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Publié le 18 Novembre 2023

Orlando (Georg Friedrich Haendel – Londres, le 27 janvier 1733)
Représentation du 12 novembre 2023
Teatro Real de Madrid

Orlando Christophe Dumaux
Angelica Anna Prohaska
Medoro Anthony Roth Costanzo
Dorinda Tal Ganor
Zoroastro Florian Boesch

Direction musicale Ivor Bolton
Mise en scène Claus Guth (2019)

Production du Theater an der Wien
Diffusion sur France Musique le 18 novembre 2023

 

Fort emblématique de la collaboration fructueuse entre le Theater an der Wien et le Teatro Real de Madrid, le week-end du 11 et 12 novembre 2023 aura permis de découvrir au cœur de la cité madrilène deux ouvrages habituellement peu représentés, ‘Halka’ et ‘Orlando’, qui connurent tous deux en 2019 une nouvelle mise en scène sur les planches du troisième opéra de Vienne.

Christophe Dumaux (Orlando)

Christophe Dumaux (Orlando)

Metteur en scène probablement le plus prolifique d’Europe, Claus Guth profite de la construction très théâtrale de ce drame lyrique tiré de ‘L’Orlando Furioso’ d’Arioste – Peu après ‘Orlando’, Haendel composera deux autres ouvrages inspirés de ce même poème italien, ‘Ariodante’ et ‘Alcina’, liés aux aventures respectives de Renaud et Roger – pour le remodeler en laissant de côté les vieux conflits entre Carolingiens et Arabes et raconter ainsi un drame très contemporain, celui d’un homme traumatisé à son retour de la guerre et incapable de retrouver une sociabilité normale.

Celle qu'il aime, Angelica, s’est elle même amourachée d’un homme plus jeune qu’elle, Medoro, et malgré l’amour sincère de Dorinda pour lui, Orlando ne peut se défaire de ses obsessions ce qui va le pousser à se débarrasser physiquement du couple pensant regagner ainsi une paix intérieure.

Anna Prohaska (Angelica)

Anna Prohaska (Angelica)

Le metteur en scène en fait un être fort et musclé au fond violent, mais dont les failles intérieures sont mises à nues, si bien que le spectateur peut opérer un transfert empathique sur lui.

Le décor comprend en son centre un immeuble de béton serti d’un balcon menant à une cour où vit Dorinda à l’intérieur d’une caravane. Medoro fait jeune et un peu mauvais genre, réparant une luxueuse berline autour de laquelle Angelica entreprend autour de lui une mimique fortement sexualisée.

Tous deux vêtus de cuirs noirs représentent évidemment le goût pour la vie libre et aisée.

Christophe Dumaux (Orlando) et Florian Boesch (Zoroastro)

Christophe Dumaux (Orlando) et Florian Boesch (Zoroastro)

Le réalisme du contexte ainsi présenté a pour effet de happer chacun dans un monde directement sensible et contemporain, et d’être confronté à une certaine dureté des aspirations matérialistes humaines à laquelle se heurtent aussi bien Orlando, déboussolé, que Dorinda trop honnête et sensible.

L’image où on les voit tous les deux sur un banc désolé, tentant de s’apprivoiser, tout proche d’une grande affiche vantant le goût pour les destinations exotiques au ciel bleu, montre leur inadaptation à une société ayant besoin d’artifice pour rêver.

Anthony Roth Costanzo (Medoro)

Anthony Roth Costanzo (Medoro)

Claus Guth fait sentir comment ce décalage peut amener quelqu’un à craquer nerveusement et passer à l’acte meurtrier.

Mais l’image finale – Orlando tenant une allumette au dessus de lui alors que le sol est arrosé d’essence - suggère tout autant une lueur d’espoir qu’une fin suicidaire tragique, si bien que ce sera au spectateur de décider quelle sera l’issue.

Pour cette reprise, nous retrouvons les mêmes chanteurs qu’au Theater an der Wien dans les rôles d’Orlando, Angelica et Zoroastro, l'intervenant chargé d’éviter la catastrophe et de détourner l’anti-héros de son aventure amoureuse.

Christophe Dumaux (Orlando)

Christophe Dumaux (Orlando)

Christophe Dumaux a découvert très jeune ‘Orlando’ lorsque l’on lui offrit à la sortie de l’adolescence l’enregistrement qu’avait réalisé le contre-ténor britannique James Bowman en 1989 sous la direction de Christopher Hogwood. Il participa à certaines de ses master classes, et commença à aborder son interprétation au CNSM de Paris à l’âge de 21 ans.

C’est finalement le 04 mars 2008, à 29 ans, qu’il se confronta  avec l’Atelier Lyrique de Tourcoing au rôle scénique d’Orlando sous la direction de Jean-Claude Malgoire, ce qui donnera lieu à un enregistrement live édité sous le label Harmonia Mundi, réédité ensuite par Pan Classics en 2018.

15 ans plus tard, il reste toujours attaché à ce personnage très structurant dans sa carrière, et cette maturité acquise se ressent fortement dans la figure qu’il dépeint au Teatro Real de Madrid.

Christophe Dumaux (Orlando) et Tal Ganor (Dorinda)

Christophe Dumaux (Orlando) et Tal Ganor (Dorinda)

Son incarnation est totale et violente, si bien que l’on ne lâche rien de cet homme, viril et névrosé, chargé de blessures et de tourments, dont Christophe Dumaux porte l’impulsivité avec une technique de trilles infaillible taillée dans une matière endurante ocrée qui exprime une forme de sévérité amère.

Si l’intensité vocale reste mesurée mais très fine et précise, des jaillissements soudains se libèrent de temps en temps, ce qui en fait un portrait abouti qui confine au désespoir par la manière avec laquelle Claus Guth l’enferme dans son petit appartement délabré, entouré de quelques compagnons et fantômes, où ne subsistent que quelques clichés de celle qui l’obsède. 

‘Fammi combattere’, chanté à la fin du premier acte, reste un air qui lui colle fortement à la peau.

Orlando (Dumaux Prohaska Ganor Costanzo Bolton Guth) Teatro Real Madrid

En Angelica, Anna Prohaska est la plus expressive par les variations de couleurs qu’elle trouve dans tout le registre medium de sa voix, où l’on sent les contradictions de cette vamp qui ne semble pas totalement détachée d’Orlando, mais qui ne peut résister à la sensualité de son nouvel amant.

Les lignes aiguës sont, elles, plus fluctuantes, parfois écourtées, ce qui joue aussi sur la perception des tiraillements quelle défend avec un grand talent d’actrice qui ajoute de l’étrangeté à sa personnalité féminine.

Anna Prohaska (Angelica) et Anthony Roth Costanzo (Medoro)

Anna Prohaska (Angelica) et Anthony Roth Costanzo (Medoro)

Régulièrement invité au Teatro Real de Madrid depuis décembre 2014 où il faisait vibrer la voix d’Apollon dans ‘Death in Venice’ de Benjamin Britten, Anthony Roth Costanzo charme énormément par la manière dont il distille la sensualité de son contre-ténor angélique qui trouble le personnage de Medoro. 

Très fin physiquement, à l’opposé de la musculature généreuse de Christophe Dumaux, cela le rajeunit également, si bien qu’il semble être un adolescent qui attire Angelica, alors que ces trois chanteurs ont en fait des âges très proches. 

Il se permet même, à un moment bien précis, de saisir l’audience par un suraigu ténu et soyeux complètement irréel, et sa souplesse corporelle est à l’image de la rondeur et de la très belle résonance de son timbre que le public parisien pourra bientôt découvrir lors de ses débuts à l’Opéra de Paris dans ‘The Exterminating Angel’ de Thomas Adès.

Car l’un des multiples talents de ce chanteur est de savoir aussi bien briller dans le répertoire baroque que l’opéra contemporain.

Tal Ganor (Dorinda)

Tal Ganor (Dorinda)

L’opéra est un art total mais aussi très fragile, et nous en avons encore la démonstration ce soir car, souffrante, Giulia Semenzato ne peut assurer le rôle de Dorinda, si bien que c’est la soprano israélienne Tal Ganor, quasiment inconnue en dehors de son pays natal, qui la remplace au pied levé.

Cette jeune chanteuse, membre du Meitar Opera Studio de l’Israeli Opera entre 2015 et 2017, montre d’emblée sa capacité à incarner son personnage et à se fondre dans l’esprit d’une mise en scène exigeante avec un naturel qui va vite séduire tout le monde.

Florian Boesch, Tal Ganor, Christophe Dumaux, Anna Prohaska et Anthony Roth Costanzo

Florian Boesch, Tal Ganor, Christophe Dumaux, Anna Prohaska et Anthony Roth Costanzo

La voix est très légère, fruitée, mais encore incertaine au début. Puis vient le moment où Dorinda révèle à Orlando la liaison entre les amants, en entrée du second acte, et la sensibilité de son air ‘Se mi rivolgo al prato’ est tellement prégnante, et nuancée si magnifiquement, que le public en est très ému, avec pour conséquence qu’elle en affermit son assurance.

C’est véritablement un très touchant portrait qu’elle dessine, d’autant plus qu’aux saluts finaux on pourra la voir chercher du regard sur scène à qui ses partenaires destinent leurs applaudissements, avant de comprendre que ces louanges lui sont dédiées personnellement.

L'Orchestre du Teatro Real de Madrid

L'Orchestre du Teatro Real de Madrid

Enfin, doué d’un diction bien franche et d’une autorité qu’il doit à une clarté bienveillante dans le timbre de voix, le baryton autrichien Florian Boesch est parfait dans le costume de Zoroastro qui représente pleinement une force d’équilibre de la vie et une forme de sagesse.

Inhérente à la cohésion du drame, la direction d’Ivor Bolton développe une profonde langue orchestrale qui exploite le métal des cordes pour lui donner un lustre dramatique d’une noirceur saisissante. L’enjouement mélodique agile et chaleureux peut ensuite s’y lover pour y distiller une légèreté tout aussi nécessaire.

Ivor Bolton

Ivor Bolton

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Publié le 23 Février 2023

Achille in Sciro (Francesco Corselli – Real Colisea del Buen Retiro de Madrid, 8 décembre 1744)
Représentation du 19 février 2023
Teatro Real de Madrid

Lycomède Mirco Palazzi
Ulysse Tim Mead 
Deidamia Francesca Aspromonte 
Teagene Sabina Puértolas
Achille / Pyrrha Gabriel Díaz
Arcade Krystian Adam
Néarque Juan Sancho

Direction musicale et clavecin Ivor Bolton
Mise en scène Mariame Clément (2020)
Orquesta Barroca de Sevilla
Chœur titulaire du Teatro Real de Madrid

Coproduction Theater an der Wien
Œuvre reconstituée par l’Instituo Complutense de Ciencas Musicales (ICCMU) – Édition critique de Alvaro Torrente

En introduction du livret distribué au public venu assister à ’Achille in Sciro’ de  Francesco Corselli, Gregorio Marañon, le président du Teatro Real, rappelle que, le 17 mars 2020, la première de cette recréation fut douloureusement suspendue à cause de l’épidémie de covid-19.

Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha) et Francesca Aspromonte (Deidamia)

Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha) et Francesca Aspromonte (Deidamia)

3 ans plus tard, cet opéra créé sous le règne de Philippe V, petit fils de Louis XIV, peut être enfin redécouvert.
Francesco Corselli est un compositeur italien qui naquit à Piacenza en 1705 et écrivit son premier opéra ‘La venere placata’ pour Venise en 1731. Il intégra la cour d’Espagne en 1734 où il composa un grand nombre d’œuvres religieuses, puis présenta en 1738, à l’occasion du mariage de l’Infant Charles III et de Marie-Amélie de Saxe ,‘Alessandro nelle Indie’, son premier opéra qui soit basé sur un texte de Métastase.

Il y en aura cinq autres dont ‘Achille in Sciro’ qui fut d’abord mis en musique par Antonio Caldara en 1736, pour Vienne, puis par Dominico Natale Sarro pour l’inauguration de Teatro san Carlo de Naples le 4 novembre 1737.

Sur ce même texte, Francesco Corselli composa une nouvelle musique destinée à célébrer le mariage de l’Infante d'Espagne Maria Teresa Rafaela avec le Dauphin Louis de France (fils de Louis XV), et la création eut lieu au Real Colisea del Buen Retiro de Madrid, le 8 décembre 1744.

Tim Mead (Ulysse)

Tim Mead (Ulysse)

L’œuvre ne fut plus reprise en Espagne par la suite. Dans sa volonté de mettre en valeur une partie du patrimoine musical espagnol, le Teatro Real de Madrid lui offre ainsi un magnifique écrin dans une mise en scène et une interprétation musicale qui la servent très bien.

Métastase s’est inspiré d’un épisode qui n’est pas relaté dans l’Iliade mais bien plus tard par le poète napolitain Stace (40-96) à travers son épopée inachevée ‘Achilleis’, qui devait raconter l’enfance d’Achille jusqu’à la Guerre de Troie.
Il s’agit d’une réflexion enjouée sur le dilemme entre l’engagement amoureux et la conquête vers la gloire que l’environnement et la hiérarchie sociale font peser sur les hommes.

Francesca Aspromonte (Deidamia)

Francesca Aspromonte (Deidamia)

Thétis, Néréide et mère d’Achille, sachant que son fils mourra lors de la prise de Troie, l’envoie à la cour du Roi de Skyros, Lycomède, déguisé en femme de la cour sous le nom de Pyrrha (‘La rousse’ en grec ancien). Il tombe amoureux de la fille du Roi, Déidamie, mais l’arrivée d’Ulysse sur l’île va aboutir au dévoilement du travestissement du guerrier grec.
Dans sa première partie, l’œuvre produit un complexe mélange de sexes et de genres dans un esprit de mascarade inhérent à l’époque baroque, et l’on peut même voir dans cette production de Mariame Clément un chanteur incarnant un homme déguisé en femme, Achille, embrasser furtivement une chanteuse incarnant un homme, Teagene.

Sabina Puértolas (Teagene)

Sabina Puértolas (Teagene)

Pour la petite histoire, cette légende d’Achille fut pour la première montée en opéra sous le titre ‘La finta pazza’ par Francesco Sacrati (Bologne, 1641), qui est considéré comme le premier opéra qui fut joué en France en 1645, à la salle du Petit Bourbon, à l’initiative du Cardinal Mazarin.

Quelques années plus tard, Giovanni Legrenzi composa également pour le Teatro di Santo Stefano de Ferrare, en 1663, ‘L’Achille in Sciro’.

C’est dire que ce thème a parcouru l’histoire de l’opéra baroque pendant un siècle jusqu’à l’ultime version de Francesco Corselli en passant même par le dernier opéra de Georg Friedrich Haendel, ‘Deidamia’, écrit pour Londres en 1741.

Francesca Aspromonte (Deidamia)

Francesca Aspromonte (Deidamia)

Pour son retour sur la scène du Teatro Real de Madrid où il interprétait ‘La Calisto’ de Cavalli en mars 2019, l’Orquesta Barroca de Sevilla rend à la musique de Corselli toute sa fougue, augmentée par une caractérisation très affûtée des instruments à vent, le poli des cuivres sonnant avec clarté et pureté, notamment. Les nombreux aria da capo ne sont pas sans laisser une impression de répétition, et il manque dans l’écriture de longues plages de respiration, ces magnifiques largo qu’Haendel, par exemple, savait composer.

Mais l’esprit est à l’action et à l’optimisme, et Ivor Bolton s’avère être un efficace maître du tempo et de enchevêtrement théâtral et musical. L’écoute de cette belle pâte sonore, nourrie et vivante, est par ailleurs un plaisir entêtant de l’instant qui dynamise l’intériorité de l’auditeur.

Achille in Sciro (Diaz Aspomonte Mead Bolton Clément) Madrid

Dans le rôle principal, Gabriel Díaz assure le remplacement de Franco Fagioli, souffrant, et apporte une coloration ample et sombre à Achille qui évoque un fort sentiment mélancolique et dépressif. L’endurance de ce jeune chanteur sévillan est fortement mise à l’épreuve et s’avère solide pour surmonter ses nombreux airs. 

Tim Mead, en Ulysse, bien que lui aussi guerrier, fait ressentir une tendresse un peu lunaire. Il n’a pas autant à chanter que Gabriel Diaz, mais il est assez séduisant de constater que ses interventions invitent à la rêverie. Le contraste entre ce qu’évoquent ces deux chanteurs et les personnages mythologiques qu’ils représentent est absolument déroutant.

Juan Sancho (Néarque) et Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha)

Juan Sancho (Néarque) et Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha)

Émouvante, excellente actrice, et douée d’une fraîcheur de timbre charmante qui s’apprécie dans les moments les plus délicats, Francesca Aspromonte colore de multiples états d’âme Deidamia, à la fois femme amoureuse, heureuse de vivre, mais aussi qui aspire à une grande liberté d’être. 

Cela permet aussi à Sabina Puértolas de s’affirmer en Teagene comme une étourdissante technicienne, à manier les trilles et la vélocité expressive qui déploient ainsi un personnage vaillant et d’apparence sans peur. Autant Francesca Aspromonte est d’approche mozartienne, autant la soprano espagnole est totalement impliquée dans la tonalité baroque, avec des petites intonations assombries, et fait preuve d’un panache à l’effet très réussi.

Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha), Tim Mead (Ulysse) et Krystian Adam (Arcade)

Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha), Tim Mead (Ulysse) et Krystian Adam (Arcade)

Deux ténors se présentent comme les reflets d’Achille et Ulysse. Néarque, le tuteur du premier, est interprété par Juan Sancho, chanteur à l’abatage certain qui a des qualités déclamatoires très expressive, mais Krystian Adam décrit un Arcade, le confident du second, plus posé, au timbre plus riche qui prend encore plus possession de la salle.

Enfin, Mirco Palazzi incarne un Lycomède adouci mais avec une élocution peu contrastée, ce qui rend son personnage trop monotone.

Achille in Sciro (Diaz Aspomonte Mead Bolton Clément) Madrid

Non sans un certain opportunisme, Mariame Clément insiste sur la dimension ‘queer’ de cet opéra baroque, et fait beaucoup appel à des coloris et des lumières dans les teintes rose-orangé, sans virer au kitsch pour autant. Elle choisit le cadre d’une grotte, qui évoque beaucoup la grotte de Vénus de Louis II Bavière, surtout lorsqu’ Ulysse approche de Skyros en barque. La présence une jeune aristocrate royale du XVIIIe siècle fait pencher pour l’interprétation d’un rêve dans un lieu qui sert de refuge.

Mariame Clément imprime un excellent rythme et beaucoup d’effets de surprise dans la gestion des apparitions des divers protagonistes, en faisant de cet opéra une brillante comédie de bon goût. Elle donne au chœur – qui n’a que trois interventions - une présence vivante et naturelle, et on voit qu’il s’agit d’une metteur en scène qui sait diffuser dans son spectacle sa propre personnalité avec finesse.

Gabriel Díaz, Francesca Aspromonte, Ivor Bolton, Gabriel Díaz et Sabina Puértolas

Gabriel Díaz, Francesca Aspromonte, Ivor Bolton, Gabriel Díaz et Sabina Puértolas

Pour montrer comment l’œuvre bascule de la confusion des genres inhérente à l’esprit du XVIIe siècle à un nouvel humanisme classique, des reproductions de statues sont insérées dans le décor, et une saisissante proue de navire apparaît au moment où l’heure du départ approche. On serait tenté de voir en Deidamia une autre Didon qui en veut à celui qui la quitte, mais ici, la rancœur est très passagère, et l’acceptation que le devoir est le plus fort est significatif de la morale que Corselli souhaitait présenter à la cour royale.

La démonstration qu’il s’agit d’un ouvrage qui sonne comme un adieu tout en sourire à une certaine époque est tout à fait convaincante, et de plus, il enrichit notre regard sur une légende qui a longtemps nourri l’histoire de l’opéra italien avant que de nouvelles formes musicales ne prennent la suite.

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Publié le 16 Janvier 2018

L'Enlèvement au Sérail (Wolfgang Amadé Mozart)
Représentation du 12 janvier 2018
Bayerische Staatsoper – Munich

Konstanze Lisette Oropesa
Blonde Kathleen Kim
Belmonte Benjamin Bruns
Pedrillo Matthew Grills
Osmin Hans-Peter König
Bassa Selim Bernd Schmidt
Erzählerin Charlotte Schwab

Direction musicale Ivor Bolton
Mise en scène Martin Duncan (2003)

                                                                                               Charlotte Schwab (Erzählerin )

Assister à une représentation de l'Enlèvement au Sérail à Munich, c'est vivre à l'unisson d'un public à l'attention duquel cet opéra a été composé.

Car bien avant la trilogie da Ponte, Mozart créa à Vienne, en 1782, l'archétype de l'opéra populaire allemand dans une veine musicale étourdissante, et sur fond d’une irréversible décadence de l'Empire Ottoman.

Matthew Grills (Pedrillo) et Benjamin Bruns (Belmonte)

Matthew Grills (Pedrillo) et Benjamin Bruns (Belmonte)

La production montée par Martin Duncan au Bayerische Staatsoper n'est certes pas sophistiquée, elle repose principalement sur un défilement de canapés multicolores, suspendus par quelques câbles, et sur un jeu simple et humoristique, mais elle se joue d'une réalité contemporaine en évoquant sur un ton léger et dédramatisant l'assimilation de la religion musulmane par un pays, l'Allemagne, qui a gardé des liens forts avec la Turquie.

L'histoire de l'entreprise de libération de Konstanze et Blonde par Belmonte est donc racontée, à la place des récitatifs, par l’actrice Charlotte Schwab, revêtue d'un Hijab, comme si nous assistions au tournage d’un jeu télévisé sur une chaîne du Moyen-Orient.

Les plans intérieurs du Palais de Topkapi, et une ancienne carte de la cité maritime, sont projetés en arrière-scène et commentés avec un esprit d'analyse faussement sérieux et irrésistible.

Lisette Oropesa (Konstanze)

Lisette Oropesa (Konstanze)

Et la mise en scène des duos et des ensembles est, elle, clairement plus convenue, tout en dégageant un naturel sensible et émouvant. L'arrivée par la mer de Belmonte et Pedrillo accompagnés d'un souffleur de bulles, et la pantomime acrobatique des jeunes filles fuyant par deux cordes menant au pied des murailles de la forteresse, forment le tableau le plus décalé de cette histoire.

Face à cette façon de s’amuser avec des symboles qui peuvent encore déranger aujourd’hui, l’esprit de la musique de Mozart est magnifiquement revitalisé par la direction fuselée d’Ivor Bolton qui en révèle sa richesse imaginative. Et l’acoustique magique du Bayerische Staatsoper fait aussi bien scintiller les moindres sonorités orchestrales qu’ouvrir un espace intime en lien avec chaque chanteur, même quand on est situé dans les toutes dernières galeries du théâtre.

Hans-Peter König (Osmin)

Hans-Peter König (Osmin)

On se rend compte à quel point tout dans la musique de l’Enlèvement au Sérail annonce les grands ouvrages de la maturité de Mozart quand elle est aussi bien chantée. Lisette Oropesa dessine naturellement des lignes fluides et aériennes si fines et si précises que le personnage de Konstanze s’en trouve porté sur un piédestal orné de fragilité, alors que Benjamin Bruns engage une vaillance poignante qui préserve les qualités candides de l’écriture mozartienne.

Belmonte prend ainsi un caractère sérieux, bien ancré dans la réalité, mais toujours teinté de mélancolie poétique.

Le Pedrillo de Matthew Grills, plus léger, n’en est pas moins vif et bien campé avec une franchise d’émission qui le fait ressembler à un Papageno version ténor, et Kathleen Kim se faufile dans la personnalité malicieuse de Blonde avec un même sens du souffle soigné et raffiné.

Le Bayerische Staatsoper

Le Bayerische Staatsoper

Hans-Peter König est alors celui qui envahit le plus l’espace sonore de ses graves bien timbrés, avec un esprit bonhomme qui ridiculise bien plus qu’il ne noircit le portrait du gardien Osmin.

Une telle virtuosité d’ensemble, liée à une conception scénique qui n’alourdit rien inutilement, éveille spontanément une joie partagée sans réserve avec le public le plus généreux des scènes lyriques internationales.

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Publié le 29 Février 2016

Das Liebesverbot - Défense d'aimer (Richard Wagner)
Edition musicale de Breitkopf & Härtel Musikverlag
D'après la pièce de William Shakespeare Measure for measure

Représentations du 27 et 28 février 2016
Teatro Real de Madrid

Friedrich Christopher Maltman (28) Leigh Melrose (27)
Luzio Peter Lodahl (28) Peter Bronder (27)
Claudio Ilker Arcayürek (28) Mikheil Sheshaberidze (27)
Antonio David Alegret
Angelo David Jerusalem
Isabella Manuela Uhl (28) Sonja Gornik (27)
Mariana Maria Miró
Brighella Ante Jerkunica (28) Martin Winkler (27)
Danieli Isaac Galán
Dorella María Hinojosa
Pontio Pilato Francisco Vas

Direction musicale Ivor Bolton
Mise en scène Kasper Holten

                                                           Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella)

Coproduction avec le Royal Opera House Covent Garden - Londres et le Teatro Colón - Buenos Aires

Alors que l'Opéra National de Paris vient d'achever la dernière répétition de sa nouvelle production des "Maîtres Chanteurs de Nuremberg", le Teatro Real de Madrid présente un ouvrage de Richard Wagner rarement joué, "Das Liebesverbot".

Le livret, écrit par le compositeur lui-même, est basé sur la comédie de William Shakespeare "Measure for measure" – nous célébrons cette année le 400ème anniversaire de la disparition du légendaire dramaturge -, pièce dont il reprend les noms originaux des personnages, mais en déplace l'action de Vienne à Palerme, afin de se conformer à la croyance issue du protestantisme allemand selon laquelle les pays du sud passent trop de temps à faire la fête et à célébrer le sexe.

Das Liebesverbot - Défense d'aimer (K.Holten-I.Bolton) Madrid

Et si son premier opéra, "Die Feen", ne sera jamais joué de son vivant, "Défense d'aimer" aura sa première représentation le 29 mars 1836 à Magdebourg, un désastre si l'on en croit Wagner.

En effet, s'il fallait jouer aujourd'hui l'intégralité de la musique, le premier acte durerait près de quatre heures.

La version que propose Madrid, d'une durée de 2h30, est bien plus courte, et ne fait rien perdre de l’évolution dramaturgique, tout en nous permettant de mesurer l'inventivité mélodique du jeune compositeur.

Car sa structure, articulée en une succession d'airs où de duos, et sa verve entrainante rappellent surtout l’allant comique de Gaetano Donizetti.

Ainsi, on ne peut s'empêcher de penser à l'"Elixir d'amour" aussi bien dans le duo coquin de Brighella et Dorella, au premier acte, que dans l'air désespéré de Claudio au second acte.

Peter Bronder (Luzio)

Peter Bronder (Luzio)

Mais bien d'autres formes musicales sont identifiables. Les grands ensembles avec chœur et orchestre, comme celui qui achève le premier acte, nous ramènent à la grandiloquence des compositions d'Halevy ("La Juive") ou de Meyerbeer ("Les Huguenots"), les humeurs libidineuses de Friedrich annoncent la noirceur des abysses du "Vaisseau Fantôme", et le chant d'Isabella évoque à plusieurs reprises la fraîcheur idéaliste d'Elisabeth dans "Tannhäuser".

Le plus fantastique est que l'on peut passer d'un style musical à un autre, et encore un autre, en moins de quinze minutes de musique.

On ne trouve cependant pas d'air chanté dont l'écriture nous reste lovée dans l'oreille, même si, sur le moment, le style est toujours charmeur.

En revanche, le motif enivrant de l'ouverture qui se développe comme celui que composera Wagner, quelques années plus tard, pour l'ouverture de "Rienzi", revient plusieurs fois dans l'oeuvre, et son évidence mélodique laisse derrière elle le souvenir d’une réminiscence heureuse.

Maria Miro (Mariana) et Manuela Uhl (Isabella)

Maria Miro (Mariana) et Manuela Uhl (Isabella)

Et pour Kasper Holten, la diversité des scènes et des ambiances est une aubaine pour construire une mise en scène qui alterne passages festifs et poésie, mais qui suggère surtout l'oppression mentale que s'imposent aussi bien Isabella que Friedrich à eux-mêmes et aux autres.

Le fond du décor représente une façade d'une construction parcourue d'escaliers et de petites chambres isolées, qui peut représenter aussi bien le couvent où vit la jeune nonne - des moines sinistres occupent le fond des alcôves -, que le palais du gouverneur parcellé de cellules austères.

Son esthétique rappelle beaucoup celle du cinéma expressionniste allemand des années 30.

Se ressent ainsi en permanence un poids sur les pulsions de la vie, surtout que les atmosphères lumineuses, colorées, ou bien froidement grises, dépeignent aussi bien la dramaturgie musicale que l'enjeu théâtral.

Ante Jerkunica (Brighella)

Ante Jerkunica (Brighella)

Le jeu d'acteur est vif et très naturel, parfois un peu trop déjanté – voir la scène de Claudio à la prison -, mais est aussi très juste et cruel quand il s'agit de montrer par les torsions du corps l'emprise du désir sexuel sur le faussement puritain Viceroy.

Par l’usage un peu facile d’un ours en peluche, nous est alors montrée la faille affective de celui-ci, mais le décalage comique est trop appuyé pour véritablement nous toucher en profondeur.

Car le sujet ne porte pas sur une improbable interdiction du sentiment que sur l’impossibilité imposée aux citoyens de vivre leur sexualité comme ils l’entendent.

On pourrait ainsi se croire dans une mise en scène de "Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny" par Laurent Pelly, avec cependant moins de systématismes.

Les costumes sont variés, les scènes de fêtes animées par d'excellents danseurs, le chœur est formidable de cohésion, et règne en permanence une dynamique qui cherche à répondre à l’énergie de la musique.

Maria Miro (Mariana)

Maria Miro (Mariana)

Par ailleurs, la projection d’un portrait de Wagner en image de synthèse, dodelinant de la tête ou faisant la moue sur le rythme de l’ouverture de l’opéra, est d'emblée le signe du parti pris burlesque qu’a choisi Kasper Holten.

Ce choix est particulièrement judicieux si l’on en juge par l’intérêt du public qui a entièrement empli la salle du Teatro Real, et manifesté son plaisir qu’une fois le rideau final baissé.

Et en forme de clin d’œil, c’est un sosie d’Angela Merkel - malgré un masque mal réalisé – qui apparaît au final sous les traits du Roi de Sicile, pour venir dispenser les euros du continent à un peuple d’Europe du Sud avide de fête et de liberté.

Il n’y a qu’à Madrid ou à Athènes que cette image puisse avoir une telle résonance ironique.

Christopher Maltman (Friedrich)

Christopher Maltman (Friedrich)

Pour ce dernier week-end de février, deux représentations sont ainsi données, le samedi et le dimanche, avec une distribution différente pour cinq rôles principaux.

Celle qui réunit Christopher Maltman (Friedrich), Ante Jerkunica (Brighella) et Manuela Uhl (Isabella) a un impact vocal nettement plus prégnant.

Les deux baryton/baryton-basse sont en effet stylistiquement impressionnants, le premier ayant une projection et un mordant prêts à engloutir le parterre entier, alors que le second, qui a abordé des rôles aussi lourds que Khovanshi ou bien Le Grand Inquisiteur, se montre parfaitement à l’aise dans une interprétation qui le rapproche du personnage de Mustafa dans "L’Italienne à Alger" de Rossini, avec une noblesse d’accent en plus.

Leurs homologues, Leigh Melrose et Martin Winkler, qui alternent avec eux dans les mêmes rôles, ont une caractérisation vocale un peu plus grossière, qu’ils compensent par un engagement scénique tout aussi violemment cru.

Mikheil Sheshaberidze (Claudio)

Mikheil Sheshaberidze (Claudio)

Quant à la soprano allemande, Manuela Uhl, elle développe un personnage frappant de détermination et de sensibilité, une véritable héroine wagnérienne et idéaliste généreuse, tempérament en revanche plus vindicatif mais tout aussi incendiaire que l’on décelait, la veille, chez Sonja Gornik.

Les deux autres rôles distribués en alternance, celui de Claudio et Luzio, sont, eux, très différemment marqués. Car si Ilker Arcayürek et Peter Lodahl inscrivent leur chant dans une ligne italienne raffinée mais parfois confidentielle, le Luzio de Peter Bonder est éclatant d’affirmation et de présence, une voix théâtralement déclamée à cœur ouvert, alors que le Claudio de Mikheil Shesharberidze fait un peu penser à un grand enfant en manque de tendresse, caractérisé par un timbre clair mais engorgé dans les aigus.

Maria Miro, elle, qui incarne Mariana chaque soir, a une très agréable ligne de chant, naïve et évocatrice de la fraicheur de printemps, une héroïne puccinienne avec du corps et une façon naturellement touchante de s’adresser au public.

Peter Lodahl (Luzio), Manuela Uhl (Isabella) et Christopher Maltman (Friedrich)

Peter Lodahl (Luzio), Manuela Uhl (Isabella) et Christopher Maltman (Friedrich)

Et même si les voix de certains rôles secondaires ne sont pas constamment percutantes, il règne une harmonie d’ensemble qui rend cette comédie si plaisante à vivre.

La direction d’Ivor Bolton et l’habilité des musiciens sont en fait le liant qui permet de faire vivre les mouvements de la musique avec une belle texture fluide et épurée, mais également de rendre toute la ferveur et le spectaculaire des grands tableaux populaires, tous très réussis, et d’entretenir une allégresse d’où peuvent émerger de sombres courants puissants et impressionnants par la perfection de leurs lignes de force.

L’ensemble orchestral est donc aussi bien au service d’une œuvre que d’un spectacle extrêmement vivant, une réussite incontestable du Teatro Real pour le bonheur d’un public qui n’a pas dû regretter sa soirée.

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Publié le 19 Mars 2014

Alceste (Christoph Willibald Gluck)
Version parisienne de 1776
Représentations du 14 et 15 mars 2014
Teatro Real de Madrid

Admète Tom Randle / Paul Groves
Alceste Sofia Soloviy / Angela Denoke
Le Grand Prêtre / Thanatos Willard White
Evandre Magnus Staveland
Hercule Thomas Oliemans
Apollon Isaac Galan
Coryphées César de Frutos
            Maria Miro
            Rodrigo Alvarez
            Oxana Arabadzhieva
L’Oracle Fernando Rado

Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Scénographie et costumes Malgorzata Szczesniak
Dramaturge Damien Chardonnet-Darmaillacq
Direction musicale Ivor Bolton
Chœur et Orchestre du Teatro Real                             Angela Denoke (Alceste)


Entre Paris et Madrid, la saison lyrique 2013/2014 offre deux nouvelles productions scéniques d'Alceste, dans sa version parisienne : l'une, poétique et romantique, idéalisée par les motifs et les paysages éphémères tracés soigneusement à la craie par les dessinateurs d’Olivier Py, l'autre, traduite en une tragédie moderne qui en bouleverse l'interprétation.

Alors que l'œuvre peut se lire comme un conflit entre la culpabilité d'Admète et la profondeur d'amour du peuple et de sa femme pour lui, Krzysztof Warlikowski propose de voir sous les actes et les déclarations de la reine de Thessalie la traduction d'une culpabilité intériorisée par les pressions de sa famille monarchique et de sa religion.

Le metteur en scène remet donc en question les motivations subconscientes de l'héroïne en la rapprochant d'une grande personnalité du XXème siècle, Lady Di.

Angela Denoke (Alceste)

Angela Denoke (Alceste)

Et, en préambule, il ouvre le spectacle sur la projection d'une séquence de plus de cinq minutes qui reprend une interview que la princesse de Galles avait accordée à Martin Bashir, un journaliste de la BBC, en 1995, au moment où elle vivait une crise de couple qui l'amènera au divorce.

On y voit une femme forte, très classe, interprétée par Angela Denoke ou bien Sofia Soloviy, selon les soirs - Angela Denoke joue ce rôle avec une maturité naturelle impressionnante -, et toutes deux sont fascinantes dans cet exercice très crédible de reconstitution, et plus crédibles que Diana elle-même.

 Tout ce qui est dit au cours de cet échange introduit ce que l'on va voir par la suite, une femme rodée aux protocoles en toutes circonstances, une femme dévouée envers les grands accidentés de la vie, une femme piégée par les attentes de son entourage.

Or, dans cette interview, on y entend aussi très clairement la princesse déclarer tout son amour pour le prince, comme le fait Alceste, alors que personne ne pouvait plus y croire.

Sofia Soloviy (Alceste)

Sofia Soloviy (Alceste)

C’est le point de départ de Krzysztof Warlikowski : Alceste n’aime plus le roi, mais, culpabilisée à l’idée de le quitter dans un état mourant, elle décide de continuer à habiter un rôle qui n’est plus que représentatif. L’amour qu’elle invoque n’est donc qu’une façade, et ses derniers mots sur l’avenir de la monarchie s’achèvent sur les premiers accords dramatiques de la musique.

De bout en bout, Angela Denoke est une merveille d’incarnation. Non seulement elle joue avec un réalisme extrêmement émouvant le rôle de cette femme qui souffre désespérément en privé - au point de ne plus pouvoir se tenir debout - et qui doit se montrer à la hauteur en public, y compris dans le rôle d’épouse, mais aussi, elle exprime dans le chant, comme avec son corps, des torsions qui ne sont pas sans rappeler celles de Maria Callas.

Angela Denoke (Alceste)

Angela Denoke (Alceste)

Rien à voir pourtant avec l’ardent lyrisme d’une Leyla Geycer ou d’une Jessy Norman. Elle a conservé intact cette candeur angélique et une délicatesse de diction qui sont la beauté irradiante de cette douce tragédienne. Et il y a ces fluctuations dans son chant de pleureuse, trahissant quelques fois les limites de sa tessiture, qui se ressentent comme l’émanation d’une pure fragilité qui tranche avec l’assurance qu’elle témoignait dans le film d’introduction.

Il est vraisemblable qu’Angela Denoke soit elle-même dépassée par l’humaine affliction de son personnage, et qu’elle ne réalise pas à quel point elle peut toucher au cœur les nombreux admirateurs de son chant et de sa grâce d’être.

 Warlikowski ne fait que la magnifier encore plus, car il aime mettre en scène la tendresse douloureuse de ces femmes entières contraintes par une société qui cherche à faire plier leur force intérieure.

Willard White (Le Grand Prêtre)

Willard White (Le Grand Prêtre)

Même si, en seconde distribution, Sofia Soloviy n’atteint pas une telle complexité d’expressivité, elle compose un personnage plus immature et écorché.

Après une première scène où l’on voit Alceste venir soutenir des personnes malades réunies dans l’espace froid d’un hôpital – le chœur du Teatro Real est élégiaque dans les lamentations mais il lui arrive aussi de se désynchroniser de l’orchestre, en première partie, quand l’urgence s’intensifie -, son passage au temple est tout aussi empreint d’une beauté sacrificielle lorsque, sous la dentelle de son voile noir, elle se dévoue à nouveau pour les croyants.

Willard White, personnage impressionnant par lui-même, campe naturellement un Grand Prêtre protestant affable et intimidant, et sa voix a toujours cette rude expressivité humaine qui s’accentue avec le temps.

Angela Denoke (Alceste)

Angela Denoke (Alceste)

Dans cette scène, au temple d’Apollon, on retrouve un des grands thèmes de Krzysztof Warlikowski, les forces culpabilisatrices et oppressives de la religion, qui se manifeste au moment où une lumière éclatante, les éclairs d’une immense croix murale, vient ancrer en Alceste un sentiment qui va la décider à renoncer à la vie. Elle s’en évanouit.

Suit alors une magnifique vidéo qui dessine les visages endeuillés d’Alceste et de la famille royale, avec une beauté funèbre déchirante

Le deuxième acte, au palais, permet de voir enfin comment Warlikowski arrive à faire vivre un chœur sur scène, chœur qu’il représente comme la cour du roi Admète se réjouissant de son retour autour d’une immense table de réception. Admète, interprété par un Paul Groves dramatique, clair et mordant, mais souvent imprécis dans les aigus, est un homme à l’apparence sûre et impitoyable, imbu de sa situation sociale.
Tom Randle, les autres soirs, est plus sombre et bien moins compréhensible, mais d’une sincérité plus sensible, et tellement impliqué scéniquement qu’il finit même par se blesser à la fin de sa dernière représentation.

Angela Denoke (Alceste) et Paul Groves (Admète)

Angela Denoke (Alceste) et Paul Groves (Admète)

Angela Denoke, après une incantation à la fois tourmentée et retenue de «divinité du Styx», se retrouve à incarner une femme se retranchant dans sa solitude, incomprise, et l’on reconnait les images d’Iphigénie en Tauride avec lesquelles Paris avait découvert la première mise en scène lyrique du directeur polonais pour la France.

Ce retour à Gluck donne effectivement l’impression d’une boucle qui se referme sur un univers de personnages tragiquement vrais, sans bouffonnerie. Cela n’empêche pas Warlikowski de faire appel au burlesque et, pour décrire la superficialité des sentiments de ce peuple au milieu duquel Alceste ne se reconnait pas, il crée une césure sous forme d’un air de flamenco, totalement décalé, qui peut avoir plu, ou pas, au public espagnol.
On ne peut s’empêcher de penser à la Tatiana mise en scène par Tcherniakov dans Eugène Onéguine, ou au film Melancholia de Lars von Trier quand Alceste se jette au coup d’Evandre pour se raccrocher à la vie– très fin Magnus Staveland.

Les enfers

Les enfers

Alors que la disparition de Gerard Mortier au cours de ce cycle de représentations attriste l’atmosphère du théâtre, la conception de la mort telle qu’elle est représentée accentue lourdement le pouvoir émotionnel du dernier acte, avec ces images de comédiens se relevant, à demi-nus, au milieu d’un flot de brume, pour mimer une scène d’amour comme un désir impossible de retour à la vie. Un des acteurs en transe en rajoute même à ce malaise de façon trop appuyée.

Et, désireux d'enrichir certains rôles secondaires, Warlikowski épaissit le personnage d’Hercule – excellent comédien Thomas Oliemans par ailleurs- en en faisant un homme qui part aux enfers par désir de racheter ses meurtres passés, mais qui n’y gagne rien d’autre qu’un insignifiant masque de clown. Tout, dans cette mise en scène, voue à l'échec les actes suggérés par le sentiment de culpabilité, et, même si Alceste ne meurt pas - et l'on sait pour quelle raison -, on n'en reste pas moins saisi par l'incarnation incroyable d'Angela Denoke. Elle était l'artiste pour laquelle Gerard Mortier avait programmé un dernier récital à l'Opéra Garnier avant son départ de Paris...

L’orchestre du Teatro Real confirme à nouveau, sous la direction d’Ivor Bolton, qu’il est capable de peindre la limpidité et la finesse des ondes vivantes d’une telle musique en se laissant parcourir d’une légèreté dramatique enivrante qui mêle magnifiquement pathétisme et poésie, couleurs claires et métalliques.

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Publié le 6 Août 2011

Mitridate, rè di Ponto (Mozart)
Représentation du 29 juillet 2011
Prinzregententheater München

Mitridate Barry Banks
Aspasia Patricia Petibon
Sifare Anna Bonitatibus
Farnace Lawrence Zazzo
Ismène Lisette Oropesa
Arbate Eri Nakamura
Marzio Alexey Kudrya

Direction Musicale Ivor Bolton
Orchestre de  l’Opéra d’Etat de Bavière
Mise en scène David Bösch

 

                                                                                              Lawrence Zazzo (Farnace)

Il y a peu de temps, le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles fit revivre sur scène un des opéras de jeunesse de Mozart, La Finta Giardiniera, redécouverte qui tenait autant de l’ouvrage que de la vision poétique et humaine du couple Herrmann.
A présent, le festival de Munich nous emmène encore plus loin, au cœur de l’adolescence du prodigieux compositeur.

La salle du Prinzregententheater

La salle du Prinzregententheater

Aussi incroyable que cela soit, Mitridate, rè di Ponto est la création artistique d’un garçon qui n’a pas encore atteint ses quinze ans. David Bösch, fasciné par l’univers mental de cet âge sombre, a conçu une scénographie entourée par un fond noir, circulaire, sur lequel se projettent les images animées, les symboles de l’âme de l’enfance, avec ses rêves de liberté et d’amour éternel, ses horizons étoilés, ses tendances au repli maternel, mais aussi avec ses angoisses de mort effrayantes.

Ces dessins naïfs, bien qu’omniprésents, ne surchargent pourtant pas le propos et ne font que rendre saillants les sentiments des personnages, tous unifiés par une brillante maîtrise théâtrale, si naturellement spontanée. Le réalisateur serait-il admirateur de William Kentridge? 

Patricia Petibon (Aspia) et Anna Bonitatibus (Sifare)

Patricia Petibon (Aspia) et Anna Bonitatibus (Sifare)

Une telle mise en scène figurative aurait pu n’être qu’un élément à part et autonome.

Bien au contraire, elle se fond dans la fluidité du flux orchestral qui est comme une source qui constamment revivifie les lignes caressantes. L’enthousiasme d’Ivor Bolton et des musiciens est un enchantement magnifié par l’acoustique enveloppante du théâtre, et nous sommes pris dans ce tourbillon enivrant dès l’air d’entrée d’Aspia ‘Soffre il moi cor con pace’.

 

C’est quelque chose d’inouï que d’entendre Patricia Petibon se lancer dans ce grand envol d‘un désir ardent de vivre, ses vocalises rayonnantes semblent alors mener comme une course au rythme alerte de l’orchestre.

Plus tard, on découvre la femme dramatique, la violence à fleur de peau, puis l’abandon dépressif au cours du duo ‘se viver non deggio’ avec Anna Bonitatibus. Discrète et légère mezzo-soprano, celle ci interprète un Sifare d’une digne innocence, et laisse un souvenir émouvant lors du renoncement à Aspasia, chanté à cœur ouvert, avec à ses pieds le corniste détaché de l’orchestre, consolateur, Zoltan Macsai.

Très agressif et cassant, mais irréprochable dans d’éprouvantes et artificielles vocalises dont Rossini fera plus tard la marque de son écriture virtuose, le ténor britannique Barry Banks dynamise violemment Mitridate, rendu de façon univoque comme un militaire brutal et sanglant.

 Eri Nakamura (Arbate) et Lawrence Zazzo (Farnace)

C’est cependant le personnage de Farnace, son fils le plus ambitieux et fortement dérangé, qui imprime une noirceur inquiétante suggérée dès son apparition par l’expressionnisme du vol d’un oiseau de nuit au regard ensanglanté.

Non seulement cette image trouble évoque les couleurs nocturnes et surnaturelles du superbe timbre de Lawrence Zazzo, sombre et angoissé, mais elle constitue également une vision œdipienne du jeune homme, obnubilé par un désir d’affirmation avant tout sexuel.
David Bösch ne lui épargne ainsi pas la scène finale d’automutilation des yeux, suivant une logique qui nous aura amené de l’imaginaire de l’enfance à la fureur du sang versé.

Ivor Bolton, entouré des musiciens, le corniste Zoltan Macsai, et Barry Banks (Mitridate)

Ivor Bolton, entouré des musiciens, le corniste Zoltan Macsai, et Barry Banks (Mitridate)

Aussi bien la fraicheur et la présence de Lisette Oropesa, la vitalité sympathique d’Eri Nakamura, et les fascinants et peu orthodoxes aigus ténus d’Alexey Kudrya font parti de cette magnifique interprétation musicale et théâtrale, inattendue, qui pourrait bien rester pour longtemps le plus étourdissant souvenir de ce tout jeune Mozart.

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Publié le 6 Juin 2008

Iphigénie en Tauride (Gluck)
Représentation du 02 juin 2008

Opéra Garnier
 
 Iphigénie          Mireille Delunsch
 Pylade              Yann Beuron
Oreste              Stéphane Degout
Thoas              Franck Ferrari
Diane               Salomé Haller
Iphigénie          Renate Jett (rôle non chanté)

Direction          Ivor Bolton

Mise en scène Krzysztof Warlikowski

 

« Ce ne sont pas mes productions qui sont scandaleuses mais le public qui fait du scandale! », et c’est avec ce délicieux bon sens que Gerard Mortier défendait il y a encore quelques jours ses choix sur France Musique face à un Lionel Esparza absolument ravi.

                                                                                                   Renate Jett (Iphigénie)

Car Iphigénie en Tauride dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski avait suscité une agitation rare à l’Opéra Garnier en juin 2006, houle de huées massive lors de la première, interrup tions de la représentation, invectives, et nous pouvons imaginer la nature des courriers  qui arrivèrent sur le bureau de la direction de l’Opéra National de Paris à la veille de l’été.

Il n’est donc pas inutile de rappeler le contexte de création de ce spectacle. Isabelle Huppert originalement prévue pour mettre en scène Iphigénie se décommanda cinq mois avant la première, ne laissant alors que deux mois à  Krzysztof Warlikowski pour y réfléchir.

Et comme en juillet 2005, le metteur en scène polonais venait de triompher à Avignon avec la pièce Krum,  il possédait déjà une matière lui permettant d’immerger le spectateur dans son univers et de s’intéresser à nouveau à un personnage qui a raté sa vie.

Mireille Delunsch (Iphigénie)

Mireille Delunsch (Iphigénie)

Krzysztof Warlikowski suppose, et il a raison, que le spectateur est intelligent et peut comprendre des dispositifs scéniques rapprochant passé et présent dans un même espace.

C’est ce qu’il fait en présentant Iphigénie comme une vieille dame s’accrochant jusqu’au dernier souffle à sa dignité (habillée en grande classe parmi les personnes âgées d’une maison de retraite) et se remémorant sa vie dramatiquement sacrifiée par sa famille.

Réapparaît alors une seconde Iphigénie, jeune cette fois, jouée en alternance par la soprano ou bien la fantastique actrice Renate Jett que nous avons revu dans Parsifal.

Le point de départ est le mariage d'Iphigénie avec Achille qui finalement n'aura pas lieu, la jeune fille se retrouvant sous l'emprise de Thoas une fois arrivée en Tauride.

Cette vision psychanalytique reconstitue l’enchaînement des pulsions criminelles qui conditionnent la famille des Atrides (meurtres d’Agamemnon par Clytemnestre,  de Clytemnestre par Oreste et enfin d’Oreste par Iphigénie qui sera ici arrêté à temps).

Pour renforcer la violence de cette histoire et son caractère obsessionnel, Krzysztof Warlikowski manie des éclairages aussi bien rouge éclatant que vert crépusculaire.

Mais ce sont avant tout les miroirs semi réfléchissants qui permettent de disloquer le champ théâtral.
Selon l’angle d’attaque des lumières, la salle et l’avant scène se reflètent totalement, ou bien l’arrière scène se superpose aux reflets des glaces, comme nos propres images mentales peuvent interférer.

Yann Beuron (Pylade) et Franck Ferrari (Thoas)

Yann Beuron (Pylade) et Franck Ferrari (Thoas)

Il faut reconnaître que la dimension confuse du dispositif peut égarer un peu le spectateur.

 

Il en ressort des scènes particulièrement malsaines, comme le meurtre de Clytemnestre par Oreste exécuté par un acteur totalement nu et frappant sa mère à chaque fois que le chœur reprend « il a tué sa mère ».

Ce sont également des images de solitude poignante et de vide affectif (Iphigénie tenant son coussin au moment de choisir l’homme qu’elle épargnera), et enfin l’apaisement final après le meurtre de Thoas qui libère la prêtresse d’un poids écrasant.

 

Il y a deux ans, Maria Riccarda Wesseling avait été une Iphigénie adéquate à cette vision et prenait plaisir à chanter dans des postures inhabituelles. Mireille Delunsch se plie également à la volonté de K.Warlikowski mais de manière plus mesurée et plus inégale vocalement dans sa projection sonore. Le timbre accentue un sentiment d’angoisse étriquée.

 

Yann Beuron paraît un peu las mais toujours aussi doux et c’est surtout Stéphane Degout qui porte le duo d’hommes dont la force émotionnelle des dialogues reste scéniquement traitée avec beaucoup de pudeur.

Frank Ferrari est un Thoas absolument parfait par sa noirceur et les réactions de rejet qu’il dégage, et si Ivor Bolton tire des couleurs parfois scintillantes de l’orchestre il se laisse aussi emporter par le drame sans trop penser aux chanteurs.

Lire également le compte-rendu de la reprise du 11 et 14 septembre 2021 Iphigénie en Tauride (Erraught – Ott - Hengelbrock - Warlikowski) Garnier.

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