Publié le 19 Mars 2023
Die Teufel von Loudun (Krzysztof Penderecki – Hambourg, 1969)
Représentation du 14 mars 2023
Bayerische Staatsoper - Munich
Jeanne Ausrine Stundyte
Claire Ursula Hesse von den Steinen
Gabrielle Nadezhda Gulitskaya
Louise Lindsay Ammann
Philippe Danae Kontora
Ninon Nadezhda Karyazina
Grandier Nicholas Brownlee
Vater Barré Jens Larsen
Baron de Laubardemont Vincent Wolfsteiner
Vater Rangier Andrew Harris
Vater Mignon Ulrich Reß
Adam, Apotheker Kevin Conners
Mannoury Jochen Kupfer
d'Armagnac Thiemo Strutzenberger
de Cerisay Barbara Horvath
Prinz Henri de Condé Sean Michael Plumb
Vater Ambrose Martin Snell
Bontemps Christian Rieger
Gerichtsvorsteher Steffen Recks
Direction Musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Simon Stone (2022)
La reprise de ‘Die Teufel von Loudun’ qui fit son entrée au répertoire de l’Opéra de Munich le 19 juin 2022, alors que Hambourg, à la création, puis Stuttgart, Berlin ou bien Cologne avaient bien auparavant accueilli le premier opéra de Krzysztof Penderecki, s’inscrit dans une volonté de Serge Dorny de promouvoir des œuvres créées après 1945, et de montrer que la dureté de son intrigue tire les leçons des souffrances infligées par les grands états autoritaires du XXe siècle, tout en laissant la responsabilité au spectateur de mesurer les menaces qui pèsent encore aujourd’hui sur les sociétés du monde contemporain.
Suite à la commande de Rolf Liebermann, intentant de l’Opéra de Hambourg de 1957 à 1972, le compositeur polonais a lui même rédigé un livret sur la base du drame que l’écrivain John Whiting a tiré du livre ‘Die Teufel von Loudun’ (1952) d’Aldous Leonard Huxley qui relate les évènements qui survinrent en 1634 dans la commune de Loudun située au nord de Poitiers.
A cette époque, Louis XIII et Richelieu souhaitaient détruire nombre de forteresses françaises, au moins par soucis d’économie, sinon pour fragiliser les protestants qui y trouvaient refuge.
A Loudun, Urbain Grandier, originaire du diocèse du Mans, s’opposa aux décisions du pouvoir royal, alors que ses aventures féminines commençaient à être bien connues. Mais au même moment, des Ursulines furent sujettes à des crises obsessionnelles et l’une d’elle, Jeanne, crut reconnaître le fantôme de Grandier.
L’affaire fut remontée à Richelieu qui envoya le Baron de Laubardemont, d’abord pour régler la question de la destruction du château de Loudun, puis pour s’occuper de l’affaire des possédées.
Pendant ce temps, les tentatives d’exorcismes menées par les Pères Mignon, Barré et Rangier échouèrent, et Grandier fut arrêté, questionné et jugé le 18 août 1634, et enfin torturé et exécuté.
A travers cette histoire sordide, l’œuvre de Krzysztof Penderecki soulève des questions sur le célibat des prêtres, sur l’intolérance religieuse, la violence du pouvoir, qu’il soit politique ou religieux, mais aussi sur les mécanismes sociaux qui ont légitimé les dictatures au XXe siècle.
Après sa création, ‘Die Teufel von Loudun’ fut retouché à plusieurs reprises jusqu’en 2012, mais c’est la version originale qui est présentée à l’Opéra de Bavière, car sa partition laisse plus de degrés de liberté interprétatifs au chef et aux musiciens, ce qui est beaucoup plus stimulant.
L’abstraction de la musique n’est pas sans rappeler celle de Pascal Dusapin, où l’on retrouve d’étranges formations diffuses de textures originelles d’où émergent des chœurs liturgiques, et l’orchestre est prodigieusement étoffé en percussions qui recouvrent la totalité de l’arrière plan de la fosse.
Les basses entretiennent une tension sous-jacente permanente, les cordes arborent des frémissements mystérieux, des structures complexes et torturées soulignent les moments d’angoisse, et admirer la gestique parfaitement réglée de Vladimir Jurowski, qui domine un tel ensemble, fait partie du spectacle en lui même.
Simon Stone a conçu un décor massif et cubique pivotant qui permet un enchaînement fluide des trente tableaux de l’ouvrage. Escaliers de la citadelle, chambre intime, petite chapelle des Ursulines, grand parvis d’un sanctuaire et cellule de prison, défilent dans une ambiance bleu-obscur. Et si les habits des religieuses restent intemporels, les citadins sont, eux, habillés en style contemporain.
La dramaturgie est parfaitement lisible, et le fait que ‘Die Teufel von Loudun’ comporte une forte dimension de théâtre parlé permet au metteur en scène de travailler, avec les chanteurs, le réalisme de chaque personnage de façon approfondie.
Ausrine Stundyte est une artiste très intéressante pour le rôle de Jeanne, car elle est sait naturellement incarner des femmes sexuellement puissantes. La noirceur et le brillant métallique de son timbre de voix font ressentir une animalité blessée, et elle préserve un jeu sobre de telle manière à créer une opposition entre la nature spirituelle qu’elle représente et les tensions intérieures de son héroïne.
Tous ses partenaires s’inscrivent dans la même expressivité théâtrale qui crée une unité d’ambiance à la dureté implacable. Le baryton américain Nicholas Brownlee possède une forte présence physique et vocale, une massivité un peu brute et très colorée qui s’impose avec une soudaineté impressionnante, et il peut être très émouvant quand il défend la nature hédoniste de Grandier qui considère que c’est à travers ses aventures féminines qu’il exprime le mieux sa vie.
Dans la dernière partie, Simon Stone décrit sous forme de passion du Christ le supplice que vit Grandier au cours de sa marche ensanglantée à travers la ville, en montrant chaque habitant au visage fantomatique lui donner une frappe comme pour décharger sur lui leurs propres frustrations.
Il s’agit probablement de l’image de la plus puissante, car elle met en garde vis-à-vis de l’agressivité refoulée qui n’attend qu’une situation politique favorable pour pouvoir se libérer.
La scène de torture est difficilement soutenable, mais, à son point paroxysmique, le plateau tournant fait disparaître la chambre de torture alors que l’orchestre se déchaîne en un grand fracas qui exprime les cris d’horreur et de souffrance du condamné (on pense beaucoup au cri de désespoir de Katerina au dernier acte de ‘Lady Macbeth de Mzensk’ de Dmitri Chostakovitch).
Et tous les représentants étatiques et ecclésiastiques, Père Barré, le Baron de Laubardemont, Père Rangier et Père Mignon, respectivement chantés par Jens Larsen (absolument terrible), Vincent Wolfsteiner, Andrew Harris et Ulrich Reß (à la retraite depuis juillet 2022, mais toujours disponible pour certains rôles), sont tellement crédibles et révulsifs qu’il devient presque difficile de les dissocier de leurs rôles lorsqu’ils réapparaissent au salut final.
Seule interprète à la fraîcheur moderne et virtuose, la jeune soprano grecque Danae Kontora offre également à Philippe une joie de vivre piquante et une luminosité qui contrastent avec les autres caractères plus sombres du drame.
Orchestre phénoménal de précision dont la patine ambrée se révèle fort malléable, chœur d’un fondu musical plaintif et harmonieux, tout concorde dans cette scénographie à créer un véritable malaise tout en chevillant le cœur du spectateur à la destinée d’un homme qui ne cesse de répéter depuis le début qu’il ne s’en ait pris à personne.