Histoire de l'Opéra, vie culturelle parisienne et ailleurs, et évènements astronomiques. Comptes rendus de spectacles de l'Opéra National de Paris, de théâtres parisiens (Châtelet, Champs Élysées, Odéon ...), des opéras en province (Rouen, Strasbourg, Lyon ...) et à l'étranger (Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne, Angleterre...).
Tristan und Isolde (Richard Wagner)
Représentation du 17 mai 2019
Théâtre de la Monnaie (Bruxelles)
Tristan Bryan Register
King Marke Franz-Josef Selig
Isolde Ann Petersen
Kurwenal Andrea Foster Williams
Melot Wiard Witholt
Brangäne Nora Gubisch
Stimme eines jungen Seemanns Ed Lyon
Direction musicale Alain Altinoglu
Concept artistique Ralf Pleger & Alexander Polzin (2019) Coproduction Teatro Communale di Bologna
Bryan Register (Tristan)
Dans la continuité de sa vibrante interprétation deLohengrin mis en scène par Olivier Py la saison dernière, Alain Altinoglu se mesure dorénavant à l'ouvrage le plus fantasmé des amoureux de la musique de Richard Wagner, Tristan und Isolde, dans une scénographie confiée à Ralf Pleger et Alexander Polzin.
Ann Petersen (Isolde)
Au cours de ces vingt dernières années, ces deux artistes allemands se sont principalement illustrés, pour le premier, dans la réalisation de portraits de compositeurs ou d’interprètes (Simone Young, Joyce DiDonato, Anne-Sophie Mutter), et, pour le second, dans la conception de sculptures et de décors pour des opéras et des événements musicaux.
Ainsi, lors de son passage fécond au Teatro Real de Madrid, Gerard Mortier fit régulièrement appel à Alexander Polzin pour imaginer les décors de plusieurs de ses nouvelles productions telles La Pagina en blanco, La Conquista de México, Lohengrin ou bien, peu après sa disparition, El Publico.
Leur approche du poème de Tristan et Isolde se révèle, ce soir, esthétique et fortement contemplative, et s’ils délaissent totalement l’analyse psychologique et le sens théâtral, les deux concepteurs concentrent exclusivement leur attention sur l’intemporalité de la musique en lui attachant, à chaque acte, une image de la nature qui caractérise le mieux l’infini de la vie.
Bryan Register (Tristan)
Dans cet esprit, la première partie se déroule dans une grotte dont les stalactites se reflètent sur les miroirs du sol et de l’arrière scène, si bien que, avec un peu de hauteur, le spectateur peut admirer tout un jeu de reflets qui démultiplient non seulement les formes des structures calcaires, mais également les chanteurs, le chef d’orchestre, et même le public. Le volume de l’espace scénique s’élargit considérablement, et l’imperceptible évolution des concrétions tombant vers les sous-sols de la Terre renvoie à un irrésistible sentiment de lenteur.
Le lien avec le long voyage marin d’Irlande vers les Cornouailles n'appairait pas plus évident, mais l’on perçoit une tentative d’illustration de la difficulté de deux êtres à se rejoindre.
Ann Petersen (Isolde), Alain Altinoglu et Nora Gubisch (Brangäne)
Le second acte est par la suite aggloméré autour d’un immense récif corallien blanc ouaté aux branches torturées, comme s’il s’agissait d’une forêt impénétrable où, en effet trompe-l’œil, s’animent les corps de danseurs se fondant avec le squelette de calcite. A nouveau, l’on éprouve une inévitable sensation de pétrification de la vie.
Enfin, au cours de la dernière partie, les souffrances de Tristan s’exacerbent sur un fond d’univers où des silhouettes obscures et dorées d’étoiles et de planètes font apparaître des structures tubulaires et transparentes créées par des faisceaux lumineux, laissant à l’imagination la possibilité d’y voir des espace-temps parallèles, et donc l’espoir de croire à des passages inconnus pour voyager à travers l’univers.
La poétique de l’amour absolu et de la mort inhérent à Tristan und Isolde prend forme dans une réflexion visuelle sur la faculté de l’univers à déjouer le long écoulement du temps. A charge de l’audience d’y trouver une inspiration pour sa propre conscience, ou d’en rester à l’admiration artistique du travail de la matière et de la lumière.
L'espace temps (3eme acte)
En choisissant une lecture fine et évanescente, chambriste par sa faculté à laisser aux chanteurs leur plein impact vocal, Alain Altinoglu s’adapte habilement au thème désincarné du temps absolu que véhicule la scénographie, et l’orchestre symphonique de la Monnaie fait honneur à cette souplesse d’approche. Les passionnés de remous noirs et violents ne s’y retrouveront pas, les oreilles sensibles aux délicatesses bien plus. Certes, quelques sonorités de vents pourraient se dissoudre plus subtilement dans le flux sonore, et la tonicité du tissu musical gagnerait à s’affermir d’avantage, mais les miroitements et les caresses orchestrales ont leur charme qui incite constamment au rêve.
Franz-Josef Selig (King Marke) et Nora Gubisch (Brangäne)
Et l’unité qui lie les solistes, comme s’ils représentaient une humanité un peu perdue dans un univers qui les dépasse, se ressent à chaque instant. Ann Petersen, le pivot central de la distribution, ne semble aucunement affectée par l’importance du rôle d’Isolde, et son chant teinté de pathétisme, reposant sur un médium complexe qui mêle sonorités graves et poitrinées, se libère soudainement dans un élan de vaillance d’une magnifique clarté satinée dans les aigus, clarté d’une couleur de timbre fort semblable à celle de Ricarda Merbeth qui alterne avec elle dans cette production..
Toute la scène finale d’ « Ich bin’s, ich bin’s » à la mort d’Isolde est par ailleurs interprétée avec une sensibilité et une plénitude qui emplissent le cœur de grâce.
Bryan Register (Tristan) et Ann Petersen (Isolde)
Bryan Register est une agréable découverte, un grain vocal mûr qui conserve sa riche texture quelles que soient les tensions du chant, ni Tristan joueur et idéaliste, ni Tristan profondément névrosé, il incarne une constance de sentiment en toutes circonstances. On ne ressent que dans les dernières minutes un certain essoufflement.
Nora Gubisch porte Brangäne au même niveau qu’Isolde pendant la première partie, que ce soit par son caractère ou son étoffe vocale, mais soutient moins sa dimension élégiaque lors de l’appel à la Lune, et Franz-Josef Selig, dont on connait le potentiel tragiquement expressif qu’il peut donner à Marke, est simplement maintenu dans une posture plus solennelle qui permet uniquement de profiter de la magnanimité de son chant si bien posé.
Ann Petersen (Isolde)
Quant à Andrea Foster-Williams, entier dans son incarnation, il rend à Kurnewal tout son volontarisme, et parait être le seul à se départir du statisme du jeu scénique, alors que le Melot de Wiard Witholt semble en revanche délaissé par la direction d’acteur.
Et la belle présence d'Ed Lyon, surlignée par la plénitude de son chant d'ébène, fait intensément passer au premier plan un marin habituellement mis en retrait.
Au sein de ce spectacle à la fois déroutant et prégnant, ce sont donc l’inédit du travail artistique sur les formes et la suavité interprétative de la direction orchestrale qui s’imposent sur le destin des êtres.
Pelléas et Mélisande (Claude Debussy) Représentation du 03 septembre 2017 Jahrhunderthalle Bochum - Ruhrtriennale Arkel Franz-Josef Selig Pelléas Phillip Addis Golaud Leigh Melrose Un médecin Caio Monteiro Mélisande Barbara Hannigan Geneviève Sara Mingardo Yniold Soliste du Knabenchores der Chorakademie Dortmund
Directeur musical Sylvain Cambreling Metteur en scène Krzysztof Warlikowski (2017) Décor et costumes Małgorzata Szczęśniak Orchestre du Bochumer Symphoniker Barbara Hannigan (Mélisande)
Après Wozzeck et Die Gezeichnetenjoués, cette année, respectivement à Amsterdam et à Munich, Krzysztof Warlikowski met à nouveau en scène un opéra construit sur une intrigue où la rivalité entre deux hommes pour l’amour d’une même femme s’achève par la vengeance mortelle de l’amant éconduit et par la mort de celle-ci.
Barbara Hannigan (Mélisande)
Dans le site réhabilité de la Jahrhunderthalle de Bochum, impressionnant de par ses enchevêtrements de structures métalliques complexes, l'intimisme de l’œuvre oblige à sonoriser les voix, mais cela est réalisé avec un très bon équilibre acoustique. Seule la partie grave du spectre des voix semble amplifiée par trois haut-parleurs situés en hauteur, alors que la tessiture médium/aiguë des artistes atteint, elle, directement les auditeurs.
Warlikowski ressère une trame dramatique qui oscille entre l'univers aristocratique d'une riche famille industrielle, semblable à celle des Damnés, et l'univers de la rue d'où provient Mélisande, selon son interprétation.
Barbara Hannigan (Mélisande)
Sur la droite de la scène, un large pan mural en bois parcellé de plusieurs portes, au sol, un élégant parquet massif, à gauche, contre un pilier, un bar à néons et une terrasse qui accueillent des marginaux, et, tout à gauche, un lavoir constitué d’un ensemble de lavabos, forment les éléments de décor de cette histoire.
Enfin, en arrière-plan, un magnifique escalier orne l’écrin qui enchâsse l’orchestre du Bochumer Symphoniker.
Sylvain Cambreling et l'orchestre du Bochumer Symphoniker
Sylvain Cambreling, l’allure introvertie, dirige d’une main de velours un orchestre frissonnant et ondoyant, le long d’une lente langue ténébreuse aux marbrures menaçantes mais adoucies et envoutantes.
Les réminiscences wagnériennes sont perceptibles, mais elles le sont à des passages inattendus, et les déliés de bois évoquent plus les ombres de l’Anneau du Nibelung que celles de Parsifal. C’est en tout cas une très grande émotion de le voir faire revivre les grands moments de l’ère Mortier à Paris.
Franz-Josef Selig (Arkel)
Et les artistes sont tous, absolument tous, saisissants de présence, porteurs d’une part sombre, y compris Yniold, et Warlikowski ne raconte pas ce drame en cherchant à renforcer la poésie évanescente du livret, mais plutôt en amplifiant le suspense à la façon d’un thriller qui se nourrit d'une névrose grandissante.
Franz-Josef Selig, impérial et pathétique Arkel, incarne magnifiquement le rôle du chef de famille, l’autorité d’un parrain, une douce sensualité humaine qui, cependant, doit montrer un caractère cassant accentué, dans ce rôle-ci, par le metteur en scène.
Phillip Addis (Pelléas) et Leigh Melrose (Golaud)
Le Golaud de Leigh Melrose, qui débute par un monologue qui plante d’emblée la noirceur du personnage, porte une agressivité assumée qui écarte tout possibilité d’empathie.
Et Phillip Addis, Pelléas si romantique et touchant dans son interprétation du rôle à l’Opéra-Comique de Paris en 2010, est, cette fois, plus écorché et impressionnant dans ses expressions d’effroi – on repense à sa sortie du souterrain particulièrement poignante.
Phillip Addis (Pelléas)
Sa trame vocale aiguë est moins nette, mais les aspérités vocales que l’on retrouve également chez Golaud jouent un rôle dans la façon de faire ressentir le drame beaucoup plus pour ses enjeux possessifs et sexuels, que pour ses démêlés sentimentaux et inconscients.
Barbara Hannigan (Mélisande)
Barbara Hannigan, ineffable et ductile actrice, est donc l’artiste idéale pour incarner les torpeurs et le mystère de cette Mélisande qui apparaît, lors de la scène de la tour du château, comme dans un rêve, en actrice de cinéma glamour – une figure que Warlikowski aime représenter dans ses spectacles.
Barbara Hannigan (Mélisande)
Les nombreux plans rapprochés de la caméra sur son visage révèlent la richesse de ses expressions humaines, projetées à la fois sur un téléviseur situé en marge du plateau et sur un large écran d’arrière scène, et sont d’une beauté à faire pleurer les pierres, pour reprendre les mots de Maurice Maeterlinck.
Sara Mingardo, Geneviève d’une belle stature aristocratique, Caio Monteiro, médecin bel homme, et le jeune soliste qui joue Yniold - symbole d'une enfance égarée dans un monde d’adulte qui le pervertit -, comblent ce tableau de famille replié sur lui-même.
Soliste du Knabenchores der Chorakademie Dortmund (Yniold)
Warlikowski utilise également une référence cinématographique, ‘The birds’ d’Alfred Hitchcock, dont il extrait la scène de l’attaque des oiseaux sur une école pour faire planer un climat d’angoisse, mais cela s’avère moins poignant et plutôt distrayant, car le rapport dramaturgique est moins immédiat.
Barbara Hannigan et Sylvain Cambreling
Un spectacle total, un travail artistique abouti et captivant, un climat feutré qui fait ressortir petit à petit les tensions intérieures de chacun, on pourrait le croire inspiré de la mise en scène de Pierre Strosser (1985).
Mais doté d’un jeu théâtral pleinement vivant, voici un Pelléas et Mélisande qui compte dans l’histoire des représentations scéniques du chef-d’œuvre de Claude Debussy.
En coproduction avec Teater Wielki - Opera Narodowa / Polish National Opera, Beijing Music Festival
Au lendemain d'une puissante interprétation d''Oedipe Rex' et de la 'Symphonie de Psaumes', le Grand Théâtre accueille à nouveau dans sa fosse Esa-Pekka Salonen et le Philharmonia Orchestra.
Leur lecture de 'Pelléas et Mélisande' est, comme on peut s'y attendre, d'une très grande intensité. Une coulée vivante et mystérieuse prend forme, envahit l'espace sonore en donnant de l'ampleur aux nappes des cordes et des vents sombres, des accents de cuivres menaçants suggèrent un environnement hostile, ou, du moins, énigmatique, et la musique s'irise de frémissements straussiens qui nous rapprochent de l'univers majestueux de 'La Femme sans ombre'.
Cette pâte noble, noire et épurée, que les violons peuvent soudainement illuminer, développe les dimensions symphoniques de l'oeuvre à un tel point que la version raffinée de 'Tristan et Isolde', que nous avait fait entendre Daniele Gatti au Théâtre des Champs-Elysées récemment, ferait passer Richard Wagner pour un grand compositeur classique aux intentions mesurées.
Le Poème de Maeterlinck et de Debussy est ainsi somptueusement immergé dans un flot suave et ténébreux sous lequel couve une tension qui, à tout moment, se détend d'imparables coups de théâtre. La scène de délire de Golaud tentant de savoir, en manipulant le petit Yniold, ce qui se passe entre Pelléas et Mélisande est, musicalement, particulièrement saisissante.
Et l'ensemble de la distribution est exceptionnel. Barbara Hannigan, actrice incontestablement fantastique, incarne une inhabituelle Mélisande. Séductrice, d'une diction claire et incisive, et un peu sauvage, elle exprime moins de mélancolie que de sophistication, chant et expressions du corps ne faisant qu'un. Elle capte ainsi une irrésistible fascination physique, d'autant plus qu'elle se plie volontiers aux provocations très féminines que lui impose Katie Mitchell, aux limites du fantasme.
Elle éblouie, certes, mais le champ ne lui est pas laissé pour émouvoir durablement.
Stéphane Degout, pour sa dernière interprétation de Pelléas, l'imprègne d'une poétique virile bien personnelle. Timbre dense, doux et lunaire, mais d'une réelle noirceur, sa force expressive le place sur le même plan que Barbara Hannigan, avec laquelle il partage une sensualité physique pour former ce couple si proche du scandale.
Futur Golaud est-il en devenir ? En toute évidence, rarement Pelléas n'aura autant semblé le frère jumeau de celui-ci qu'à travers ce spectacle.
La ressemblance physique entre Stéphane Degout et Laurent Naouri est accentuée, mais leurs particularités de timbre aussi.
Ce dernier est clairement le Golaud le plus idiomatique de sa génération.
Noirceur et netteté d’élocution, splendides ports de voix subtilement fins, une caractérisation bien ancrée sur la scène où les zones d’ombre ne sont pas sans susciter la sympathie, il affiche une stabilité de tempérament qui ne bascule que dans le dernier acte.
Les partenaires de ces trois chanteurs charismatiques peignent eux-aussi des portraits forts sur la scène du Grand Théâtre. Franz-Josef Selig est naturellement un Arkel pathétique, mais, surtout,Sylvie Brunet-Grupposo confirme à nouveau à quel point la beauté de sa diction mêlée d’une profonde tristesse humanise le personnage de Geneviève,
Et Chloé Briot et Thomas Dear dessinent leurs deux brefs rôles dans la même ligne présente et théâtrale.
Au théâtre (comme dans 'Christine' ou 'Mademoiselle Julie'), Katie Mitchell utilise des techniques cinématographiques pour, sur scène, montrer la pièce qui se joue en faisant apparaître tous les trucages et techniciens qui filment les scènes selon différents points de vue, et en reconstituer, en temps réel, le résultat vidéo sur un grand écran qui surplombe la scène.
On retrouve ce goût de la perfection technique dans la mise en scène foisonnante de 'Pelléas et Mélisande', mais on remarque aussi que le prétexte du rêve lui permet d'insérer des scènes sans grande signification juste pour permettre l'enchaînement avec les scènes suivantes.
Ce rêve permet également de privilégier l'esthétique au détriment de la dramaturgie. Quand, par exemple, Golaud surprend Pelléas et Mélisande dans la piscine - scène charnelle d'une très grande force, comme il y en a à plusieurs reprises ici - sans qu'il n'y ait aucune d'ambigüité sur leur relation, on comprend difficilement comment Golaud peut, par la suite, harceler de questions Mélisande, pour savoir ce qu'il s’est réellement passé.
L’univers qu’elle recrée dans cette vaste demeure où s’enchaînent scènes de salon, vestibule, chambre, escalier de service et piscine d’intérieur, est articulé avec une fluidité magnifiquement réglée sur le cours de la musique, dans un décor aux tonalités verdâtres qui évoquent la verdeur des tableaux de John Constable.
Elle exploite ainsi entièrement la souplesse théâtrale de Barbara Hannigan pour jouer sur des effets de ralenti à laquelle se joint le double muet de Mélisande interprété par une comédienne qui lui ressemble.
L’érotique sous-jacente inspire ainsi fortement Katie Mitchell, qui a bien raison de profiter de deux chanteurs, Barbara Hannigan et Stéphane Degout, qui aiment valoriser leur corps autant que leur voix dans tous les rôles profondément vivants qu’ils portent sur les scènes lyriques du monde.
Représentation du 24 avril 2016
Teatro Real de Madrid
Amfortas Detlef Roth
Titurel Ante Jerkunica
Gurnemanz Franz-Josef Selig
Parsifal Klaus Florian Vogt
Klingsor Evgeny Nikitin
Kundry Anja Kampe
Direction musicale Semyon Bychkov
Mise en scène Claus Guth (2011)
Klaus Florian Vogt (Parsifal)
Coproduction Opera de Zurich et Gran Teatre del Liceu de Barcelona
Ce mois-ci, le metteur en scène allemand Claus Guth fait sa première apparition sur deux scènes européennes majeures, l'Opéra National de Paris, avec une nouvelle production de ‘Rigoletto’, et le Teatro Real de Madrid, avec la reprise de sa production de ‘Parsifal’ créée à Zurich en 2011.
Klaus Florian Vogt (Parsifal)
Remarqué au Festival de Salzbourg lorsque Gerard Mortier lui confia la réalisation scénique de la création mondiale de 'Cronaca del Luogo' (Luciano Berio) en 1999, Claus Guth est devenu un acteur majeur de la théâtralisation de l'Art Lyrique.
Ainsi, cette saison, il est à l'origine de dix productions d'opéras différentes, programmées dans toute l'Europe.
Et sa vision de ‘Parsifal’, largement commentée par les critiques musicales internationales lors de sa première représentation, est l'occasion de découvrir un travail qui s'attache à recréer un univers complexe et refermé sur lui-même, où les rituels servent à donner un sens en l'absence de Dieu.
Franz-Josef Selig (Gurnemanz)
Fascinante première image d'un repas de famille où l'on voit Titurel marquer sa préférence pour Amfortas au point de vexer Klingsor, qui va y trouver un motif sérieux de hargne et de vengeance, le flou théâtral de cette image évoque naturellement l'esthétique 'hors du temps' employée par Roméo Castellucci dans nombre de ses oeuvres.
Toute la dramaturgie de Claus Guth se déroule dans une sorte de manoir-sanatorium ravagé par le temps où l'on soigne des blessés de guerre. Sa lourde structure pivotante établie sur deux niveaux permet de passer d'une pièce à l'autre, des jardins d'une cour à une grande salle d'accueil, puis à des pièces resserrées et isolées du reste du monde.
Detlef Roth (Amfortas)
Très travaillés, les effets lumineux créent des ambiances maladives, nocturnes et inquiétantes - la montée à bout de souffle de Titurel vers la chambre d'Amfortas a ses propres parts d'ombre comme dans le château du Comte Dracula -, mais installent également au second acte des ambiances vives et colorées, comme la polychromie de la musique les suggère.
La vidéo, fortement présente, est régulièrement employée pour signifier l'errance, mais prend une tournure plus contextuelle lorsqu'elle projette, sur le décor de vieilles pierres angoissant, des images de conflits armés et des exodes qu'ils engendrent.
Anja Kampe (Kundry)
Claus Guth nous raconte les tentatives désespérées de Titurel pour soigner son fils - Amfortas n'est donc plus un esclave d'une communauté puisqu’il est aimé d’un père-, et souligne le manque d’amour de Klingsor ainsi que l’aspiration de Kundry à la liberté.
Puis, il montre Parsifal observant sans trop comprendre les scènes qui se déroulent sous ses yeux, mais il n’en fait pas un assassin de Klingsor pour autant, puisqu’il réussit à lui soutirer sa lance par la simple puissance de son aura et de son courage.
Quant à la scène du baiser de Kundry, il en fait une expérience de premier baiser de jeunesse qui semble moins déterminante pour le parcours du jeune homme que pour Kundry, scène d’exorcisme qui la pousse à quitter un groupe qui la considère comme un objet.
Klaus Florian Vogt (Parsifal)
Il n’y a pas remise en question non plus de la progression psychologique du héros, puisque de retour d’un périple harassant, et ayant prouvé son endurance, la mort spectaculairement cérémoniale de Titurel précipite l’élection de Parsifal en chef légitime d’une famille épuisée par ses conflits fratricides, un chef qui a pris les traits et les postures d’un officier nazi.
Cette image nous ramène soudainement à la nouvelle de Thomas Mann, 'La Montagne Magique', qui raconte le parcours initiatique du jeune Hans Castorp pris dans la vie étrange d’un sanatorium, en Suisse, et qui finit par redescendre de la montagne pour se jeter dans la Grande Guerre.
Detlef Roth (Amfortas)
Et l'évocation des années folles, dans la scène des filles fleurs imaginée par Claus Guth, nous situe dans l’entre deux-guerres, quand ‘Parsifal’ rejoignait les aspirations des peuples à l’élection d'un nouveau leader.
Ainsi, c'est à partir de 1914, une fois l'exclusivité de Bayreuth levée, que 'Parsifal' fut joué dans toute l'Europe, dès les premiers jours de cette année prélude à la guerre, à Paris comme à Madrid.
Ante Jerkunica (Titurel)
L’oeuvre testamentaire de Richard Wagner est en réalité problématique, car son message de paix se heurte à l’utilisation qu’en a fait la propagande national-socialiste pour promouvoir la destinée du peuple allemand.
Claus Guth rappelle de fait, à travers une mise en scène théâtralement forte, l’influence dangereuse de ‘Parsifal’, mais l’enferme aussi dans un passé qui ne permet plus de ramener l’œuvre aux valeurs de notre monde.
Seule l’ultime image de réconciliation entre Klingsor et Amfortas, aussi poignante qu’elle soit dans le contexte d’une relation familiale, reste intemporelle.
Ante Jerkunica (Titurel) et Detlef Roth (Amfortas)
Pour incarner les six grands personnages de l’ouvrage, hors Dieu, le Teatro Real de Madrid a réuni une distribution wagnérienne éprouvée, puisque tous, hormis Ante Jerkunica, sont passés à plusieurs reprises par le Festival de Bayreuth.
Justement, la basse croate est le véritable mystère de la soirée. Car il y a quelque chose d’incompréhensible à entendre ce formidable chanteur, ténébreux mais également franc de timbre, animé par une inspiration humaine entière et un brillant dans le regard qui humanisent ses volumineuses intonations, et regretter qu’il ne soit pas plus présent sur les grandes scènes internationales.
C’est d’autant plus flagrant que Claus Guth lui donne un rôle au départ très affaibli, mais qui révèle une véritable force de la nature buvant le sang de la vie, et méritant un splendide cercueil laqué, lors de son passage vers l’autre monde.
Evgeny Nikitin (Klingsor)
Evgeny Nikitin, qui fut Klingsor dans la mise en scène deKrzysztof Warlikowski à l’Opéra Bastille en 2008, a toujours la même présence charismatique et menaçante, des intonations fières et séduisantes, et une agressivité terrible à encaisser.
Pourtant, on ressent une légère absence, comme si sa puissance dominatrice avait cédé à une forme de lassitude pour les rôles trop noirs, ou trop caricaturaux.
Mais il est vrai qu’il n’est plus, dans ce spectacle, le maître d’un château, sinon un frère exclu et reclus, séparé la plupart du temps de Kundry, avec laquelle les interactions directes sont rares.
Ante Jerkunica (Titurel) et Detlef Roth (Amfortas)
Detlef Roth, en Amfortas, est, comme à Bayreuth, dans la production de‘Parsifal’ par Stefan Herheim, un formidable chanteur torturé et vocalement très clair qui ne ménage aucun effet vériste pour rendre palpable son propre désarroi.
Les expressions de son visage traduisent, comme si elles en étaient le prolongement, la profondeur de cette douleur, complétant ainsi une emprise vocale touchante.
Et l’on ne sait plus que dire, à chacune de ses incarnations, de l’infaillible autorité, parcellée d’intonations caressantes, du Gurnemanz de Franz-Josef Selig. Sérénité des lignes de chant, singularité du caractère vocal, complétude avec sa stature physique bienveillante, il est avec Kwangchul Youn, l’un des deux incontournables baryton-basses wagnériens d’aujourd’hui.
Anja Kampe (Kundry)
En Kundry, Anja Kampe surmonte toutes les extrémités d’un rôle qui met surtout en évidence sa capacité à sur-jouer avec plaisir les tensions internes de cette femme si complexe et contradictoire.
Le timbre est sensuel, envoûtant dans le second acte qui lui permet d’en déployer sa chaleur, mais l’on sent chez cette artiste que son don d’elle-même s’extériorise plus qu’il ne sert à détailler une intégrité psychologique. Sa Kundry n’en devient que plus schizophrène.
Klaus Florian Vogt (Parsifal) et les filles fleurs
Fabuleux Lohengrin depuis une décennie, Klaus Florian Vogt a le physique adéquat pour cette production qui idéalise l’image du sauveur allemand, et conserve précieusement la juvénilité d’un timbre enjôleur qui s’est aussi un peu assombri.
Mais Parsifal n’a pas le romantisme de son fils. Il est surtout beaucoup plus charnel et impulsif, impulsivité qui ne permet pas d'arborer l'ampleur vocale inhérente à ce chanteur allemand exceptionnel.
C’est uniquement dans les passages de recueillement qu’il retrouve un charme surnaturel incomparable.
Ainsi, il ne fait pas oublier le bouleversant couple qu’il forme avec Anja Kampe ces dernières années, dans les rôles de Siegmund et Sieglinde ('La Walkyrie') à l’Opéra d'Etat de Bavière.
Anja Kampe (Kundry) et Evgeny Nikitin (Klingsor)
Les chœurs du Teatro Real de Madrid sont, eux, charnels et nuancés, plus homogènes chez les hommes, mais les femmes, chez qui l'on distingue plus de disparités vocales, donnent aussi une impression de vie très spontanée.
Tous dirigés par un Semyon Bychkov serein, plus bouddhiste que passionné, l’ambiance musicale varie fortement entre passages chambristes faiblement marqués d’intentions, et de superbes déroulés houleux et gonflés par les cuivres, qui soulèvent une texture orchestrale aux couleurs mates.
Avec plus de cent musiciens dans la fosse, dont une dizaine en renfort, un parterre escamoté pour tous les accueillir, les détails instrumentaux émergent peu, mais les imperfections de certains cuivres s’entendent.
Mais même si par moment le liant semble en défaut, d’autres passages emportent l’entière scène dans un flot orchestral dense et noir.
Cependant, aucune de ces irrégularités ne réapparait au dernier acte, mené en un seul trait par de superbes lignes fluides et des effets de submersions subjuguant.
Pelléas et Mélisande (Claude Debussy)
Représentation du 19 décembre 2015
Philharmonie de Berlin
Mélisande Magdalena Kožená
Pelléas Christian Gerhaher
Geneviève Bernarda Fink
Arkel Franz-Josef Selig
Golaud Gerald Finley
Ynoild Solist des Tölzer Knabenchors Knabensopran
Ein Arzt Jörg Schneider Bass
Schäfer Sascha Glintenkamp
Mise en scène Peter SellarsPeter Sellars(Photo: Monika Rittershaus) Direction musicale Simon Rattle Berliner Philharmoniker
La collaboration artistique entre Peter Sellars et le Berliner Philharmoniker existe depuis plus de cinq ans. Elle est à l’origine d’une version semi-scénique de la Passion selon Saint-Matthieu de Jean-Sébastien Bach, enregistrée à la Philharmonie en 2010, avec Magdalena Kosena et Christian Gerhaher dans les rôles principaux.
Ces interprètes, présents dès le début de cette aventure, se retrouvèrent en 2014 pour jouer une version semi-scénique de la Passion selon Saint Jean.
La mémoire de ces deux spectacles existe dorénavant en DVD.
Et nous retrouvons à nouveau ce même cœur humain pour incarner une nouvelle vision de l’opéra de Claude Debussy, Pelléas et Mélisande.
Dans le décor naturel de la Philharmonie où un dédale d’escaliers s’élève de part et d’autre de la vingtaine de balcons qui l’ornent comme des pétales de fleurs, Peter Sellars y fait évoluer les chanteurs depuis la scène principale jusqu’aux promontoires les plus élevés, et nous donne l’impression que le drame se joue à l’intérieur d’un palais souterrain imaginaire.
Christian Gerhaher (Pelléas) et Magdalena Kožená (Mélisande) - Photo Monika Rittershaus
Des fuseaux lumineux bleus, verts, rouges ou violets, aux couleurs des chemises multicolores bien connues du metteur en scène, sont disposés aux endroits clés où les scènes vont se dérouler : à l’extrême hauteur à gauche et à droite, au fond sur les parois latérales, plus bas derrière l’orchestre, là où se tiendra pendant quasiment toute la représentation Arkel, et à l’avant-scène à proximité d’une sorte de pierre tombale noire.
Tous les personnages sont vêtus de noir, et aucun costume ne vient donner une image symbolique qui les différencie les uns les autres.
Dès l’ouverture, nous avons alors l’impression de nous trouver au troisième acte de Parsifal, dans un monde désenchanté. Mélisande, femme mûre, méprise plus qu’elle ne craint un Golaud infantilisé, Pelléas semble être le frère jumeau de ce dernier en plus mature, et Arkel est d’emblée le pivot patriarcal de ce monde clos.
La force du travail de Peter Sellars est qu’il interdit tout rapport romantique entre les êtres. A la limite du naturalisme, chaque relation est empreinte de souffrance, mais le petit Yniold est la lueur d’espoir qui semble insuffisante à réveiller cet univers mu par ses propres fantômes.
Et si la première partie se déroule sur tous les surplombs possibles de l’orchestre, elle se termine par une scène de voyeurisme saisissante de Golaud et Yniold dominant Pelléas et Mélisande figés selon une posture immobile. La course impressionnante d’Yniold à travers les escaliers labyrinthiques qui s’achève dans les bras de Mélisande, alors que Simon Rattle fait soudainement tendre et se resserrer le son métallique des cordes du Philharmonique, est une des plus belles surprises de ce spectacle.
La seconde partie se déroule autour du chef d’orchestre. Mélisande subit gestes violents ou libidineux, Pelléas lui déclare son amour mais personne n’y croit, et tout l’enjeu repose sur la survie de son enfant né d’un univers sans amour.
L’ensemble des artistes livre un chant d'une excellente diction, mordante et précise, qui respecte intégralement l'intelligibilité du texte. Gerald Finley et Christian Gerhaher se correspondent parfaitement, selon une même ligne franche et désespérée, presque agressive, le baryton allemand s’exprimant sur deux plans vocaux bien distincts, un chant parlé clair et naturel, et un chant grave dramatique qui rejoint donc celui du baryton canadien, théâtralement poussé aux limites de la folie possessive.
Simon Rattle - Photo Metropolitan Opera
Magdalena Kožená surjoue, certes, stupeur et effroi, mais ce portrait de femme tranche avec l’image plus éthérée habituellement représentée. Mélisande n’en est pas moins une victime proche de la révolte. De plus, elle trouve en Bernarda Fink un visage humain compassionnel doublé d’une très agréable clarté vocale.
Et Franz-Joseph Selig a toujours cette stature vocale et pathétique inaltérable au temps, quand le jeune interprète d’Yniold, lui, oppose une très touchante candeur traversée de sentiments d’inquiétude, sans névrose et au cœur aimant.
Au centre de ce dispositif scénique, Simon Rattle débute une lecture fluide aux mouvements vifs et complexes, et soigne précautionneusement la finesse texturale du Berliner Philharmoniker où cordes, bois et vents se fondent très naturellement. Peu d’ombres, mais des frissonnements permanents sur la surface orchestrale, la prégnance subliminale de la musique est d’abord l’écrin de la force théâtrale des chanteurs.
Tristan et Iseult (Richard Wagner) Répétition générale du 05 avril & Représentations du 08 et 12 avril 2014 Opéra Bastille
Isolde Violeta Urmana Tristan Robert Dean Smith Le roi Marke Franz-Josef Selig Brangäne Janina Baechle Kurwenal Jochen Schmeckenbecker Melot Raimund Nolte Un marin, un berger Pavol Breslik
Mise en scène Peter Sellars (2005) Artiste Vidéo Bill Viola
Direction musicale Philippe Jordan
Violeta Urmana (Isolde)
On le sait en y allant, la série de représentations de Tristan et Isolde interprétée à l’Opéra Bastille est une reprise dédiée à l’homme qui eut l’intuition de faire confiance à ceux qui en sont les artisans scéniques, Bill Viola et Peter Sellars. En apparaissant de façon spectaculaire sur le côté de la scène entouré du personnel qui souhaitait rendre hommage à Gerard Mortier, Nicolas Joel a donc simplement demandé une minute de silence de la part du public en l’honneur du directeur disparu.
Ce silence, dans l’immensité de la salle, fit ressentir toute la froideur du vide après la vie, si bien que ne se perçut plus que le granite gris des murs et l’impression d’être à l’intérieur d’un ensemble tombal.
Robert Dean Smith (Tristan) & Violeta Urmana (Isolde)
Après un tel sentiment d’irréalité, l’ouverture insufflée par Philippe Jordan n’en apparait que plus onirique. L’entière direction s’évertue à tisser d’infinies structures d’une finesse irrésistible et sillonnées d’un dynamisme fuyant. Le rendu des cuivres sert ainsi moins la noirceur violente et la tension de l’oeuvre que l’esthétisme de ces longs et magnifiques élans emplis de couleurs qui dominent totalement l’orchestre en se déployant dans une lenteur majestueuse. Parfois, il arrive que le son des cordes reste sensiblement atténué quand, au début du second acte, Isolde écoute l’onde de la source qui s’écoule, légère et murmure. Là, l’enchantement de ces murmures pourrait être plus prenant.
Video Bill Viola Acte II
Mais Philippe Jordan est un prodigieux enlumineur. Il enrichit d’une profusion de détails aussi bien le tissu musical dans sa discrétion la plus extrême que les grands mouvements lyriques, comme s’il peignait une fresque aux mille reflets. L’alliage à la vidéographie de Bill Viola prend ainsi une tonalité Art-nouveau sans aucune superficialité. En outre, lors de la seconde représentation, il draine un mouvement de fond grandiose d’où, à tout moment, peuvent surgir des éruptions dramatiques, ou de larges entailles sombres à coup de contrebasses. Et personne ne peut oublier le chagrin des inflexions des cordes au cours de l’intervention du Roi Marke. Cette inspiration inouïe rappelle comment ce chef avait trouvé, lors des représentations d’Aïda, et de la même manière, une expression musicale forte par un travail de mise au point qui s’était développé sur trois représentations depuis la dernière répétition.
Violeta Urmana (Isolde) et Janina Baechle (Brangäne)
Et une autre surprise attend le spectateur au cours de cette seconde représentation. Violeta Urmana, grande artiste au tempérament de feu et souvent pourfendue dans le répertoire italien – qu’elle adore pourtant – est dans un état de grâce éblouissant. Son chant déclamé est paré d'une variété de couleurs depuis les graves torturés aux aigus piqués et vaillants, et d’une véhémence extraordinaire lorsqu’elle s’en prend à Tristan, au premier acte. Il y a de l’insolence et du défi, de la compassion également.
Violeta Urmana (Isolde), Raimund Nolte (Melot), Robert Dean Smith (Tristan), Franz-Josef Selig (Marke)
Robert Dean Smith était souffrant lors des représentations de Madrid deux mois plutôt. La différence s’entend maintenant, car sa voix est beaucoup plus sombre et pleine, ce qui lui permet de composer un très beau Tristan pendant les deux premiers actes. Dans le troisième, la concurrence avec le volume sonore de l’orchestre est rude – Jordan est d’une luxuriance telle que les images de l’artiste américain prennent le dessus sur le chanteur – si bien que son jeu scénique inutilement démonstratif nuit plus qu’autre chose à la crédibilité de son incarnation.
Et cela est d'autant plus sensible que nous avions quitté le second acte sur la présence immanente de Franz-Josef Selig. Il est le Roi Marke de la décennie à l’Opéra Bastille, magnifié par la mise en scène de Sellars qui montre un roi dépouillé de tout, affligé par sa propre peine intérieure qui le fait fléchir sans qu’il ne chute pour autant, et ce rapport de force s’exprime par la justesse du geste et par son accord avec l’expression du visage. La voix est immense, saisissante d’humanité.
Violeta Urmana (Isolde)
Janina Baechle, elle, est une Brangäne à cœur perdu. Présente et lucide, elle est celle qui voit tout, celle qui ressent tout. La maturité du timbre n’en fait pas un personnage idéalisé sinon théâtralement aussi fort qu’Isolde, et c’est dans les appels qu’elle trouve une amplitude bienveillante qui se répand, depuis l’une des galeries, dans la grandeur de la salle.
Et Jochen Schmeckenbecker, avec ses inflexions complexes de clarté émergées d’une tessiture sombre, est un fort touchant Kurwenal. Il y a aussi l’allure racée de Raimund Nolte, en Melot, et la voix chaude de Pavol Breslik, le jeune marin.
Violeta Urmana (Isolde) Philippe Jordan et Janina Baechle (Brangäne)
Cette très grande soirée se conclut non seulement sur une impressionnante standing ovation, un hommage tonitruant à Violeta Urmana, tant émue, mais aussi, par une formidable clameur projetée depuis les balcons à l'arrivée de Philippe Jordan qui, à la direction de l’Orchestre de l’Opéra National de Paris, a réalisé une interprétation qui aura atteint les plus ardents wagnériens.
Tristan et Iseult (Richard Wagner) Représentations du 04 et 08 février 2014 Teatro Real de Madrid
Isolde Violeta Urmana Tristan Robert Dean Smith Le roi Marke Franz-Josef Selig Brangäne Ekaterina Gubanova Kurwenal Jukka Rasilainen Melot Nabil Suliman Un marin, un berger Alfredo Nigro Un timonier César San Martin
Mise en scène Peter Sellars Artiste Vidéo Bill Viola
Direction musicale Marc Piollet Production de l’Opéra National de Paris (2005) Violeta Urmana (Isolde)
Il est rare d’entendre l’orchestre du Teatro Real de Madrid interpréter en alternance deux œuvres lyriques pendant tout un mois. En couplant Tristan und Isolde à la création mondiale de Brokeback Mountain, Gerard Mortier a en effet souhaité lier ces deux ouvrages qui parlent d’un amour qui dérange une société construite sur des règles bien définies.
Fin acte I (vidéo Bill Viola)
Et pour la reprise du drame lyrique de Wagner, avec les images vidéo de Bill Viola, il a réussi à afficher les deux rôles titres qui seront sur la scène parisienne deux mois plus tard, en avril et mai de cette année, dans la même production, sous la baguette de Philippe Jordan.
Il était initialement prévu que Teodor Currentzis dirige les représentations madrilènes, mais des raisons de santé l’ont amené à être remplacé par Marc Piollet, un directeur musical que Mortier apprécie pour sa bonne entente avec les metteurs en scène.
Ekaterina Gubanova (Brangäne)
Si l’on n’entend pas l’audace d’un Currentzis, le chef français conduit cependant les musiciens vers une lecture fluide et lumineuse de Tristan und Isolde, et leur communique une énergie juvénile qui s’étend dans tout le théâtre. On entend ainsi d’amples et profonds mouvements fascinants par leur pureté.
Et bien que les imprécisions soient perceptibles lors de la représentation du mardi, elles seront plus rares lors de la dernière du samedi, devant un public séduit. Néanmoins, on sent que la couleur orchestrale de l’ensemble pourrait être plus chatoyante dans les passages frémissants, plus finement majestueuse d’évanescences, et moins brouillée dans la violence fracassante du début du second acte.
Violeta Urmana (Isolde)
Mais un des choix de disposition absolument saisissant se révèle au début du troisième acte lorsque le son du cor anglais accompagnant la plainte de Tristan se libère du haut de l’amphithéâtre, contre la scène, sans être visible. Il faut, à ce moment-là, être situé dans l’un des balcons opposés pour être le plus ému par le mystère de cet appel.
Sur scène, Violeta Urmana et Robert Dean Smith incarnent le couple titre. Ceux qui doutent que la soprano lithuanienne soit une des grandes Isolde d’aujourd’hui ont tout le premier acte pour oublier l’acidité vocale qu’on lui connait dans le répertoire italien.
Robert Dean Smith (Tristan) et Violeta Urmana (Isolde)
Dans cet acte, ses graves rendent magnifiquement expressivela sonorité allemande des mots, et la personnalité véhémente qu’elle caractérise semble si proche de sa nature, que la princesse d’Irlande prend une dimension puissamment déterminée. Ce n’est donc pas par sa tendresse qu’elle peut nous toucher.
Au début de l’année 2013, Violeta Urmana avait cependant chanté à la salle Pleyel une Mort d’Isolde bouleversante d’irréalité. Cet effet ne s’est pas reproduit à Madrid, mais il est possible que l’acoustique et la configuration du théâtre rendent sa voix beaucoup trop présente pour pouvoir recréer cette impression.
Robert Dean Smith (Tristan)
Son partenaire attitré, dans nombre de représentations internationales, a indéniablement un timbre et une technique qui évoquent une douceur mélancolique. Mais Robert Dean Smith a trop tendance à chanter avec les mêmes expressions inutilement affligées, de soudains rayonnements souriants, qui ne sont absolument pas à la hauteur de ce que devrait ressentir Tristan, c'est-à-dire une souffrance dans laquelle s’engouffre tout son être.
Acte II (vidéo Bill Viola)
Nous avons cependant deux grands personnages qui se confrontent à ce duo de légende, deux personnages interprétés par les deux mêmes artistes qui avaient participé à la création parisienne de ce spectacle au printemps 2005 : Ekaterina Gubanova, et Franz-Josef Selig. Ils sont entièrement splendides.
Le timbre homogène et fumé de la mezzo-soprano russe s’est solidifié depuis, et ce sont ses appels lancés du haut de l'amphithéâtre central vers la scène, face à la vision d'une pleine lune éclairant les amants, qui ennoblissent tant sa belle présence.
Franz-Josef Selig (Le Roi Marke)
Et Franz-Josef Selig, en étant simplement là, donne corps à un Roi Marke qui n’en finit pas de pleurer ses déchirures sur ses désillusions envers Tristan, et d’en bouleverser la salle entière.
Dans les rôles plus secondaires, Nabil Suliman joue un Melot froidement expressif, Alfredo Nigro semble beaucoup trop mûr pour incarner la jeunesse du marin et du berger, et Jukka Rasilainen, s’il a l’usure d’un Kurwenal âgé, est un peu trop figé dans son monde, à l’image de Robert Dean Smith.
Violeta Urmana (Isolde) et Robert Dean Smith (Tristan)
S’il y a un intérêt à voir ce spectacle à Madrid, il provient des dimensions plus humaines de la scène par rapport à l’Opéra Bastille. On est ainsi beaucoup plus capté par le jeu scénique précis voulu par Peter Sellars – les connaisseurs relèveront les variations par rapport à la création, comme le double geste d’affection et de protection d’Isolde et de Marke à l'égard de Tristan, avant qu'il ne soit mortellement blessé – et les vidéos de Bill Viola retrouvent un pouvoir hypnotisant plus subtil.
Seul petit reproche musical, l'unité vocale du chœur, souvent réparti de part et d'autre dans les coulisses des loges de balcons, se dissout sans que l'impact théâtral en soit renforcé.
Der Ring des Nibelungen (Richard Wagner) Bayreuther Festspiele 2013 Nouvelle production du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner
26 juillet - Das Rheingold 27 juillet - Die Walküre 29 juillet - Siegfried 31 juillet - Götterdämmerung
Direction Musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Frank Castorf Décors Aleksandar Denic Costumes Adriana Braga Peretzki Lumières Rainer Casper Video Jens Crull, Andreas Deinert
Catherine Forster (Brünnhilde - Die Walküre)
Wotan / Der Wanderer Wolfgang Koch Siegmund Johan Botha Fricka / Waltraute / 2. Norn Claudia Mahnke Sieglinde Anja Kampe Loge Norbert Ernst Brünnhilde Catherine Forster Alberich Martin Winkler Hunding Franz-Josef Selig Mime Burkhard Ulrich Helmwige / 3. Norn Christiane Kohl Fasolt Günther Groissböck Ortlinde Dara Hobs Fafner Sorin Coliban Grimgerde Geneviève King Freia Elisabeth Strid Rossweisse Alexandra Petersamer Erda / Schwertleite Nadine Weissmann Gutrune / Gerhilde Allison Oakes Donner Oleksandr Pushniak Woglinde / Waldvogel Mirella Hagen Froh Lothar Odinius Siegfried Lance Ryan Flosshilde / 1.Norn Okka von Der Damerau Hagen Attila Jun Wellgunde / Siegrune Julia Rutigliano Gunther Alejandro Marco-Buhrmester
Depuis le Ring du centenaire du Festival de Bayreuth, galvanisé par la réalisation polémique de Patrice Chéreau en 1976, plusieurs productions lui ont succédé avec plus ou moins d’intérêt : il y eut celle de Peter Hall (1983), humaniste mais fort critiquée, puis la vision plus dramaturgique d’Harry Kupfer (1988), celle poétique d’Alfred Kirchner (1994), le concept fortement idéologique de Jürgen Flimm (2000) et les idées étranges de Tankred Dorst (2006).
En 2011, Eva Wagner-Pasquier et Katharina Wagner, les codirectrices du festival, choisirent, dans un premier temps, de confier la nouvelle mise en scène du Ring à Wim Venders. Mais, le cinéaste allemand ayant souhaité en faire le support d’un film en 3D et exigé des financements supplémentaires, c’est finalement Frank Castorf, le directeur artistique de la Volksbühne Berlin, qui a le privilège de proposer une nouvelle vision de ce cycle mythique, destiné à marquer le bicentenaire de la naissance de Richard Wagner.
Le régisseur s’est expliqué sur son concept dans la presse, il utilise l’histoire de l’exploitation des richesses pétrolières et son impact sur la vie humaine pour l’imbriquer dans la mythologie des Nibelungen.
Martin Winkler (Alberich - Das Rheingold)
C’est un homme de théâtre, sa confrontation avec les conventions du monde de l’Opéra entretient donc une vive espérance.
Ainsi, la mise en scène est construite autour d’un immense décor complexe ouvert sur 360° et posé sur un large plateau tournant. Ce décor, totalement différent pour le prologue et chacune des trois journées, peut présenter deux à trois unités d’espace différentes, pour lesquelles les chanteurs et les spectateurs passent de l’un à l’autre avec une fluidité naturelle harmonisée sur le cour de la musique.
Das Rheingold
Sorin Coliban (Fafner) et Günther Groissböck (Fasolt)
La transposition que Frank Castorf et son décorateur Aleksandar Denic ont imaginé pour Das Rheingold est quelque chose de totalement exceptionnel, non pas que ce petit motel bardé de néons multicolores et situé au bord d’une autoroute du Texas, avec, en contreforts, une station service et une piscine, soit renversant, mais parce que tous les chanteurs sont entraînés dans une série d’intriques de sexe, de règlements de compte, de scènes de famille et de coups montés, en jouant avec une crédibilité effarante.
C'est simple, il n'y a pas un seul temps mort au cours de ce long feuilleton à la « Dallas ».
Ils ont tous une gueule d’enfer, et il faut voir le visage hilarant d‘Erda, à la « Tonton flingueur », bousculant à son arrivée tout ce monde entassé dans la même chambre, pour leur faire comprendre qu’ils doivent arrêter leurs idioties devant ce qu’elle a à dire.
Des caméramen suivent les artistes afin d’en reconstruire le film sur l’écran situé au dessus du motel, ce qui capte considérablement l’attention de l’auditeur, mais permet de suivre l'action dans les endroits peu visibles depuis la salle.
Dans cet univers à la fois beau et sordide, les filles du Rhin et Freïa ressemblent à des pensionnaires de maisons closes, toutes à la disposition de Wotan ou de Loge, aux véritables airs de proxénètes. Burkhard Ulrich (Mime)
Erda, elle, apparaît comme la meneuse de revue la plus expérimentée, et Nadine Weissmann lui offre une jeunesse que l’on retrouve dans son timbre. Mirella Hagen, Julia Rutigliano et Okka von Der Damerau forment un trio rayonnant de fantaisie, et l’opulence vocale de cette dernière renforce la sensualité qui émane naturellement d’elle.
Wolfgang Koch (Wotan) et Nadine Weissmann (Erda)
Acteur entièrement libéré, Martin Winkler s’abandonne aux vulgarités violentes d’Alberich en jouant sur des facettes qui n’excluent pas le comique sympathique. Son personnage est surtout dingue et impulsif, et il vit dans une sorte de caravane en métal dans laquelle Mime s’enfuit à la fin, non sans avoir dressé, auparavant, un drapeau arc-en-ciel, que certains peuvent interpréter comme un désir de prise de pouvoir, et la revendication d’une identité sexuelle peu compatible du petit milieu macho du motel.
Le Golden Motel (Das Rheingold)
Tous ces chanteurs sont vraiment très bons, le Loge de Norbert Ernst flirte avec un langage caressant, Günther Groissböck joue de son apparence musclée au cœur tendre, Sorin Coliban est d’une puissante noirceur, et, seul le Wotan de Wolfgang Koch semble, dans ce prologue, en retrait. La direction de Kirill Petrenko, elle, ne prend pas la mesure de toute la salle, sauf à la toute fin. Le son paraît encore trop confiné dans la fosse. Il y a cependant un allant et une belle fluidité qui apparaît comme un support subtil à la densité de l'action et à la vidéographie fortement utilisée pour ce volet le mieux dirigé scéniquement de cette tétralogie.
Die Walküre
Après le Texas, Die Walküre nous conduit à Bakou, dans la seconde partie du XIXème siècle, lorsque cette ville était sur le point de devenir un important centre d‘extraction pétrolière incorporé à l‘Empire russe.
Après l'intensité de la veille, les deux premiers actes paraissent décevants, car on retrouve un jeu classique, mais interprété dans un impressionnant décor de ville minière aux enchevêtrements de bois complexes, construit en forme de spirale, et qui monte vers une tour de guet d’où domine une étoile rouge, un symbole du communisme. Il est d’ailleurs amusant de remarquer sa ressemblance avec l’étoile de la compagnie pétrolière Texaco.
Les costumes des personnages sont très intriguants, car ils montrent la volonté de l’équipe artistique de décrire un milieu peu connu, donnant ainsi l’envie d’en savoir plus par soi même sur l’histoire de cette ville. Catherine Forster (Brünnhilde)
Wotan est un vieux juif qui lit la Pravda à ses heures perdues, ce qui peut se comprendre, la famille Rothschild ayant fait son apparition à Bakou en 1883 pour prendre le contrôle de la région. Fricka est une princesse persane, Siegmund, Sieglinde et Hunding - belle prestance de Franz-Joseph Selig - semblent appartenir à une communauté orthodoxe.
Johan Botha (Siegmund) et Anja Kampe (Sieglinde)
Dans cet épisode, Claudia Manke est une splendide Fricka, aux graves d'argent et douée d’une intense présence dramatique. Le duo fort Johan Botha-Anja Kampe est lui aussi dominant, bouillonnant d'énergie, mais il lui manque cependant une crédibilité émotionnelle, alors que Catherine Forster peine un peu avec les véhémences de Brunnhilde. Elle fait entendre des aigreurs qui rappellent celles de Deborah Vogt, ce qui lui vaudra d’être fraichement accueillie à la fin du deuxième acte.
C'est donc une totale surprise au dernier acte car, d'une part, l'action scénique reprend du tonus, mais, surtout, Catherine Forster interprète une Brünnhilde de lumière qui rappelle la jeunesse de l'Elisabeth de Tannhäuser.Wolfgang Koch devient lui aussi bouleversant, après un second acte pourtant atone scéniquement.
Ce dernier acte constitue d’ailleurs un tournant majeur pour la première journée, comme pour le Ring complet.
En premier lieu, la fin du second acte s’achève sur une explosion visible à partir de vieux filmsprojetés sur le décor, qui narrent l’histoire des travailleurs de cette époque. C’est le moment historique de l’attaque de Bakou par les Bolchéviques (1920), encouragés par le cartel Rockefeller-Rothschild, celui-ci même qui favorisera l’accès de Lénine et de Staline au pouvoir de l’Union Soviétique. Claudia Mahnke (Fricka)
Le meurtre de Siegmund est donc une métaphore de ces massacres dont Wotan est lui-même le commanditaire.
Au début du troisième acte, les bolchéviques ont achevé de prendre la ville minière. Les drapeaux rouges flottent, un brouillard rougeoyant entoure les bâtiments, le chaos règne et les Walkyries sont prises de panique.
Frank Castorf retrouve une direction d’acteur vivante grâce à cette scène, et l’on entrevoit Nadine Weissmann (Erda dans Das Rheingold) mais aussi Claudia Mahnke (Fricka) parmi les huit sœurs de Brünnhilde, raison pour laquelle elle ne seront que sept à venir saluer au rideau final.
Wolfgang Koch (Wotan) et Catherine Forster (Brünnhilde)
Wotan et Brünnhilde ont d’ailleurs changé de costumes, et peuvent être vus comme des victimes orthodoxes. Mais sur ce point, le visuel est difficile à suivre.
Le fait le plus saisissant, surtout, est le changement sensible de dynamisme de la part de Kirill Petrenko. Il élève enfin l'orchestre et la salle entière, l‘ampleur musicale rend l’atmosphère merveilleuse, et le duo de Wotan et Brünnhilde prend une dimension irréelle. Ce déploiement sonore inattendu, dirigé avec célérité et limpidité, n’est qu’un pas en avant vers les deux journées suivantes.
Décor acte III (Die Walküre)
Catherine Forster reçoit, au rideau final, une ovation généreuse et magnifique, elle en touche le sol de la main comme un signe de chance, un bouleversement de situation très beau à voir. Ce sera, sans doute, un des souvenirs marquants de ce premier cycle du Ring.
Siegfried
Lorsque le rideau se lève sur la seconde journée du Ring, les idéologies communistes sont passées. Le décor ne comprend plus que deux faces grandioses, une copie du mémorial du Mont Rushmore représentant les sculptures des effigies d’Engels, Lénine, Staline et Mao, et, en face arrière, une copie de la gare d’Alexander Platz et de l‘horloge universelle Urania, telles qu’elles existent dans les années 80.
Décor du Mont Rushmore (Siegfried) au réveil de Brünnhilde
On retrouve la caravane avec laquelle Mime avait quitté le Texas; il y vit avec un homme à tout faire, l’ours qui, enchainé, cherche en se cultivant un moyen de libération. Lorsque l’on découvre Siegfried sous les traits de Lance Ryan, l’impression immédiate est négative. Le personnage paraît sans âme, prêt à tout tenter, même le pire.
Le couple qu’il forme avec Burkhard Ulrich est particulièrement noir, car le ténor canadien a une voix large et puissante mais un timbre ingrat qui lui permettrait d’être Mime lui-même. Son partenaire allemand compose également un Mime terrible, et, lorsque l’on se souvient des interprétations de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke et Torsten Kerl à l’Opéra Bastille, cette saison, ces derniers nous réapparaissent, plus tendrement, comme des enfants de chœurs comparés aux deux interprètes monstrueux du jour.
Lance Ryan (Siegfried)
Frank Castorf n’hésite pas à assombrir tous les caractères, et le malaise monte jusqu’à l’instant paroxysmique du meurtre de Fafner, homme tué par Siegfried sur Alexander Platz à coups de mitraillettes, comme étaient éliminés les derniers communistes sur ce même lieu.
Mime, lui, est liquidé dans son propre sang à coups de couteaux.
Si ce passage est d’une noirceur impressionnante, ce n’est pas uniquement à cause de la dureté de la mise en scène, de ses éclairages oppressants, mais aussi parce que Kirill Petrenko insuffle un souffle glaçant, remuant des traits grinçants et diaboliques au milieu d’un magma imprévisible.
Nadine Weissmann (Erda) et Wolfgang Koch (Wotan)
Dès l’ouverture, la musique est vibrante; elle déroule des tourbillons dynamiques qui couvrent sans doute les dissonances et l’écoute de la complexité de la structure orchestrale, mais le chef possède à présent son Ring bien en main, et il ne le lâchera plus jusqu’au bout.
C’est sur Alexander Platz que Siegfried rencontre l’oiseau, sous les traits d’une danseuse de cabaret aux ailes paillettes de papillon; Mirella Hagen lui donne une couleur acide. Siegfried ne trouve pas mieux que de la séduire avant d’accourir vers le rocher de Brünnhilde; il est déjà prêt à tomber dans les bras de toutes les femmes.
Alexander Platz (Siegfried)
La rencontre entre Erda et Wotan n’en est pas moins sulfureuse, et Nadine Weissmann force les traits d’expressions véristes et disgracieuses pour cracher sa haine au visage de celui qui n’est plus rien pour personne.
Au réveil de Brünnhilde, sous le Mont Rushmore, Lance Ryan et Catherine Forster débutent un duo tendre, mais, lorsqu’ils se retrouvent sur Alexander Platz, leur exaltation atteint des outrances disproportionnées. Peut-être participent-ils au rejet voulu de tout romantisme dans cette scène finale qui nous laisse sur la vision burlesque de deux crocodiles égarés aux côtés des deux amants, et du toit triangulaire du restaurant de la Fernsehturm qui s‘érige fièrement. Le spectateur ne doit pas croire à l’histoire d’amour naissante.
Götterdämmerung
Décor acte III (Götterdämmerung)
Cette dernière journée de la tétralogie est la consécration absolue de Kirill Petrenko. Le Crépuscule des Dieux est un achèvement incroyable de sa direction musicale, au point de surpasser l'intérêt pour la scène. On y entend des enchainements complexes de motifs évanescents, puissamment dramatiques, des superpositions de lignes qui accélèrent les mouvements au bord de l‘emballement, tout cela à un rythme soutenu qui laissera tout le monde béat au sortir du théâtre. Et l’on sent ce lien avec les personnes situées autour de soi qui accueillent ce monument de la musique magnifié dans une atmosphère surnaturelle. C’est d’une beauté inouïe surgie de nulle part.
Catherine Forster (Brünnhilde) et Claudia Mahnke (Waltraute)
Le lieu choisi pour illustrer la fin de ce monde est le décor désolé en briques rouges de l’usine pétrochimique de Schkopau, petite ville d’Allemagne proche de Halle et Leiptzig. La signification de ce symbole est lourde, car ce bâtiment devint opérationnel sous le régime nazi, alors qu’une autre usine de ce type était construite à Auschwitz près d‘un camp de travail.
Après la guerre, elle passa sous le contrôle soviétique, s’orienta vers la production de biens en plastique ou à base d’élastomère, avant d’être reprise par une compagnie américaine après la chute du mur de Berlin.
Lance Ryan (Siegfried) et Allison Oakes (Gutrune)
Les voix des trois nornes, Okka von Der Damerau (Flosshilde dans Das Rheingold), Claudia Mahnke (Fricka et Waltraute) et Christiane Kohl, évoquent trois pythies dans tout l‘éclat de leur jeunesse, plutôt que trois sibylles sur lesquelles le temps a passé. Les timbres des deux mezzo-soprano ont la même rondeur sombre, mais Christiane Kohl est sensiblement plus légère, avec une fragilité qui rappelle le timbre de la soprano française Anne-Catherine Gillet.
Alejandro Marco-Buhrmester (Gunther)
Devant la cage d’ascenseur, hors d’état de fonctionnement, elles tentent de voir l’avenir à partir de rituels sorciers, et ces images d’anciens rites africains réapparaitront, plus loin, sous forme de vidéographie.
La vie de Brünnhilde est montrée dans tout son ennui et toute sa médiocrité auprès de Siegfried. Lance Ryan, malheureusement, accuse un vibrato beaucoup plus ample qu’il y a deux jours, et, s’il ne peut émouvoir, il donne cependant l’impression d’un personnage braillard d’ivresse qui ne se contrôle plus.
Mirelle Hagen (Woglinde), Julia Rutigliano (Wellgunde) et Okka von Der Damerau (Flosshilde)
En revanche, son incarnation scénique est toujours aussi décomplexée, sa légèreté avec les femmes, Gutrune et les trois filles du Rhin, dilue de plus en plus son caractère pour le rendre insignifiant, bien qu’il ait aussi une prestance romantique et violente qui le rende pathétique, son heure venue.
L’arrivée de Waltraute est encore un grand moment d’expressivité dramatique magnifiquement éclatant, comme Claudia Mahnke l’était déjà en Fricka, dans Die Walküre.
Dans les profondeurs de ce climat nocturne, Hagen et Gunther semblent issus du monde futuriste de Blade Runner, et les gros plans fantomatiques de leurs visages projetés sur la façade de l‘usine accentuent cette impression.
Alejandro Marco-Buhrmester est la réplique de Roy, sa démarche est très souple, presque féminine, sa voix porte moins que ses partenaires, mais il a une vibration humaine bien particulière qui le tient à distance de toute froideur.
Attila Jun, grimé en punk, brosse un portrait assez minable de Hagen, et son manque de charisme vocal confine son rôle à un personnage subalterne, incapable de susciter le moindre effroi, ce qui sera une des raisons de la monotonie du second acte.
L’autre raison est due à Frank Castorf, qui semble n’avoir eu le temps de composer qu'une dramaturgie classique dans cette partie, même si Siegfried, lui, ne l‘est pas du tout.
Les chœurs, hommes de main et buveurs, sont magnifiquement homogènes et brillants par ailleurs.
Lance Ryan (Siegfried)
Le dernier acte du Crépuscule des Dieux renoue avec la surprise et les atmosphères fortes. Il y a la grande scène de la rencontre des filles du Rhin avec Siegfried, dans la belle limousine noire de Rheingold, une dernière illusion de jeunesse insouciante, puis, ce climat très contrasté fait d’ombres et de lumières rougeoyantes qui saisissent la tension visuelle du spectateur.
Catherine Forster (Brünnhilde)
Le meurtre de Siegfried, à coups répétés de batte de baseball, n’épargne aucune violence, et c’est ensanglanté qu’il achève ses derniers mots dans une noirceur poignante qui évoque la destruction physique du jeune Skywalker de StarWars.
Ce Crépuscule des Dieux est vocalement celui des femmes. Allison Oakes est une Gutrune impulsive, très vive théâtralement, ce qui donne un caractère très fort à ce personnage souvent négligé. Catherine Forster est toujours aussi claire et puissante, variant les couleurs selon la tension des aigus, son point fort à défaut de graves résonnants qui pourraient mieux exprimer l’animalité de sa douleur humaine, et qui manquent dans la grande scène d’immolation finale. Son personnage n'en est pas moins grandiose, idéaliste et pur.
Décor acte III (Götterdämmerung)
Dans ce dernier tableau, les dernières illusions tombent; Brünnhilde rend son anneau à Hagen, elle ne croit plus à l’amour, et lui, désabusé, reste tétanisé devant le feu, son rêve de pouvoir ne valant plus rien devant la puissance fatale d’un monde gouverné depuis la façade néoclassique de Wall Street.
Jens Crull (Video), Rainer Casper (Lumières), Andreas Deinert (Video), Frank Castorf (Metteur en scène), Kirill Petrenko (Directeur musical), un acteur (Rôle muet), Adriana Braga Peretzki (Costumes) et Aleksandar Denic (Décors)
Il fallait attendre la fin de Götterdämmerung pour voir Frank Castorf et toute son équipe venir saluer stoïquement, et avec un peu de provocation, une salle au comportement ambigu. Pendant vingt minutes, en effet, ce fut un concert de sifflets et de bouh! couvert d’applaudissements, de bravo également, les spectateurs se tenant pourtant entièrement debout.
L'Orchestre du Festival de Bayreuth
Mais ce Ring violemment réaliste a plu, malgré son évacuation du sacré et de l'amour, suscité questions et réflexions, montré que les désirs humains, le goût du meurtre, le déclin civilisationnel et ses responsables ne concernent pas spécifiquement l'Allemagne, et laissé le souvenir de réminiscences orchestrales fantastiques inoubliables.
Pelléas et Mélisande (Claude Debussy) Représentation du 02 mars 2012 Opéra Bastille
Pelléas Stéphane Degout Golaud Vincent Le Texier Arkel Franz Josef Selig Le Petit Yniold Julie Mathevet Un Médecin, Le Berger Jérôme Varnier Mélisande Elena Tsallagova Geneviève Anne Sofie Von Otter
Direction musicale Philippe Jordan Mise en scène Robert Wilson (1997)
Elena Tsallagova (Mélisande)
Le passage de l'Opéra Garnier à l'Opéra Bastille de la mise en scène de Pelléas et Mélisande par Robert Wilson - une initiative de Gerard Mortier à l'ouverture de sa première saison en 2004 pour déployer ainsi, dans toute leur majesté, les ondes ombreuses de la musique de Debussy – donne une importance plus grande à l'évocation orchestrale comme pour rapprocher la destinée de ce couple voué à un amour impossible de celle de Tristan et Isolde.
Et il est vrai que les réminiscences wagnériennes ne manquent pas, rien que l‘interlude qui mène de la scène de la fontaine à celle du château d’Allemonde nous rapproche du prélude du dernier acte de Parsifal.
Seulement, les amoureux de textes déclamés avec délicatesse, au creux de l’oreille, y perdent un peu, car il est difficile de recréer dans l'ample ouverture de Bastille un climat aussi intime que celui de l'Opéra Comique. Et la version Gardiner/Braunschweig, que l'on entendit il y a deux ans dans ce théâtre ci, permit de retrouver la proximité qui rend lisibles plus sensiblement les sentiments humains.
Elena Tsallagova (Mélisande) et Stéphane Degout (Pelléas)
Très différente, la vision de Robert Wilson se fonde sur de magnifiques impressions luminescentes - les reflets moirés bleu-vert soufflés sur un large tissu soyeux et transparent forment une image marine de toute beauté - qui esthétisent à l’extrême les noirceurs langoureuses du drame. Ainsi, le ciel bleu profond au zénith et bleu clair à l’horizon, comme dans les toiles de Chirico, a la même tonalité irréelle que celle admirée lors d’une éclipse du soleil. L’analogie avec ce phénomène s‘en trouve - volontairement ou non - renforcée par le motif de l’anneau brillant qui réapparait sur le fond céleste, et qui peut être ressenti comme une allégorie de la mélancolie, cette forme sombre et mystérieuse qui masque le rayonnement vital.
Dans le même esprit, le personnage de Pelléas est présenté dans sa plus blanche pureté. Cependant, sous les traits et avec le regard de Stéphane Degout, il devient une émanation vivante, mais en moins sinistre, du Pierrot triste peint par Edward Hopper dans "Soir bleu". Le chanteur est ainsi l'interprète d'un homme fantomatique, et l'on retrouve cette impression à l'écoute de son beau timbre homogène et dilué qui floute le contour des mots avec un charme à la fois viril et feutré.
Stéphane Degout (Pelléas)
A l‘automne 2008, Bystrouska, la petite renarde rusée, permit à Elena Tsallagova de prendre son envol sur la scène de l’Opéra Bastille à travers un rôle vif et attachant d’une très belle finesse, et il en résulta une diffusion en direct à la télévision et sur internet.
Mélisande, rôle extrêmement sensible qui repose sur un phrasé de la langue française très poétique, ne paraissait pas du tout évident pour la jeune soprano russe. Elle incarne pourtant une Mélisande lumineuse avec une souplesse vocale très agréable, des sonorités brillantes, tout en affichant une certaine fierté, un aplomb qui se démarque de l’image de la femme perdue et emplie de frayeurs telle qu‘on l‘imagine Sa diction est bien compréhensible, hors petits passages accélérés, et n’a rien à envier aux interprètes françaises.
Elena Tsallagova (Mélisande)
Mais elle est aussi absolument fascinante par son adaptation à la gestuelle contraignante de Robert Wilson. Elle arrive à se rendre très fluide et à incarner la gracieuse féminité qui contraste avec les attitudes rigides des hommes, leurs carrures étant exagérément figées par des costumes anguleux.
Lors de la scène du balcon, son chant stellaire et la limpidité de son être, en parfaite osmose avec les ondes sensuelles de l’orchestre, forment un des plus beaux moments d’émotion avec toutes ces impressions sonores et visuelles qui se rejoignent en une caresse enveloppante à donner le frisson.
Doué de sa large voix de trépassé, Vincent Le Texier fait de Golaud un homme d’une très grande stature, comme un roi vieillissant, et il accorde du soin à la netteté du texte dans la limite que lui autorise l’épaisseur de son timbre. Homme de théâtre, il impose aussi une présence forte et profonde à son personnage, présence qui accentue l’effet de son arrivée silencieuse, dans l’ombre totale, quand Pelléas et Mélisande se déclarent leur amour.
Elena Tsallagova (Mélisande)
Et, comme à Madrid lors de la reprise de cette production à l’automne dernier, Franz Josef Selig incarne un Arkel d’une paisible humanité, réconfortante et pathétique qui, à la rigueur, fait passer au second plan les imperfections de diction. La richesse émotionnelle de sa voix, quand il ne force pas dans les aigus, justifie qu’on lui confie ces rôles de grands hommes façonnés par le temps et les histoire humaines, Gurnemanz, Sarastro ou bien le Roi Marke.
Et il y a aussi un plaisir nostalgique à réentendre Anne Sofie Von Otter, elle que l’on ne voit plus souvent à l’Opéra de Paris, d’autant plus que sa Geneviève aristocrate, très claire, détaille le texte et les sonorités de chaque mot avec un art de la précision délicat.
Enfin, le médecin et le berger trouvent en Jérôme Varnier un interprète de luxe, tandis que les fragilités du Petit Yniold, joliement incarné par Julie Mathevet, se perdent sensiblement dans l’immensité de Bastille.
Vincent Le Texier (Golaud) et Stéphane Degout (Pelléas)
Tous ces artistes sont portés par la splendeur sonore de l’orchestre, la finesse merveilleuse des nervures du tissu musical, leur fusion harmonieuse avec les ambiances lumineuses, et les déliements sensuels des soli instrumentaux. Philippe Jordan réalise, comme à son habitude lorsqu’il s’agit de musique symphonique, une magnifique recherche sur les couleurs et la lenteur, la fluidité des mouvements de respirations, et on ne peut s’empêcher de penser que ce Pelléas et Mélisande prépare le futur Parsifal qu’il dirigera cet été à Bayreuth. Son goût du raffinement et du geste ne laisse cependant aucune place à l’urgence ou aux coups d’éclats, comme si seule comptait l’exaltation de la grâce du temps.
Stéphane Degout (Pelléas) et Anne Sofie Von Otter (Geneviève)
Diffusion en streaming de la dernière représentation du 16 mars en direct sur medici.tv et le site de l'Opéra National de Paris, librement visualisable jusqu'au 16 juin 2012.
Pelléas et Mélisande (Claude Debussy) Représentation du 31 octobre 2011 Teatro Real de Madrid
Pelléas Yann Beuron Mélisande Camilla Tilling Golaud Laurent Naouri Arkel Franz-Josef Selig Yniold Leopold Lampelsdorfer Un doctor Jean-Luc Ballestra Geneviève Hilary Summers Un Pastor Tomeu Bibiloni
Direction Musicale Sylvain Cambreling Mise en scène Robert Wilson (1997)
Camilla Tilling (Mélisande)
Créée au festival de Salzbourg, sous l’égide de Gerard Mortier, la mise en scène de Pelléas et Mélisande par Robert Wilson est reprise au Teatro Real de Madrid cette saison, puis à la fin de l’hiver à l’Opéra National de Paris, avec à la clé la réalisation d’un DVD.
Le langage théâtral du metteur en scène texan est fait de postures corporelles symboliques, d’impressions lumineuses hypnotiques, et de gestes lents et fluides qui peuvent, comme cela s’est ressenti lors de la première représentation à Madrid, perturber l’aisance des chanteurs. Sans doute faudra-t-il attendre une ou deux soirées supplémentaires pour que l’ensemble fasse corps totalement. Et cela concerne l'orchestre également, car Sylvain Cambreling a choisi de faire ressortir la rondeur des cuivres, la chaleur intimiste des hautbois, et de donner une épaisseur dense aux cordes, avec de grands élans marins, mais avec un intérêt un peu trop exclusif aux musiciens et à la largeur du volume sonore.
Laurent Naouri (Golaud) et Yann Beuron (Pelléas)
Laurent Naouri et Yann Beuron sont ceux qui s'imposent le mieux par la qualité impeccable de leur diction et par leur présence vocale en surplomb du flux musical. Néanmoins, quelque chose dans le timbre du baryton-basse le rend un peu trop rude, alors que l'on espèrerait entendre des inflexions sensibles, et donc être ému par le personnage de Golaud. Quand au ténor français, les couleurs vocales se sont un peu assombries, ce qui offre un portrait de Pelléas doux et très mûr.
Il y a beaucoup de dignité et de profondeur dans les expressions d'Hilary Summers, comme des pleurs dépressifs signes annonciateurs de la mort, et même si le détail du texte reste trop opaque à entendre, l'humanité et le regard compassionnel de Franz-Josef Selig lui valent un accueil chaleureux.
Camilla Tilling possède la fragilité aussi bien physique que vocale pour dépeindre Mélisande. Mais comme la tessiture du rôle se situe principalement dans le médium, alors que la soprano est particulièrement lumineuse et rayonnante dans les aigus, son chant se perd parfois sous les respirations amples de l'orchestre. Le problème risque de se reproduire à l'Opéra Bastille avec Elena Tsallagova.