramaturgique qui ferait sens, doublé du choc esthétique provoqué par le passage du contemporain à l’univers classique de la fin du XVIIIe siècle.

Barbara Hannigan (Bérénice)

Barbara Hannigan (Bérénice)

Le spectacle proposé ce soir sépare la scène en trois parties frontales, côté cour la chambre de Titus, côté jardin celle de Bérénice, et au centre un salon de passage. On pourrait se croire dans de petits appartements du Château de Versailles, teintes orangées d’un coucher de Soleil pour Bérénice, froid bleuté d’une nuit de clair de Lune pour Titus. Antiochus est quant à lui ballotté entre les forces qui attirent autant qu’elles ne repoussent les deux amants liés par un amour impossible. 

Bo Skovhus (Titus)

Bo Skovhus (Titus)

Le travail de Claus Guth et de son équipe artistique est visuellement impressif et forme un tout avec les qualités théâtrales des deux protagonistes principaux et les images mentales qui viennent submerger le décor sous forme de vidéographies fantomatiques. Antiochus se débat pour atteindre l’ombre de Bérénice, elle-même affronte les hallucinations provoquées par son désespoir, et la confrontation entre elle et l’Empereur prend même une tournure physique d’une violence sans retenue.

Barbara Hannigan (Bérénice) et Rina Schenfeld (Phénice)

Barbara Hannigan (Bérénice) et Rina Schenfeld (Phénice)

La musique de Michael Jarrell, interprétée par un Philippe Jordan sensible à la douceur des lignes qu’il caresse minutieusement, mais également épris de fulgurances et d’ampleur sonore, rythme à coups d’archets la frénésie qui s’empare des chanteurs, et réussit à créer à plusieurs reprises des climats mystérieux aux pulsations prenantes dont percussions et synthétiseur modifient la sensation temporelle. On se sent pris dans l’onde impalpable d’un bleu nuit profond, mais une fois les différents effets et textures assimilés par l’auditeur, ceux-ci évoluent peu dans le temps. 

L’écriture vocale exige surtout des variations tendues et cristallines de la part de Bérénice, et consiste principalement à chanter le texte sur une même note avec une puissante longueur de souffle, tout en s’achevant à certains moments par un retour à la langue parlée, comme une coda ornementale. 

Barbara Hannigan (Bérénice)

Barbara Hannigan (Bérénice)

Le texte inspiré de celui de Racine n’est donc plus qu’un matériau musical, et l’on assiste surtout à une impressionnante confrontation frisant l’hystérie entre la souplesse féline de Barbara Hannigan et la stature monumentale de Bo Skovhus, à la mesure de l’image surhumaine que l’on peut avoir de Titus et de la fragilité de la princesse de Judée.

On se remémore alors les images de la mise en scène de La Clémence de Titus par Willy Decker, jouée régulièrement au Palais Garnier depuis 20 ans, qui s’ouvre par l'inévitable séparation du jeune couple.

Et le timbre de Bo Skovhus fait beaucoup penser à celui diffus de Stéphane Degout que l’on aurait bien vu également dans ce rôle empli de mélancolie et de déchirements.

Barbara Hannigan (Bérénice) et Bo Skovhus (Titus)

Barbara Hannigan (Bérénice) et Bo Skovhus (Titus)

Les personnages secondaires, Paulin (Alastair Mile), Arsace (Julien Behr) et Phénice (Rina Schenfeld) interviennent comme des confidents qui aident les protagonistes à ne pas totalement sombrer dans la folie, et Ivan Ludlow, pris entre ces deux monstres scéniques, parvient à faire exister Antiochus et lui donner sans doute le rôle le plus attachant. Car la passion décrite ici ressemble surtout à une force violente dont deux êtres semblent vouloir s’échapper par une lutte qui ne fait que les lier encore plus.

Barbara Hannigan, Philippe Jordan et Bo Skovhus - Répétition générale

Barbara Hannigan, Philippe Jordan et Bo Skovhus - Répétition générale

Réception enthousiaste mêlée de méfiance, car une véritable énergie animale et luxueuse est renvoyée au public tout le long de la soirée, pour un spectacle démonstratif et non sentimental qui montre ainsi, le soir de la première, l’excellente entente entre tous les artistes de la production. Et le vibrant accueil de Michael Jarrell par Philippe Jordan fait plaisir à admirer dans cette ambiance chaleureuse.

Barbara Hannigan, Philippe Jordan et Bo Skovhus - Première représentation

Barbara Hannigan, Philippe Jordan et Bo Skovhus - Première représentation

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Publié le 5 Décembre 2017

La Bohème (Giacomo Puccini)
Répétition générale du 25 novembre et représentations du 04 et 26 décembre 2017

Mimì, Sonya Yoncheva, Nicole Car (04, 07 et du 16 au 31)
Musetta Aida Garifullina
Rodolfo Atalla Ayan, Benjamin Bernheim
(du 18 au 31)
Marcello Artur Ruciński
Schaunard Alessio Arduini, Andrei Jilihovschi 
(du 23 au 31)
Colline Roberto Tagliavini
Alcindoro Marc Labonnette
Parpignol Antonel Boldan
Sergente dei doganari Florent Mbia
Un doganiere Jian-Hong Zhao
Un venditore ambulante Fernando Velasquez

Le maître de cérémonie Guérassim Dichliev (mime)

 

Direction musicale Gustavo Dudamel, Manuel López-Gómez          Nicole Car (Mimi)      
Mise en scène Claus Guth (2017)

Nouvelle production

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Extrait des Fleurs du mal (1857) de Charles Baudelaire.

Nicole Car (Mimi)

Nicole Car (Mimi)

Le sentiment de dérive et de désespoir de vivre n’est pas le privilège de notre temps puisque, dès la seconde partie du XIXe siècle, l’aspiration à se libérer de l’enfermement d’une réalité ennuyeuse et mortifère trouva en Charles Baudelaire le plus saisissant poète des mouvements de l’âme.

Ainsi, quand les journées de révoltes de juin 1848 saignèrent Paris suite à la décision de l’assemblée constituante de supprimer les ateliers nationaux, la répression qui s’en suivit eut pour conséquence la destruction des quartiers rebelles de la capitale par Haussmann.

Benjamin Bernheim (Rodolfo)

Benjamin Bernheim (Rodolfo)

De ces évènements naquit le spleen baudelairien, mais, prenant le contrepied de cette tendance, Henry Mürger publia en 1851 Scènes de la vie de bohème, une ode à la jeunesse qui voyait en la bohème une façon d’échapper au vide et à l’ennui avant de passer pleinement à la vie d’adulte.

Le livret de Giacomo Puccini, basé sur ce court roman, reprend la même vision nostalgique si prégnante dans la musique, ce qui a convaincu Claus Guth de mettre en scène l’œuvre dans un contexte futuriste où la bohème deviendrait une échappatoire délirante née des images formées par le cerveau d’un astronaute pris dans un voyage stellaire sans aucune chance de retour possible.

Benjamin Bernheim (Rodolfo)

Benjamin Bernheim (Rodolfo)

L’intérieur du vaisseau spatial, magnifiquement conçu et évocateur des lignes que l’on retrouve dans nombre de décors cinématographiques, symbolise la prison mentale du héros dont les défaillances techniques et la prise de conscience d’une mort prochaine vont initier la remémoration de scènes terrestres et la réapparition idéalisée de l’être aimé.

A l’ouverture du rideau, l’effet de surprise est cependant si fort qu’il faut un peu de temps pour comprendre où ce parti-pris va nous mener, tant cet univers croise les images et les problématiques existentielles soulevées par les films cultes de 2001 l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick ou d’Interstellar de Christopher Nolan.

Nicole Car (Mimi) et Benjamin Bernheim (Rodolfo)

Nicole Car (Mimi) et Benjamin Bernheim (Rodolfo)

La première réaction du spectateur est alors de faire revivre en lui-même les scènes traditionnelles qu’il connait des productions habituelles de La Bohème, car lui aussi est un peu perdu dans cet univers si décalé à l’opéra.

Puis, c’est au tour de Rodolfo de faire apparaître sur scène le souvenir d’une Mimi évanescente que Nicole Car incarne avec un inoubliable regard lunaire hors du temps.

La Bohème (Yoncheva-Car-Ayan-Bernheim-Garifullina-Rucinski-Guth-Dudamel) Bastille

Ce mélange troublant et fantaisiste s’en suit d’un défilé de figures enfantines qui évoquent les souvenirs d’Hergé et de sa fusée qui nous mena de la terre à la lune, de gamins impertinents vêtus de noir, et d’un cercueil prémonitoire qui traverse l’espace immaculé du vaisseau coloré par la touche rouge et légère de la jeune fille dont le double repose à l’intérieur du linceul.

Dans un tel univers, la sensation de la petite main gelée est celle d’un être irréel, et les lueurs du feu deviennent celles d’une nébuleuse que traverse le vaisseau. Mais le traitement morbide de Benoît, lui, ressemble plutôt à un arrangement artificiel avec le livret. Et lorsque le rêve s’évapore, Mimi quitte seule Rodolfo au son d’aigus filés qui se séparent sur fond d’orchestre intensément chatoyant.

Nicole Car (Mimi) et Atalla Ayan (Rodolfo)

Nicole Car (Mimi) et Atalla Ayan (Rodolfo)

Ces deux premiers actes où l’on voit également éclore Musette dans une lumineuse loge dorée raniment dans cet espace froid un esprit de foire, et l’image la plus poétique est naturellement celle de Mimi posant sur les bords d’une large baie vitrée donnant sur le vide sidéral.

Inévitablement, l’apparition au troisième acte d’un sol lunaire dévasté où s’est écrasé le vaisseau ne manque pas de provoquer des réactions négatives de la part d’une faction du public, et fait étonnamment écho à la réaction qu’avait engendré le troisième acte de Parsifal mis en scène par Krzysztof Warlikowski à Bastille en ouvrant sur les images d’un Berlin détruit par les bombardements de la guerre. L’image de désolation est-elle considérée à l’opéra comme une provocation car opposée à un idéal de beauté ?

La Bohème (Yoncheva-Car-Ayan-Bernheim-Garifullina-Rucinski-Guth-Dudamel) Bastille

Quoiqu’il en soit, le sort de ces astronautes perdus poétiquement sous les flocons de neige prend pour un temps le pas sur le drame humain qui se joue en avant-scène, et le mime au chapeau devient le grand magicien qui fait revivre au dernier acte un spectacle de cabaret sous les reflets d’un rideau d’argent dont l’iridescence bleutée illumine de son ondoyance opaline les spectateurs de la salle entière. C’est très beau à voir depuis les galeries situées en hauteur et de côté.

La mort de Mimi, qu’à nouveau un double d’elle-même fait pressentir au moment où Nicole Car interprète les passages les plus pathétiques, n’est plus que la mort d’un imaginaire qui accompagne le dernier souffle de Rodolfo, ultime survivant du voyage vers la Barrière d’Enfer.

Nicole Car (Mimi), Benjamin Bernheim (Rodolfo) et Guérassim Dichliev (Le maître de cérémonie)

Nicole Car (Mimi), Benjamin Bernheim (Rodolfo) et Guérassim Dichliev (Le maître de cérémonie)

C’est tout le charme de cette mise en scène que de donner un second sens aux mots du livret et d’alléger la fin en faisant mourir Mimi de façon purement allégorique.

Une direction d’acteurs fouillée, des références au music-hall et des apparitions de doubles disparus, sont quelques exemples d’éléments que l’on retrouve dans les mises en scène de Claus Guth telle celle de Rigoletto, et ce spectacle a de quoi enchanter et ramener le public à sa jeunesse sans aucune autre prétention, ce qui est le propre de l’esprit de bohème que concevait Mürger et Puccini.

Nicole Car (Mimi) et Artur Ruciński (Marcello)

Nicole Car (Mimi) et Artur Ruciński (Marcello)

Et quand la direction d’orchestre est confiée à un chef aussi charismatique et talentueux que Gustavo Dudamel, les musiciens font entendre des fondus de lumières scintillants et majestueux, émerger toute une symphonie d’ornements de cordes tressaillantes ou de papillonnements de flûte chantante qui prennent un relief saisissant sur une ample soierie riche en couleurs tchaïkovskiennes, une transcendance de la musique de Puccini que l’on n’entend que rarement à l’opéra.

Par ailleurs, les grandes respirations orchestrales sont à l’unisson des mouvements lents des acteurs et chanteurs de la seconde partie ce qui donne une dimension sidérale à la composition d’ensemble.

Nicole Car (Mimi) et Guérassim Dichliev (Le maître de cérémonie)

Nicole Car (Mimi) et Guérassim Dichliev (Le maître de cérémonie)

Dans cette conception imaginaire, la poésie naturelle et authentique de Nicole Car est d’un charme fou, ce qui ne veut pas dire qu’elle s’abstient d’inflexions écorchées, et ses accents noirs facilement identifiables font la valeur touchante d’un portrait tendre et délicat.

Remplaçant ainsi Sonya Yoncheva pour la seconde représentation, elle est ce soir associée à Atalla Ayan dont le chant ténébreux, moelleux et expressif s’allie chaleureusement à celui de la soprano australienne. En seconde partie de série, on retrouvera Benjamin Bernheim qui joue plus sur l’optimisme héroïque avec toutefois la même sensibilité. Ce sont en tout cas deux ténors différents dont on n’a pas toujours entendu de semblables qualités au cours des précédentes reprises de La Bohème.

Aida Garifullina (Musetta)

Aida Garifullina (Musetta)

Dans la même veine, Artur Ruciński incarne un Marcello classieux et Roberto Tagliavini se donne une allure de chanteur traditionnel dont la profondeur de timbre se charge d’une tristesse russe qui magnifie le rôle de Colline.

On ne peut cependant pas faire plus opposé au rôle innocent de Snegourotchka, qu’elle interprétait au printemps dernier, que le personnage exubérant et provocant de Musetta chanté avec un érotisme piquant, et parfois exaspérant, par Aida Garifullina. Un tel contraste de personnalité trouble en effet totalement l’image de cette jeune artiste dont on ne serait pas étonné d’un goût certain pour l’insaisissable.

Gustavo Dudamel (Répétition générale)

Gustavo Dudamel (Répétition générale)

Lire également la présentation de la nouvelle production de La Bohème par Claus Guth à l'opéra Bastille ici

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Publié le 2 Décembre 2017

Conférence du mercredi 29 novembre 2017, Salon Florence Gould, Palais Garnier

Né en 1964 à Frankfurt am Main, Claus Guth a commencé par étudier la littérature et la philosophie, a beaucoup voyagé, exercé différents métiers, et longtemps hésité entre le théâtre et le cinéma avant de passer par une école de cinéma à la suite de laquelle il a été engagé comme cameraman au festival de Bayreuth afin de filmer Le Vaisseau Fantôme mis en scène par Harry Kupfer en 1985.

Il a ensuite travaillé avec Axel Monteil, le décorateur de Ruth Berhauss, une metteur en scène importante d’Allemagne, et sa carrière a débuté dans les années 90 avec des créations contemporaines telles El Cimarrón de Hans Werner Henze (Atlanta, 1995) et Cronaca del luogo de Luciano Berio (Salzbourg, 1999).

En 2003, il fit ses débuts au festival de Bayreuth avec Le Vaisseau Fantôme, et dirigea à Salzbourg une nouvelle trilogie Da Ponte de 2006 à 2009 qui fera date sous la direction musicale de Nicolaus Harnoncourt.

Ses débuts à l’Opéra National de Paris datent de l’année dernière avec une nouvelle production de Rigoletto, suivie par la reprise de Lohengrin créé à La Scala de Milan en 2012.

L’article qui suit restitue une partie de la conférence accordée par Claus Guth au Palais Garnier pour présenter, avec le soutien d’une interprète, son travail sur La Bohème.

Nicole Car (Mimi) - La Bohème 2017

Nicole Car (Mimi) - La Bohème 2017

La Bohème de Giacomo Puccini s’inspire des Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger, une suite de tableaux de couleurs, de bruits et d’ambiances dont l’épilogue voit les personnages de La Bohème exercer sur leur passé un regard rétrospectif et se rappeler leur jeunesse.
Comment avez-vous abordé cette œuvre qui fait partie des rares opéras à n’avoir jamais connu une relecture profondément radicale ?

J’ai beaucoup travaillé avec Stéphane Lissner à la Scala de Milan et l’on a réfléchi à une nouvelle manière d’approcher les œuvres centrales du répertoire. La Bohème fait donc partie de ces œuvres dont je souhaitais que la musique, l'une parmi celles que je préfère le plus, puisse être entendue différemment à travers une nouvelle mise en scène.

Je me suis donc mis à écouter en boucle la musique et les notes en allant marcher en forêt avec un walkman, tout en marquant les images qui me viennent en ignorant le texte et en suivant mon intuition.

Par la suite, le travail classique du metteur en scène a pu démarrer par la lecture du livret, et je me suis également intéressé aux Scènes de la vie bohème d’Henry de Murger, court roman dont on s’aperçoit à la fin qu’il s’agit d’hommes âgés qui se souviennent de leur folle jeunesse à Paris. Et cette nostalgie est également présente dans le livret de Puccini, ce sentiment de dire que ce sont les derniers moments et que ces instants de vie ne pourront plus se reproduire.

En suivant cette idée-là, je me suis dit que ce Paris dont ils parlaient n’existait même plus, et j’ai décidé, à un moment politiquement difficile où l’on voit des horreurs tous les jours aux actualités, que mon interprétation de La Bohème allait se dérouler dans le futur, en initiant une histoire parallèle de quatre amis qui sont dans un vaisseau spatial. Ces gens sont vivants mais n’ont plus aucun contact avec personne d’autre, et l’idée est de faire qu’ils arrivent à supporter la réalité qui est la leur en se remémorant les souvenirs qu’ils chérissent. Rodolphe fait réapparaître Mimi, la femme qu’il a tant aimée, et ce voyage s’achève par une vision très radicale puisque les quatre astronautes meurent, cet opéra étant leurs dernières images de vie.

On peut penser que cette interprétation est un peu trop poussée, mais si l’on écoute vraiment la musique, on peut comprendre que c’est quelque chose qui se trouve au cœur de cette histoire.

Claus Guth

Claus Guth

Vous êtes dérangé par le côté cliché de la vie parisienne, et surtout de la vie d’artiste, que l’on trouve dans La Bohème, et vous pointez du doigt que l’on ne trouve pas dans le livret une seule phrase intéressante sur l’art, et que ce n’est donc pas le véritable sujet de l’œuvre.  Vous vous êtes donc intéressé, d’une part, à l’idéalisation de ce passé et, d’autre part, à la différence entre les aspirations que l’on a pu avoir et la vie que l’on a eu en réalité.

C’est effectivement une chose assez fascinante lorsque l’on assiste à une mise en scène classique de La Bohème, par exemple celle où ont chanté Rolando Villazon et Anna Netrebko, car le spectacle est plaisant alors que nous avons également l’impression que l’on est en train de nous raconter un énorme mensonge parce que cela n’a rien à voir avec la vie d’artiste.

On est nourri avec tous ces clichés sur Paris, tous ses cafés et ses lieux formidables, où l’on sait bien que s’y retrouvent plutôt les touristes alors que les artistes construisent les choses dans d’autres endroits. Et je me suis donc dit que ce qui était central dans cet opéra était la vie de ces jeunes gens qui se sentent perdus et appartiennent à une génération qui a perdu ses repères, cherchent à vivre dans l’intensité, cherchent à trouver un sens à sa vie, alors que l’on voit Musette, Mimi, Rodolphe qui n’arrêtent pas de se séparer ou de se retrouver.

Et du coup, j’ai décidé de situer l’opéra dans une autre dimension. Et quand j’ai vu l’intégralité de l’opéra pour la première fois hier soir, alors que ce froid dont parlent les jeunes gens, qui n’a de cesse de les tirailler, nous touche habituellement peu, ici, dans un nouvel espace, ce vaisseau spatial donne un caractère plus essentiel aux mots et les enracine d’avantage dans la réalité que l’on voit sur scène.

Cependant, s’il est vrai que des spectateurs ont pu dire de mes productions qu’elles étaient un peu difficiles à comprendre, ce n’est pas du tout le cas pour La Bohème, c’est même quelque chose d’assez simple, mais soit les gens vont aimer le parti-pris de la mise en scène, soit il ne vont pas l’aimer, bien qu’il n’y ait rien de compliqué dans ce travail.

Je crois cependant que dans cette Bohème il y a une véritable dimension poétique même si ce que j’ai pu vous dire a pu vous faire penser à un film d’horreur. Je ne suis pas intéressé par le réalisme, et s’il est présent juste au début pour comprendre où l’on est, c’est ensuite tout ce qui peut se trouver dans l’inconscient, tout ce qui peut produire des images, tout notre rapport au souvenir, qui nous amène au surréalisme et au voyage de l’imaginaire, ce qui est la qualité de l’art pour lui-même.

Conférence sur La Bohème - salon Florence Gould, Palais Garnier

Conférence sur La Bohème - salon Florence Gould, Palais Garnier

L’extrême précision des déplacements et de la chorégraphie d‘ensemble frappe dans toutes vos mises en scène. A l’issu de ce travail collectif avec votre équipe, vous avez à chaque mesure une vision très précise de ce que va faire chaque chanteur, mais vous l’adaptez dès que vous vous retrouvez avec les artistes. Pouvez-vous décrire ce processus de travail ?

Avant de travailler sur la production avec chaque chanteur, je fais de petits croquis très détaillés, tout en me disant que je pourrai m’en passer une fois arrivé sur le plateau face à eux, en espérant qu’il va se passer quelque chose, c'est-à-dire une proposition d’univers et de voyage dans laquelle ils vont se mouvoir pour proposer autre chose. Si rien ne provient des répétitions, ces notes servent alors de sécurité afin que nous puissions avancer.

Dans le cas de La Bohème, Sonya Yoncheva était souffrante au début des répétitions. J’ai donc travaillé longuement avec Nicole Car, mais quand finalement la première est revenue en pleine forme, je me suis aperçu que j’avais vraiment orienté le travail avec Nicole Car dans une direction qui ne convenait pas du tout à Sonya Yoncheva.

Or, le public sent bien si une direction de jeu et de chant colle bien à la personnalité du chanteur. J’ai donc travaillé sur deux visions différentes, car les deux chanteuses ont deux personnalités très différentes. Sonya Yoncheva est quelqu’un qui donne toute une profondeur émotionnelle et toute une force dans sa lutte contre le destin, alors que Nicole Car est quelqu’un qui joue d’avantage sur la fragilité et sur le fait qu’elle a déjà un pied ailleurs, et c’est quelque chose d’absolument fascinant à voir.

Présentation de la nouvelle production de La Bohème par Claus Guth pour l'Opéra Bastille

Pour lire le compte rendu de la représentation de La bohème à l'opéra Bastille, c'est ici.

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Publié le 19 Janvier 2017

Lohengrin (Richard Wagner)
Répétition du 14 janvier et représentations du 18, 21, 27 janvier et 11 et 18 février 2017
Opéra Bastille

Heinrich der Vogler         René Pape
                                         Rafal Siwek
(fev)
Lohengrin                        Jonas Kaufmann
                                         Stuart Skelton
(fev)
Elsa von Brabant              Martina Serafin
                                         Edith Haller
(fev)
Friedrich von Telramund Wolfgang Koch
                                         Tomasz Konieczny
(fev)
Ortrud                              Evelyn Herlitzius
                                         Michaela Schuster
(fev)
Der Heerrufer des Königs Egils Silins

Mise en scène Claus Guth (2012)
Direction musicale Philippe Jordan
Coproduction Scala de Milan

                                        Evelyn Herlitzius (Ortrud)

Probablement sans le savoir, Stéphane Lissner vient d’offrir, en moins d’un an, une nouvelle production pour chacun des trois opéras qui étaient les plus joués, après le Faust de Charles Gounod, de l’ouverture du Palais Garnier jusqu’à la rupture de la Seconde Guerre Mondiale.

En effet, après Samson et Dalila et Rigoletto, Lohengrin était le quatrième opéra le plus représenté à l’Opéra au début du XXe siècle – Les Huguenots, n°5 sur la liste, auront quant à eux leur nouvelle production en 2018.

 Evelyn Herlitzius (Ortrud)

Evelyn Herlitzius (Ortrud)

Mais depuis l’après-guerre, cette œuvre qui représente un sommet culminant de l’opéra romantique se situe à peine parmi les 50 œuvres phares du répertoire, et sa dernière reprise, dans la mise en scène de Robert Carsen, remonte à dix ans déjà, sous le mandat de Gerard Mortier.

Réalisée à la Scala de Milan en 2012, quand Stéphane Lissner en était le directeur, la production de Lohengrin par Claus Guth est aujourd’hui montée sur la scène de l’opéra Bastille.

Martina Serafin (Elsa)

Martina Serafin (Elsa)

Celle-ci se démarque immédiatement de l’univers originel de légende médiévale par la recréation d’un monde de fin XIXe siècle, coloré par le bleu-doré des costumes militaires, où la société masculine parade en hauts-de-forme noirs, et où les femmes doivent se plier aux us qui leurs sont dévolus.

Dans une cour carrée entourée d’un mur de portes stratifié sur plusieurs étages, une jeune femme, Elsa, trouve dans le rêve une échappatoire aux tensions engendrées par les désirs de représentations sociales et de pouvoir de son entourage.

 Jonas Kaufmann (Lohengrin) - Evelyn Herlitzius (Ortrud) - René Pape (Le Roi) - Tomasz Konieczny (Telramund)

Jonas Kaufmann (Lohengrin) - Evelyn Herlitzius (Ortrud) - René Pape (Le Roi) - Tomasz Konieczny (Telramund)

Ainsi, plutôt que de centrer la représentation sur l’incompatibilité entre les aspirations d’un surhomme, Lohengrin, et la société humaine telle qu’elle est, Claus Guth fait d’Elsa le véritable personnage principal, et de Lohengrin son pendant maladif tout aussi inadapté.

Lohengrin - inspiré, dans cette production, de la vie du personnage de Gaspar Hauser - semble une vision fantasmée de Gottfried, le frère disparu d’Elsa, et la mise en scène – qui laisse planer un doute sur la responsabilité d’Ortrud dans cette disparition - superpose au monde réel les souvenirs d’enfance de l’héroïne par l’incarnation d’une jeune fille accompagnée d'un autre rôle muet, celui du frère, mi- enfant, mi- cygne.

Martina Serafin (Elsa)

Martina Serafin (Elsa)

Et ces visions, isolées par des éclairages intimistes, réapparaissent à chaque angoisse.

De plus, le metteur en scène tisse des liens imaginaires entre Ortrud et Elsa, en montrant le pouvoir d’influence de la première sur l’adolescente, et sa haine inaltérable.

Un piano, situé en bord de scène – et basculé au sol au troisième acte -, renvoie à des désirs poétiques de rêves et de réconfort.

Nombre d’images et d’atmosphères révèlent leurs forces, le début du second acte, où l’on découvre Ortrud et Telramund s’apitoyant sur leur sort sous les ombres lugubres des murs de la ville qui sculptent les lignes mortifères de leurs visages, ou bien la grande scène de mariage flamboyante, et le regard illuminé et inconscient d’Elsa qui sourit à son bonheur sous les pluies de pétales filées par le chœur. 

Martina Serafin (Elsa)

Martina Serafin (Elsa)

Mais il y a aussi la violence scarificatrice d’Ortrud envers elle-même, l’étreinte entre Lohengrin et Elsa au milieu des roseaux sauvages du marais, lieu de refuge et du drame initial, et ces personnages tapis dans l’ombre et prêts à surgir à tout moment pour imposer leur regard oppressant.

Une dramaturgie qui, certes, ne parle pas du risque à s’élever au-delà de la nature humaine, mais qui raconte un drame lisible sur l’impossibilité à s’échapper d’un monde mentalement fermé.

Jonas Kaufmann (Lohengrin) et Martina Serafin (Elsa)

Jonas Kaufmann (Lohengrin) et Martina Serafin (Elsa)

L’interprétation musicale, impressionnante par ses accents perçants, son rythme acéré et son grand impact vocal, renforce la puissance théâtrale de la mise en scène.

La première distribution réunie au cours du mois de janvier reprend ainsi une partie de celle qui avait participé à la création de cette production à Milan en décembre 2012, avec Jonas Kaufmann, René Pape et Evelyn Herlitzius.

René Pape, la stature naturellement impérieuse et le regard clair de glace, la voix expressive d’une texture agréablement fumée, dépeint un roi inflexible mais non dénué de tendresse, toujours fascinant de prestance.

René Pape (Le Roi)

René Pape (Le Roi)

Tant attendu, Jonas Kaufmann est un émerveillement de douceur et de sensibilité.

Acteur total, adorable dans ce rôle de héros un peu perdu, il a retrouvé ce chant si fin et diffus qui porte en lui-même un cri de souffrance camouflé sous une sombre suavité, et qu’il sait libérer progressivement mieux que personne.

Ampleur mesurée, mais projection frontale d’une homogénéité parfaite, le balancement entre sentiment d’humilité et humanité profonde qui s’abandonne, dans la confrontation finale avec Elsa, décrit ainsi un Lohengrin assommé par le poids d’une société qu’il ne peut soutenir.

Quel spectacle que de regarder ainsi une salle comble, rivée à son fauteuil et recevant, comme d’un seul souffle, In fernem Land, chanté avec une telle délicatesse sous un faisceau lumineux qui efface tout ce qui entoure le chanteur!

Jonas Kaufmann (Lohengrin)

Jonas Kaufmann (Lohengrin)

En contraste total avec cette sensibilité recueillie, Evelyn Herlitzius, pour ses débuts sur la scène parisienne, est un constant vecteur de frissons d’effroi, invraisemblable hystérie arrogante.

Déclamation extraordinairement franche aux couleurs noires, clivées de furtives exclamations éclatantes, incarnation nerveuse, dominatrice, voix fabuleuse avec, parfois, d’étonnants graves couverts que l’on semble entendre rien qu’en lisant le visage de cette artiste hors-norme, on ne peut s’empêcher d’admirer cette énergie inimitable qui tend entièrement à une consumation autodestructrice.

 Evelyn Herlitzius (Ortrud)

Evelyn Herlitzius (Ortrud)

Voir ainsi une personnalité telle Evelyn Herlitzius se donner totalement à son Art, sans paraître affectée par tous ces rôles aussi incroyables qu’Elektra, Katerina Ismaïlova, Isolde ou Kundry, qu’elle interprète à travers le monde, c’est frapper à vie sa propre mémoire émotionnelle.

Son partenaire, Tomasz Konieczny, qui remplace pour la première représentation Wolfgang Koch dans le rôle de Telramund, est également un fauve scénique impressionnant. Baryton au mordant de bronze, menaçant, ce chanteur de caractère dégage une animalité stupéfiante, un brin caverneuse, le refus de la faiblesse malgré le rejet social de Telramund.

Tomasz Konieczny (Telramund)

Tomasz Konieczny (Telramund)

Dans une vocalité plus humaine mais très mature, Martina Serafin rayonne de toute la féminité idéaliste inhérente à la personnalité d’Elsa. Présence physique forte, texture du timbre dense et riche d’aigus acérés, elle n’exprime pas tout à fait une innocence lisse, mais plutôt une personnalité sanguine qui dépasse un peu Lohengrin.

Quant à Egils Silins, voix mâte et bien projetée, son assurance appuyée donne au Héraut d’armes une fermeté encore plus intransigeante que celle du Roi.

Martina Serafin (Elsa)

Martina Serafin (Elsa)

L’interprétation orchestrale de Philippe Jordan, patient travail sur les textures et les ornementations, s’accompagne d’une parfaite maîtrise de la théâtralité, y compris dans la marque des silences.

Moins centré sur la recherche du pur hédonisme sonore qu'il développe régulièrement, il s’empare de toute la violence contenue dans la musique pour l’exacerber en faisant résonner les percussions, avec une constante volonté d’insuffler au drame un élan porteur pour les chanteurs.

Il les tient du regard et canalise l’énergie des musiciens pour permettre à l’expression des artistes qui évoluent sur scène de briller avec le plus d’éclat possible. 

Philippe Jordan - final de la répétition générale du 14 janvier

Philippe Jordan - final de la répétition générale du 14 janvier

Ainsi, les cuivres claquent avec un tranchant extrêmement incisif, décrivent parfois de grands arcs lumineux étincelants, les violons strient en petites touches des ambiances glacées, et la pureté des lignes suffit à faire ressortir les instants les plus poétiques.

C’est cependant au troisième acte que le chef d’orchestre déploie le plus sa capacité à créer des espaces intemporels et immatériels fascinants.

Enfin, belle osmose avec le chœur, qui se traduit aussi bien par des passages chantés avec une présence qui permettrait presque de dissocier chaque choriste, que par de larges envolées lyriques où voix et musique se fondent en une élégie sonore grandiose. 

Tomasz Konieczny (Telramund) et Michaela Schuster (Ortrud) - le 11 février 2017

Tomasz Konieczny (Telramund) et Michaela Schuster (Ortrud) - le 11 février 2017

On aurait pu penser que l’aura dominante de Jonas Kaufmann sur cette première série de représentations aller faire de l’ombre à la seconde distribution réunie au cours du mois de février, pourtant, c’est une envolée galvanisante que celle-ci a réservé à ses auditeurs.

En effet, dans un total élan de libération, Philippe Jordan transforme littéralement l’orchestre en une machinerie dantesque mêlant sublime et énergie agressive pour repousser les limites de l’expressivité dramatique. Cordes amples aux couleurs profondes, cuivres fulgurants et explosifs, pléthore d’effets sonores inhabituels, une tempête souffle, une clameur lyrique envahit le théâtre, l’intimité se resserre, aucun répit n’est laissé à l’auditeur pris par une tension permanente.

Edith Haller (Elsa) et Stuart Skelton (Lohengrin) - le 11 février 2017

Edith Haller (Elsa) et Stuart Skelton (Lohengrin) - le 11 février 2017

Ce tournoiement orchestral pourrait mettre à dure épreuve les chanteurs, il semble en fait les enflammer. Tomasz Konieczny est toujours aussi colossal et grandiose, et Michaela Schuster révise le jeu théâtral d’Ortrud : par exemple, les incantations à Wotan, chantées debout de façon glorieuse, alors qu’Evelyn Herlitzius restait prostrée sur sa table. Ou bien, remarque t'on un peu moins de gestes sadiques totalement visibles - pas de rabattement violent du couvre clavier du piano sur les doigts d'Elsa -, mais des gestes mesquins plus dissimulés - elle s'assoie discrètement sur la robe d'Elsa pour l'empêcher de bouger. Il y a chez elle une manière de rendre Ortrud encore plus dissimulatrice de sa nature hypocrite et calculatrice.

Un grand travail de psychologie servie par une voix noire dont elle semble s’amuser de ses étranges modulations.

Edith Haller (Elsa) - le 11 février 2017

Edith Haller (Elsa) - le 11 février 2017

Et avec Edith Haller, on retrouve une Elsa radiante et rêveuse, une pureté de ligne mais aussi des inflexions plus en chair dans les rapports de confrontations où elle garde toujours une certaine mesure.

Inscrit dans la même tonalité fumée et douce de Jonas Kaufmann, Stuart Skelton dessine un Lohengrin merveilleux de poésie et de profondeur qui lui permettent de dépasser les limites de son jeu scénique, et qui contrastent fortement avec son allure de solide montagnard. Le timbre dense et riche, viril, les nuances filées, un liant superbe, il est véritablement un très bel interprète du rôle.

Quant à Rafal Siwek, il représente un roi sombre et bien incarné.

Philippe Jordan - le 11 février 2017

Philippe Jordan - le 11 février 2017

Chœur à son summum, mais comment pouvait-il en être autrement avec une équipe artistique d’un tel niveau ?

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