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Publié le 1 Mai 2022

Fin de partie (György Kurtág – 2018)
Représentations du 30 avril et 08 mai 2022
Palais Garnier

Hamm Frode Olsen
Clov Leigh Melrose
Nell Hilary Summers
Nagg Leonardo Cortellazzi

Direction musicale Markus Stenz
Mise en scène Pierre Audi (2018)

Production Teatro alla Scala, Milan et de Nationale Opera, Amsterdam
Diffusion sur France Musique le 01 juin 2022 à 20h                          Frode Olsen (Hamm)

La création de ‘Fin de partie’ à la Scala de Milan le 15 novembre 2018 est l’aboutissement de 60 ans de fascination de la part de György Kurtág pour la pièce de Samuel Beckett qu’il découvrit, peu après la création londonienne, au Studio des Champs-Élysées en avril 1957. 

Cette petite salle de 232 places était alors dirigée depuis 1944 par Maurice Jacquemont, véritable défenseur des pièces de Federico Garcia Lorca, Eugène Ionesco, Marguerite Duras ou Samuel Beckett.

Leigh Melrose (Clov) et Frode Olsen (Hamm)

Leigh Melrose (Clov) et Frode Olsen (Hamm)

Après la disparition en 1989 du dramaturge irlandais, György Kurtág composa deux ans plus tard une pièce de 12 minutes pour contralto solo, cinq voix et orchestre, ‘Samuel Beckett : What is the word’, qui fut créée à Vienne par l’Ensemble Anton Webern et l’Arnold Schoenberg Choir sous la direction de Claudio Abbado.

Sa passion pour l’univers de Samuel Beckett se prolonge ensuite par la mise en musique de certains de ses poèmes qui aboutit en 1998 à ‘… pas à pas – Nulle part’ composée pour baryton solo, et c’est à l’âge incroyable de 92 ans que le compositeur hongrois porte finalement sur la scène scaligère son premier opéra qui sera repris l’année d’après à Amsterdam, avant d’être programmé par Stéphane Lissner pour la saison 2020/2021 de l’Opéra de Paris, puis reporté à cause des circonstances sanitaires.

Hilary Summers (Nell) et Leonardo Cortellazzi (Nagg)

Hilary Summers (Nell) et Leonardo Cortellazzi (Nagg)

‘Fin de partie’ reprend plus de la moitié du texte de la pièce éponyme, et la mise en scène de Pierre Audi lui donne une impressionnante intemporalité en représentant les quatre protagonistes vivant à l’extérieur d’une petite maisonnette simple dans un décor nocturne à la texture épaisse et grise.

Cette maisonnette est également surplombée par deux autres pans plus larges de cette même maison qui évoquent un enfermement cyclique et tragique, mais ces différents éléments ne s’alignent qu’à la toute fin, à l’approche de la mort, alors qu’auparavant leurs orientations respectives se désynchronisent pour créer un spectaculaire théâtre d’ombres dans la nuit.

La précision de jeu des quatre chanteurs – l’équipe artistique, chef compris, est identique à celle de la création, hormis l’orchestre – vit en totale fusion avec les moindres signes musicaux, et le chant déclamé varie rythme, couleur et finesse incessamment, si bien que l’auditeur est toujours surpris et tenu par ce qu’il se dit.

Frode Olsen (Hamm)

Frode Olsen (Hamm)

Car la pièce, loin de n’être qu’un exercice purement théâtral, projette sous une forme artistique brute mais travaillée l’image d’un monde marginal à priori repoussant qui ne connaît aucune lueur d’espoir ou de beauté, même pas le ciel, et qui attend la mort dans une souffrance psychique et physique qui met inévitablement mal à l’aise l’observateur. Cette vision de la vie, bien trop réelle, est souvent cachée du regard dans la société bourgeoise car elle fait peur de par le reflet dégradé de l’être humain qu’elle donne, de par les inévitables éruptions de violence qui peuvent en surgir, et parce qu’aucun masque lissé ne vient travestir l’authenticité des affects ressentis.

L’écriture orchestrale décuple ainsi l’impact de chaque mot et chaque plainte, fait même ressentir les nœuds intérieurs qui poussent le chanteur principal, le personnage de Ham sous les traits de Frode Olsen, à exprimer sa douleur et sa tristesse, et György Kurtág sélectionne les timbres et les dynamiques vibratoires des instruments pour chaque phrase, comme s’il avait patiemment réfléchi à la plus fidèle expression musicale qui corresponde le mieux à chaque mot.

Leigh Melrose (Clov)

Leigh Melrose (Clov)

Il n’y a pas de déroulement dramatique à proprement parler, les délires intérieurs et les incessants mouvements névrotiques les plus tortueux définissent ainsi des lignes et des ponctuations que la musique vient recouvrir et enrichir selon un processus de nourrissement mutuel viscéral dépourvu de toute emphase lyrique, si ce n’est que, parfois, les timbres des voix s’allègent après une déclamation incisive comme si quelque chose de beau devait de toute façon émerger.

Au cours des vingt dernières minutes, le discours de Clov devient plus interrogatif. Malgré la rudesse des rapports entre ces individus plongés dans un malheur insondable, n’y a t-il pas un amour qui les lie, un amour brusque, forcément, mais véritable et qui va à l’encontre des concepts que la société véhicule ? 

Fin de partie - György Kurtág / Samuel Beckett (Stenz - Audi) Opéra de Paris

Les quatre chanteurs, Frode Olsen, Leigh Melrose, Hilary Summers et Leonardo Cortellazzi sont impressionnants autant par le caractère qu’ils impriment à leurs expressions vocales, que par les déformations enlaidies de leurs visages et la profondeur avec laquelle ils habitent leurs personnages, et voir ainsi des âmes se débattre avec la solitude et la déchéance physique est assez extraordinaire sur une scène aussi glamour que celle du Palais Garnier. 

‘Fin de partie’ nous renvoie en fait au pathétique de la vie et à son âpreté, et Markus Stenz apparaît comme l’orfèvre chargé de faire vivre l’orchestre avec une rigueur nullement desséchée, sinon une forte concentration sur les peines qui s’expriment afin de répondre avec les traits et les respirations les plus empathiques. 

Hilary Summers, Leigh Melrose, Markus Stenz, Pierre Audi, Christof Hetzer, Frode Olsen et Leonardo Cortellazzi

Hilary Summers, Leigh Melrose, Markus Stenz, Pierre Audi, Christof Hetzer, Frode Olsen et Leonardo Cortellazzi

C’est sur fond de magma de sonorités cuivrées et d’amplification d’une lumière d’argent glaciale que la mort vient au final entraîner Hamm afin qu’il rejoigne son père dans le repos tant attendu. Et malgré la sévérité du sujet, le public se montre fortement reconnaissant envers les artistes pour un tel engagement, public parmi lequel on peut même reconnaître Stéphane Lissner venu de Naples pour assister à cette première.

Comme à la Scala, Markus Stenz n'oubliera pas de rendre hommage à la partition de György Kurtág, éclatante dans ses mains.

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Publié le 21 Mai 2018

Die Soldaten (Bernd Alois Zimmermann)
Représentation du 19 mai 2018
Teatro Real de Madrid

Wesener Pavel Daniluk
Marie Susanne Elmark
Charlotte Julia Riley
Madre mayor de Wesener Hanna Schwarz
Stolzius Leigh Melrose
Madre de Stolzius Iris Vermillion
Coronel Obrist, conde von Spannheim Reinhard Mayr
Desportes Uwe Stickert
Pirzel Nicky Spence
Eisenhardt Germán Olvera
Capitán Haudy Rafael Fingerlos
Capitán Mary Wolfgang Newerla
Tres jóvenes oficiales Francisco Vas, Gerardo López, Albert Casals
La condesa De la Roche Noëmi Nadelmann
                    Nicky Spence (Pirzel)
El joven conde Antonio Lozano
Madame Roux Beate Vollack

Direction musicale Michael Zlabinger
Mise en scène Calixto Bieito

Nouvelle production créée originalement pour l'Opéra de Zurich (2013) et le Komische Oper de Berlin (2014)

Avec 25% de son budget financé par le Mécénat (14 millions d'euros sur un total de 56 millions d'euros), le Teatro Real de Madrid démontre crânement que l'on peut mobiliser une forte part de fonds privés non pas pour programmer exclusivement des Verdi et des Puccini, mais pour mettre en avant le répertoire exigeant et moins populaire du XXe siècle.

Susanne Elmark (Marie)

Susanne Elmark (Marie)

Les sept représentations de Die Soldaten, programmées du 16 mai au 03 juin en hommage au centenaire de la naissance de son compositeur, constituent ainsi un des points d'orgue d'une saison qui a également accueilli Kurt Weill, Jake Heggie et Benjamin Britten.

Cette œuvre spectaculaire est ainsi l'occasion de revenir aux origines du mouvement littéraire Sturm and Drung et d'aborder sa composante sociale dont Jakob Michael Reinhold Lenz est un dramaturge majeur.

Il est par ailleurs étonnant de voir que sa pièce Die Soldaten (1776) a inspiré non seulement le Woyzeck de Büchner qui, plus tard, deviendra un des chefs-d’œuvre lyrique absolu du XXe siècle par la musique d’Alban Berg, Wozzeck, mais est aussi à l’origine de l'unique opéra que Bernd Alois Zimmermann créa à l'opéra de Cologne en 1965.

Uwe Stickert (Desportes)

Uwe Stickert (Desportes)

La pièce de Lenz était le reflet de cette jeunesse dont la vie affective et sexuelle était bridée par la société pour laquelle ils combattaient au cours des campagnes européennes de la fin du XVIIIe siècle. De ce refoulement découlaient des comportements violents dont les victimes étaient les femmes.

Chez Zimmermann et Bieito, la violence est perçue comme inhérente à la société. Et dans la scénographie présentée au Teatro Real, tous les musiciens, chef compris, sont habillés en treillis. Ceux-ci, disposés sur différents plans étagés d'une immense estrade surplombant la scène, deviennent le centre d'intérêt majeur de l'opéra.

Michael Zlabinger et l'orchestre du Teatro Real de Madrid

Michael Zlabinger et l'orchestre du Teatro Real de Madrid

Cordes au premier plan, percussions en lignes surélevées, harpes perdues dans des hauteurs nébuleuses, l'ampleur orchestrale, la brutalité de son rythme et de ses textures miroitantes de glace nous entraînent dans des mondes qui font écho à ceux d'Alban Berg ou de Dmitri Chostakovitch. Mais, de façon subliminale, la spiritualité de Jean Sébastien Bach surgit aussi avec évidence comme si une présence divine venait interpeler l'auditeur.

Et Michael Zlabinger, grand connaisseur du répertoire contemporain et du XXe siècle, remplaçant pour un soir Pablo Heras-Casado, domine un ensemble stupéfiant de cohésion.
Au sol, un assistant se fait le relai du chef pour coordonner les solistes avec l'orchestre. Les protagonistes surviennent par dessous l'estrade, ou bien par des passerelles descendantes, et tout se joue principalement à l'avant-scène.

Susanne Elmark (Marie)

Susanne Elmark (Marie)

C'est d'ailleurs le jeu théâtral insufflé par Bieito, brusque et rude, qui pousse les artistes à dépasser les limites de leur propre corps, captivant sous un regard ahuri toute notre attention.

On pourrait même dire que Die Soldaten est l'opéra de Susanne Elmark, tant la soprano danoise est transcendée par le rôle de Marie qu'elle interprétait déjà lors de la création de cette production à Zurich en 2013, et qu'elle vient de reprendre à l'opéra de Nuremberg le mois dernier.

Susanne Elmark (Marie) et Noëmi Nadelmann (La comtesse De la Roche)

Susanne Elmark (Marie) et Noëmi Nadelmann (La comtesse De la Roche)

De sa tessiture colorature d'origine, elle tire naturellement un éclat brillant et sensuel qui, petit à petit, laisse place à un engagement écorché, un dépassement de soi qui montre comment cette véritable artiste réussit à fondre art lyrique et sens théâtral avec une présence et un sens de l'abnégation tout deux stupéfiants.

Ses partenaires masculins et féminins sont fatalement pris dans la même dynamique détraquée, et il en ressort des caractères particulièrement forts, le Pirzel impérial de Nicky Spence, la comtesse De la Roche qu'incarne une Noëmi Nadelmann vampirique aux graves poitrinés, perversement attirée par son jeune fil (Antonio Lozano), ou bien la Madame Roux libérée et exubérante dansée par Beate Vollack.

Plus tendre, Uwe Stickert dessine un Desportes susceptible, polissant de douceur un timbre de voix vif et saillant.

Noëmi Nadelmann (La comtesse De la Roche) et Antonio Lozano (Le jeune comte)

Noëmi Nadelmann (La comtesse De la Roche) et Antonio Lozano (Le jeune comte)

Le final, la destruction du monde déclenchée par l'explosion d'une bombe atomique, est mis en scène par un effet bien rodé cher à Calixto Bieito, un projecteur puissant disposé à l'arrière scène, une lumière aveuglante venant de l'horizon, qui dessine et détache les ombres des corps, celui ensanglanté de Marie, tandis que la musique engloutit les cris d'effroi, alors que le spectateur assiste à une sauvage mutilation des piliers latéraux - heureusement faux - du théâtre.

Beate Vollack (Madame Roux)

Beate Vollack (Madame Roux)

Le Teatro Real aurait pu accueillir plus de spectateurs, mais ceux qui étaient présents n'ont pas regretté d'avoir vu et entendu la démesure d'un spectacle sans rédemption possible.

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Publié le 6 Septembre 2017

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy)
Représentation du 03 septembre 2017
Jahrhunderthalle Bochum - Ruhrtriennale

Arkel Franz-Josef Selig
Pelléas Phillip Addis
Golaud Leigh Melrose
Un médecin Caio Monteiro
Mélisande Barbara Hannigan
Geneviève Sara Mingardo
Yniold Soliste du Knabenchores der Chorakademie Dortmund

Directeur musical Sylvain Cambreling
Metteur en scène Krzysztof Warlikowski (2017)
Décor et costumes Małgorzata Szczęśniak
Orchestre du Bochumer Symphoniker
 
                                                                                           Barbara Hannigan (Mélisande)

Après Wozzeck et Die Gezeichneten joués, cette année, respectivement à Amsterdam et à Munich, Krzysztof Warlikowski met à nouveau en scène un opéra construit sur une intrigue où la rivalité entre deux hommes pour l’amour d’une même femme s’achève par la vengeance mortelle de l’amant éconduit et par la mort de celle-ci.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Dans le site réhabilité de la Jahrhunderthalle de Bochum, impressionnant de par ses enchevêtrements de structures métalliques complexes, l'intimisme de l’œuvre oblige à sonoriser les voix, mais cela est réalisé avec un très bon équilibre acoustique. Seule la partie grave du spectre des voix semble amplifiée par trois haut-parleurs situés en hauteur, alors que la tessiture médium/aiguë des artistes atteint, elle, directement les auditeurs.

Warlikowski ressère une trame dramatique qui oscille entre l'univers aristocratique d'une riche famille industrielle, semblable à celle des Damnés, et l'univers de la rue d'où provient Mélisande, selon son interprétation.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Sur la droite de la scène, un large pan mural en bois parcellé de plusieurs portes, au sol, un élégant parquet massif, à gauche, contre un pilier, un bar à néons et une terrasse qui accueillent des marginaux, et, tout à gauche, un lavoir constitué d’un ensemble de lavabos, forment les éléments de décor de cette histoire.

Enfin, en arrière-plan, un magnifique escalier orne l’écrin qui enchâsse l’orchestre du Bochumer Symphoniker.

Sylvain Cambreling et l'orchestre du Bochumer Symphoniker

Sylvain Cambreling et l'orchestre du Bochumer Symphoniker

Sylvain Cambreling, l’allure introvertie, dirige d’une main de velours un orchestre frissonnant et ondoyant, le long d’une lente langue ténébreuse aux marbrures menaçantes mais adoucies et envoutantes.

Les réminiscences wagnériennes sont perceptibles, mais elles le sont à des passages inattendus, et les déliés de bois évoquent plus les ombres de l’Anneau du Nibelung que celles de Parsifal.
C’est en tout cas une très grande émotion de le voir faire revivre les grands moments de l’ère Mortier à Paris.

Franz-Josef Selig (Arkel)

Franz-Josef Selig (Arkel)

Et les artistes sont tous, absolument tous, saisissants de présence, porteurs d’une part sombre, y compris Yniold, et Warlikowski ne raconte pas ce drame en cherchant à renforcer la poésie évanescente du livret, mais plutôt en amplifiant le suspense à la façon d’un thriller qui se nourrit d'une névrose grandissante.

Franz-Josef Selig, impérial et pathétique Arkel, incarne magnifiquement le rôle du chef de famille, l’autorité d’un parrain, une douce sensualité humaine qui, cependant, doit montrer un caractère cassant accentué, dans ce rôle-ci, par le metteur en scène.

Phillip Addis (Pelléas) et Leigh Melrose (Golaud)

Phillip Addis (Pelléas) et Leigh Melrose (Golaud)

Le Golaud de Leigh Melrose, qui débute par un monologue qui plante d’emblée la noirceur du personnage, porte une agressivité assumée qui écarte tout possibilité d’empathie.

Et Phillip Addis, Pelléas si romantique et touchant dans son interprétation du rôle à l’Opéra-Comique de Paris en 2010, est, cette fois, plus écorché et impressionnant dans ses expressions d’effroi – on repense à sa sortie du souterrain particulièrement poignante.

Phillip Addis (Pelléas)

Phillip Addis (Pelléas)

Sa trame vocale aiguë est moins nette, mais les aspérités vocales que l’on retrouve également chez Golaud jouent un rôle dans la façon de faire ressentir le drame beaucoup plus pour ses enjeux possessifs et sexuels, que pour ses démêlés sentimentaux et inconscients.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan, ineffable et ductile actrice, est donc l’artiste idéale pour incarner les torpeurs et le mystère de cette Mélisande qui apparaît, lors de la scène de la tour du château, comme dans un rêve, en actrice de cinéma glamour – une figure que Warlikowski aime représenter dans ses spectacles.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Les nombreux plans rapprochés de la caméra sur son visage révèlent la richesse de ses expressions humaines, projetées à la fois sur un téléviseur situé en marge du plateau et sur un large écran d’arrière scène, et sont d’une beauté à faire pleurer les pierres, pour reprendre les mots de Maurice Maeterlinck.

Sara Mingardo, Geneviève d’une belle stature aristocratique, Caio Monteiro, médecin bel homme, et le jeune soliste qui joue Yniold - symbole d'une enfance égarée dans un monde d’adulte qui le pervertit -, comblent ce tableau de famille replié sur lui-même.

Soliste du Knabenchores der Chorakademie Dortmund (Yniold)

Soliste du Knabenchores der Chorakademie Dortmund (Yniold)

Warlikowski utilise également une référence cinématographique, ‘The birds’ d’Alfred Hitchcock, dont il extrait la scène de l’attaque des oiseaux sur une école pour faire planer un climat d’angoisse, mais cela s’avère moins poignant et plutôt distrayant, car le rapport dramaturgique est moins immédiat.

Barbara Hannigan et Sylvain Cambreling

Barbara Hannigan et Sylvain Cambreling

Un spectacle total, un travail artistique abouti et captivant, un climat feutré qui fait ressortir petit à petit les tensions intérieures de chacun, on pourrait le croire inspiré de la mise en scène de Pierre Strosser (1985).

Mais doté d’un jeu théâtral pleinement vivant, voici un Pelléas et Mélisande qui compte dans l’histoire des représentations scéniques du chef-d’œuvre de Claude Debussy.

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Publié le 29 Février 2016

Das Liebesverbot - Défense d'aimer (Richard Wagner)
Edition musicale de Breitkopf & Härtel Musikverlag
D'après la pièce de William Shakespeare Measure for measure

Représentations du 27 et 28 février 2016
Teatro Real de Madrid

Friedrich Christopher Maltman (28) Leigh Melrose (27)
Luzio Peter Lodahl (28) Peter Bronder (27)
Claudio Ilker Arcayürek (28) Mikheil Sheshaberidze (27)
Antonio David Alegret
Angelo David Jerusalem
Isabella Manuela Uhl (28) Sonja Gornik (27)
Mariana Maria Miró
Brighella Ante Jerkunica (28) Martin Winkler (27)
Danieli Isaac Galán
Dorella María Hinojosa
Pontio Pilato Francisco Vas

Direction musicale Ivor Bolton
Mise en scène Kasper Holten

                                                           Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella)

Coproduction avec le Royal Opera House Covent Garden - Londres et le Teatro Colón - Buenos Aires

Alors que l'Opéra National de Paris vient d'achever la dernière répétition de sa nouvelle production des "Maîtres Chanteurs de Nuremberg", le Teatro Real de Madrid présente un ouvrage de Richard Wagner rarement joué, "Das Liebesverbot".

Le livret, écrit par le compositeur lui-même, est basé sur la comédie de William Shakespeare "Measure for measure" – nous célébrons cette année le 400ème anniversaire de la disparition du légendaire dramaturge -, pièce dont il reprend les noms originaux des personnages, mais en déplace l'action de Vienne à Palerme, afin de se conformer à la croyance issue du protestantisme allemand selon laquelle les pays du sud passent trop de temps à faire la fête et à célébrer le sexe.

Das Liebesverbot - Défense d'aimer (K.Holten-I.Bolton) Madrid

Et si son premier opéra, "Die Feen", ne sera jamais joué de son vivant, "Défense d'aimer" aura sa première représentation le 29 mars 1836 à Magdebourg, un désastre si l'on en croit Wagner.

En effet, s'il fallait jouer aujourd'hui l'intégralité de la musique, le premier acte durerait près de quatre heures.

La version que propose Madrid, d'une durée de 2h30, est bien plus courte, et ne fait rien perdre de l’évolution dramaturgique, tout en nous permettant de mesurer l'inventivité mélodique du jeune compositeur.

Car sa structure, articulée en une succession d'airs où de duos, et sa verve entrainante rappellent surtout l’allant comique de Gaetano Donizetti.

Ainsi, on ne peut s'empêcher de penser à l'"Elixir d'amour" aussi bien dans le duo coquin de Brighella et Dorella, au premier acte, que dans l'air désespéré de Claudio au second acte.

Peter Bronder (Luzio)

Peter Bronder (Luzio)

Mais bien d'autres formes musicales sont identifiables. Les grands ensembles avec chœur et orchestre, comme celui qui achève le premier acte, nous ramènent à la grandiloquence des compositions d'Halevy ("La Juive") ou de Meyerbeer ("Les Huguenots"), les humeurs libidineuses de Friedrich annoncent la noirceur des abysses du "Vaisseau Fantôme", et le chant d'Isabella évoque à plusieurs reprises la fraîcheur idéaliste d'Elisabeth dans "Tannhäuser".

Le plus fantastique est que l'on peut passer d'un style musical à un autre, et encore un autre, en moins de quinze minutes de musique.

On ne trouve cependant pas d'air chanté dont l'écriture nous reste lovée dans l'oreille, même si, sur le moment, le style est toujours charmeur.

En revanche, le motif enivrant de l'ouverture qui se développe comme celui que composera Wagner, quelques années plus tard, pour l'ouverture de "Rienzi", revient plusieurs fois dans l'oeuvre, et son évidence mélodique laisse derrière elle le souvenir d’une réminiscence heureuse.

Maria Miro (Mariana) et Manuela Uhl (Isabella)

Maria Miro (Mariana) et Manuela Uhl (Isabella)

Et pour Kasper Holten, la diversité des scènes et des ambiances est une aubaine pour construire une mise en scène qui alterne passages festifs et poésie, mais qui suggère surtout l'oppression mentale que s'imposent aussi bien Isabella que Friedrich à eux-mêmes et aux autres.

Le fond du décor représente une façade d'une construction parcourue d'escaliers et de petites chambres isolées, qui peut représenter aussi bien le couvent où vit la jeune nonne - des moines sinistres occupent le fond des alcôves -, que le palais du gouverneur parcellé de cellules austères.

Son esthétique rappelle beaucoup celle du cinéma expressionniste allemand des années 30.

Se ressent ainsi en permanence un poids sur les pulsions de la vie, surtout que les atmosphères lumineuses, colorées, ou bien froidement grises, dépeignent aussi bien la dramaturgie musicale que l'enjeu théâtral.

Ante Jerkunica (Brighella)

Ante Jerkunica (Brighella)

Le jeu d'acteur est vif et très naturel, parfois un peu trop déjanté – voir la scène de Claudio à la prison -, mais est aussi très juste et cruel quand il s'agit de montrer par les torsions du corps l'emprise du désir sexuel sur le faussement puritain Viceroy.

Par l’usage un peu facile d’un ours en peluche, nous est alors montrée la faille affective de celui-ci, mais le décalage comique est trop appuyé pour véritablement nous toucher en profondeur.

Car le sujet ne porte pas sur une improbable interdiction du sentiment que sur l’impossibilité imposée aux citoyens de vivre leur sexualité comme ils l’entendent.

On pourrait ainsi se croire dans une mise en scène de "Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny" par Laurent Pelly, avec cependant moins de systématismes.

Les costumes sont variés, les scènes de fêtes animées par d'excellents danseurs, le chœur est formidable de cohésion, et règne en permanence une dynamique qui cherche à répondre à l’énergie de la musique.

Maria Miro (Mariana)

Maria Miro (Mariana)

Par ailleurs, la projection d’un portrait de Wagner en image de synthèse, dodelinant de la tête ou faisant la moue sur le rythme de l’ouverture de l’opéra, est d'emblée le signe du parti pris burlesque qu’a choisi Kasper Holten.

Ce choix est particulièrement judicieux si l’on en juge par l’intérêt du public qui a entièrement empli la salle du Teatro Real, et manifesté son plaisir qu’une fois le rideau final baissé.

Et en forme de clin d’œil, c’est un sosie d’Angela Merkel - malgré un masque mal réalisé – qui apparaît au final sous les traits du Roi de Sicile, pour venir dispenser les euros du continent à un peuple d’Europe du Sud avide de fête et de liberté.

Il n’y a qu’à Madrid ou à Athènes que cette image puisse avoir une telle résonance ironique.

Christopher Maltman (Friedrich)

Christopher Maltman (Friedrich)

Pour ce dernier week-end de février, deux représentations sont ainsi données, le samedi et le dimanche, avec une distribution différente pour cinq rôles principaux.

Celle qui réunit Christopher Maltman (Friedrich), Ante Jerkunica (Brighella) et Manuela Uhl (Isabella) a un impact vocal nettement plus prégnant.

Les deux baryton/baryton-basse sont en effet stylistiquement impressionnants, le premier ayant une projection et un mordant prêts à engloutir le parterre entier, alors que le second, qui a abordé des rôles aussi lourds que Khovanshi ou bien Le Grand Inquisiteur, se montre parfaitement à l’aise dans une interprétation qui le rapproche du personnage de Mustafa dans "L’Italienne à Alger" de Rossini, avec une noblesse d’accent en plus.

Leurs homologues, Leigh Melrose et Martin Winkler, qui alternent avec eux dans les mêmes rôles, ont une caractérisation vocale un peu plus grossière, qu’ils compensent par un engagement scénique tout aussi violemment cru.

Mikheil Sheshaberidze (Claudio)

Mikheil Sheshaberidze (Claudio)

Quant à la soprano allemande, Manuela Uhl, elle développe un personnage frappant de détermination et de sensibilité, une véritable héroine wagnérienne et idéaliste généreuse, tempérament en revanche plus vindicatif mais tout aussi incendiaire que l’on décelait, la veille, chez Sonja Gornik.

Les deux autres rôles distribués en alternance, celui de Claudio et Luzio, sont, eux, très différemment marqués. Car si Ilker Arcayürek et Peter Lodahl inscrivent leur chant dans une ligne italienne raffinée mais parfois confidentielle, le Luzio de Peter Bonder est éclatant d’affirmation et de présence, une voix théâtralement déclamée à cœur ouvert, alors que le Claudio de Mikheil Shesharberidze fait un peu penser à un grand enfant en manque de tendresse, caractérisé par un timbre clair mais engorgé dans les aigus.

Maria Miro, elle, qui incarne Mariana chaque soir, a une très agréable ligne de chant, naïve et évocatrice de la fraicheur de printemps, une héroïne puccinienne avec du corps et une façon naturellement touchante de s’adresser au public.

Peter Lodahl (Luzio), Manuela Uhl (Isabella) et Christopher Maltman (Friedrich)

Peter Lodahl (Luzio), Manuela Uhl (Isabella) et Christopher Maltman (Friedrich)

Et même si les voix de certains rôles secondaires ne sont pas constamment percutantes, il règne une harmonie d’ensemble qui rend cette comédie si plaisante à vivre.

La direction d’Ivor Bolton et l’habilité des musiciens sont en fait le liant qui permet de faire vivre les mouvements de la musique avec une belle texture fluide et épurée, mais également de rendre toute la ferveur et le spectaculaire des grands tableaux populaires, tous très réussis, et d’entretenir une allégresse d’où peuvent émerger de sombres courants puissants et impressionnants par la perfection de leurs lignes de force.

L’ensemble orchestral est donc aussi bien au service d’une œuvre que d’un spectacle extrêmement vivant, une réussite incontestable du Teatro Real pour le bonheur d’un public qui n’a pas dû regretter sa soirée.

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