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Publié le 22 Septembre 2024

Les Brigands (Jacques Offenbach – 10 décembre 1869, Théâtre des Variétés de Paris)
Répétition du 17 septembre 2024, et représentations du 21 septembre et du 03 octobre 2024
Palais Garnier

Falsacappa Marcel Beekman
Fiorella Marie Perbost
Fragoletto Antoinette Dennefeld
Le Baron de Campo-Tasso Yann Beuron
Le Chef des carabiniers Laurent Naouri
Le Prince de Mantoue Mathias Vidal
Antonio Sandrine Sarroche
Le Comte de Gloria-Cassis Philippe Talbot
La Princesse de Grenade Adriana Bignagni-Lesca
Adolphe de Valladolid Flore Royer
Le Précepteur Luis-Felipe Sousa
Carmagnola Leonardo Cortellazzi
Domino Éric Huchet
Barbavano Franck Leguérinel
Pietro Rodolphe Briand
Zerlina Ilanah Lobel-Torres
Fiammetta Clara Guillon
Bianca Maria Warenberg
Cicinella Marine Chagnon
La Marquise Doris Lamprecht
La Duchesse Hélène Schneiderman
8 Comédiennes et comédiens et 12 danseuses et danseurs          
Stefano Montanari

Direction musicale Stefano Montanari
Mise en scène Barrie Kosky (2024)
Nouvelle Production

Diffusion le 19 octobre 2024 à 20h sur France Musique dans l’émission ‘Samedi à l’opéra’ présentée par Judith Chaine.

Lors d’une interview accordée à Jérémie Rousseau le 16 novembre 2020 en pleine pandémie, Alexander Neef avait laissé transparaître son intention de programmer une opérette à l’Opéra de Paris, et lors de la présentation des ‘Brigands’ qu’il a assuré il y a deux semaines à l’amphithéâtre Bastille auprès de Barrie Kosky, il revint sur cette période au cours de laquelle des artistes de l’Académie avaient chanté un duo de la ‘Belle Hélène’ sur la scène Garnier.

Cela le convainquit qu’il fallait inscrire une œuvre de Jacques Offenbach dans ce splendide écrin Second Empire qu’est le Palais Garnier, car, d’après lui, cet artiste a réussi à réagir à son époque tout en restant éternel.

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

Il se tourna naturellement vers Barrie Kosky, metteur en scène et ancien directeur du Komische Oper de Berlin dont Offenbach est le compositeur favori depuis son enfance, et dont il a déjà produit ‘La Belle Hélène’ (octobre 2014, Komische Oper), ‘Les Contes d’Hoffmann’ (octobre 2015, Komische Oper), ‘Orphée aux Enfers’ (août 2019,  Festival de Salzburg) et ‘La Grande Duchesse de Gérolstein’ (octobre 2020, Komische Oper).

Mais le directeur australien ne souhaitait plus revenir à la veine comique – fin 2019, il mis en scène à Bastille un chef-d’œuvre du romantisme russe, Le Prince Igor’, dont on espère une prochaine reprise -.

Pourtant, trouvant que ‘La vie parisienne’, l’opérette la plus évidente pour le lieu, risquait de trop centrer l’évènement sur Paris, il proposa à Alexander Neef ‘Les Brigands’ qu’il n’avait jamais monté, faisant remarquer que le thème des bandits importé par Meilhac et Halévy des opéras-comiques d’Auber et Scribe tels ‘Fra Diavolo’ (1830), ‘Les Diamants de la couronne’ (1841) ou ‘Marco Spada’ (1852) se retrouvera plus tard dans le livret de ‘Carmen’ (1875) dont il sont également les auteurs.

Les Brigands (Beekman Perbost Dennefeld Montanari Kosky) Paris Opera

L’ouvrage a déjà été joué à Bastille en 1993 dans une mise en scène de Jérôme Deschamps et Macha Makeieff sous la direction de Louis Langrée, ce qui démontra le peu de pertinence à le présenter dans une salle aussi spacieuse – le Théâtre des Variétés n’accueillait à l’origine que 800 places -.

Mais en ce soir de première à Garnier, la démonstration est tout autre grâce au sens du mouvement électrisant de Barrie Kosky, et par la présence hors-norme de Marcel Beekman qui incarne Falsacappa sous un travestissement hommage à la Draq Queen ‘Divine’, l’héroïne trash et violente du film de John Waters ‘Pink Flamingos’ (1972), affublé d’une large robe rouge écarlate ampoulée, d’un maquillage bleu ciel et de boucles d’oreilles en diamants.

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

Ce personnage de chef des brigands prend une dimension extraordinairement charismatique non seulement à cause du volume de son costume, mais surtout parce Marcel Beekman a une fascinante technique lyrique et déclamatoire d’une grande plasticité vocale pouvant donner l’impression d’un personnage baroque évoluant dans une tessiture de contre-ténor, et qui joue habilement avec toutes les modulations possibles pour en rendre le caractère aussi bien comique que pincé et sarcastique avec une excellente diction et projection.

Le spectacle est intégralement joué dans un décor orné de pilastres corinthiens que l’on retrouve partout sur les façades haussmanniennes entourant la place de l’Opéra, décor usé et doré à l’avant pour induire une continuité avec les dorures de la salle, et grisé en arrière plan pour accentuer l’effet du temps passé.

Sandrine Sarroche (Le Caissier - Ministre du Budget)

Sandrine Sarroche (Le Caissier - Ministre du Budget)

Les rebondissements de l’action du livret des ‘Brigands’ sont complexes à suivre dans leurs moindres détails, mais ses grandes lignes se suivent sans problème : le chef de bande Falsacappa a promis sur la tête de sa fille d'enrichir son équipe grâce à un énorme coup qui va effectivement se présenter lorsqu’il découvre que 3 millions seront échangés lors de la rencontre entre l’ambassade italienne de Mantoue et l’ambassade espagnole de Grenade à l’occasion d’un mariage.

Les bandits vont donc se travestir, d’abord en marmitons pour accueillir les Italiens dans un hôtel haussmannien, puis en carabiniers à l’arrivée des Espagnols, afin de neutraliser respectivement les deux délégations et permettre à la fille de Falsacappa, Fiorella, de paraître comme la fiancée promise du Prince de Mantoue en espérant récupérer ainsi l’argent.

Mais l’on va s’apercevoir que la Ministre du budget a dilapidé la somme tant convoitée.

Marcel Beekman (Falsacappa), Marie Perbost (Fiorella) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

Marcel Beekman (Falsacappa), Marie Perbost (Fiorella) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

Loin de mettre en scène une société actuelle banale, Barrie Kosky mêle aux chanteurs une troupe de huit comédiennes et comédiens et douze danseuses et danseurs qui vont transformer cette intrigue en sensationnelle exaltation du rythme, des couleurs et de l’impertinence de la musique, mais aussi de la sensualité délurée de leurs corps.

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

D’emblée, le bariolage des costumes, chapeaux et perruques qui envahit la scène est éblouissant avec beaucoup de touches de bleu, vert, orange et mauve, les mouvements des chevelures donnant une fluide dynamique à l’ensemble, et du début à la fin il n’y a pas une seconde où l’enjouement de la musique d’Offenbach ne soit surligné par la chorégraphie de ces artistes qui renvoient vers la salle une énergie érotisée et décomplexée dont chacun puisse se nourrir avec plaisir.

Par ailleurs, l’effervescence scénique est augmentée autant par les cris de joie de la troupe que les déambulations en tous sens, dans des postures très drôles, mais sans paraître hystérisées, ce qui permet aux spectateurs de rester contemplatifs du mouvement en lui-même.

Victorien Bonnet (Pizzaiolo), Jules Robin (Zucchini), Rachella Kingswijk (Tortilla), Rodolphe Briand (Pietro), Marcel Beekman (Falsacappa), Nicolas Jean-Brianchon (Flamenco), Corinne Martin (Castagnetta), Manon Barthelémy (Sangrietta), Cécile L'Heureux (Burratina) et Hédi Tarkani (Siestasubito)

Victorien Bonnet (Pizzaiolo), Jules Robin (Zucchini), Rachella Kingswijk (Tortilla), Rodolphe Briand (Pietro), Marcel Beekman (Falsacappa), Nicolas Jean-Brianchon (Flamenco), Corinne Martin (Castagnetta), Manon Barthelémy (Sangrietta), Cécile L'Heureux (Burratina) et Hédi Tarkani (Siestasubito)

Si le premier acte permet à chacun de se familiariser avec cet univers déjanté, d’apprécier le style parlé exagéré et très direct des figurants et interprètes, d’assister à une réunion ‘syndicale’ des brigands qui pourrait faire croire à un bureau politique de la ‘France Insoumise’, d’entendre de premières allusions politiques à propos d’un ‘certain banquier devenu Président’ et de découvrir les grandes qualités de comédien de Mathias Vidal chantant son mélancolique air ‘Une furtiva lagrima’ avec légèreté et facilité, ce sont surtout les deux actes suivants qui enchevêtrent les situations étourdissantes avec une débauche de luxueux costumes dorés et accessoires de défilés chrétiens, et avec Christ aux abdominaux bien travaillés et têtes de chevaux érotisées, qui vaudra à l’arrivée de la délégation espagnole des applaudissements d’une partie du public émerveillé.

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade) et Philippe Talbot (Le Comte de Gloria-Cassis)

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade) et Philippe Talbot (Le Comte de Gloria-Cassis)

Adriana Bignagni-Lesca déguisée en Infante est impressionnante par sa manière d’accentuer ses noirceurs d’élocution quasi ‘viriles’ avec beaucoup de drôlerie, et Philippe Talbot en Comte de Gloria-Cassis affiche une éloquence piquée et très fine dans les aigus.

Marie Perbost, en Fiorella qui va se substituer à la Princesse de Grenade, débute au premier acte avec une projection un peu réservée, mais gagne tout au long de la soirée en amplitude avec l’impact vocal qu’on lui connaît car elle est une grande artiste de scène également.

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade)

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade)

Et après avoir entendu Antoinette Dennefeld à Strasbourg la saison dernière dans une interprétation de 'Guercoeur' qui mettait en valeur son lyrisme intense, c’est une toute autre personnalité qu’elle dévoile en Fragoletto travesti dans un registre de pure comédie. Il y a son duo d’amour avec Marie Perbost, en roulades enjôleuses, mais aussi nombre d’interventions provocantes auxquelles elle se livre avec beaucoup d’aisance.

Marie Perbost (Fiorella), Rodolphe Briand (Pietro) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

Marie Perbost (Fiorella), Rodolphe Briand (Pietro) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

On retrouve avec plaisir Yann Beuron (Le Baron de Campo-Tasso) – qui a gardé de la maturité dans son timbre de voix - et Laurent Naouri (Le Chef des carabiniers) tous deux sollicités dans leur registre de comédiens, et c’est avec beaucoup d’émotions qu’un autre duo fait son apparition en personnes de Doris Lamprecht et Hélène Schneiderman, la Marquise et la Duchesse, car la première incarnait Fragoletto en 1993 sur la scène Bastille, et la seconde Marcellina dans ‘Les Noces de Figaro’ mis en scène par Christoph Marthaler sur la scène Garnier en 2006 à l’époque de Gerard Mortier.

Yann Beuron (Le Baron de Campo-Tasso) et Laurent Naouri (Le Chef des carabiniers)

Yann Beuron (Le Baron de Campo-Tasso) et Laurent Naouri (Le Chef des carabiniers)

Leur duo rendu nostalgique par leur simple présence se déroule à la cour du Prince de Mantoue qui permet d'apprécier un Mathias Vidal dansant à la ‘Fred Astaire’, entouré de religieuses aux jupes fendues qui leur donnent un style élancé de grande classe.

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

Mais cette seconde partie est aussi le moment où la résonance avec l’actualité politique s’exprime à travers les dialogues réécrits, et il faut saluer la performance de l’humoriste Sandrine Sarroche qui prend le rôle du Caissier, et donc de la Ministre du budget, pour déclamer un texte en vers qui évoque les préoccupations budgétaires du moment sans éviter de nommer clairement Michel Barnier ou Bruno Le Maire

Une spectatrice s’impatientera, ce qui lui vaudra en retour ‘Mais c’est pour déstresser l’audience!’, audience qui d’ailleurs aura un regard bienveillant et très amusé sur ce comédien qui fera un aller-retour en avant-scène équipé d’un aspirateur, et qui se prendra au jeu du ‘One man show’ en clin d’œil au Frantz des ‘Contes d’Hoffmann’.

Doris Lamprecht (La Duchesse) et Hélène Schneiderman (La Marquise)

Doris Lamprecht (La Duchesse) et Hélène Schneiderman (La Marquise)

Final désinvolte sur rythme de French-cancan qui verra le sacre de Falsacappa en ‘Premier Ministre’, l’ensemble est cependant très bien organisé sur scène avec un groupe à droite en avant scène, une ligne diagonale en arrière avec différents plans chorégraphiques, puis un regroupement au centre qui s’achève sur la pose victorieuse du chef des brigands.

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

A la direction musicale, Stefano Montanari est très attentif à la dynamique scénique et conduit l’orchestre en faisant entendre une sonorité authentique pas trop léchée, la profondeur de la fosse semblant réglée afin que la vocalité de tous les chanteurs ne soit pas couverte par l’ensemble. 

Ce spectacle est absolument un régal pour les yeux, pour son sens du mouvement inaltérable et son énergie explosive, hallucinant par tant de travail aussi bien de la part des ateliers de décors et costumes de l’Opéra de Paris, que de la part de tous les artistes pour réussir un tel enchaînement scénique jamais ennuyeux. 

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

Public très enthousiaste au final, les éclats de rires auront ponctué le spectacle tout le long de la soirée, y compris pour l’équipe de production malgré une minorité plus mitigée, c’est à en rester véritablement admiratif et sonné par une telle verve!

Antoinette Dennefeld, Ching-Lien Wu, Barrie Kosky, Marcel Beekman, Marie Perbost et Mathias Vidal

Antoinette Dennefeld, Ching-Lien Wu, Barrie Kosky, Marcel Beekman, Marie Perbost et Mathias Vidal

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Publié le 17 Juin 2022

Platée (Jean-Philippe Rameau – 1745)
Répétition générale du 15 juin 2022
Palais Garnier

Thespis Mathias Vidal
Un satyre, Cithéron Nahuel di Pierro
Momus Marc Mauillon
Thalie, La Folie Julie Fuchs
L'amour, Clarine Tamara Bounazou
Platée Lawrence Brownlee
Jupiter Jean Teitgen
Mercure Reinoud Van Mechelen
Junon Adriana Bignagni Lesca

Direction musicale Marc Minkowski
Mise en scène Laurent Pelly (1999)
Les Musiciens du Louvre 

Coproduction avec le Grand théâtre de Genève, l'Opéra national de Bordeaux, l'Opéra national de Montpellier, le Théâtre de Caen et l'Opéra de Flandre 

Diffusion mardi 21 juin 2022 en direct sur Mezzo HD et L'Opera chez soi à 19h30 et en léger différé sur France 4 (canal 14) à 21h10

Si l'on avait dit aux contemporains de Jean-Philippe Rameau que ‘Platée’ ferait partie des 30 ouvrages les plus joués de l’ancienne Académie Royale de Musique, 250 ans  plus tard, cela aurait bien fait sourire.

Car après sa création au manège couvert de la Grande Écurie de Versailles, le 31 mars 1745,  le célèbre ballet-bouffon entra au répertoire de l’institution royale le 09 février 1749 où il fut joué une vingtaine de fois avant de ne revenir que sous forme de fragments en 1759. 

Lawrence Brownlee (Platée)

Lawrence Brownlee (Platée)

‘Platée’ réapparaît ensuite en version intégrale au Festival d’Aix-en-Provence en 1956, puis à la salle Favart le 21 avril 1977 dans une mise en scène d’Henri Ronse et une chorégraphie de Pierre Lacotte

Mais sa véritable résurrection a finalement lieu au Palais Garnier le 28 avril 1999 dans la production de Laurent Pelly qui en est aujourd’hui à sa cinquième reprise pour plus de 60 représentations à l’affiche. De succès d’estime au XVIIIe siècle, ‘Platée’ est devenu un incontournable de la scène parisienne au XXIe siècle.

Mathias Vidal (Thespis)

Mathias Vidal (Thespis)

Ainsi, l’alliance entre, d’une part, la forme musicale chargée d’harmonies incisives, moqueries, comédies, danses et virtuosités qu’a imaginé Rameau et, d’autre part, la vitalité de la mise en scène de Laurent Pelly qui s'amuse malicieusement avec le public qui pourrait se reconnaître à travers ces gradins revêtus de rouge velours tournés vers la salle de Garnier, et un jeu de scène qui déborde jusque sur la fosse d’orchestre réhaussée et les loges de côtés, est d’une très grande efficacité pour capter l’intérêt d’un large public étendu au-delà du public traditionnel d’opéra.

Progressivement, le décor de théâtre s’estompe sous les algues verdâtres du marais où vit la grenouille Platée, et, au second acte, les gradins séparés en deux représentent le relief sous marin du fond des eaux où se poursuit l’action. On peut même reconnaître dans ce décor une forme de pyramide à degrés qui sera reprise en 2007 par Laurent Pelly pour sa production de ‘L’Elixir d’amour’ afin de reconstituer un immense tas de bottes de foin.

Lawrence Brownlee (Platée), Clarine Tamara Bounazou (L'Amour) et Reinoud Van Mechelen (Mercure)

Lawrence Brownlee (Platée), Clarine Tamara Bounazou (L'Amour) et Reinoud Van Mechelen (Mercure)

En s’appuyant sur la très grande crédibilité des personnages incarnés par des chanteurs poussés à développer un jeu totalement abouti, et sur des chorégraphies déjantées très bien réglées et non dénuées d’élégance au rythme de la musique de Rameau, le tout enveloppé dans des costumes parfois très réussis, Platée et la Folie en particulier, se déroule une histoire en apparence drôle mais où point progressivement un final cruel et triste pour un être trop crédule sur les bonnes intentions de son entourage faussement affable.

L’équipe d’artistes réunie est totalement nouvelle hormis Julie Fuchs qui reprend les rôles de Thalie, et surtout de La Folie, avec une souplesse et tendresse dans la voix qui enjôlent à merveille, ainsi qu'une tendance à cultiver la coquetterie juvénile de son personnage dont elle ne se départit jamais.

Julie Fuchs (La Folie)

Julie Fuchs (La Folie)

Mathias Vidal, qui comme elle participait à la grande aventure ramiste à Bastille dans ‘Les Indes Galantes’, est splendide d’élégie sensible en Thespis, tel un jeune Hoffmann ayant un abattage extraverti toujours très surprenant, abattage que l’on retrouve aussi chez Marc Mauillon dont le timbre de baryton clair attendrissant et la vivacité d’élocution colorent gaiement ses multiples interventions.

Reinoud Van Mechelen (Mercure) et Adriana Bignagni Lesca (Junon)

Reinoud Van Mechelen (Mercure) et Adriana Bignagni Lesca (Junon)

Il est plus surprenant de découvrir Lawrence Brownlee dans le rôle de Platée, lui qui est un habitué du langage de Rossini et Donizetti. Son français est soigné, franc et très intelligible, un être en éveil dont il tire de la profondeur tout en étant très libéré dans les passages bouffes. Néanmoins, les noirceurs du timbre et la brillance de sa virtuosité prennent le dessus sur la clarté mélancolique des sonorités alanguies qui font aussi le charme un peu désuet du chant dans les opéras de Rameau.

Platée (Vidal Fuchs Brownlee Mauillon Minkowski Pelly) Opéra Paris

Les autres voix sont stylistiquement homogènes avec des nuances en couleurs bien différenciées, que ce soit la noblesse de belle facture de Nahuel di Pierro en Cithéron, le Mercure aux aigus piqués de Reinoud Van Mechelen, ou bien l’assise résonnante et métallique de Jean Teitgen en Jupiter. Et on pourrait même confondre l’Amour de Tamara Bounazou et La Folie de Julie Fuchs tant leurs teintes de voix sont proches.

Enfin, après avoir obtenu le premier prix du Concours des Grandes voix lyriques d’Afrique au printemps de cette année, Adriana Bignagni Lesca fait ses débuts sur la scène Garnier dans une incarnation de Junon débordante d’opulence animale, un portrait fort et indomptable de la déesse jalouse.

Ching-Lien Wu entourée des choeurs

Ching-Lien Wu entourée des choeurs

D’une présence enthousiaste et d’un brillant riche modulé par des élans d’ensemble enchanteurs, les chœurs sont une composante resplendissante de cette réussite musicale à laquelle les jeunes Musiciens du Louvre et leur chef, Marc Minkowski, délivrent une vigueur métallochromique et une rigueur acérée dont la tonicité se marie avantageusement à la théâtralité délurée mais précise de Laurent Pelly.

Nahuel di Pierro, Jean Teitgen, Lawrence Brownlee, Marc Minkowski, Julie Fuchs, Reinoud Van Mechelen et les Musiciens du Louvre

Nahuel di Pierro, Jean Teitgen, Lawrence Brownlee, Marc Minkowski, Julie Fuchs, Reinoud Van Mechelen et les Musiciens du Louvre

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Publié le 12 Janvier 2022

Circé (Henry Desmarest – 1694)
Version de concert du 11 janvier 2022
Opéra royal du Château de Versailles

Circé Véronique Gens
Astérie Caroline Mutel
Eolie Cécile Achille
Polite Romain Bockler
Ulysse Mathias Vidal
Elphénor Nicolas Courjal

Direction musicale Sébastien d’Hérin
Ensemble Les Nouveaux Caractères

                                              Sébastien d’Hérin

Initialement programmé le 28 mars 2020 avec Gaëlle Arquez et Sébastien Droy dans les deux rôles principaux, ‘Circé’, le second opéra d’Henry Desmarest, est finalement joué à l’Opéra royal du Château de Versailles près de deux ans plus tard, ce qui est l’occasion de découvrir une œuvre créée à la première salle du Palais Royal de l’Académie royale de Musique (le 01 octobre ou le 01 novembre 1694, selon les différentes sources), en plein milieu de la crise de l’après Lully, et qui ne fut plus reprise par la suite au sein de l’institution.

Caroline Mutel (Astérie) et Véronique Gens (Circé)

Caroline Mutel (Astérie) et Véronique Gens (Circé)

Le livret de Louise-Geneviève Gillot de Saintonge comprend un prologue, véritable ode à Louis XIV, garant du ‘bonheur de la France’ dont les terres du bords de la Seine sont le plus heureux asile pour ceux qui fuient la guerre, et cinq actes qui mettent en scène les mouvements d’âmes des protagonistes dans un huis-clos surnaturel. 

L'ensemble des Nouveaux Caractères

L'ensemble des Nouveaux Caractères

Sur l’île d’Ææa, la magicienne Circé est amoureuse d’Ulysse, qui en a aimé une autre par le passé, Eolie, mais jalouse de ses compagnons grecs qui le pressent de reprendre la mer pour rejoindre la Grèce, elle les transforme en monstres, sauf un, resté à l’écart, Elphénor.

Ce dernier, amoureux de la servante de Circé, Astérie, est méprisé par cette dernière, à la fois parce que sous l’emprise de sa passion il oublie ses amis malheureux, mais aussi parce qu’elle est elle-même amoureuse de l’un d’entre-eux, Polite.

Mathias Vidal (Ulysse)

Mathias Vidal (Ulysse)

L’intrigue s’enflamme lorsqu’Ulysse convainc Circé de libérer les guerriers, ce qui attise la haine d’ Elphénor qui comprend qu’Astérie et Polite vont pouvoir être réunis. Entre temps, Eolie est déterminée à reconquérir Ulysse, et Athéna intervient pour suggérer en songe à Ulysse de quitter l’île. Les deux amants se retrouvent, et Elphénor, pensant obtenir de Circé la main d’Astérie en lui dévoilant qu’Ulysse en aime une autre, inspire un tel rejet de la part de la servante qu’il finit par se suicider.

Déterminée à tuer sa rivale, la magicienne lui envoie des démons transformés en nymphes, mais c’est cette fois Hermès, dieu de l’intelligence et de l’esprit, qui aide Ulysse en faisant fuir ces créatures, ce qui permet au roi d’Ithaque de retrouver Eolie. Circé se mure dans sa haine.

Circé - Desmarest (Gens - Mutel - Vidal - d'Hérin) Opéra de Versailles

L’interprétation qui est donnée ce soir fait la part belle à l’orchestre des Nouveaux Caractères qui est étoffé d’une trentaine de musiciens, dont les trois quarts jouent d'instruments à cordes, entraînés par Sébastien d’Hérin dans un envol d’une très grande intensité. Les basses de violons soulignent les accents des chanteurs lors des récitatifs, le foisonnement harmonique irrigue l’espace sonore d’un flux dense aux formes d’ondes dont on s’imprègne naturellement, avec toutefois peu de diversité dans la création d’atmosphères, et de rares moments de poésie fine au temps suspendu.

Cette musique et en fait idéale pour mettre en mouvement nos propres fluctuations émotionnelles.

Marie Picaut (Soprano)

Marie Picaut (Soprano)

Un bel exemple de l'inspiration préromantique de la partition peut s’entendre juste après l’entracte, au début du IIIe acte, lorsque Eolie se lamente et craint de perdre définitivement Ulysse. Tous les instruments se rejoignent pour traduire l’éveil des sentiments de la jeune nymphe avec une sensualité profonde magnifique.

Mathias Vidal (Ulysse) et Véronique Gens (Circé)

Mathias Vidal (Ulysse) et Véronique Gens (Circé)

Les deux clavecins franco-flamands à deux claviers insérés dans l’ensemble occupent une position centrale sur scène mais aussi dans la restitution sonore. Loin de ne dispenser qu’un moirage discret et enjôleur, ils propagent un déferlement de résonances vibrantes et fortement présentes au point de concurrencer l’expressivité vocale des solistes, du moins dans la première partie.

C’est particulièrement vrai pour Véronique Gens qui, bien que souffrante, a accepté de maintenir sa participation malgré tout, l’occasion étant unique. D’une allure très droite et sévère dans sa longue robe rouge qui lui donne une allure de diva iconique, elle soigne les nuances, exulte avec parcimonie, privilégie la musicalité - et l’on a envie de dire la douceur mélodique -, alors que son personnage de Circé pourrait être plus enflammé, car il y a aussi à la clé un enregistrement de cette œuvre rare.

Clavecin franco-flamand à deux claviers d'après le Ruckers-Taskin du Musée de la Musique de Marc Ducornet et Emmanuel Danset (Paris)

Clavecin franco-flamand à deux claviers d'après le Ruckers-Taskin du Musée de la Musique de Marc Ducornet et Emmanuel Danset (Paris)

Caroline Mutel, en Astérie, cariatide de caractère, possède le timbre le plus corsé de la distribution et une voix au verni d’émail qui lui permettent d’incarner une femme d’une grande maturité qui a la stature de Circé mais aussi des contours plus nets, sans le mystère qui semble ouater la présence de Véronique Gens.

Et Mathias Vidal se départit de son pur charme poétique un peu éthéré qu’on lui connaît pour faire vivre un Ulysse viril et volontaire, avec un superbe matériau vocal clair et boisé qui lui donne une carrure sensible, forte, et toujours attachante. Et le contraste avec l’attitude réservée qu’il retrouve quand il se met à l’écart de la scène, une fois son intervention achevée, est surprenante. Se mesure alors la soudaineté de l’investissement spirituel qu’il engage à chaque fois.

Caroline Mutel (Astérie) et Nicolas Courjal (Elphénor)

Caroline Mutel (Astérie) et Nicolas Courjal (Elphénor)

L’Elphénor de Nicolas Courjal est également taillé aux dimensions de ce guerrier puissant et d’une ample noirceur impressionnante qui prend presque une forme méphistophélique tant il semble être le mal absolu. Il incarne en fait un être d’une grande intériorité dont la douleur est le véritable moteur, tout en cherchant une échappatoire par l’intrigue, mais qui, dans un sursaut de désespoir, préfère en finir avec lui-même, comme une force obscure qui s’effondre finalement sur elle-même. Et pourtant, il paraît si jeune.

Cécile Achille (Eolie)

Cécile Achille (Eolie)

D’une fraîcheur un peu espiègle, charmante par ses inflexions brillantes au timbre vivant, Cécile Achille fait vivre l’innocence un peu enfantine d’Eolie avec beaucoup de sincérité, et représente le caractère le plus optimiste de la distribution. Là aussi, l’incarnation est très humaine et mozartienne par le réalisme de sa spontanéité.

Enfin, très discret au départ, Romain Bockler, baryton clair, chante Polite et de petits rôles tels ‘un songe agréable’ dans un esprit juvénile qui s’intègre aisément à la vitalité de l’ensemble.

Romain Blocker (Un songe agréable), Mathieu Montagne (Phantase) et Arnaud Richard (Phaebetor)

Romain Blocker (Un songe agréable), Mathieu Montagne (Phantase) et Arnaud Richard (Phaebetor)

Quant au chœur, sa belle cohésion prend une teinte légèrement mate de par l’effet d’atténuation des masques que les chanteurs doivent porter, mais c’est lorsque plusieurs de ses solistes s’en détachent pour incarner à l’avant scène certains des personnages secondaires que leurs particularités se révèlent et s’épanouissent.

Il en est ainsi du superbe chant épuré et mélancolique du contre ténor Mathieu Montagne, un véritable bonheur à chacune de ses interventions, de l’autorité bien affirmée du baryton Arnaud Richard, et de la somptuosité recueillie de Cécile Granger et Marie Picaut.

Cécile Granger (soprano)

Cécile Granger (soprano)

Le 04 avril prochain, le Théâtre des Champs-Élysées présentera un autre ouvrage emblématique de la crise de l’après Lully, qui fut créé sans succès à l’Académie royale de musique 16 mois après 'Circé', le 08 mars 1696 : ‘Ariane et Bacchus’ de Marin Marais

A nouveau, Véronique Gens et Mathias Vidal défendront un ouvrage rare auprès de Judith van Wanroij, sous la direction d’Hervé Niquet.

A la sortie de l'Opéra royal de Versailles dans une brume d'hiver.

A la sortie de l'Opéra royal de Versailles dans une brume d'hiver.

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Publié le 30 Septembre 2019

Les Indes Galantes (Jean-Philippe Rameau - 1735)
Répétition générale du 26 septembre et représentation du 27 septembre 2019
Opéra Bastille

Hébé, Phani, Zima Sabine Devieilhe
Bellone, Adario Florian Sempey
L'amour, Zaïre Jodie Devos
Osman, Ali Edwin Crossley-Mercer
Émilie, Fatime Julie Fuchs
Valère, Tacmas Mathias Vidal
Huascar, Don Alvar Alexandre Duhamel
Don Carlos, Damon Stanislas de Barbeyrac

Direction musicale Leonardo García Alarcón
Mise en scène Clément Cogitore (2019)
Chorégraphie Bintou Dembélé

Orchestre Capella Mediterranea, Chœur de Chambre de Namur, Compagnie Rualité
Maîtrise des Hauts-de-Seine/ Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris                                                                Stanislas de Barbeyrac (Don Carlos)

En relevant le défi de jouer le second opéra de Jean-Philippe Rameau sur une scène aussi grande que celle de l'Opéra Bastille, l'ensemble de l'équipe artistique vient de repousser de 32 ans l’âge de l'oeuvre la plus ancienne interprétée en ce lieu, car seul quelques opéras de la période classique pré-révolutionnaire (Alceste, Iphigénie en Tauride, Idomeneo, Les Noces de Figaro et Don Giovanni) avaient pu y être représentés jusqu’à présent.

Sabine Devieilhe (Hébé)

Sabine Devieilhe (Hébé)

Et le problème majeur de cette entreprise est de trouver comment rendre captivant pour le plus large public possible une oeuvre qui, certes, mettaient en valeur les qualités chorégraphiques des danseurs français sous Louis XV, mais qui était décriée autant pour la faiblesse du texte de Louis Fuzelier, que pour la complexité de son écriture musicale, jugée telle à cette époque. 

Mathias Vidal (Valère)

Mathias Vidal (Valère)

On peut aussi observer, en filigrane, que les Indes Galantes furent composées à l’âge d’or de la Compagnie des Indes Orientales, fameuse manufacture royale créée par Louis XIV pour contrer les Anglais et les Hollandais dans leur commerce avec l’Asie. Une dizaine de bateaux par an faisaient ainsi l’aller-retour entre le port de Lorient et les Indes, dont Pondichéry fut le comptoir le plus célèbre, rapportant métaux précieux et tissus fragiles. Cette compagnie coloniale disparaîtra irréversiblement avec la Révolution.

Avec Les Indes Galantes, Jean-Philippe Rameau portait ainsi à son apogée le règne du Rococo et de l’épicurisme apparu sous la Régence, symbolisés par la réussite de l’opéra-ballet, un genre qui comprenait généralement trois actes, une intrigue par acte, et l’ajout de divertissements qui prirent une place excessive jusqu’à l’arrivée des opéras bouffes italiens

Edwin Crossley-Mercer (Osman) et Julie Fuchs (Émilie)

Edwin Crossley-Mercer (Osman) et Julie Fuchs (Émilie)

Mais pour cette nouvelle production contemporaine, l’approche choisie par l’équipe scénique consiste à sortir des codes bourgeois de l'esthétique baroque, habituellement motivée par une profusion visuelle qui remboursait l'investissement financier initial, pour plonger le spectateur dans un univers qu'il côtoie peu, la jeunesse des mondes en marge d'une société normée, sa pluralité d'origines, ses langages du corps et ses expressions d'amour qui interpénètrent les réseaux humains, même dans les situations en apparence les plus sordides.

L'association de Clément Cogitore, jeune vidéaste dont les premiers films montrent son intérêt pour les conflits entre groupes humains totalement étrangers les uns aux autres, et de Bintou Dembélé, danseuse et chorégraphe qui renouvelle les danses nées de quartiers pauvres, Hip-Hop, Krump, Electro, pour en inonder le monde entier, évoque donc sans faux dépaysement des groupes humains qui concernent l’Europe d’aujourd’hui, mais dont cette dernière craint la force déstabilisatrice.

Florian Sempey (Bellone)

Florian Sempey (Bellone)

Clément Cogitore et Bintou Dembélé organisent ainsi l’espace de ces Indes Galantes autour d’une large fosse circulaire qui peut s’ouvrir ou se refermer, et qui symbolise aussi bien un espace maritime engloutissant qu’un cratère de volcan entouré de fumerolles, ou bien le pourtour d’un immense feu de joie. La scène, sur toute sa périphérie, reste la plupart du temps dans la pénombre de lumières bleutées ou orangées.

Le prologue présente Hébé comme une femme du passé dont le goût pour une mode chatoyante sera vite dépassé par celle des jeunes et des très jeunes qui seront au centre des scènes de vie narrées tout le long de la soirée. C’est dans ce premier tableau que l’on peut entendre Sabine Devieilhe invoquer l’Amour au souffle d’une flûte mélancolique qui sublime un pur instant de poésie. Ses aigus sont fortement effilés, la clarté du timbre insolente, et la rigueur cartésienne qui émane de son chant renvoie à l’austérité du compositeur lui-même.

Le chœur face à Julie Fuchs (Émilie)

Le chœur face à Julie Fuchs (Émilie)

Par la suite, une correspondance précise entre mouvements des corps et lignes musicales se retrouve pendant tout le spectacle sans jamais verser dans l’illustratif facile, quitte à rechercher le démonstratif, et sans prendre le dessus sur la présence des chanteurs. 

L’entrée du Turc généreux décrit avec force les départs risqués de populations obligées de migrer à travers les mers, et l’image insiste sur la situation précaire de ces migrants tous protégés par une couverture de survie or-argent qu’ils brandiront spectaculairement en tournoyant sur l’onde colérique de l’océan.

Leur apparition se fait à l’arrachée d’un bras mécanique qui plonge au cœur de la scène pour en relever une carcasse de bateau, comme s’il s’agissait d’évoquer la dureté d’acier de la main du destin. 

Alexandre Duhamel (Huascar)

Alexandre Duhamel (Huascar)

Et le charisme enjôleur de Julie Fuchs allié à la candeur lunaire resplendissante de Mathias Vidal, impressionnant par sa présence alerte, font le charme hypnotique de ce tableau si dramatiquement humain.

Dans Les Incas du Pérou, c’est cette fois une jeunesse manipulée par un faux leader, Huascar, qui est représentée, et le culte du Soleil devient un grand moment de fascination sous la lumière artificielle d’un immense écran numérique tenu par ce même bras mécanique, dont on devine à peine les images qu’il draine.  L’imaginaire interrogatif du spectateur est ainsi sollicité aussi bien face à ce mystérieux écran que par les danses ensorcelantes, cheveux au vent, du peuple ainsi réuni.  

Mathias Vidal (Tacmas) et Jodie Devos (Zaïre)

Mathias Vidal (Tacmas) et Jodie Devos (Zaïre)

Alexandre Duhamel représente une noirceur méphistophélique qui prendra une formidable éloquence dans le dernier tableau des Sauvages, alors que Sabine Devieilhe offre un saisissant moment de grâce en chantant devant le corps torsadé d’un magnifique danseur porté par la délicatesse des méandres de la musique, un des points culminants de cet acte qui est aussi celui du chœur, une puissance évocatrice qui envahit le cœur de tous par sa chaleur spirituelle et l’éclat de ses résonances.

Mathias Vidal (Tacmas) et Jodie Devos (Zaïre) et les Fleurs

Mathias Vidal (Tacmas) et Jodie Devos (Zaïre) et les Fleurs

C’est alors avec surprise et amusement que le public découvre les Fleurs sous forme de prostituées dansant dans des cages en verre telles les filles des Red lights d’Amsterdam.

Et pourtant il y a grande justesse dans cette image car, à sa création, le personnage de Tacmas était représenté en travesti, ce qui choqua le public et obligea Rameau à modifier cet acte deux semaines plus tard.

Edwin Crossley-Mercer déambule nonchalamment sous couvert d’une voix de velours noir, les atmosphères nocturnes lui conviennent en fait très bien, et Mathias Vidal, méconnaissable sous son travestissement, rejoint Jodie Devos après qu’elle ait chanté ses aveux amoureux d’une pure délicatesse.

Les corps des femmes s’entremêlent pour former la corolle d’une improbable fleur chorale au chant ensorceleur, puis se succèdent au cours de la Fête des fleurs des réminiscences affectives de souvenir d’enfance, un manège enchanté, un chœur fragile de jeunes gamins si touchant, et la chaleur d’un ensemble autour d’un feu comme seule source de lumière des individus.

Les Indes Galantes (Devieilhe-Sempey-Devos-Fuchs-Vidal-Crossley-Mercer-de Barbeyrac-Duhamel-Garcia Alarcon-Cogitore-Dembélé) Bastille

Enfin, au tant attendu dernier acte des Sauvages, qui ne fut ajouté que six mois après la création des Indes Galantes, Stanislas de Barbeyrac réitère son portrait si incisif et droit de Don Carlos en en affublant avec la même autorité infaillible le français Damon.

Et Florian Sempey dépeint un Adario volontaire et percutant qui, progressivement, s’efface sous la personnalité volubile du chanteur qui prend le dessus dans la danse finale écrite à l’origine pour des indigènes des Caraïbes. Florian Sempey est un bon vivant, et cela transparaît toujours même lorsqu’il doit, comme ici, incarner un amant jaloux et sincère.

Maîtrise des Hauts-de-Seine/ Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris

Maîtrise des Hauts-de-Seine/ Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris

Il y a bien la symbolique de la frivolité des pom-pom girl, mais c’est inévitablement la danse des Sauvages, seule musique de tout l’opéra véritablement descriptive des couleurs et des rythmes d’un peuple lointain, qui permet à tous les danseurs de se retrouver dans une danse énergique et endiablée aux accents vengeurs qui finit les poings dressés au ciel.

C’est ainsi moins pour ses portraits individuels que pour les mouvements d’ensemble des destinées humaines, et leur diversité, que le travail de Clément Cogitore et Bintou Dembélé gagne une force universelle, loin de tout décalage, en laissant planer au fil de chaque acte une présence oppressive et machinale, principal horizon des groupes humains en quête d’existence.

Leonardo García Alarcón et les artistes au salut final

Leonardo García Alarcón et les artistes au salut final

Et s’il y a de l’énergie sur scène, c’est aussi parce que Leonardo García Alarcón déploie un orchestre aux cordes acérées, des sonorités métalliques et vivantes que viennent approfondir les contrebasses, réservant ainsi aux motifs aériens des flûtes des moments d’intimité gracieux, et maintenant la simplicité authentique des deux théorbes en forme de poires claires, entourées de cordes sombres, situées au centre de l’orchestre.

Clément Cogitore et Bintou Dembélé

Clément Cogitore et Bintou Dembélé

La musique de Rameau ne sonne jamais ancienne ou trop sèche, la texture de l’orchestre fait corps avec le chœur et les voix, et l’émotion du chef argentin au salut final n’est que la récompense d’un engagement pour tous les artistes dont l’adhésion de cœur se sent à chaque mouvement dansé et geste d’attention, comme s’il avait porté d’une force colossale à lui tout cet ensemble hors du commun. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’explosion de joie du public à la première, reconnaissant du travail accompli et de la vitalité généreuse de tous.

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