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Publié le 8 Septembre 2019

I Puritani (Vincenzo Bellini – 1835)
Répétition générale du 04 septembre et représentation du 07 septembre 2019
Opéra Bastille

Elvira Elsa Dreisig
Lord Gualtiero Walton Luc Bertin-Hugault
Sir George Walton Nicolas Testé
Lord Arturo Talbot Javier Camarena
Sir Riccardo Forth Igor Golovatenko
Sir Bruno Roberton Jean-François Marras
Enrichetta di Francia Gemma Ní Bhriain

Direction musicale Riccardo Frizza
Mise en scène Laurent Pelly (2013)

 

                              Igor Golovatenko (Riccardo)

I Puritani est une oeuvre profondément attachée à Paris, car c’est dans la capitale française qu’elle fut créée par la troupe du Théâtre des Italiens qui logeait depuis 1825 à la première salle Favart, alors que l’Opéra-Comique l’avait quittée depuis 1801 sur ordre de Napoléon pour fusionner avec la troupe de la salle Feydeau.

Première et dernière œuvre parisienne de Vincenzo Bellini – le compositeur rendra son dernier soupir le 23 septembre 1835 à Puteaux - I Puritani apparaît comme un tournant avant l’avènement de Giuseppe Verdi, les voix portant en elles l’urgence et les germes d’une volonté incendiaire.

Elsa Dreisig (Elvira)

Elsa Dreisig (Elvira)

On n’en voudra pas à Laurent Pelly d’avoir aussi sommairement cherché à donner vie à un livret peu inspirant, car son décor, basé sur une structure en fer forgé tout en dentelle qui reproduit un imaginaire Fort des Puritains, préserve un climat esthétique et poétique sous des lumières mauves et bleutées sans aucune réelle incongruité. On peut même parler de véritable oeuvre d'art à propos de cet ouvrage scénique si bien en valeur dans une tonalité qui évoque, à certains moments, celle hypnotique des scénographies de Bob Wilson.

I Puritani (Dreisig-Camarena-Testé-Golovatenko-Frizza-Pelly) Bastille

Le spectacle est donc principalement musical et incarné, et d’emblée la direction énergique de Riccardo Frizza délie une ampleur orchestrale qui donne de l’espace à la musique et beaucoup de clarté à chaque instrumentiste. Le son se dégage totalement de la fosse, résonne sur les parois latérales, envahit la scène et crée plusieurs plans sonores qui donnent une toute autre dimension à ce que vécurent ceux qui assistèrent à la création sur la scène de la salle Favart.

Les sonorités frémissantes des cordes aiguës s’accordent d’une patine brillante et légèrement métallique, les vents sont gorgés de lignes mélodieuses et fort bien dessinées, et la chaleur des cors évoque le calme naturel d’un appel lointain. 

Elsa Dreisig (Elvira)

Elsa Dreisig (Elvira)

Pour son premier rôle majeur à l’Opéra de Paris, Elsa Dreisig se mesure ainsi à une personnalité vocale belcantiste et technique que peu de sopranos abordent à l’âge de 28 ans (Maria Callas apprit le rôle à 25 ans en six jours sous la contrainte, et Mariella Devia ne l’a incarné dans toute sa plénitude qu'à 36 ans), et il faut bien mesurer le courage et la prise de risque à se jeter à cœur perdu dans une écriture aussi exigeante. 

Mais l’on saisit très vite que c’est le tempérament d’Elvira qui inspire la jeune artiste.

Possédée dès le départ par sa passion amoureuse, et tiraillée par la haine qui oppose le camp des Cromwell et celui des Stuart, Elvira est à la fois au bord de l’extase amoureuse et de l’épuisement conflictuel.

Elsa Dreisig (Elvira) et Javier Camarena (Arturo)

Elsa Dreisig (Elvira) et Javier Camarena (Arturo)

Elsa Dreisig transfigure le personnage d’Elvira au point d’en soustraire totalement l’âme blanche et incorporelle afin de la rendre viscéralement humaine et ancrée dans les passions folles du désir. Les inflexions de son timbre clair, vibrant et lumineux aux accents réalistes se démarquent en partie des pures lignes belcantistes pour s’approcher de personnages verdiens tels Gilda (Rigoletto), et l'on entend, en signe de cette candeur qui se débat avec elle-même, les réminiscences touchantes d’une Ileana Cotrubas.

Javier Camarena (Arturo) et Elsa Dreisig (Elvira)

Javier Camarena (Arturo) et Elsa Dreisig (Elvira)

Elle prend le temps autant de soigner les petites vocalises intimes que de libérer de longues plaintes splendidement projetées, et son approche profondément expressive fait furtivement se croiser des personnalités aussi capricieuses que Salomé et aussi hallucinées que Lucia di Lammermoor.

Certains aigus ne sont certes pas pleinement exécutés, comme celui qui clôt le duo 'Vieni fra queste braccia' sur une note hystérique mixée à celle du ténor, mais une telle présence et personnalité ne peut qu’accrocher l’auditeur qui souhaite vibrer avec un personnage scénique qui refuse la soumission à un ordre établi et qui cherche à respirer malgré un univers oppressant.

I Puritani (Dreisig-Camarena-Testé-Golovatenko-Frizza-Pelly) Bastille

Auprès d’une interprète aussi volubile, Javier Camarena, Lord Arturo d’un fondant de miel, s’inscrit totalement dans la tradition du chant coulé, finement clair dans les aigus, plus profond et solide dans le médium, qui fuse sur les notes avec un déroulé impressionnant. Le plus surprenant, c’est d’entendre comment il peut incarner l’amoureux sensible, à la limite du détimbrage, parfois, pour toucher au plus près du cœur humain, puis délivrer une vaillance puissante qui assoit son autorité et sa colère. Par ailleurs, chacun de ses suraigus, au profil voilé et nullement agressif, a cette fantastique capacité à figer l’instant d’une façon radicalement implacable. 

Elsa Dreisig (Elvira) et Nicolas Testé (Sir George Walton)

Elsa Dreisig (Elvira) et Nicolas Testé (Sir George Walton)

Et la plus émouvante humanité est figurée par Nicolas Testé qui dépeint en Sir George Walton, l’oncle d’Elvira, un chant affecté au cœur blessé d’une affliction telle qu’elle nous transporte vers les grands rôles paternels verdiens.

Jamais on ne sent en lui un caractère oppressif, et c’est avec un magnifique panache qu’il aborde ‘Suoni la tromba intrepido’ en duo avec Igor Golovatenko, le malheureux Riccardo, doué d’une saisissante impulsivité qui donne de l’allant incisif à la noirceur de sa voix.

Gemma Ní Bhriain (Enrichetta di Francia)

Gemma Ní Bhriain (Enrichetta di Francia)

Enfin, parmi les rôles secondaires, Luc Bertin-Hugault se distingue par sa souplesse corporelle et ses belles résonances de basse qui affirment la présence de Lord Gualtiero Walton, et Gemma Ní Bhriain livre un portrait dépressif et sans espoir de la veuve de Charles Ier qu’Arturo, par sens politique, souhaite délivrer à la grande méprise d’Elvira qui croit y voir une intrigue amoureuse.

Chœur puissant au souffle aussi vital que celui qui porte tous les solistes, non seulement il y a une essence patriotique inédite dans I Puritani, et même une certaine violence dans l’orchestration, mais l’intensité de l’interprétation tend à faire de l’ultime chef-œuvre de Bellini une transition probante vers l’univers plus dramatique qu’ouvrira Verdi dans les années qui suivront.

Javier Camarena, Riccardo Frizza, Elsa Dreisig et Igor Golovatenko

Javier Camarena, Riccardo Frizza, Elsa Dreisig et Igor Golovatenko

Et comme le répertoire du bel canto romantique italien sera représenté deux fois au cours de cette saison, nous retrouverons peu avant Noël, au Palais Garnier, Riccardo Frizza pour deux représentations en version de concert d’Il Pirata, le premier opéra scaligère de Bellini.

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Publié le 11 Juin 2019

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart)
Répétition générale du 06 juin 2019 et représentation du 21 juin 2019.
Palais Garnier

Don Giovanni Étienne Dupuis
Il Commendatore Ain Anger
Donna Anna Jacquelyn Wagner
Don Ottavio Stanislas de Barbeyrac
Donna Elvira Nicole Car
Leporello Philippe Sly
Masetto Mikhail Timoshenko
Zerlina Elsa Dreisig

Direction musicale Philippe Jordan 
Mise en scène Ivo Van Hove (2019)
Dramaturgie Jan Vandenhouve

Coproduction Metropolitan Opera, New-York
                                                                        Mikhail Timoshenko (Masetto) et Elsa Dreisig (Zerlina)
Diffusion en direct sur Culturebox (France Télévisions) et au cinéma le vendredi 21 juin 2019.

Depuis la production d’August Everding qui, dans les années 70, accueillit Ruggero Raimondi, José Van Dam, Kiri Te Kanawa, Gabriel Bacquier, Edda Moser et Margaret Price, aucune production de Don Giovanni ne s’est installée définitivement au Palais Garnier, la précédente mise en scène de Michael Haneke n’ayant connu les ors de ce théâtre que l’année de sa création, le 27 janvier 2006, à l’occasion des 250 ans de la naissance de Mozart.

Puis, elle poursuivit sa destinée à l'Opéra Bastille pour 44 représentations supplémentaires pendant une décennie.

Jacquelyn Wagner (Donna Anna) et Etienne Dupuis (Don Giovanni)

Jacquelyn Wagner (Donna Anna) et Etienne Dupuis (Don Giovanni)

Mais ce soir, c’est à nouveau un impressionnant décor recréant d'étroites ruelles d'une vieille ville européenne, et qui convergent vers une petite place située en milieu de scène, qui s'offre à la vue du spectateur dès l'ouverture. Un dédale d'escaliers permet à chacun de s'évader de toute part, des anfractuosités laissent deviner des coins secrets cachés derrière les murs gris, et un simple filet de brume bleuté se faufile sous une arche lugubre par là même où arrivera et repartira Don Giovanni.

Nul doute qu'à la vue de son charme froid, et de l'accumulation du temps passé qu'il représente, naîtra chez l'auditeur américain - il s'agit d'une coproduction avec Le Metropolitan Opera, New-York -, un désir d'Europe de la Culture, chargée de son Histoire.

Jacquelyn Wagner (Donna Anna), Stanislas de Barbeyrac (Don Ottavio) et Le commandeur (Ain Anger)

Jacquelyn Wagner (Donna Anna), Stanislas de Barbeyrac (Don Ottavio) et Le commandeur (Ain Anger)

Une fois passée l'admiration pour une telle reconstitution réaliste, la scène prend vie à l'arrivée de Leporello ruminant dans l'ombre, et à la sortie brutale de Donna Anna qui se débat avec Don Giovanni. On aurait envie de dire que c’est ‘sans surprise', quand on connait bien cet ouvrage, mais sous le regard d’Ivo van Hove, le relief de chaque personnage est remodelé par une direction d’acteur exceptionnelle qui extériorise les effets des blessures infligées par la relation de chacun à un homme particulièrement antipathique.

Nicola Car (Donna Elvira)

Nicola Car (Donna Elvira)

Car Etienne Dupuis est totalement métamorphosé par l’allure fière et dominante que le lui fait tenir le metteur en scène, le menton en avant, la démarche assurée et décontractée, mais qui peut soudainement se tendre violemment quand une proie lui résiste, il dégage une force mâle absolument fascinante à contempler. Noirceur vocale et mordant incisif renforcent son essence démoniaque, le goût pour le mal prend franchement le dessus sur d’autres traits de caractère que l’on associe aussi à Don Giovanni, comme les manières affables et la douceur enjôleuse, et tout dans l’interprétation le ramène à l’incarnation d’un véritable tueur de la mafia.

Jacquelyn Wagner (Donna Anna)

Jacquelyn Wagner (Donna Anna)

La profondeur avec laquelle le personnage de Donna Anna est dépeint sous les traits de Jacquelyn Wagner est également d’une saisissante vérité, surtout que le metteur en scène réalise pour elle un très beau travail de poses magnifié par les jeux d’ombres et de lumières qui esthétisent ses expressions traumatiques de douleur, ainsi que sa prestance physique et les proportions de ses épaules qui montrent une femme forte dont la personnalité est brutalement ébranlée. Son chant est nuancé, très clair et iridescent, sans surligner les graves, et s’imprègne d’une tension vibrante fort touchante car elle traduit un trouble impalpable constamment présent.

Elle est ainsi soutenue par un Stanislas de Barbeyrac qui incarne un Don Ottavio puissant au timbre d’or ombré que l’on entend rarement avec une telle densité sur scène. Comme tous les personnages principaux, hormis Leporello, il est lui aussi sous pression permanente car il représente l’impuissance face à une situation qu’il ne peut inverser. 

Etienne Dupuis (Don Giovanni) et Elsa Dreisig (Zerlina)

Etienne Dupuis (Don Giovanni) et Elsa Dreisig (Zerlina)

On trouve cependant un peu plus d’espoir en Donna Elvira que Nicole Car joue avec une finesse de geste, d’urgence et de spontanéité qui soutiennent totalement le sentiment de révolte qui la traverse en permanence. Inévitablement, la pensée que l’on a sur scène un véritable couple à la ville s’impose naturellement, puisque la jeune mezzo-soprano vit avec Etienne Dupuis, ce qui ajoute au réalisme des scènes qui opposent Don Giovanni à son ancienne conquête.

Les expressions sincères de son regard tout à la fois mélancolique et brillant, et les couleurs mâtes et ambrées de sa voix qui lui donnent un charme ravissant, que n’a-t-elle de raisons de défendre avec un tel cœur une femme qui cherche à rendre leur dignité à tous.

Etienne Dupuis (Don Giovanni) et Elsa Dreisig (Zerlina)

Etienne Dupuis (Don Giovanni) et Elsa Dreisig (Zerlina)

Et même le timbre charnu et satiné d’Elsa Dreisig, pour les gourmands de sensualité vocale, qui dessine une Zerlina optimiste et gorgée de joie de vivre, n’empêche pas l’inquiétude et le doute de couvrir l’assurance première avec laquelle la jeune paysanne s’impose dans les scènes festives.

Rien chez elle non plus ne cède à la facilité de la comédie légère, et l’on a ici une Zerlina séduisante, intelligente, solide mentalement, à côté de laquelle le très jeune Masetto de Mikhail Timoshenko, chanteur de l’Académie de l’Opéra de Paris, tempère son personnage en lui apportant une touche de raffinement qui découle de sa tonalité slave.

Double opportuniste de son maître, le Leporello de Philippe Sly se glisse habilement dans ce rôle alerte plus léger que celui de Don Giovanni, joue lui aussi le jeu de la séduction subtile, et est le rôle masculin qui révèle la plus grande diversité de facettes dans cette production, ce qui rend encore plus insaisissable ce personnage composite qui change en permanence d’attitude.

Philippe Sly (Leporello)

Philippe Sly (Leporello)

Si Ivo van Hove ne cherche ni à réinterpréter l’intrigue, ni à ajouter des personnages secondaires qui feraient vivre un monde adjacent aux protagonistes principaux, il réussit pourtant à donner à chacun un caractère marqué par une ligne de vie forte, tout en asseyant la carrure massive de Don Giovanni comme un pivot central de leur vie. 

Le sentiment d’oppression et de vide est bien entendu volontairement renforcé par le décor et l’absence de divertissement scénique – même le bal masqué prend une tournure mortifère lorsque des mannequins inertes apparaissent aux balcons des maisons qui entourent la place dans de beaux costumes d’époque -, mais les trois scènes de rencontre avec le Commandeur sont traitées dans toute la puissance de l’affrontement.

Ain Anger y gagne une stature formidablement humaine, surtout lors de la scène du cimetière qui le fait jouer pleinement.

Jacquelyn Wagner (Donna Anna) et Stanislas de Barbeyrac (Don Ottavio)

Jacquelyn Wagner (Donna Anna) et Stanislas de Barbeyrac (Don Ottavio)

Ce décor complexe, qui comprend plusieurs éléments pivotants, permet non seulement de varier les configurations des ruelles, mais également de refermer un piège soudain sur Don Giovanni, et d’offrir une implacable scène finale dantesque, dramatisée par la direction théâtrale au son léché de Philippe Jordan.

Mozart à Garnier lui réussit décidément très bien, on y entend le son splendidement lustré des cordes, la vitalité des bois et des éclats des vents, un discours élancé et racé, un sens de l’énergie musicale tout en souplesse, et un dévouement et un encouragement à la théâtralité des chanteurs dont tous tirent un grand bénéfice. 

Jacquelyn Wagner et Philippe Jordan

Jacquelyn Wagner et Philippe Jordan

Don Giovanni était la prison mentale de chacun, Ivo van Hove offre au final une image belle et spirituelle qui symbolise simplement le retour à la vie.

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