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Publié le 22 Septembre 2024

Les Brigands (Jacques Offenbach – 10 décembre 1869, Théâtre des Variétés de Paris)
Répétition du 17 septembre 2024, et représentations du 21 septembre et du 03 octobre 2024
Palais Garnier

Falsacappa Marcel Beekman
Fiorella Marie Perbost
Fragoletto Antoinette Dennefeld
Le Baron de Campo-Tasso Yann Beuron
Le Chef des carabiniers Laurent Naouri
Le Prince de Mantoue Mathias Vidal
Antonio Sandrine Sarroche
Le Comte de Gloria-Cassis Philippe Talbot
La Princesse de Grenade Adriana Bignagni-Lesca
Adolphe de Valladolid Flore Royer
Le Précepteur Luis-Felipe Sousa
Carmagnola Leonardo Cortellazzi
Domino Éric Huchet
Barbavano Franck Leguérinel
Pietro Rodolphe Briand
Zerlina Ilanah Lobel-Torres
Fiammetta Clara Guillon
Bianca Maria Warenberg
Cicinella Marine Chagnon
La Marquise Doris Lamprecht
La Duchesse Hélène Schneiderman
8 Comédiennes et comédiens et 12 danseuses et danseurs          
Stefano Montanari

Direction musicale Stefano Montanari
Mise en scène Barrie Kosky (2024)
Nouvelle Production

Diffusion le 19 octobre 2024 à 20h sur France Musique dans l’émission ‘Samedi à l’opéra’ présentée par Judith Chaine.

Lors d’une interview accordée à Jérémie Rousseau le 16 novembre 2020 en pleine pandémie, Alexander Neef avait laissé transparaître son intention de programmer une opérette à l’Opéra de Paris, et lors de la présentation des ‘Brigands’ qu’il a assuré il y a deux semaines à l’amphithéâtre Bastille auprès de Barrie Kosky, il revint sur cette période au cours de laquelle des artistes de l’Académie avaient chanté un duo de la ‘Belle Hélène’ sur la scène Garnier.

Cela le convainquit qu’il fallait inscrire une œuvre de Jacques Offenbach dans ce splendide écrin Second Empire qu’est le Palais Garnier, car, d’après lui, cet artiste a réussi à réagir à son époque tout en restant éternel.

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

Il se tourna naturellement vers Barrie Kosky, metteur en scène et ancien directeur du Komische Oper de Berlin dont Offenbach est le compositeur favori depuis son enfance, et dont il a déjà produit ‘La Belle Hélène’ (octobre 2014, Komische Oper), ‘Les Contes d’Hoffmann’ (octobre 2015, Komische Oper), ‘Orphée aux Enfers’ (août 2019,  Festival de Salzburg) et ‘La Grande Duchesse de Gérolstein’ (octobre 2020, Komische Oper).

Mais le directeur australien ne souhaitait plus revenir à la veine comique – fin 2019, il mis en scène à Bastille un chef-d’œuvre du romantisme russe, Le Prince Igor’, dont on espère une prochaine reprise -.

Pourtant, trouvant que ‘La vie parisienne’, l’opérette la plus évidente pour le lieu, risquait de trop centrer l’évènement sur Paris, il proposa à Alexander Neef ‘Les Brigands’ qu’il n’avait jamais monté, faisant remarquer que le thème des bandits importé par Meilhac et Halévy des opéras-comiques d’Auber et Scribe tels ‘Fra Diavolo’ (1830), ‘Les Diamants de la couronne’ (1841) ou ‘Marco Spada’ (1852) se retrouvera plus tard dans le livret de ‘Carmen’ (1875) dont il sont également les auteurs.

Les Brigands (Beekman Perbost Dennefeld Montanari Kosky) Paris Opera

L’ouvrage a déjà été joué à Bastille en 1993 dans une mise en scène de Jérôme Deschamps et Macha Makeieff sous la direction de Louis Langrée, ce qui démontra le peu de pertinence à le présenter dans une salle aussi spacieuse – le Théâtre des Variétés n’accueillait à l’origine que 800 places -.

Mais en ce soir de première à Garnier, la démonstration est tout autre grâce au sens du mouvement électrisant de Barrie Kosky, et par la présence hors-norme de Marcel Beekman qui incarne Falsacappa sous un travestissement hommage à la Draq Queen ‘Divine’, l’héroïne trash et violente du film de John Waters ‘Pink Flamingos’ (1972), affublé d’une large robe rouge écarlate ampoulée, d’un maquillage bleu ciel et de boucles d’oreilles en diamants.

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

Ce personnage de chef des brigands prend une dimension extraordinairement charismatique non seulement à cause du volume de son costume, mais surtout parce Marcel Beekman a une fascinante technique lyrique et déclamatoire d’une grande plasticité vocale pouvant donner l’impression d’un personnage baroque évoluant dans une tessiture de contre-ténor, et qui joue habilement avec toutes les modulations possibles pour en rendre le caractère aussi bien comique que pincé et sarcastique avec une excellente diction et projection.

Le spectacle est intégralement joué dans un décor orné de pilastres corinthiens que l’on retrouve partout sur les façades haussmanniennes entourant la place de l’Opéra, décor usé et doré à l’avant pour induire une continuité avec les dorures de la salle, et grisé en arrière plan pour accentuer l’effet du temps passé.

Sandrine Sarroche (Le Caissier - Ministre du Budget)

Sandrine Sarroche (Le Caissier - Ministre du Budget)

Les rebondissements de l’action du livret des ‘Brigands’ sont complexes à suivre dans leurs moindres détails, mais ses grandes lignes se suivent sans problème : le chef de bande Falsacappa a promis sur la tête de sa fille d'enrichir son équipe grâce à un énorme coup qui va effectivement se présenter lorsqu’il découvre que 3 millions seront échangés lors de la rencontre entre l’ambassade italienne de Mantoue et l’ambassade espagnole de Grenade à l’occasion d’un mariage.

Les bandits vont donc se travestir, d’abord en marmitons pour accueillir les Italiens dans un hôtel haussmannien, puis en carabiniers à l’arrivée des Espagnols, afin de neutraliser respectivement les deux délégations et permettre à la fille de Falsacappa, Fiorella, de paraître comme la fiancée promise du Prince de Mantoue en espérant récupérer ainsi l’argent.

Mais l’on va s’apercevoir que la Ministre du budget a dilapidé la somme tant convoitée.

Marcel Beekman (Falsacappa), Marie Perbost (Fiorella) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

Marcel Beekman (Falsacappa), Marie Perbost (Fiorella) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

Loin de mettre en scène une société actuelle banale, Barrie Kosky mêle aux chanteurs une troupe de huit comédiennes et comédiens et douze danseuses et danseurs qui vont transformer cette intrigue en sensationnelle exaltation du rythme, des couleurs et de l’impertinence de la musique, mais aussi de la sensualité délurée de leurs corps.

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

D’emblée, le bariolage des costumes, chapeaux et perruques qui envahit la scène est éblouissant avec beaucoup de touches de bleu, vert, orange et mauve, les mouvements des chevelures donnant une fluide dynamique à l’ensemble, et du début à la fin il n’y a pas une seconde où l’enjouement de la musique d’Offenbach ne soit surligné par la chorégraphie de ces artistes qui renvoient vers la salle une énergie érotisée et décomplexée dont chacun puisse se nourrir avec plaisir.

Par ailleurs, l’effervescence scénique est augmentée autant par les cris de joie de la troupe que les déambulations en tous sens, dans des postures très drôles, mais sans paraître hystérisées, ce qui permet aux spectateurs de rester contemplatifs du mouvement en lui-même.

Victorien Bonnet (Pizzaiolo), Jules Robin (Zucchini), Rachella Kingswijk (Tortilla), Rodolphe Briand (Pietro), Marcel Beekman (Falsacappa), Nicolas Jean-Brianchon (Flamenco), Corinne Martin (Castagnetta), Manon Barthelémy (Sangrietta), Cécile L'Heureux (Burratina) et Hédi Tarkani (Siestasubito)

Victorien Bonnet (Pizzaiolo), Jules Robin (Zucchini), Rachella Kingswijk (Tortilla), Rodolphe Briand (Pietro), Marcel Beekman (Falsacappa), Nicolas Jean-Brianchon (Flamenco), Corinne Martin (Castagnetta), Manon Barthelémy (Sangrietta), Cécile L'Heureux (Burratina) et Hédi Tarkani (Siestasubito)

Si le premier acte permet à chacun de se familiariser avec cet univers déjanté, d’apprécier le style parlé exagéré et très direct des figurants et interprètes, d’assister à une réunion ‘syndicale’ des brigands qui pourrait faire croire à un bureau politique de la ‘France Insoumise’, d’entendre de premières allusions politiques à propos d’un ‘certain banquier devenu Président’ et de découvrir les grandes qualités de comédien de Mathias Vidal chantant son mélancolique air ‘Une furtiva lagrima’ avec légèreté et facilité, ce sont surtout les deux actes suivants qui enchevêtrent les situations étourdissantes avec une débauche de luxueux costumes dorés et accessoires de défilés chrétiens, et avec Christ aux abdominaux bien travaillés et têtes de chevaux érotisées, qui vaudra à l’arrivée de la délégation espagnole des applaudissements d’une partie du public émerveillé.

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade) et Philippe Talbot (Le Comte de Gloria-Cassis)

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade) et Philippe Talbot (Le Comte de Gloria-Cassis)

Adriana Bignagni-Lesca déguisée en Infante est impressionnante par sa manière d’accentuer ses noirceurs d’élocution quasi ‘viriles’ avec beaucoup de drôlerie, et Philippe Talbot en Comte de Gloria-Cassis affiche une éloquence piquée et très fine dans les aigus.

Marie Perbost, en Fiorella qui va se substituer à la Princesse de Grenade, débute au premier acte avec une projection un peu réservée, mais gagne tout au long de la soirée en amplitude avec l’impact vocal qu’on lui connaît car elle est une grande artiste de scène également.

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade)

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade)

Et après avoir entendu Antoinette Dennefeld à Strasbourg la saison dernière dans une interprétation de 'Guercoeur' qui mettait en valeur son lyrisme intense, c’est une toute autre personnalité qu’elle dévoile en Fragoletto travesti dans un registre de pure comédie. Il y a son duo d’amour avec Marie Perbost, en roulades enjôleuses, mais aussi nombre d’interventions provocantes auxquelles elle se livre avec beaucoup d’aisance.

Marie Perbost (Fiorella), Rodolphe Briand (Pietro) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

Marie Perbost (Fiorella), Rodolphe Briand (Pietro) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

On retrouve avec plaisir Yann Beuron (Le Baron de Campo-Tasso) – qui a gardé de la maturité dans son timbre de voix - et Laurent Naouri (Le Chef des carabiniers) tous deux sollicités dans leur registre de comédiens, et c’est avec beaucoup d’émotions qu’un autre duo fait son apparition en personnes de Doris Lamprecht et Hélène Schneiderman, la Marquise et la Duchesse, car la première incarnait Fragoletto en 1993 sur la scène Bastille, et la seconde Marcellina dans ‘Les Noces de Figaro’ mis en scène par Christoph Marthaler sur la scène Garnier en 2006 à l’époque de Gerard Mortier.

Yann Beuron (Le Baron de Campo-Tasso) et Laurent Naouri (Le Chef des carabiniers)

Yann Beuron (Le Baron de Campo-Tasso) et Laurent Naouri (Le Chef des carabiniers)

Leur duo rendu nostalgique par leur simple présence se déroule à la cour du Prince de Mantoue qui permet d'apprécier un Mathias Vidal dansant à la ‘Fred Astaire’, entouré de religieuses aux jupes fendues qui leur donnent un style élancé de grande classe.

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

Mais cette seconde partie est aussi le moment où la résonance avec l’actualité politique s’exprime à travers les dialogues réécrits, et il faut saluer la performance de l’humoriste Sandrine Sarroche qui prend le rôle du Caissier, et donc de la Ministre du budget, pour déclamer un texte en vers qui évoque les préoccupations budgétaires du moment sans éviter de nommer clairement Michel Barnier ou Bruno Le Maire

Une spectatrice s’impatientera, ce qui lui vaudra en retour ‘Mais c’est pour déstresser l’audience!’, audience qui d’ailleurs aura un regard bienveillant et très amusé sur ce comédien qui fera un aller-retour en avant-scène équipé d’un aspirateur, et qui se prendra au jeu du ‘One man show’ en clin d’œil au Frantz des ‘Contes d’Hoffmann’.

Doris Lamprecht (La Duchesse) et Hélène Schneiderman (La Marquise)

Doris Lamprecht (La Duchesse) et Hélène Schneiderman (La Marquise)

Final désinvolte sur rythme de French-cancan qui verra le sacre de Falsacappa en ‘Premier Ministre’, l’ensemble est cependant très bien organisé sur scène avec un groupe à droite en avant scène, une ligne diagonale en arrière avec différents plans chorégraphiques, puis un regroupement au centre qui s’achève sur la pose victorieuse du chef des brigands.

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

A la direction musicale, Stefano Montanari est très attentif à la dynamique scénique et conduit l’orchestre en faisant entendre une sonorité authentique pas trop léchée, la profondeur de la fosse semblant réglée afin que la vocalité de tous les chanteurs ne soit pas couverte par l’ensemble. 

Ce spectacle est absolument un régal pour les yeux, pour son sens du mouvement inaltérable et son énergie explosive, hallucinant par tant de travail aussi bien de la part des ateliers de décors et costumes de l’Opéra de Paris, que de la part de tous les artistes pour réussir un tel enchaînement scénique jamais ennuyeux. 

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

Public très enthousiaste au final, les éclats de rires auront ponctué le spectacle tout le long de la soirée, y compris pour l’équipe de production malgré une minorité plus mitigée, c’est à en rester véritablement admiratif et sonné par une telle verve!

Antoinette Dennefeld, Ching-Lien Wu, Barrie Kosky, Marcel Beekman, Marie Perbost et Mathias Vidal

Antoinette Dennefeld, Ching-Lien Wu, Barrie Kosky, Marcel Beekman, Marie Perbost et Mathias Vidal

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Publié le 19 Novembre 2023

Cendrillon (Jules Massenet – Opéra Comique, le 24 mai1899)
Représentation du 14 novembre 2023
Opéra Bastille

Cendrillon Jeanine De Bique
Madame de la Haltière Daniela Barcellona
Le prince charmant Paula Murrihy
La fée Caroline Wettergreen
Noémie Emy Gazeilles
Dorothée Marine Chagnon
Pandolfe Laurent Naouri
Le roi Philippe Rouillon
Le Doyen de la faculté Luca Sannai
Le Surintendant des plaisirs Laurent Laberdesque
Le Premier Ministre Fabio Bellenghi
Six Esprits Corinne Talibart, So-Hee Lee, Stéphanie Loris, Anne-Sophie Ducret, Sophie Van de Woestyne, Blandine Folio Peres

Direction musicale Keri-Lynn Wilson                                 Keri-Lynn Wilson
Mise en scène Mariame Clément (2022)

18 mois seulement après son entrée au répertoire, ‘Cendrillon’ de Jules Massenet revient à l’opéra Bastille ce qui, au premier abord, parait un pari bien risqué.
C’est sans compter sur une approche artistique, commerciale et de communication fort originale qui n’avait jamais été mis en place auparavant.

Paula Murrihy (Le Prince) et Jeanine De Bique (Cendrillon)

Paula Murrihy (Le Prince) et Jeanine De Bique (Cendrillon)

En effet, alors que généralement le prix moyen affiché par place pour une production lyrique à l’opéra Bastille oscille entre 145 euros pour les grands tubes et 90 euros pour les œuvres plus difficiles, la reprise de ‘Cendrillon’ a été d’emblée proposée à un tarif moyen de 57 euros, sans qu’aucune place ne dépasse 95 euros.

Pas ailleurs, ont été distribués dans les rôles de Noémie et Dorothée deux membres de la nouvelle troupe de l’Opéra de Paris, Emy Gazeilles et Marine Chagnon, ainsi que trois membres des chœurs, Luca Sannai, Laurent Laberdesque et Fabio Bellenghi dans les rôles secondaires, en plus des six choristes qui avaient déjà été programmées l’année précédente pour interpréter les Six Esprits.

Marine Chagnon (Dorothée), Daniela Barcellona (Madame de la Haltière) et Emy Gazeilles (Noémie)

Marine Chagnon (Dorothée), Daniela Barcellona (Madame de la Haltière) et Emy Gazeilles (Noémie)

A cela, vous ajoutez une campagne de communication publique orientée vers le public jeune, et vous obtenez un spectacle sold-out et d’impressionnantes files d’attente à l’extérieur de la salle 15 minutes avant chaque représentation.

Cela rappelle ce qui était arrivé avec la production de ‘Don Quichotte’ de Jules Massenet en septembre 2000 qui avait été remontée 15 mois plus tard en atteignant 99% de taux de fréquentation.

Et même l’esprit en salle change, les spectateurs rajeunis s’enchantent de manière très communicative lors des précipités, car la mise en scène de Mariame Clément mêle habilement décors industriels qui s’illuminent poétiquement lors des interventions de la fée, surcharge la mise en scène en perruques bouclées et vêtements roses outrés qui ridiculisent les prétendantes et dont Cendrillon se débarrassera elle-même pour retrouver une relation authentique avec le Prince, et s’appuie aussi sur un surjeu qui invite à la comédie.

Jeanine De Bique (Cendrillon)

Jeanine De Bique (Cendrillon)

Pour cette reprise, Keri-Lynn Wilson, fondatrice et directrice musicale de l’Ukrainian Freedom Orchestra qui a engagé une tournée internationale en Europe et aux États-Unis contre la guerre de conquête menée par la Russie, fait ses débuts à l’Opéra national de Paris et concoure à l’enthousiasme soulevé par la soirée grâce à une magnifique direction qui fait vivre l'orchestre en communion avec l'allant des solistes et qui colore avec finesse et rutilance les lignes mélodiques.

La chef d’orchestre canadienne, qui a également des ascendants ukrainiens, montre un amour prévenant pour l’écriture de Jules Massenet et procède par touches très précises et enlevées en éclairant avec beaucoup de raffinement les structures orchestrales.

Paula Murrihy (Le Prince)

Paula Murrihy (Le Prince)

Les solistes réunis permettent de retrouver dans le rôle de Cendrillon Jeanine De Bique qui a déjà interprété récemment à l'Opéra de Paris Alcina (‘Alcina’ de Haendel) et Suzanne (‘Les Noces de Figaro’ de Mozart).

Douée pour incarner sensibilité et joie pétillante, la soprano trinidadienne donne au chant de l’héroïne une coloration très vibrée dans une tonalité sombre et ambrée assez atypique qui la démarque de son entourage. L’unité vocale qui en émane aspire cependant à lisser l’articulation du français qui se fond dans cette tessiture très fine.

En Prince charmant, Paula Murrihy, qui chantait Didon (‘Les Troyens’ de Berlioz) deux mois plus tôt à l’Opéra de Versailles, est mieux rodée à la langue française, et sa voix dramatique suggère dans son incarnation un tempérament beaucoup plus extraverti et moins dépressif comme un timbre plus ténébreux pourrait le faire ressentir.

Caroline Wettergreen (La fée)

Caroline Wettergreen (La fée)

Avec son abattage impayable et déjà une longue carrière belcantiste, Daniela Barcellona fait à nouveau sensation dans le rôle de Madame de la Haltière qui ne manque pas de faire sourire la salle au moment où elle témoigne toute son affection intéressée à Cendrillon lorsque le Prince la choisit officiellement, et Laurent Naouri, comme toujours très sonore et expressif avec ses accents indignés, est parfait en père attentionné.

Lumineuse, Caroline Wettergreen reprend le rôle de ses débuts lorsqu’elle interpréta pour la première fois au Komische Oper de Berlin en 2016 la fée de ‘Cendrillon’ dans la mise en scène de Damiano Michieletto, et se plaît avec aisance à faire rayonner le brillant et la netteté de ses aigus avec un effet surnaturel qui charme spontanément.

Jeanine de Bique, Alessandro Di Stefano, Keri-Lynn Wilson, Paula Murrihy, Caroline Wettergreen et Laurent Naouri

Jeanine de Bique, Alessandro Di Stefano, Keri-Lynn Wilson, Paula Murrihy, Caroline Wettergreen et Laurent Naouri

Quant à Marine Chagnon et Emy Gazeilles, idéalement appariées, elles ne manquent ni d’entrain, ni de projection et d’intelligibilité dans les passages parlés, et font entendre une éloquence vocale bien timbrée qui leur vaut, elles aussi, un chaleureux retour de la part du public.

Et l’ensemble des artistes des chœurs distribués sont naturellement d’une musicalité ironique impeccable.

Un engouement pour cette soirée qui se vit avec beaucoup de plaisir et de légèreté!

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Publié le 18 Juin 2023

Roméo et Juliette (Charles Gounod – 1867)
Version de l’Opéra national de Paris du 28 novembre 1888
Répétition générale du 12 juin et représentations du 17, 30 juin et 12 juillet 2023
Opéra Bastille

Roméo Benjamin Bernheim / Francesco Demuro (15/07)
Juliette Elsa Dreisig / Pretty Yende (15/07)
Frère Laurent Jean Teitgen
Mercutio Huw Montague Rendall / Florian Sempey (15/07)
Tybalt Maciej Kwaśnikowski
Benvolio Thomas Ricart
Comte Capulet Laurent Naouri
Pâris Sergio Villegas-Galvain
Le duc de Vérone Jérôme Boutillier
Frère Jean Antoine Foulon
Grégorio Yiorgo Ioannou
Stéphano Léa Desandre / Marina Viotti (15/07)
Gertrude Sylvie Brunet-Grupposo
Manuela So-Hee Lee
Pepita Izabella Wnorowska-Pluchart
Angelo Vincent Morell

Direction musicale Carlo Rizzi
Mise en scène Thomas Jolly (2023)
Chorégraphie Josépha Madoki
Coproduction Teatro Real de Madrid

Retransmission en direct le 26 juin 2023 sur France.tv/Culturebox, et sur France Musique le 8 juillet 2023 à 20h dans l’émission « Samedi à l’Opéra », présentée par Judith Chaine.

Fin 1864, Charles Gounod accepta de composer un ouvrage pour le Théâtre Lyrique, théâtre qui était situé à l’époque place du Châtelet et dirigé par Léon Carvalho. Il acheva l’orchestration de ‘Roméo et Juliette’ en juillet 1866, et insista pour que l’ouvrage soit donné avec des dialogues parlés.

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

La création eut lieu le 27 avril 1867, quelques semaines après l’ouverture de la Grande exposition Universelle qui marquait l’apogée de l’Empire, et elle fut d’emblée un immense succès salué par 102 représentations en 8 mois seulement.

Puis, après l’incendie du Théâtre Lyrique lors de la Commune de 1871, l’ouvrage fit son entrée à l’Opéra Comique le 20 janvier 1873 pour 291 représentations, avant qu’il n’entre au répertoire de l’Opéra de Paris le 28 novembre 1888, un peu plus d’un an après l’incendie de la seconde salle Favart, dans une version remaniée avec ballet – le principal remaniement concernant la fin du IIIe acte qui élargit la présence du Duc en compensation de plusieurs coupures légères à chaque acte -.

Jérôme Boutillier (Le duc de Vérone)

Jérôme Boutillier (Le duc de Vérone)

Depuis, le Palais Garnier lui a dédié 634 représentations, si bien qu’il fait partie des dix opéras les plus joués au sein de ce magnifique bâtiment Second Empire au cours de son premier siècle d’existence.
Mais depuis le 22 décembre 1985, ‘Roméo et Juliette’ n’est plus au répertoire de l’institution nationale.

Le retour à l’Opéra de Paris d’un des grands chefs-d’œuvre de Charles Gounod est donc un évènement historique pour la maison, d’autant plus qu’il survient au cours de la saison 2022/2023 qui a connu le retour d’un autre ouvrage français basé sur une œuvre littéraire de William Shakespeare, ‘Hamlet’ d’Ambroise Thomas, dans une mise en scène de Krzysztof Warlikowski.

Roméo et Juliette (Dreisig Bernheim Yende Demuro Rizzi Jolly) Opéra de Paris

Pour cette renaissance, c’est bien entendu la version de 1888 qui est interprétée sur scène, mais avec uniquement la reprise du dernier des 7 mouvements du ballet, la danse des Bohémiennes.

Toutefois, deux passages de la version du Théâtre Lyrique qui avaient été supprimés lors de la création au Palais Garnier sont rétablis ce soir, la grande scène de Juliette au IVe acte ‘Dieu! Quel frisson court dans mes veines’ qui se conclut par la prise du breuvage, et la petite scène du Ve acte entre frère Laurent et frère Jean qui permet de comprendre que le page de Roméo n’a pu remettre à ce dernier la lettre l’avertissant du subterfuge, ce qui améliore la cohérence dramaturgique.

Elsa Dreisig (Juliette) et Léa Desandre (Stéphano)

Elsa Dreisig (Juliette) et Léa Desandre (Stéphano)

Pour sa seconde mise en scène à l’Opéra de Paris, après Eliogabalo’ de Francesco Cavalli qui avait fait l’ouverture de la saison 2016/2017 au Palais Garnier, Thomas Jolly architecture sa scénographie autour d’une immense maquette inspirée du Grand Escalier du célèbre théâtre baroque, magnifiquement travaillée et qui comprend aussi les multiples torchères qui en font la splendeur.

Ce dispositif unique est installé sur le grand plateau tournant de la scène Bastille, ce qui permet par de lents mouvements de changer en permanence les ambiances, de faire apparaître des recoins sombres, des petits ponts, de varier les élévations, ou de simplement illustrer le célèbre balcon de Vérone.

Jean Teitgen (Frère Laurent), Benjamin Bernheim (Roméo), Elsa Dreisig (Juliette) et Sylvie Brunet-Grupposo (Gertrude)

Jean Teitgen (Frère Laurent), Benjamin Bernheim (Roméo), Elsa Dreisig (Juliette) et Sylvie Brunet-Grupposo (Gertrude)

Vient ensuite se superposer à cet impressionnant dispositif une projection d’une multitude de faisceaux lumineux mobiles situés de toutes parts sur les parois latérales, en surplomb ou en arrière scène, qui contribuent, eux aussi, aux variations d'atmosphères, tout en évoquant les ombres des peintures de la Renaissance, liant également la salle à la scène en projetant les rayons lumineux vers le public.

A cela s’ajoute une richesse de costumes rouges, noirs et blancs, souvent accompagnés de masques eux-mêmes richement décorés, évoquant ainsi la débauche de fantaisies baroques et de scintillements avec laquelle Baz Luhrmann avait réalisé sa version de ‘Roméo et Juliette’ en 1996 avec Leonardo DiCaprio et Claire Danes.

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Le tout est enfin animé par une multitude de figurants jouant dans les moindres interstices du décor, parmi lesquels les danseurs de Josépha Madoki - chorégraphe devenue célèbre pour faire revivre le ‘Waacking’, une danse des années 60 issue des clubs LGBTQ+  revenue à la mode dans les années 2000, et qui sert à travers des mouvements de bras très dynamiques à exprimer des caractères forts - viennent tisser de vifs mouvements corporels en lien avec la musique de Gounod.

Elsa Dreisig (Juliette)

Elsa Dreisig (Juliette)

Le rétablissement partiel du ballet composé pour la version de 1888, situé juste après que Juliette ne boive son breuvage, permet ainsi d’illustrer son passage dans un autre monde qui peut faire penser, à travers la réalisation scénique, aussi bien à celui de Giselle rejoignant le royaume des Willis qu’à celui de La Bayadère rejoignant le royaume des Ombres.

Il en résulte un effet grand spectacle très vivant et dépoussiéré, mais qui préserve habilement les références qui permettent de s’allier très efficacement la part la plus traditionnelle du public tout en séduisant sa part la plus jeune.

Carlo Rizzi et Elsa Dreisig

Carlo Rizzi et Elsa Dreisig

A cette brillante facture scénique s’ajoute une interprétation musicale galvanisante qui doit autant à la direction orchestrale qu’aux intenses qualités lyriques des chanteurs, et aussi à leur très grand engagement théâtral auquel Thomas Jolly a fortement contribué.

Déjà fort apprécié dans sa lecture de ‘Cendrillon’ jouée à l’opéra Bastille en mars 2022, œuvre de Jules Massenet qui sera reprise en octobre 2023, Carlo Rizzi confirme ses affinités avec le grand répertoire romantique français.

L’ouverture, qui se déroule dans une ambiance nocturne où l’on ramasse des corps inanimés au pied du décor fortement assombri, dominé par une porte où une croix rouge en forme de ‘quatre’ inversé signe la présence mortifère de la peste, est interprétée de façon très majestueuse et avec profondeur. 

Elsa Dreisig (Juliette)

Elsa Dreisig (Juliette)

Puis, la narration dramatique est embaumée par une finesse expansive d’où jaillissent avec panache des effets théâtraux colorés par les cuivres, et une grande attention est accordée aux respirations des chanteurs qui sont amenés à beaucoup bouger dans ce décor monumental. Les chœurs, qui bénéficient de dispositions frontales étagées en hauteur, rayonnent d’un resplendissant impact très bien cordonné à la musique, et contribuent évidemment à cet effet grand spectacle voulu dès le départ.

Carlo Rizzi tisse également un filage très poétique des lignes mélodiques avec une fluidité chantante qui incite au rêve, et c’est véritablement avec grand plaisir et bonheur pour lui que s’apprécient sa réussite et son indéniable affection pour ce répertoire.

Benjamin Bernheim (Roméo)

Benjamin Bernheim (Roméo)

Avec un tel soutien, les deux rôles principaux réunis pour cette première représentation, Benjamin Bernheim et Elsa Dreisig, ne peuvent que donner le meilleur d’eux-mêmes.

Le ténor franco-suisse est absolument fabuleux dans le rôle du jeune aristocrate au costume scintillant. La voix est claire, rayonnante, et lui permet de moduler toutes sortes de nuances caressantes, et même de passer en voix mixte pour exprimer les sentiments les plus subtils.

Mais lorsqu’il implore Juliette d'apparaître au balcon, tout le torse se bombe et sa voix concentre une force virile prodigieuse qui libère un éclat chaleureux sans pareil. C’est absolument formidable à entendre, et il incarne ainsi une jeunesse idéale de verve et d’espérance. Le public en est subjugué.

Elsa Dreisig (Juliette)

Elsa Dreisig (Juliette)

Elsa Dreisig est elle aussi une merveilleuse incarnation de la jeunesse romantique. Douée d’un timbre très clair et vibrant, comme parcellé de petits diamants, qui fuse et s’épanouit avec l’allant de la musique, elle propage une luminosité heureuse avec une grande assurance vocale, et son charisme naturel lui permet de dépeindre un personnage d’une grande intensité cinématographique. 

Maciej Kwaśnikowski (Tybalt) et Sergio Villegas-Galvain (Pâris)

Maciej Kwaśnikowski (Tybalt) et Sergio Villegas-Galvain (Pâris)

Et ces deux très grands artistes sont entourés de chanteurs qui sont pour beaucoup une révélation pour les habitués parisiens. 

Ainsi, Maciej Kwaśnikowski, que l’on connaît bien parce qu’il est issu de l’Académie de l’Opéra de Paris et qu'il fera partie des membres de la troupe la saison prochaine, se voit confier à travers Tybalt un premier rôle conséquent, dont il s’empare avec brio grâce à son incisivité vocale ombrée et aussi son jeu théâtral très dynamique.

Le combat avec Mercutio - il est rare de voir des chanteurs s’engager dans un jeu violent avec un tel réalisme – permet aussi de très bien mettre en valeur la souplesse et le toucher velouté de la voix de Huw Montague Rendall qui fait vivre l’exubérance de l’ami de Roméo avec un charme fou.

Benjamin Bernheim (Roméo) et Huw Montague Rendall (Mercutio)

Benjamin Bernheim (Roméo) et Huw Montague Rendall (Mercutio)

Autre découverte également, le duc de Vérone incarné par Jérôme Boutillier qui lui insuffle une magnifique prestance avec une excellente homogénéité de timbre, tout en assurant une allure très jeune à cette figure autoritaire que la version de 1888 de ‘Roméo et Juliette’ renforce.

Entré à l’Académie de l’Opéra de Paris en 2021, Yiorgo Ioannou trouve en Grégorio un premier rôle qui permette d’apprécier son expressivité de caractère en conformité avec l’esprit provocateur de son personnage, et bien que le rôle de Pâris soit très court, Sergio Villegas-Galvain lui offre un véritable charme souriant qui donne envie de le découvrir dans des incarnations plus étoffées.

Laurent Naouri (Le Comte Capulet)

Laurent Naouri (Le Comte Capulet)

De son mezzo ambré joliment projeté, Léa Desandre ne fait que dispenser légèreté et séduction à Stéphano, le page de Roméo, et parmi les vétérans, Jean Teitgen, en Frère Laurent paternaliste, Sylvie Brunet-Grupposo, en Gertrude bienveillante au timbre sensible inimitable, et Laurent Naouri, en Comte Capulet bien sonore, complètent avantageusement ces portraits pittoresques et essentiels au drame.

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Cette dernière production de la saison signe ainsi la réussite totale des grands paris artistiques que s’était donné Alexander Neef pour sa seconde saison, réhabilitant avec force et intelligence le grand répertoire historique de la maison, et c’est avec une forte impatience que nous pouvons attendre la seconde distribution partiellement renouvelée qui réunira Francesco Demuro, Pretty Yende, Florian Sempey et Marina Viotti dès la fin du mois de juin.

Katja Krüger (Collaboration artistique), Bruno de Lavenère (Décors), Thomas Jolly (Mise en scène), Sylvette Dequest (Costumes) et Josépha Madoki (Chorégraphie)

Katja Krüger (Collaboration artistique), Bruno de Lavenère (Décors), Thomas Jolly (Mise en scène), Sylvette Dequest (Costumes) et Josépha Madoki (Chorégraphie)

A revoir sur Culturebox jusqu'au 27 janvier 2024 : Roméo et Juliette

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Publié le 12 Septembre 2022

Pikovaïa dama (Piotr Ilitch Tchaïkovski - 1890)
Représentation du 11 septembre 2022
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Hermann Dmitry Golovnin
Count Tomsky / Zlatogor Laurent Naouri
Prince Yeletsky Jacques Imbrailo
Countess Anne Sofie von Otter
Lisa Anna Nechaeva
Polina / Milovzor Charlotte Hellekant
Chekalinsky Alexander Kravets
Surin Mischa Schelomianski
Chaplitsky / Master of Ceremony Maxime Melnik
Narumov Justin Hopkins
Governess Mireille Capelle
Masha / Prilepa Emma Posman

Direction musicale Nathalie Stutzmann
Mise en scène David Marton (2022)
Pianiste sur scène Alfredo Abbati
Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie                
Nathalie Stutzmann
Académie des chœurs & Chœurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie

Si, plus que d’autres grandes institutions internationales, le Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles met en avant régulièrement des compositeurs tels Leos Janácek et Igor Stravinsky, les opéras de Piotr Ilitch Tchaïkovski y apparaissent beaucoup plus rarement à l’affiche.

La saison 2022/2023 fait donc honneur au compositeur russe en lui consacrant deux nouvelles productions de ses deux opéras les plus célèbres, ‘Eugène Onéguine’, prévue à l’hiver prochain, et ‘La Dame de Pique’ qui n’a bénéficié depuis le demi-siècle écoulé que d’une seule série de représentations dans une coproduction mis en scène par Richard Jones en 2005.

Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Il s’agit cette fois d’une production maison, et la vision que donne David Marton de l’ouvrage élabore tout un contexte qui communique à la fois un sentiment de désespoir latent et un sens de la dérision qui apparaît comme une échappatoire afin de survivre. 

Le livret de Modest Ilitch Tchaïkovski n’est certes pas fidèle à la nouvelle d’Alexandre Pouchkine, puisque que, notamment, le frère du musicien imagine une passion sombrement romantique entre Hermann et Lisa, mais les traits qu’il décrit d’une société russe finissante peuvent très bien se transformer aujourd’hui en une conscience d’un passé grandiose qui survit au milieu d’une réalité désenchantée.

Mischa Schelomianski (Sourine) et Laurent Naouri (Le Comte Tomsky)

Mischa Schelomianski (Sourine) et Laurent Naouri (Le Comte Tomsky)

Le décor de Christian Friedländer représente un enchevêtrement de passerelles de béton telles qu’elles étaient conçues dans les années 70, ensemble mobile qui peut changer de configuration afin de créer toutes sortes de ruelles aux façades tristes et défraichies, des cours sombres ou des passages surélevés.  

A cette dimension dure et concrète, d’autres éléments de décor viennent s’ajouter pour traduire les déformations induites par le regard illusoire d’Hermann. Les vagues en noir et blanc dessinent au sol de fausses impressions de relief, et cet effet est ensuite accentué dans la chambre de la comtesse lorsque les murs se recouvrent de motifs géométriques à base de losanges agencés en formes d’étoiles subliminales, également en noir et blanc, les couleurs mortelles de la Dame de Pique.

Alfredo Abbati (Le pianiste), Anna Nechaeva (Lisa) et Charlotte Hellekant (Pauline)

Alfredo Abbati (Le pianiste), Anna Nechaeva (Lisa) et Charlotte Hellekant (Pauline)

Et à ce travail visuel fort impressif se combine une intrigante dramaturgie fort bien dirigée par David Marton qui crée un univers de personnages liés entre eux par une inertie sociale mystérieuse et parfois absurde comme dans les films surréalistes de Buñuel

La scène la plus emblématique se déroule lors du bal déguisé qui suit le moment où Lisa tombe dans les bras d’Hermann. Tout un jeu de transmission d’une couronne entre les invités défile de façon à la fois loufoque – Laurent Naouri est impayable en chevalier à l’armure dorée qui cherche à séduire un Daphnis métamorphosé en une possible Lady Macbeth sous les traits de Charlotte Hellekant – qu'interrogative pour finir, de la main d’un prêtre orthodoxe, sur la tête de la Comtesse. 

On ne peut s’empêcher d’y voir, sous couvert de légèreté, une obsession religieuse du pouvoir et une nostalgie de la Russie de Catherine II qui, comme nous pouvons encore le constater aujourd’hui de façon dramatique, est un moteur puissant d'une partie de la société russe qui vit dans le passé sans se soucier de l'avenir de sa jeunesse.

Anna Nechaeva (Lisa)

Anna Nechaeva (Lisa)

Dans cet univers décrépi, Hermann et Lisa sont atteints du même mal. Ils sont sensibles et manipulés par un entourage fou, et David Marton fait revenir à deux reprises la bande de fêtards du bal masqué pour emporter les âmes de la Comtesse et de Lisa au moment de leur disparition. La vie est bien peu de chose.

Il s’agit d’une société qui se masque et veut même masquer les morts qu’elle engendre.
Entre chaque changement de décor conséquent, de petits sketchs sont joués devant le rideau, ce qui est rendu possible par l’esprit loufoque qui imprègne les différents tableaux, et la scène finale où le piano, présent depuis le début, se transforme en tapis de jeu est un concentré de vie renforcé par l’impression confinée que les éclairages produisent.

Anne Sofie von Otter (La Comtesse), Dmitry Golovnin (Hermann) et Anna Nechaeva (Lisa)

Anne Sofie von Otter (La Comtesse), Dmitry Golovnin (Hermann) et Anna Nechaeva (Lisa)

Pour que cet univers soit intéressant, il est nécessaire que les chanteurs jouent le jeu, et c’est assurément le cas, car tous développent un excellent sens de l’interaction avec leurs protagonistes, à commencer par Dmitry Golovnin qui s’est montré fort sonné par l’accueil chaleureux du public au rideau final.  

Le ténor russe, qui fréquente tous les scènes du monde de l’Opéra de Paris au Metropolitan Opera, possède une voix endurante qui exprime les déchirements intérieurs, une détresse aiguë sans fard, si bien que le rendu dépressif d’Hermann chevillé au corps dont il nourrit au fil de la représentation la tension intérieure finit par le dépasser. Réussir cela c’est donner à l’Art ses plus belles lettres.

Anna Nechaeva (Lisa), Jacques Imbrailo (Prince Yeletsky) et Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Anna Nechaeva (Lisa), Jacques Imbrailo (Prince Yeletsky) et Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Sa principale partenaire, Anna Nechaeva, s’inscrit dans la même texture de voix, tendue mais vibrante, ce qui lui permet de miser aussi sur un dramatisme viscéral marqué par de subtiles noirceurs. Lisa paraît ainsi comme une jeune femme moderne qui est victime de l’insensé et de l’indifférence tout autour d’elle.

Le Prince Yeletsky, son promis au début de l’histoire, n’est d’ailleurs pas présenté comme un homme d’une stature fiable. C’est plutôt un jeune homme complice de ceux qui jouent la vie avec légèreté, et Jacques Imbrailo, la voix la plus souple de la distribution avec celle d’Emma Posman, charmante et enjoleuse, l’incarne avec beaucoup de naturel dans une tessiture plus claire que d’autres interprètes du même rôle.

Anne Sofie von Otter (La Comtesse) et Dmitry Golovnin (Hermann)

Anne Sofie von Otter (La Comtesse) et Dmitry Golovnin (Hermann)

Par contraste, Charlotte Hellekant fait vivre la complainte de Pauline avec un bariolé de couleurs et une complexité harmonique assez déroutante, tout en lui donnant, grâce à un jeu d’une fascinante fluidité et d’une grande précision, une forte personnalité à l’opposé d’autres interprétations au galbe noir et taciturne. 

Laurent Naouri, parfaitement identifiable à sa noirceur joyeuse et facétieuse, est comme toujours doté d’une excellente présence scénique, et c’est avec beaucoup d’émotion que l’on retrouve Anne Sofie von Otter, avec son art de l’élocution, son intériorité âcre et tourmentée et toute la charge affective qu’elle induit naturellement chez ceux qui la connaissent depuis si longtemps, engagée à développer un portrait profondément attachant de la Comtesse qui semble s’accrocher à Hermann comme pour y chercher les derniers souffles de la vie.

Les autres seconds rôles sont scéniquement très bien tenus, même si certains timbres tendent surtout  à peindre avec un fort effet naturaliste le petit milieu où se déroule le drame.

Anne Sofie von Otter, Dmitry Golovnin, Nathalie Stutzmann, Anna Nechaeva et Laurent Naouri

Anne Sofie von Otter, Dmitry Golovnin, Nathalie Stutzmann, Anna Nechaeva et Laurent Naouri

Enfin, les chœurs, des enfants aux grands ensembles, font briller leur plénitude avec une belle unité , et c’est avec une grande impatience que Nathalie Stutzmann était attendue pour ses débuts à la Monnaie en tant que chef d’orchestre, elle qui achèvera cette saison 2022/2023 à Bayreuth en reprenant la production de ‘Tannhaüser’ mis en scène par Tobias Kratzer.

Elle démontre, cet après-midi, une excellente capacité à théâtraliser tout en maintenant la cohésion d’ensemble des musiciens. Le son gagne en chaleur et fluidité sans verser dans la noirceur mate, les pulsations ont de la légèreté et se révèlent même diaphanes, et si l’orchestre ne peut créer la même sensation nostalgique que les cordes des grands orchestres russes, la verve d’ensemble, rythmiquement bien assurée, emporte aisément l'auditeur dans l’action scénique. 

Cette ouverture de saison réussie fait chaud au cœur pour cette institution si ouverte au monde qu’est le Théâtre Royal de La Monnaie.

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Publié le 24 Septembre 2021

Œdipe (Georges Enescu – 1936)
Livret d’Edmond Fleg
Répétition du 17 septembre, et représentations du 23 septembre, 11 et 14 octobre 2021
Opéra Bastille

Œdipe Christopher Maltman
Tirésias Clive Bayley
Créon Brian Mulligan
Le berger Vincent Ordonneau
Le grand prêtre Laurent Naouri
Phorbas / Le Veilleur Nicolas Cavallier
Thésée Adrian Timpau
Laïos Yann Beuron
Jocaste Ekaterina Gubanova
La Sphinge Clémentine Margaine
Antigone Anna-Sophie Neher
Mérope Anne Sofie von Otter
Une Thébaine Daniela Entcheva

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Wajdi Mouawad (2021)

Nouvelle production                             Wajdi Mouawad

Spectacle retransmis en direct le 14 octobre à 19h30 sur Medici.tv, et sur la plateforme numérique de l'Opéra national de Paris l'Opéra chez soi et en différé sur Mezzo Live HD le Dimanche 17 octobre 2021 à 21h, et sur Mezzo le Mercredi 20 octobre 2021 à 20h30.

Chaque nouveau directeur de l’Opéra de Paris est amené à ouvrir sa première saison avec une nouvelle production qui symbolise une des lignes fortes qui inspirera son mandat.
Stéphane Lissner ouvrit en octobre 2015 avec Moses und Aron d’Arnold Schoenberg mis en scène par Romeo Castellucci, une œuvre biblique du XXe siècle qui n’avait été jouée à Paris qu’en version française sous Rolf Liebermann.

Et si l’on remonte un peu plus dans le temps, Gerard Mortier présenta en octobre 2004 un opéra français créé au Palais Garnier en 1983, Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen, dont il confia la mise en scène à Stanislas Nordey.

Christopher Maltman (Œdipe)

Christopher Maltman (Œdipe)

Alexander Neef s’inscrit exactement dans l’esprit de ce dernier en programmant dès le mois de septembre 2021 un autre opéra français créé au Palais Garnier, le 13 mars 1936, Œdipe de Georges Enescu

A sa création, l’œuvre fut donnée pour 11 représentations avant de ne revenir que pour deux soirs, en version roumaine, le 21 et 22 mai 1963, lors du passage de la troupe de l’Opéra de Bucarest. 

Et pour cette redécouverte, c’est à nouveau un homme de théâtre francophone qui est en charge de la mise en scène tout en faisant ses débuts à l’Opéra de Paris, Wajdi Mouawad.

Yann Beuron (Laïos) et Ekaterina Gubanova (Jocaste)

Yann Beuron (Laïos) et Ekaterina Gubanova (Jocaste)

Cette tragédie lyrique est la seule qui raconte l’histoire d’Œdipe dans son intégralité.

Le premier acte se déroule au Palais de Laïos à Thèbes, le second acte se joue 20 ans plus tard au Palais de Polybos à Corinthe, le troisième acte revient 15 ans plus tard au Palais Royal de Thèbes touché par une épidémie meurtrière – cet acte à lui seul correspond à la tragédie grecque de Sophocle, Œdipe Roi -, et le dernier acte se déroule à Colone, près d’Athènes, là où s’achève l’errance d’ Œdipe – cet acte s’inspire d’une autre tragédie de Sophocle, Œdipe à Colone -.

Laurent Naouri (Le grand prêtre)

Laurent Naouri (Le grand prêtre)

Le metteur en scène choisit une approche lisible et stylisée afin de raconter l’histoire d’Œdipe. 

Il introduit un prologue de 10 minutes qui, sous forme de pantomime accompagnée d’un texte parlé, dénué de musique, raconte de façon éclairante la genèse mythologique qui mène à l’existence de Laïos, son acte de viol sur le fils de Pélops, Chrysippe, et la malédiction d’Apollon. La présence et le ton de la voix du narrateur font monter la tension, et un Minotaure aux yeux rouges luminescents apparaît pour symboliser les démons que le Roi n’a su vaincre.

Christopher Maltman (Œdipe)

Christopher Maltman (Œdipe)

Les premières minutes qui décrivent l’enlèvement d’Europe et le voyage de son frère phénicien Cadmos, lié à la jeune Harmonie, vers la Thrace pour y fonder Thèbes avec une intention civilisatrice, fait penser inévitablement à une identification à peine voilée à la vie de Wajdi Mouawad.

Et son évocation de la décadence de Thèbes dès qu’elle se met à construire des murailles pour se protéger des étrangers est un message européen d’une lecture politique contemporaine tout à fait claire.

Christopher Maltman (Œdipe) et Anne Sofie von Otter (Mérope)

Christopher Maltman (Œdipe) et Anne Sofie von Otter (Mérope)

La forme visuelle du premier acte laisse par la suite assez perplexe, car l’ensemble de la cour Thébaine est bardée de couleurs, affublée de couronnes végétales aux lignes diverses dont la variété des coloris printaniers rappelle celle des toiles d’Arcimboldo. Ces coiffes décrivent des forces intérieures comme la vitalité ou le feu, et illustrent l’harmonie avec la nature. 

Une fois accepté cet effet surréaliste, le discours théâtral reste narratif. Seule quelque dalle dressée derrière la scène de la cour suggère de monumentales murailles, ce qui permet d’incruster les sur-titrages à moindre hauteur.

Clive Bayley (Tirésias) et Christopher Maltman (Œdipe)

Clive Bayley (Tirésias) et Christopher Maltman (Œdipe)

Dans ce tableau introductif qui narre non sans longueur la naissance d’Oedipe, Laurent Naouri incarne un grand prêtre de grande prestance aux accents sensiblement menaçants, ce qui se reflète dans ses pratiques sacrificielles, toutefois édulcorées par la mise en scène.

Yann Beuron prouve qu’il a la stabilité vocale et des couleurs ombrées qui lui permettent de caractériser un Laïos consistant, et donc qu’il est peut-être un peu tôt pour tirer sa révérence, et Ekaterina Gubanova reste à cet instant peu compréhensible, dans l’attente de son retour en seconde partie où elle va mieux déployer son lyrisme obscur.

Mais Clive Bayley introduit un Tirésias d’une diction très claire avec un impact sonore qui suggère un esprit d’une implacable lucidité.

Christopher Maltman (Œdipe) et Ekaterina Gubanova (Jocaste)

Christopher Maltman (Œdipe) et Ekaterina Gubanova (Jocaste)

Le second acte reste tout aussi symbolique à travers un dégradé de couleurs partant du bleu ciel vidéographique sur lequel se détachent des vols d’oiseaux pour imager l’univers hors du monde où a été élevé le jeune homme, jusqu’à la rencontre avec la Sphynge, agglutinée dans un maelstrom d’informes noirceurs, après qu’Œdipe ne tue en méconnaissance de cause Laïos au pied d’un rocher sur lequel se dessine la figure d’Hécate, déesse de l’ombre et des morts. 

Vincent Ordonneau (Le berger)

Vincent Ordonneau (Le berger)

L’effet scénique des tirs de flèches sur les opposants d’Œdipe est un leurre tout à fait réussi, mais il est dommage que les belles teintes lumineuses qui parcellent l’ensemble de la soirée ne soient pas utilisées de façon plus vivante pour amplifier les orages orchestraux et donc accompagner la dynamique de la musique. Ce statisme des éclairages est flagrant au moment du meurtre de Laïos par son propre fils.

Vaillant et paré d’un agréable timbre vocal souple qui n’est pas sans rappeler celui de Mathias Vidal, Vincent Ordonneau campe un berger grave et pur, et c’est avec Nicolas Cavallier, à la fois Phorbas et Veilleur, que l’on commence à entendre des couleurs de basse qui tirent vers des ombres sages. 

Et c’est un véritable plaisir de réentendre Anne Sofie von Otter dans le court rôle de Mérope qu’elle assure avec panache et une lumière intérieure qui la rend si attachante.

Adrian Timpau (Thésée)

Adrian Timpau (Thésée)

L’écriture vocale chaloupée de La Sphinge peut parfois surprendre, pourtant, Clémentine Margaine ne trahit aucune réticence à outrer ses inflexions pour lui donner un relief qui tire aussi bien vers une clarté franche que des noirceurs névrosées qui lui sont également naturelles. 

Cette première partie qui s’achève sous les murs de Thèbes permet de mesurer quel poids écrasant pèse sur Christopher Maltman, un chanteur fortement dramatique qui incarnait déjà Œdipe à Salzbourg en 2019 avant d’être Oreste, cet été, au cours de ce même festival.

Empreinte massive, avec une excellente projection et un mordant solide qui forment son charisme puissant, il y a en lui une grandeur humaine qui s’intensifie dans la communion avec l’orchestre ce qui prodigue un impact phénoménal.

Christopher Maltman (Œdipe) et Anna-Sophie Neher (Antigone)

Christopher Maltman (Œdipe) et Anna-Sophie Neher (Antigone)

Sous la direction d'Ingo Metzmacher, l’orchestre de l’Opéra de Paris exhale en effet son splendide drapé limpide traversé d’ombres bourdonnantes pour aussi bien décrire des ambiances bucoliques que de monumentales vagues d'une noirceur menaçante. Il est également saisissant d’entendre comment ce travail sur la souplesse orchestrale peut soudainement se glacer en une structure minérale éclatante qui se fracasse pour retrouver ensuite sa structure liquide.

Cette construction splendide atteint des sommets dans la seconde partie où les chœurs sont sollicités dans toutes les tonalités, avec des effets de spatialisation dans les hauteurs de galeries, et c’est une référence à l’origine de l’opéra et du théâtre grec qui est évoquée par cet ensemble d’une beauté austère fascinante.

Christopher Maltman (Œdipe)

Christopher Maltman (Œdipe)

La seconde partie gagne donc en impact dramatique avec l’ouverture sur un univers gris, enserré par des blocs de murailles oppressants et d’étranges statues humaines mal dégrossies où un peuple chante son désespoir face aux ravages de la peste qui se diffuse dans la ville.

Le Créon de Brian Mulligan a des accents d’acier, et Ekaterina Gubanova donne enfin à Jocaste un rayonnement vocal âpre.

La révélation de la vérité à Oedipe est fortement dramatisée mais ne verse pas dans l’horreur quand il surgit de derrière les murailles avec le regard noir constellé d’étoiles. La sauvagerie de la cécité forcée est ainsi sublimée en quelque chose de plus symbolique et esthétique.

Christopher Maltman (Œdipe)

Christopher Maltman (Œdipe)

Puis, le voyage à Colone est le tableau le plus stylisé avec ce grand panneau aux striures et variations de bleu qui se reflètent dans une large dalle polie comme un grand miroir.

Quand elle apparaît, la noblesse d’Adrian Timpau donne une belle prestance humaine à Thésée, et Anna-Sophie Neher offre un portrait d’Antigone vivant et ardent dans ses plaintes à cœur ouvert par amour pour son père.

Ekaterina Gubanova et Ingo Metzmacher

Ekaterina Gubanova et Ingo Metzmacher

La réunion monumentale du chœur à la complexité orchestrale suffit à emplir de sens cet univers scénique si épuré, et la beauté sereine dans laquelle se reflètent les dernières minutes de vie d’Œdipe valent à Wajdi Mouawad un accueil chaleureux car il s’est montré à la fois intelligent dans la compréhension des thèmes de l’œuvre et humble dans sa traduction humaine pour l’auditeur.

Christopher Maltman (Œdipe) - Lundi 11 octobre 2021

Christopher Maltman (Œdipe) - Lundi 11 octobre 2021

Représentation du lundi 11 octobre 2021

18 jours après la première, c'est une salle bien remplie - un exploit pour un lundi soir - qui assiste à une représentation qui préfigure hautement celle qui sera retransmisse en direct 3 jours plus tard.

Les chœurs sont en grande majorité sans masque, ce qui accroit naturellement l'impact en salle surtout que l'énergie qui y règne semble galvaniser la totalité de l'équipe artistique. On verra d'ailleurs Ching-Lien Wu, la directrice des chœurs, venir au salut brandir des mains victorieuses face à aux sourires radieux des chanteurs, Christopher Maltman aura époustouflé l'audience de par son incarnation monumentale, une sorte de force prodigieuse en souffrance, et Ingo Metzmacher aura obtenu de l'orchestre une splendide lecture faisant ressortir la complexité de l'enchevêtrement des lignes musicales d'une beauté inouïe avec des reflets surréalistes, et même futuristes, dans les textures d'une impressionnante plasticité. Une soirée inoubliable et fortement touchante qui devrait être amenée à se reproduire le jeudi 14 octobre.

Ching-Lien Wu et les Choeurs de l'Opéra de Paris - Lundi 11 octobre 2021

Ching-Lien Wu et les Choeurs de l'Opéra de Paris - Lundi 11 octobre 2021

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Publié le 26 Mars 2017

Béatrice et Bénédict (Hector Berlioz)
Version de concert du 24 mars 2017
Palais Garnier

Don Pedro François Lis 
Claudio Florian Sempey 
Héro Sabine Devieilhe 
Béatrice Stéphanie d'Oustrac 
Béatrice (rôle parlé) Julie Duchaussoy 
Bénédict Paul Appleby 
Bénédict (rôle parlé) Fitzgerald Berthon 
Ursule Aude Extrémo 
Somarone Laurent Naouri 
Léonato (rôle parlé) Didier Sandre 
Un Prêtre (rôle parlé) Frédéric Merlo

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en espace Stephen Taylor                                
           Sabine Devieilhe (Héro)

Béatrice et Bénédict a l'apparence d'une oeuvre légère et raffinée inspirée de Much ado about nothing de William Shakespeare, une oeuvre qui condense en elle-même une fraîcheur mélodique qui manque aujourd'hui au répertoire contemporain. Néanmoins, elle porte en son essence le tragique de la condition humaine, à savoir que l'orgueil et les postures sociales peuvent empêcher deux êtres faits pour se rejoindre de jouir de leur concordance.

Stéphanie d'Oustrac (Béatrice)

Stéphanie d'Oustrac (Béatrice)

L'unique soirée programmée par l'Opéra de Paris afin de faire revivre cet opéra composé à la suite des Troyens a, certes, joliment servi son écriture délicate, mais a également laissé un peu trop de place à un jeu ultra conventionnel, au cours des scènes parlées. Peut-être que le choix d'une unique récitante de talent aurait pu suffire à lier avec profondeur les passages vocaux et musicaux de cette histoire qui laisse plutôt songeur.

Le Choeur de l'Opéra National de Paris et son chef, José Luis Basso

Le Choeur de l'Opéra National de Paris et son chef, José Luis Basso

Hormis le recours à cet artifice scénique, le public, venu en nombre au point d' investir les moindres recoins des stalles du Palais Garnier, s'est laissé enjôler par le chant impeccablement soigné d'une distribution exclusivement francophone, si l'on omet le remplaçant de Stanislas de Barbeyrac, le ténor américain Paul Appleby, qui a fait honneur à la douceur de la langue française.

Stéphanie d'Oustrac (Béatrice)

Stéphanie d'Oustrac (Béatrice)

Stéphanie d'Oustrac, artiste forte qui aime se mettre en scène, a révélé une Bérénice particulièrement sûre d'elle, au point de rendre une résonance cruelle et vraie au vœu de sa cousine, Héro, de la voir sous un visage plus humain. 
Mais quand on est une mezzo-soprano glamour au caractère incendiaire et indestructible, le beau timbre dense et précieusement patiné ne souhaite pas forcément voir vaciller son intimité.

Stéphanie d'Oustrac (Béatrice) et Paul Appleby (Bénédict)

Stéphanie d'Oustrac (Béatrice) et Paul Appleby (Bénédict)

Sabine Devieilhe, jouant ce soir l'innocence gentille, se fit confidentielle et tout aussi pure et charmante dans ses airs mélodieux, et son duo avec Aude Extrémo fut comme un rêve de temps suspendu sous les lumières nocturnes de la scène du Palais Garnier.

Laurent Naouri, lui, fit des tonnes de comédies, et Florian Sempey, déjà investi de ses futurs Figaro et Malatesta qu'il incarnera prochainement à l'Opéra de Paris, ne laissa que deviner les tonalités jeunes et séductrices qui colorent son souffle fier.

Laurent Naouri, Sabine Devieilhe et Philippe Jordan

Laurent Naouri, Sabine Devieilhe et Philippe Jordan

Soirée particulière, donc, inscrite dans le cycle Berlioz entamé depuis La Damnation de Faust et livrée aux ornements lissés par la main charmeuse de Philippe Jordan, l'orchestre et le chœur furent ainsi dirigés d'un geste qui préserva la fluidité et l'équilibre de leurs lignes musicales tout au long de la représentation.
 

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Publié le 20 Mars 2017

Trompe-La-Mort (Luca Francesconi – d’après Balzac)
Représentations des 16 et 18 mars 2017
Palais Garnier


Trompe-La-Mort Laurent Naouri
Esther Julie Fuchs
Lucien de Rubempré Cyrille Dubois
Le Baron de Nucingen Marc Labonnette
Asie Ildiko Komlosi
Eugène de Rastignac Philippe Talbot
La Comtesse de Sérisy Béatrice Uria-Monzon
Clotilde de Granlieu Chiara Skerath
Le Marquis de Granville Christian Helmer
Contenson Laurent Alvaro
Peyrade François Piolino
Corentin Rodolphe Briand

Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène Guy Cassiers                                          
Cyrille Dubois (Lucien)
Création mondiale – Commande de l’Opéra National de Paris 

Inspiré des dernières pages des Illusions perdues et du roman Splendeurs et misères des courtisanes qui suivit, Trompe-La-Mort est la première des trois œuvres lyriques commandées par l’Opéra National de Paris afin de transposer sur scène trois ouvrages majeurs de la littérature française.

A l’avenir, ce cycle se poursuivra au cours de la saison 2018/2019 avec Bérénice, d’après Jean Racine, et Le Soulier de satin, d’après Paul Claudel, pour les saisons suivantes.

Laurent Naouri (Trompe-La-Mort) et Cyrille Dubois (Lucien)

Laurent Naouri (Trompe-La-Mort) et Cyrille Dubois (Lucien)

En confiant à Luca Francesconi l’œuvre d’Honoré de Balzac qui concentre les caractères les plus signifiants de La Comédie Humaine, Stéphane Lissner ne fait que s’en remettre à un artiste qu’il connait bien, puisque le compositeur milanais est le créateur de Quartett, un opéra né sur les planches de la Scala de Milan en 2011, sous la direction de la musicienne finlandaise Susanna Mälkki.

Riche d’une orchestration qui regroupe plus d’une quarantaine de cordes, une quinzaine de bois et une dizaine de cuivres flanqués d’un ensemble de percussions et de timbales partiellement dissimulés dans les baignoires latérales, l’univers sonore qui emplit la boite à bijoux du Palais Garnier dégage une atmosphère mystérieuse et frémissante parcourue de subtils motifs sinistres et sinueux.

Susanna Mälkki et Luca Francesconi lors de la rencontre publique du 18 mars au Palais Garnier

Susanna Mälkki et Luca Francesconi lors de la rencontre publique du 18 mars au Palais Garnier

La musique peut même prendre une dimension intemporelle et sertir d’un halo brillant le premier air d’Esther.

La structure lyrique révèle également des mouvements aussi évocateurs que l’obsédante et surnaturelle ambiance liée au monolithe de 2001 l’Odyssée de l’Espace, la rythmique machinale et primitive du Sacre du printemps, ou bien le volcanisme spectaculaire fait d’un enchevêtrement de percussions lourdes et de cuivres stridents, comme dans les bandes originales de films de science-fiction actuels.

Mais nombre d’attaques à coup de cuivres et de percussions concluent les scènes avec une soudaineté qui vire au systématisme dans la dernière partie, ce qui nuit à l’imprégnation musicale.

Trompe-La-Mort : scène de bal

Trompe-La-Mort : scène de bal

On peut ainsi légitimement se demander si cette ampleur orchestrale et l’absence de mélodie, une caractéristique de la musique contemporaine, est entièrement pertinente pour décrire l’univers des salons mondains du début du XIXe siècle.

La construction dramaturgique qui se tisse sur cette musique expressive fonctionne naturellement pendant les deux-tiers de l’ouvrage, au fur et à mesure que les liens entre les caractères se nouent et trouvent leur sens.

Et la relation de fascination équivoque entre Trompe-la-mort et Lucien, son vecteur social, est ainsi signifiée en douceur.  Mais l’ultime section où la narration l’emporte sur l’action ne tient plus qu’à la présence de Laurent Naouri.

Cyrille Dubois (Lucien)

Cyrille Dubois (Lucien)

La matière des voix, elle, est largement mise en valeur par une écriture incisive, brute et quelque peu répétitive, qui recherche le déploiement des timbres de chacun.

Laurent Naouri, en Vautrin assuré et dominateur, en est le premier bénéficiaire, et sa caractérisation mordante et prégnante, mâtinée de tendresse, est ici incontournable.

Cyrille Dubois, élégamment avantagé par sa coupe de cheveu néoclassique, décrit d'un ton agréable et légèrement bucolique un Lucien intéressé mais sensiblement charmant, dont on comprend la parfaite correspondance avec l’Esther classieuse de Julie Fuchs, digne prédécesseure de Marie Duplessis.

Cyrille Dubois (Lucien) et Laurent Naouri (Trompe-La-Mort)

Cyrille Dubois (Lucien) et Laurent Naouri (Trompe-La-Mort)

Béatrice Uria-Monzon, impayable actrice, tire pleinement parti des passages de la partition les plus atypiques. L'impulsivité de l'écriture lui permet de varier les couleurs, frapper les sons avec une netteté franche, et jouer avec une fantaisie débridée les manières surfaites de La Comtesse de Sérisy.

Par contraste, Ildiko Komlosi développe rondeur et séduction positive, lucide Asie maîtresse du jeu social.

Parmi les multiples rôles secondaires, chacun peut découvrir un personnage qui l’accroche plus que d’autres. A ce titre, François Piolino, l’un des trois espions, démontre une aisance d’autant plus percutante que ses apparitions sont succinctes.

Béatrice Uria-Monzon (La Comtesse de Sérisy)

Béatrice Uria-Monzon (La Comtesse de Sérisy)

Il y a la qualité des interprètes, la force de l’univers balzacien et de ce Paris régi par l’argent et les relations intéressées, mais il y a aussi la scénographie épurée et les multiples plans de la mise en scène de Guy Cassiers.

Différents symboles du Palais Garnier, telles les colonnes torsadées du salon de la danse, lieu de rencontres particulièrement prisé, l’évocatrice salle des machines située en coulisses, ou bien le lustre grandiose, sont diffractés sur des plans verticaux mobiles qui construisent et déconstruisent en fil continu des architectures imaginaires où se glissent les interprètes.

Une scène en hauteur permet également d'isoler les scènes narratives.

Julie Fuchs (Esther)

Julie Fuchs (Esther)

Et même si le Palais Garnier n’excitait pas à l’heure de ces événements, son utilisation à outrance rapproche ainsi les personnages balzaciens des personnages proustiens d’A la recherche du temps perdu. On pense aussi aux personnages décadents du dernier roman d’Olivier Py, Les Parisiens.

On comprend également que le Palais Garnier, lieu de représentations et lieu de La représentation, est la plus belle métaphore du microcosme parisien.

C’est donc cet ensemble fortement interpénétré et soutenu par une Susanna Mälkki impressionnante de concentration, en osmose totale avec l’architecture musicale et la présence des chanteurs sur le plateau, qui donne de la puissance à un spectacle qui nous ramène aux valeurs universelles de la culture française.

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Publié le 26 Octobre 2016

L’Ange de feu (Sergueï Prokofiev)
Représentation du 23 octobre 2016
Opéra de Lyon

Ruprecht Laurent Naouri
Renata Ausrine Stundyte
L'Hôtesse Margarita Nekrasova
Voyante/ Mère supérieure Mairam Sokolova
Jakob Glock Vasily Efimov
Aggripa von Nettesheim/ Méphistophélès Dmitry Golovnin
Faust Taras Shtonda
Serviteur/ L'Aubergiste Ivan Thirion
Inquisiteur/ Heinrich Almas Svilpa
Le médecin Yannick Berne

Mise en scène Benedict Andrews
Direction musicale Kazushi Ono
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon                      
Ausrine Stundyte (Renata)
Production de la Komische Oper de Berlin (2014)

Progressivement, et surtout depuis les cinq dernières années, pas une des incarnations de la soprano lituanienne Ausrine Stundyte n’a laissé indifférent.

Il y a chez cette chanteuse au tempérament scénique fauve, une manière instinctivement physique de s’engager pour assumer des rôles d’une violence et d’un érotisme puissant.

Elle est donc une interprète naturelle des forces occultes de l’héroïne imaginée par le poète russe Valery Bryusov, l’inspirateur du livret de Sergueï Prokofiev.

Cet opéra, intense et sinueux, nous confronte à ces forces internes et mystérieusement terrifiantes qui peuvent aussi bien surgir de nous-mêmes que des personnes que nous pouvons rencontrer

Ausrine Stundyte (Renata)

Ausrine Stundyte (Renata)

Renata, hantée par son ange de feux qu’elle a cru reconnaître par le passé en Heinrich, est soumise à des déchirements que ni la voyante, ni le grand maître Agrippa de Nettesheim, ni la compagnie des sœurs ne peuvent aider à l’en libérer.

Prise dans cette fuite folle, la bienveillance initiale du chevalier Huprecht est rudement mise à mal, et l’on voit le jeune homme progressivement être tenté par les démons, la mort, dans le duel du troisième acte, puis le diable. Quelque part, lui aussi, habité par ses croyances sur l’Amour, devient esclave de son désir obsessionnel pour Renata, et le paradoxe de l’œuvre est que c’est finalement l’Inquisiteur qui va mettre un terme à ce non-sens en condamnant la jeune femme au bûcher.

Nous nous trouvons donc face à une œuvre qui cherche à traduire l’inexplicable de la nature humaine en le situant dans le monde obscurantiste allemand qui précède le siècle des Lumières.

Mairam Sokolova (La voyante)

Mairam Sokolova (La voyante)

Pour un metteur en scène de théâtre tel Benedict Andrews – l’œuvre de William Shakespeare représente une part majeure de ses productions -, « The Fiery Angel » est un défi car il doit s’emparer d’une dramaturgie resserrée que la musique draine sans le moindre répit.

Il utilise donc des techniques théâtrales qui permettent des changements de lieux et de situations rapides. Le plateau tournant de la scène de Lyon est ainsi fortement sollicité tandis que des doubles de Renata et Huprecht changent incessamment les configurations de panneaux amovibles gris pour redessiner des chambres, des salons, des coins de rue ou de grandes places vides.

Cette conception très fonctionnelle, ingrate et peu onéreuse, rappelle inévitablement la manière avec laquelle Olivier Py monte certaines de ses pièces de théâtre.

Benedict Andrews nous situe dans un monde contemporain, sarcastique, qui ne laisse aucune place au rêve et qui évoque les angoisses de jeune fille de Renata en la ramenant vers son enfance. Il ne sur-interprète rien, et nous laisse face au non-sens des situations tout en exigeant de la part des chanteurs une vivacité et un réflexe théâtral qui accroche le spectateur.

Laurent Naouri (Ruprecht)

Laurent Naouri (Ruprecht)

Les variations de jeux d’ombres et de lumières prennent une valeur impressive froide qui croise les méandres ronflants et glacés de la musique.

Cette musique, l’orchestre de l’Opéra de Lyon se l’approprie sans ambages en accentuant non pas les effets dissonants ou le lyrisme, mais plutôt la crudité expressive, la richesse polyphonique et la compacité orchestrale. 

Kazushi Ono ne lâche rien, n’a aucun complexe à laisser des jaillissements sonores résonner jusqu'à saturation, et réussit naturellement à rendre la scène des squelettes la plus saisissante possible.

Dans ce délire, Ausrine Stundyte n’en finit pas d’impressionner par sa noirceur et ses expressions vocales un peu brutes et directes, la malléabilité de son propre corps qu’elle offre totalement comme langage aussi fort que son chant, une plénitude artistique qui démontre à chacun ce que l’on peut rendre quand on croit à ce que l’on vit.

Ausrine Stundyte (Renata)

Ausrine Stundyte (Renata)

Il suffit de voir comment Laurent Naouri a bien du mal à contenir une telle énergie pour réaliser la difficulté du rôle de Ruprecht. La langue slave lui convient très bien, on découvre ainsi que le chanteur français s’approprie les couleurs de cette langue avec esprit, et qu’il est touchant par cette impression de dépassement qu’il renvoie, même si la comédie prend parfois le pas sur la vraisemblance des affects et des sentiments de désespoir.

Formidable Méphistophélès de Dmitry Golovnin, terriblement franc et machiavélique, étrange voyante de Mairam Sokolova au contralto prononcé, chaleureuse et maternelle hôtesse de Margarita Nekrasova, ces artistes donnent un relief pictural et un caractère fort à ce monde dérangeant.

Les chœurs de l’Opéra de Lyon, voués à la musicalité et aux capacités vocales qu’exige la partition, démontrent également leur facilité à s’abandonner au chaos organisé du dernier acte quand les sœurs s’imprègnent à la folie des délires de l’héroïne.

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Publié le 18 Juillet 2016

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy)
Représentation du 16 juillet 2016
Grand Théâtre de Provence
Festival d'Aix-en-Provence

Pelléas Stéphane Degout
Mélisande Barbara Hannigan
Golaud Laurent Naouri
Arkel Franz-Josef Selig
Geneviève Sylvie Brunet-Grupposo
Yniold Chloé Briot
Le Médecin Thomas Dear

Direction Musicale Esa-Pekka Salonen
Mise en scène Katie Mitchell                 Barbara Hannigan (Mélisande) et Laurent Naouri (Golaud)
Cape Town Opera Chorus                      
© Patrick Berger/ArtComArt
Philharmonia Orchestra

En coproduction avec Teater Wielki - Opera Narodowa / Polish National Opera, Beijing Music Festival

Au lendemain d'une puissante interprétation d''Oedipe Rex' et de la 'Symphonie de Psaumes', le Grand Théâtre accueille à nouveau dans sa fosse Esa-Pekka Salonen et le Philharmonia Orchestra.

Leur lecture de 'Pelléas et Mélisande' est, comme on peut s'y attendre, d'une très grande intensité. Une coulée vivante et mystérieuse prend forme, envahit l'espace sonore en donnant de l'ampleur aux nappes des cordes et des vents sombres, des accents de cuivres menaçants suggèrent un environnement hostile, ou, du moins, énigmatique, et la musique s'irise de frémissements straussiens qui nous rapprochent de l'univers majestueux de 'La Femme sans ombre'.

Cette pâte noble, noire et épurée, que les violons peuvent soudainement illuminer, développe les dimensions symphoniques de l'oeuvre à un tel point que la version raffinée de 'Tristan et Isolde', que nous avait fait entendre Daniele Gatti au Théâtre des Champs-Elysées récemment, ferait passer Richard Wagner pour un grand compositeur classique aux intentions mesurées.

Le Poème de Maeterlinck et de Debussy est ainsi somptueusement immergé dans un flot suave et ténébreux sous lequel couve une tension qui, à tout moment, se détend d'imparables coups de théâtre. La scène de délire de Golaud tentant de savoir, en manipulant le petit Yniold, ce qui se passe entre Pelléas et Mélisande est, musicalement, particulièrement saisissante.

Barbara Hannigan (Mélisande) et Laurent Naouri (Golaud)  © Patrick Berger/ArtComArt

Barbara Hannigan (Mélisande) et Laurent Naouri (Golaud) © Patrick Berger/ArtComArt

Et l'ensemble de la distribution est exceptionnel. Barbara Hannigan, actrice incontestablement fantastique, incarne une inhabituelle Mélisande. Séductrice, d'une diction claire et incisive, et un peu sauvage, elle exprime moins de mélancolie que de sophistication, chant et expressions du corps ne faisant qu'un. Elle capte ainsi une irrésistible fascination physique, d'autant plus qu'elle se plie volontiers aux provocations très féminines que lui impose Katie Mitchell, aux limites du fantasme.

Elle éblouie, certes, mais le champ ne lui est pas laissé pour émouvoir durablement.

Stéphane Degout, pour sa dernière interprétation de Pelléas, l'imprègne d'une poétique virile bien personnelle. Timbre dense, doux et lunaire, mais d'une réelle noirceur, sa force expressive le place sur le même plan que Barbara Hannigan, avec laquelle il partage une sensualité physique pour former ce couple si proche du scandale.

Futur Golaud est-il en devenir ? En toute évidence, rarement Pelléas n'aura autant semblé le frère jumeau de celui-ci qu'à travers ce spectacle.
La ressemblance physique entre Stéphane Degout et Laurent Naouri est accentuée, mais leurs particularités de timbre aussi.

Ce dernier est clairement le Golaud le plus idiomatique de sa génération.
Noirceur et netteté d’élocution, splendides ports de voix subtilement fins, une caractérisation bien ancrée sur la scène où les zones d’ombre ne sont pas sans susciter la sympathie, il affiche une stabilité de tempérament qui ne bascule que dans le dernier acte.

Barbara Hannigan (Mélisande) et Laurent Naouri (Golaud)  © Patrick Berger/ArtComArt

Barbara Hannigan (Mélisande) et Laurent Naouri (Golaud) © Patrick Berger/ArtComArt

Les partenaires de ces trois chanteurs charismatiques peignent eux-aussi des portraits forts sur la scène du Grand Théâtre. Franz-Josef Selig est naturellement un Arkel pathétique, mais, surtout, Sylvie Brunet-Grupposo confirme à nouveau à quel point la beauté de sa diction mêlée d’une profonde tristesse humanise le personnage de Geneviève,

Et Chloé Briot et Thomas Dear dessinent leurs deux brefs rôles dans la même ligne présente et théâtrale.

Au théâtre (comme dans 'Christine' ou 'Mademoiselle Julie'), Katie Mitchell utilise des techniques cinématographiques pour, sur scène, montrer la pièce qui se joue en faisant apparaître tous les trucages et techniciens qui filment les scènes selon différents points de vue, et en reconstituer, en temps réel, le résultat vidéo sur un grand écran qui surplombe la scène.

On retrouve ce goût de la perfection technique dans la mise en scène foisonnante de 'Pelléas et Mélisande', mais on remarque aussi que le prétexte du rêve lui permet d'insérer des scènes sans grande signification juste pour permettre l'enchaînement avec les scènes suivantes.

Ce rêve permet également de privilégier l'esthétique au détriment de la dramaturgie. Quand, par exemple, Golaud surprend Pelléas et Mélisande dans la piscine - scène charnelle d'une très grande force, comme il y en a à plusieurs reprises ici - sans qu'il n'y ait aucune d'ambigüité sur leur relation, on comprend difficilement comment Golaud peut, par la suite, harceler de questions Mélisande, pour savoir ce qu'il s’est réellement passé.

Barbara Hannigan (Mélisande) et Stéphane Degout (Pelléas)  © Patrick Berger/ArtComArt

Barbara Hannigan (Mélisande) et Stéphane Degout (Pelléas) © Patrick Berger/ArtComArt

L’univers qu’elle recrée dans cette vaste demeure où s’enchaînent scènes de salon, vestibule, chambre, escalier de service et piscine d’intérieur, est articulé avec une fluidité magnifiquement réglée sur le cours de la musique, dans un décor aux tonalités verdâtres qui évoquent la verdeur des tableaux de John Constable.

Elle exploite ainsi entièrement la souplesse théâtrale de Barbara Hannigan pour jouer sur des effets de ralenti à laquelle se joint le double muet de Mélisande interprété par une comédienne qui lui ressemble.

L’érotique sous-jacente inspire ainsi fortement Katie Mitchell, qui a bien raison de profiter de deux chanteurs, Barbara Hannigan et Stéphane Degout, qui aiment valoriser leur corps autant que leur voix dans tous les rôles profondément vivants qu’ils portent sur les scènes lyriques du monde.

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Publié le 2 Février 2016

Dialogues des Carmélites (Francis Poulenc)
Représentation du 01 février 2016
Bayerishe Staatsoper

Marquis de la Force Laurent Naouri
Blanche de la Force Christiane Karg
Chevalier de la Force Stanislas de Barbeyrac
Madame de Croissy Sylvie Brunet-Grupposo
Madame Lidoine Anne Schwanewilms
Mère Marie Susanne Resmark
Soeur Constance Anna Christy
Mère Jeanne Heike Grötzinger
Soeur Mathilde Rachael Wilson
L'aumônier Alexander Kaimbacher
1er commissaire Ulrich Reß
2ème commissaire Tim Kuypers
L'officier Igor Tsarkov
Le geôlier Andrea Borghini

Direction musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2010)
Bayerisches Staatsorchester
Chor der Bayerischen Staatsoper

                                                                                      Christiane Karg (Blanche de la Force)

Dans une lettre datée du 05 juillet 1955, l’écrivain Albert Beguin fait parvenir à Francis Poulenc un long compliment qui commence par ceci : "Permettez-moi de vous redire que vous paraissez avoir réussi un découpage parfait du texte de Bernanos. Vous savez combien, chargé par lui-même de veiller sur son œuvre après sa mort, je suis jaloux de tout usage et de toute interprétation qu'on en peut faire."

Pourtant, si le compositeur français a su brillamment restructurer un texte littéraire pour en faire un livret d'opéra sur lequel assoir une dramaturgie musicale convaincante, il s'est également concentré sur le personnage de Blanche de la Force pour en faire un portrait en lequel il puisse se reconnaître.

La révolution française n'est donc pas le sujet principal, mais un contexte historique qui permet d'opposer une population en furie à des femmes qui recherchent, dans la foi, la force de dépasser leurs propres peurs.

Anne Schwanewilms (Madame Lidoine)

Anne Schwanewilms (Madame Lidoine)

Or, Dmitri Tcherniakov est aussi un metteur en scène qui aime défendre les héroïnes des opéras qu'il dirige, même si, comme nous pouvons le constater au même moment à Lyon, dans la reprise de son interprétation de 'Lady Macbeth de Mzensk', il peut y mettre des limites.

Avec son concept d'un Carmel transposé en une maison de bois qui évoque la vie des campagnes de Russie, il élimine radicalement toute référence à l'Histoire de France, et se rapproche de l'univers de 'La Légende de la ville invisible de Kitezh', qui débutait dans un environnement rural très éloigné des intrigues de la grande ville.

'Dialogues des Carmélites' s'ouvre donc par une brève scène d'une foule courant dans l'urgence et dans un brouhaha assourdissant, agitation insupportable pour la petite Blanche. Tout s'arrête d'un coup, dans le noir et le silence, et la musique peut alors commencer.

Les premiers échanges entre Blanche, son frère et son père - Laurent Naouri est étrangement sonorisé - se déroulent sur l'espace vide du plateau, comme le seront, en deuxième partie, ceux avec mère Marie, à nouveau à la bibliothèque du Marquis de la Force.

Stanislas de Barbeyrac (Chevalier de la Force)

Stanislas de Barbeyrac (Chevalier de la Force)

Par la suite, c'est le refuge des religieuses, de simples paysannes, qui vient à Blanche, et toute l'action va s'y dérouler. A peine verrons-nous la maison changer d'orientation et de positionnement au fil des scènes.

Dans toute cette première partie, Tcherniakov détaille méticuleusement les petits gestes du quotidien, soigneux et précis, que chacune exécute dans la vie de tous les jours, notamment dans la longue scène d'agonie de Madame de Croissy.

Un fin tissu ouateux recouvre les faces et le toit de cette maison, mais la structure en bois rend parfois faiblement visibles les chanteuses, selon le point de vue choisi dans la salle du théâtre.

La terreur s'entend soudainement dans le timbre sombrement noirci de troubles de Sylvie Brunet-Grupposo. Dans un dernier sursaut, la vieille prieure tente même de franchir, vers l'extérieur, le seuil de cette baraque, où elle suffoque, confinée au milieu du noir.

A l'opposé, Anna Christy chante comme un rossignol léger et piquant le rôle de Constance, avec un accent néanmoins assez marqué.

Stanislas de Barbeyrac (Chevalier de la Force) et Christiane Karg (Blanche de la Force)

Stanislas de Barbeyrac (Chevalier de la Force) et Christiane Karg (Blanche de la Force)

Et quand apparaît la nouvelle prieure, Madame Lidoine, la vision d'Anne Schwanewilms, semblant présider une grande table entourée des jeunes femmes chantant l'Ave Maria, prend d'emblée une valeur iconographique et virginale.

C'est dans la seconde partie qu'elle est en fait magnifique de simplicité et d'authenticité, généreuse dans ses longues effusions lumineuses, et entièrement touchante tant elle semble happer le cœur de l'auditeur avec les mots.

Les retrouvailles entre Blanche et le Chevalier de la Force sont poignantes par le désespoir affiché de la première. Car Stanilas de Barbeyrac impose un charme sombre et naturel qui s'exprime par des élans nobles de clarté du cœur, tout en entretenant une certaine distance émotionnelle.

Christiane Karg, elle, extériorise tous ses sentiments, et son héroïne rappelle beaucoup la Tatiana hypersensible qu'avait imaginée Tcherniakov dans 'Eugène Onéguine'. Spasmes de colère, torpeur, vérité de l'âme, terreur, elle réussit à montrer toutes les contradictions qui l’empêchent de vivre, saisissante image quand elle tente de s'évader, prise de panique, vers l'arrière scène dans le noir.

Elle n'est pas uniquement une attachante actrice, mais aussi une artiste totalement engagée qui défend l'humanité d'un texte chanté le cœur sur la main.

Anne Schwanewilms (Madame Lidoine)

Anne Schwanewilms (Madame Lidoine)

En revanche, la Mère Marie de Susanne Resmark est rarement compréhensible et très sombre.

Mais petit à petit, la logique du travail de Dmitri Tcherniakov se révèle. Ces sœurs, qui avaient trouvé un lieu où vivre en paix retranchées du monde dans le plus pur dépouillement, sont retrouvées par le peuple ainsi que par des policiers qui leur notifient un avis d'expulsion.

La maison commence à être barricadée, et l'appel du Geôlier est lancé à travers des haut-parleurs, laissant planer l'imminence d'un assaut.

Mais préférant la mort, les sœurs se sont enfermées et ont débuté un suicide collectif par asphyxie. Un périmètre de sécurité est érigé par les forces de l'ordre, et la population, le chœur, vient l'entourer comme pour assister avec effarement à un spectacle, sans que personne ne bouge pour autant.

Susanne Resmark (Mère Marie) et Christiane Karg (Blanche de la Force)

Susanne Resmark (Mère Marie) et Christiane Karg (Blanche de la Force)

Soudain, surgit de la foule Blanche, qui défonce la porte de la maison, sur le premier coup de guillotine, et sauve chacune des sœurs, avant d'y retourner et de périr dans une explosion impressionnante, qui libère ainsi un nuage s’élevant merveilleusement, une montée de l’âme vers l'infini. Dernière image à nouveau sublime.

Cette scène, littéralement modifiée par rapport au livret, n'en est pas moins émouvante, car elle magnifie l'humanité de la jeune fille.

Tcherniakov révèle ainsi le courage et la grâce naturelle de Blanche, par contraste avec la lâcheté et l'incompréhension du peuple. Il reste en cela fidèle à l'esprit de Poulenc dans le dépassement de la peur, et dans sa méfiance des grands mouvements populaires destructeurs - le musicien s'était en effet engagé politiquement contre le Front Populaire, à la fin des années 30, par crainte pour les libertés individuelles.

Sylvie Brunet-Grupposo (Madame de Croissy) au salut final

Sylvie Brunet-Grupposo (Madame de Croissy) au salut final

Dans la fosse, la lecture épique de Bertrand de Billy est tellement riche de couleurs qu'elle jure avec l'austérité dramaturgique et visuelle de l'oeuvre.

De la chaleur des cordes dominent des frémissements scintillants, de ce flux généreux les teintes se glacent parfois ou prennent une pâte plus brute, et la beauté des timbres des bois permettent de laisser glisser les sonorités vers les ambiances immatérielles émanant de 'Tristan et Isolde'.

Mais cet allant ne lui laisse pas toujours le temps de déployer les plus beaux élans orchestraux. La tonalité est ample et douce, et rejette la sévérité.

Très beau chœur, fin et subtil, comme très souvent à Munich.

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