Publié le 1 Mai 2022
Fin de partie (György Kurtág – 2018)
Représentations du 30 avril et 08 mai 2022
Palais Garnier
Hamm Frode Olsen
Clov Leigh Melrose
Nell Hilary Summers
Nagg Leonardo Cortellazzi
Direction musicale Markus Stenz
Mise en scène Pierre Audi (2018)
Production Teatro alla Scala, Milan et de Nationale Opera, Amsterdam
Diffusion sur France Musique le 01 juin 2022 à 20h Frode Olsen (Hamm)
La création de ‘Fin de partie’ à la Scala de Milan le 15 novembre 2018 est l’aboutissement de 60 ans de fascination de la part de György Kurtág pour la pièce de Samuel Beckett qu’il découvrit, peu après la création londonienne, au Studio des Champs-Élysées en avril 1957.
Cette petite salle de 232 places était alors dirigée depuis 1944 par Maurice Jacquemont, véritable défenseur des pièces de Federico Garcia Lorca, Eugène Ionesco, Marguerite Duras ou Samuel Beckett.
Après la disparition en 1989 du dramaturge irlandais, György Kurtág composa deux ans plus tard une pièce de 12 minutes pour contralto solo, cinq voix et orchestre, ‘Samuel Beckett : What is the word’, qui fut créée à Vienne par l’Ensemble Anton Webern et l’Arnold Schoenberg Choir sous la direction de Claudio Abbado.
Sa passion pour l’univers de Samuel Beckett se prolonge ensuite par la mise en musique de certains de ses poèmes qui aboutit en 1998 à ‘… pas à pas – Nulle part’ composée pour baryton solo, et c’est à l’âge incroyable de 92 ans que le compositeur hongrois porte finalement sur la scène scaligère son premier opéra qui sera repris l’année d’après à Amsterdam, avant d’être programmé par Stéphane Lissner pour la saison 2020/2021 de l’Opéra de Paris, puis reporté à cause des circonstances sanitaires.
‘Fin de partie’ reprend plus de la moitié du texte de la pièce éponyme, et la mise en scène de Pierre Audi lui donne une impressionnante intemporalité en représentant les quatre protagonistes vivant à l’extérieur d’une petite maisonnette simple dans un décor nocturne à la texture épaisse et grise.
Cette maisonnette est également surplombée par deux autres pans plus larges de cette même maison qui évoquent un enfermement cyclique et tragique, mais ces différents éléments ne s’alignent qu’à la toute fin, à l’approche de la mort, alors qu’auparavant leurs orientations respectives se désynchronisent pour créer un spectaculaire théâtre d’ombres dans la nuit.
La précision de jeu des quatre chanteurs – l’équipe artistique, chef compris, est identique à celle de la création, hormis l’orchestre – vit en totale fusion avec les moindres signes musicaux, et le chant déclamé varie rythme, couleur et finesse incessamment, si bien que l’auditeur est toujours surpris et tenu par ce qu’il se dit.
Car la pièce, loin de n’être qu’un exercice purement théâtral, projette sous une forme artistique brute mais travaillée l’image d’un monde marginal à priori repoussant qui ne connaît aucune lueur d’espoir ou de beauté, même pas le ciel, et qui attend la mort dans une souffrance psychique et physique qui met inévitablement mal à l’aise l’observateur. Cette vision de la vie, bien trop réelle, est souvent cachée du regard dans la société bourgeoise car elle fait peur de par le reflet dégradé de l’être humain qu’elle donne, de par les inévitables éruptions de violence qui peuvent en surgir, et parce qu’aucun masque lissé ne vient travestir l’authenticité des affects ressentis.
L’écriture orchestrale décuple ainsi l’impact de chaque mot et chaque plainte, fait même ressentir les nœuds intérieurs qui poussent le chanteur principal, le personnage de Ham sous les traits de Frode Olsen, à exprimer sa douleur et sa tristesse, et György Kurtág sélectionne les timbres et les dynamiques vibratoires des instruments pour chaque phrase, comme s’il avait patiemment réfléchi à la plus fidèle expression musicale qui corresponde le mieux à chaque mot.
Il n’y a pas de déroulement dramatique à proprement parler, les délires intérieurs et les incessants mouvements névrotiques les plus tortueux définissent ainsi des lignes et des ponctuations que la musique vient recouvrir et enrichir selon un processus de nourrissement mutuel viscéral dépourvu de toute emphase lyrique, si ce n’est que, parfois, les timbres des voix s’allègent après une déclamation incisive comme si quelque chose de beau devait de toute façon émerger.
Au cours des vingt dernières minutes, le discours de Clov devient plus interrogatif. Malgré la rudesse des rapports entre ces individus plongés dans un malheur insondable, n’y a t-il pas un amour qui les lie, un amour brusque, forcément, mais véritable et qui va à l’encontre des concepts que la société véhicule ?
Les quatre chanteurs, Frode Olsen, Leigh Melrose, Hilary Summers et Leonardo Cortellazzi sont impressionnants autant par le caractère qu’ils impriment à leurs expressions vocales, que par les déformations enlaidies de leurs visages et la profondeur avec laquelle ils habitent leurs personnages, et voir ainsi des âmes se débattre avec la solitude et la déchéance physique est assez extraordinaire sur une scène aussi glamour que celle du Palais Garnier.
‘Fin de partie’ nous renvoie en fait au pathétique de la vie et à son âpreté, et Markus Stenz apparaît comme l’orfèvre chargé de faire vivre l’orchestre avec une rigueur nullement desséchée, sinon une forte concentration sur les peines qui s’expriment afin de répondre avec les traits et les respirations les plus empathiques.
Hilary Summers, Leigh Melrose, Markus Stenz, Pierre Audi, Christof Hetzer, Frode Olsen et Leonardo Cortellazzi
C’est sur fond de magma de sonorités cuivrées et d’amplification d’une lumière d’argent glaciale que la mort vient au final entraîner Hamm afin qu’il rejoigne son père dans le repos tant attendu. Et malgré la sévérité du sujet, le public se montre fortement reconnaissant envers les artistes pour un tel engagement, public parmi lequel on peut même reconnaître Stéphane Lissner venu de Naples pour assister à cette première.
Comme à la Scala, Markus Stenz n'oubliera pas de rendre hommage à la partition de György Kurtág, éclatante dans ses mains.