Rigoletto (Calleja - Lučić - Lungu - Sagripanti - Guth) Opéra de Paris 2021
Publié le 13 Novembre 2021
Rigoletto (Giuseppe Verdi – 1851)
Représentations du 08 et 17 novembre 2021
Opéra Bastille
Rigoletto Željko Lučić
Gilda Irina Lungu
Il Duca di Mantova Joseph Calleja
Sparafucile Goderdzi Janelidze
Maddalena Justina Gringyté
Il Conte di Monterone Bogdan Talos
Giovanna Cassandre Berthon
Marullo Jean-Luc Ballestra
Matteo Borsa Maciej Kwaśnikowski
Il Conte di Ceprano Florent Mbia
La Contessa Izabella Wnorowska-Pluchart
Paggio della Duchessa Marine Chagnon
Direction musicale Giacomo Sagripanti
Mise en scène Claus Guth (2016)
Irina Lungu (Gilda)
Seul opéra de Guiseppe Verdi programmé cette saison, la reprise de Rigoletto dans la mise en scène de Claus Guth permet de revenir sur un spectacle qui a dérouté une partie des spectateurs de par la présence d’une maquette gigantesque et impressionnante d’une boite en carton qui est utilisée pour accentuer le sentiment traumatique de cette histoire qui est racontée comme un souvenir mortifère qui hante la mémoire du vieil homme.
Ce décor est ici indissociable de l’acteur qui revit, en double de Rigoletto, tous les tourments intérieurs de ce père malheureux.
Le choix de cette esthétique évacue l’attente du merveilleux et du rêve, et le duc est ici présenté comme un directeur de troupe qui va fasciner Gilda. Les costumes évoluent donc de l’univers de la Renaissance jusqu’au cabaret de L’Ange Bleu dans l’entre deux-guerres. Maddalena est assimilée au personnage de Lola-Lola, et la mise en correspondance entre le film de Josef von Stenberg et le livret de Rigoletto fonctionne dans une certaine mesure car ils sont tous les deux traversés par des symboles communs, l’attraction pour un monde de l’illusion comme échappatoire à une vie étriquée, sa frivolité, et la montée de la passion vengeresse au point d’en perdre la tête.
Gilda vit dans son rêve de pureté et se voit exister un jour comme une artiste de grand ballet classique, mais elle se laisse attirer, aveuglée par son regard erroné sur le monde, par un homme qui brise son rêve sur une revue de cabaret dont le caractère glauque est renforcé par le décor lui même. On peut remarquer que contrairement à la production de Lulu par Krzysztof Warlikowski qui a lieu au même moment à Bruxelles et qui met en scène le rêve de danseuse de la jeune femme, ici cette allégorie n'est aucunement évoquée dans le livret.
Le chœur des courtisans, accompagné par des danseurs aux masques morbides et angoissants qui dessinent une pantomime grotesque sur les marches du music hall, marque clairement le passage à un point de non retour, et quand le rideau bleu, symbole des faux espoirs, s'effondre avec la mort de la jeune fille, celle ci réapparait une dernière fois sous forme d'une âme blanche et pure.
Comme tout se déroule dans ce décor unique qui se reconfigure habilement en fonction des scènes, cela exige une excellente implication théâtrale de la part des chanteurs pour faire vivre le drame.
C’est à l’occasion de cette reprise que Joseph Calleja fait ses débuts à l’Opéra de Paris, et il incarne un duc d’une splendide noirceur impériale, un souffle souverain au grain ombré mais brillant dans ses aigus, un beau volume sonore qui lui donne une teinte moins superficielle que ce que l’on voit habituellement chez son personnage, ce qui ne va pas sans poser la question de la défense de cet homme qui se croit tout permis. Le chanteur insuffle en lui une telle teinte mélancolique qu’il donne l’impression de vouloir l’éloigner de toute caricature facile, mais également il ne le joue pas avec une totale conviction, et le maintient dans une pose un peu distanciée.
Et même si le soir du 17 novembre il est annoncé souffrant, Joseph Calleja montre une volonté et une application à tenir son rôle jusqu'à la dernière note filée en coulisse avec un sens de la finition magnifique, malgré les conditions difficiles.
Željko Lučić, grand habitué du rôle, a toute la palette vocale verdienne que l’on attend dans le rôle de Rigoletto, des accents paternalistes, un chant incisif qui touche par son langage émotionnel direct, une ampleur de timbre grisaillante et une homogénéité de couleur jusque dans les aigus même si ce grand artiste ne les pousse pas hors de leur écriture initiale. On ne ressent toutefois pas le même dramatisme noir et autodestructeur que celui d’un Quinn Kelsey, par exemple.
Par conséquent, Irina Lungu est excellemment mise en valeur car elle compose une Gilda très sûre d’elle même, pas véritablement éthérée, le timbre étant lumineux et subtilement corsé ce qui lui donne de la maturité. Elle rayonne ainsi d’une brillante, et parfois démonstrative, espérance pour la vie, s’empare magnifiquement de l’espace sonore, surtout que la configuration du décor favorise fortement la réflexion des ondes musicales vers la salle.
Et les musiciens en bénéficient eux aussi. Giacomo Sagripanti soulève en effet de l’orchestre une masse organique somptueuse, une patine métallique et colorée auxquelles les cordes apportent une mise en mouvement souple et profonde qui crée un relief mouvant excitant. Et les chœurs masculins ont une véritable personnalité retentissante, avec une ornementation musicale enlevée et rémanente qui dessine de cette cour une figure dominante et plus inquiétante que celle du duc même.
Joseph Calleja, Henri Bernard Guizirian (double de Rigoletto), Ching-Lien Wu (chef des chœurs), Giacomo Sagripanti (directeur musical), Željko Lučić, Irina Lungu (mercredi 17 novembre 2021)
Parmi les seconds rôles, Bogdan Talos personnifie solidement l’esprit imprécateur de Monterone, Goderdzi Janelidze apporte de la noblesse à Sparafucile, plus que ne mérite le personnage en soi, Justina Gringyté se prête avec beaucoup d’aisance à une interprétation perçante du personnage de Maddalena, comme si elle était elle même l’arme du crime, et Cassandre Berthon s’applique à un jeu très naturel avec Irina Lungu, même si les coloris de la voix restent très acidulés.
On reconnait également, lors de la scène d'introduction, un artiste de l'atelier lyrique, Maciej Kwaśnikowski, qui incarne un beau Matteo Borsa au timbre chaleureux avec une fière allure.
Une réflexion sur les ravages du pouvoir des illusions qui est enflammée par une des grandes interprétations musicales entendues en ce théâtre, où ne manque qu’une emprise dramatique encore plus poignante dans le jeu d'acteurs.
Le compte rendu de la représentation du 11 avril 2016 : Rigoletto (Kelsey-Fabiano-Peretyatko-Luisotti-Guth) Bastille