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Publié le 10 Octobre 2022

Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (Kurt Weill – 1930)
Représentation du 08 octobre 2022
Opera Ballet Vlaanderen – Gand 

Jim Mahoney Leonardo Capalbo
Jenny Hill Katharina Persicke
Leokadja Begbick Maria Riccarda Wesseling
Dreieinigkeitsmose Zachary Altman
Fatty der prokurisk James Kryshak
Sparbüchsenbill Thomas Oliemans
Jack O'Brien / Tobby Higgins Frédérick Ballentine
Alaskawolf Joe Marcel Brunner

Direction musicale Alejo Pérez
Mise en scène Ivo van Hove (2019)
Orchestra Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen & Chorus Koor Opera Vlaanderen 

Coproduction Festival d'Aix-en-Provence, Metropolitain Opera, Dutch National Opera, Les Théâtres de la ville de Luxembourg

La reprise de la production de 'Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny' créée lors de l’édition 2019 du Festival d'Aix-en-Provence permet de profiter de ce spectacle dans une salle bien mieux taillée à son propos, l'Opéra Royal de Gand.

Zachary Altman (Dreieinigkeitsmose), Maria Riccarda Wesseling (Leokadja Begbick) et James Kryshak (Fatty der prokurisk)

Zachary Altman (Dreieinigkeitsmose), Maria Riccarda Wesseling (Leokadja Begbick) et James Kryshak (Fatty der prokurisk)

Car on pourrait croire qu’Ivo van Hove a lu et pris en compte les recommandations de mise en scène de Kurt Weill parues le 12 janvier 1930 sous le titre « Vorwort zum Regiebuch der Oper Mahagonny » dans le journal musical autrichien ‘Anbruch’ édité par Paul Stéphane, le biographe de Gustav Mahler (la traduction française est consultable sous le lien suivant : Remarques à propos de mon opéra Mahagonny).

Maria Riccarda Wesseling (Leokadja Begbick) et Zachary Altman (Dreieinigkeitsmose)

Maria Riccarda Wesseling (Leokadja Begbick) et Zachary Altman (Dreieinigkeitsmose)

Economie de moyens scéniques, structure simple de la scène pour faciliter sa transplantation, naturel et simplicité des gestes des acteurs et chanteurs, réalisme, projections qui illustrent l’évolution de la ville, on retrouve tous ces éléments dans cette production, à la nuance près que le système de projection est basé sur une technologie moderne qui permet de créer, à partir d’un fond vert disposé côté jardin, des incrustations vidéos plaquées en temps-réel sur des scènes de vie mimées par les chanteurs. 

Scène de maquillage chez Jenny Hill

Scène de maquillage chez Jenny Hill

L’anecdotique est évité – pas de camion en panne présent à l’arrivée de Leokadja Begbick et ses acolytes - , et il s’agit ici de gens d’aujourd’hui, sans distinction de classes sociales, habillés de manière tout à fait triviale, qui évoluent sur scène. Les six filles de Jenny sont par ailleurs rejointes pas un jeune travesti, rôle purement d’acteur, qui ajoute un élément de diversité de genre naturellement intégré à la société dépeinte, et une forme d'innocence pure qui a du charme.

Leonardo Capalbo (Jim Mahoney) et Katharina Persicke (Jenny Hill)

Leonardo Capalbo (Jim Mahoney) et Katharina Persicke (Jenny Hill)

Les deux points essentiels de cette mise en scène reposent ainsi sur l’imagerie parfois poétique qui est reconstituée sur l’écran – mais qui s’avère aussi un peu lourde lors de la scène répétitive au bordel de Mandeley -, sur l’humanité qui est montrée de l’ensemble des artistes, solistes, acteurs et choristes, appuyée par la vidéo – le parcours des visages de la population craignant l’arrivée de l’ouragan est saisissante -, une humanité qui est prise au piège – et c’est d’abord cette absence d’horizon possible qui est saillante –, qui se laisse parfois aller à une dérisoire rêverie, et qui est valorisée par la proximité avec les spectateurs.

Ensemble

Ensemble

Par ailleurs, sous la direction musicale d’Alejo Pérez, l’orchestre symphonique de l’Opéra des Flandres restitue non seulement la vitalité éclatante de l’écriture de Kurt Weill, mais lie également cet ensemble par un très beau continuo musical, souple et profond, sans sonorités trop austères et avec la tonicité nécessaire à son entrain.

A ces très grandes qualités orchestrales s’ajoute la présence presque animale du chœur dont la diversité des timbres se perçoit fort bien, tout en constituant une grande force populaire qui vient chercher l’auditeur au fond des tripes.

Leonardo Capalbo (Jim), Thomas Oliemans (Bill), Frédérick Ballentine (Jack) et Marcel Brunner (Joe)

Leonardo Capalbo (Jim), Thomas Oliemans (Bill), Frédérick Ballentine (Jack) et Marcel Brunner (Joe)

Dans un esprit d’expression viscérale et de caractérisation forte, la distribution réunie met en avant les qualités théâtrales de chacun des solistes. Ainsi, Maria Riccarda Wesseling, dont on ne peut oublier l’Iphigénie si sensible qu’elle composa au Palais Garnier lors de la première d’’Iphigénie en Tauride’ donnée au Palais Garnier le 08 juin 2006 dans la production de Krzysztof Warlikowski, montre une excellente présence dans les passages déclamés, assombrit peu son timbre, et donne une image très assurée de Leokadja Begbick sur laquelle le temps a pourtant passé.

Katharina Persicke (Jenny Hill)

Katharina Persicke (Jenny Hill)

Actrice très expressive, Katharina Persicke fait vivre Jenny Hill avec beaucoup d’impertinence et de coloris printaniers dans la voix, plutôt légère mais très malléable, et Leonardo Capalbo trouve ici un très beau rôle pour mettre en valeur un tempérament écorché, des variations d’intonations scandées qui expriment la sincérité acharnée, et plutôt héroïque, de Jim.

Cortège du corps de Jim

Cortège du corps de Jim

Mais les seconds rôles ont aussi leurs personnalités propres et un fort impact, comme le Dreieinigkeitsmose de Zachary Altman, baryton-basse au cuir ductile, ou bien le Jack O'Brien épanoui de Frédérick Ballentine.

On ressort ainsi de ce spectacle porté par son énergie vitale, malgré la fin sans espoir au moment du transport du corps de Jim, qui montre tout de même que cette humanité ne peut échapper à une unité de par le sort qui lui est dévolu.

Salle de l'Opéra Royal de Gand

Salle de l'Opéra Royal de Gand

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Publié le 2 Octobre 2019

Don Carlos (Giuseppe Verdi – 1886)
Représentation du 28 septembre 2019
Opera Vlaanderen – Anvers

Don Carlos Leonardo Capalbo
Élisabeth de Valois Mary Elizabeth Williams
Philippe II Andreas Bauer Kanabas
Rodrigue Kartal Karagedik
La princesse Eboli Raehann Bryce-Davis
Le Grand Inquisiteur Roberto Scandiuzzi
Un moine (Charles V) Werner Van Mechelen
Thibault, une voix céleste Annelies Van Gramberen
Le comte de Lerme, un héraut royal Stephan Adriaens

Direction musicale Alejo Pérez
Mise en scène Johan Simons  (2019)

Coproduction Opera Wrocławska

                                                                                                 Andreas Bauer Kanabas (Philippe II)

Parmi la trentaine de productions de Don Carlo qui seront données en Europe au cours de la saison 2019/2020, de Vienne à Londres en passant par Nuremberg, Moscou, Paris, Stuttgart, Venise, Francfort, Athènes, Liège, Essen, Salzbourg, Sofia, Munich et Dresde, pour ne citer qu’elles, celle de l’Opéra des Flandres est l’une des rares qui soit chantée dans sa langue originale française.

Leonardo Capalbo (Don Carlos)

Leonardo Capalbo (Don Carlos)

Ce n’est cependant pas la version 5 actes de la création parisienne de 1867, composée à partir du livret de Joseph Méry et Camille du Locle, qui est jouée sur la scène flamande, mais la version 5 actes de Modène 1886, basée sur le texte révisé par Charles Nuitter en 1884, née du remaniement par Verdi de sa propre partition pour la création à la Scala de Milan peu avant le coup d’éclat d’Otello.

On peut être surpris du choix de la langue française, habituellement c’est la traduction en italien par Angelo Zanardini qui est interprétée sur les scènes internationales, car il est difficile de trouver des chanteurs capables de rendre justice à la langue native de l’ouvrage. Mais à l’écoute de cette version qui propose une interprétation scénique psychanalytique en faisant de Don Carlos un enfant qui rejoue mentalement son drame, les intonations perdent de la véhémence de la langue italienne, ce qui accentue l’expression dépressive du chant. L’atténuation de la lisibilité du texte est donc contrebalancée par le fond mélancolique qui teinte tous les tableaux.

Werner Van Mechelen (Un moine)

Werner Van Mechelen (Un moine)

Globalement, l’ensemble de la distribution manque de précision de diction, hormis dans la voix d’Andreas Bauer Kanabas, qui compose un Philippe II intelligible, sévère mais aux failles sensibles, ainsi que dans l’interprétation du moine d’une très grande clarté par Werner Van Mechelen, et de Stephan Adriaens qui dresse une stature presque surnaturelle du comte de Lerme et du héraut royal.

Leonardo Capalbo est familier de la langue française, il a chanté Hoffmann à Londres, mais son naturel vaillant avec beaucoup d’ouverture privilégie l’impact à la souplesse et au caractère feutré du chant de Don Carlos.

La mise en scène lui faisant jouer un personnage malade et quasi-autiste du début à la fin, sa capacité à incarner un être dans toute sa complexité et qui évolue face aux épreuves n’est pas véritablement mise en valeur non plus.

Don Carlos (Capalbo-Williams-Bauer Kanabas-Karagedik-Bryce-Davis-Pérez-Simons) Anvers

Mary Elizabeth Williams s’en sort mieux du fait qu’elle fait d’Elisabeth une femme moderne et forte, malgré la fragilité induite par son mariage contraint avec Philippe II, et qu’elle peut compter sur les irisations de sa voix pour toucher la sensibilité de chacun.  Cependant, les accents perçants prennent le dessus sur la profondeur et l’ampleur impériale.

Fortement affaibli par le manque de contraste dans le chant de Kartal Karagedik, assourdi par la langue de Molière, Rodrigue reste trop en retrait, mais Raehann Bryce-Davis qui, de son chant palpitant aux mille reflets minéraux, imprime une Chanson du Voile aux coloratures un peu trop vite expédiées, ancre solidement son tempérament de feux dans une incarnation qui atteint son sommet au O Don Fatale immanquablement ardent.

Réduit à une entrée piteuse, Roberto Scandiuzzi n’arrive à rendre de l’Inquisiteur qu’un portrait usé qui ne peut inquiéter le Roi.

Raehann Bryce-Davis (La princesse Eboli)

Raehann Bryce-Davis (La princesse Eboli)

Le public de l’opéra des Flandres est habitué à des lectures psychologiques proches de l’absurde, à l’instar du Roi Candaule joué en 2016, et sans préjugé on peut adhérer au dépouillement de Johan Simons  qui recrée, sur une scène souvent nue, les passages de la vie de Don Carlos vécues depuis son lit d’hôpital, et qui fait apparaître et disparaitre en fond de scène des paysages de Flandres vallonnés ou de jardins royaux d’une très belle épure pastelle.

Et quand ceux-ci s’effacent, apparaît le chœur vêtu de costumes flamands fantasmés, et même toutes sortes de symboles architecturaux de la ville qui envahissent la chambre du malade au moment de la scène d’autodafé.
On remarque également l’inversion entre l’acte I et le premier tableau de l'acte II, artifice destiné à placer d’emblée Don Carlos en position dépressive avant de rejouer toute son histoire.

Ces références récurrentes aux couleurs des Flandres semblent ainsi comme destinées à rapprocher avec plus d’évidence l’histoire de Don Carlos du cœur de son public.

Mary Elizabeth Williams (Élisabeth de Valois)

Mary Elizabeth Williams (Élisabeth de Valois)

Le chœur, voilé en première partie, gagne en cohésion pour finir sur une attitude indicative et frontale d’une très grande force face aux spectateurs, grand moment d’emphase avec l’orchestre qui, sous la direction d’Alejo Pérez, aura été tout au long de la soirée le premier acteur du drame, enflant et débordant même les chanteurs, afin de décrire une trame historique noire, envahissante, assombrie même par les cuivres ronflants tapis dans l’ombre. L’impression domine d’une lecture d’ensemble théâtrale et inhabituelle qui paraît surdimensionnée face à l’absence de grandiose et au recueil intime de l’interprétation scénique.

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Publié le 29 Juin 2019

Macbeth (Giuseppe Verdi)
Représentation du 23 juin 2019
Opera Vlaanderen – Anvers

Macbeth Craig Colclough
Lady Macbeth Marina Prudenskaya
Banco Tareq Nazmi 
Macduff Najmiddin Mavlyanov 
Dama di Lady Macbeth Chia Fen Wu 
Malcolm Michael J. Scott 

Directeur musical Paolo Carignani
Mise en scène Michael Thalheimer (2019)

                                                                                             Marina Prudenskaya (Lady Macbeth)
Coproduction Théâtres de la Ville de Luxembourg, Deutsche Oper am Rhein Düsseldorf, Grand Théâtre du Luxembourg et Opéra de Gand.

La solitude du couple Macbeth dégénérée en folie meurtrière est une tragédie dont chaque adaptation au théâtre comme à l'opéra revisite les mécanismes des violences totalitaires, de la peur de chuter, et des révoltes des opprimés.
Michael Thalheimer, en n'ayant recours, comme seul décor, qu'à une fosse en forme de vasque aux parois lisses et arrondies, répond à chaque scène par la même sensation de trappe qui piège aussi bien le couple maudit que Banquo et son fils, ou bien Macduff et les siens.

Marina Prudenskaya (Lady Macbeth)

Marina Prudenskaya (Lady Macbeth)

Les arrivées des sorcières se font en surplomb, en rampant sous des portes qui enserrent la scène, et l'ambiance lumineuse métallique reste constamment sombre, avec quelques beaux effets de mise en valeur des solistes, comme par une simple lame de lumière pour la Lady Macbeth interprétée par Marina Prudenskaya.

La jeune mezzo-soprano russe aborde un de ses rôles les plus complexes, et se jette avec impudence dans les noirceurs hurlantes de la Lady, alliant graves dé-féminisés et rondeur du galbe vocal qui permettent de donner un profil élancé et héroïque à ses fulgurances, une puissance stupéfiante au regard de sa physionomie fine accentuée par la gestuelle arachnéenne que le metteur en scène lui insuffle.

Par ailleurs, elle conserve une excellente souplesse dans les piqués de la scène du banquet, mais ne se risque pas avec raison au suraigu filé de la scène de somnambulisme.

Craig Colclough (Macbeth) et Marina Prudenskaya (Lady Macbeth)

Craig Colclough (Macbeth) et Marina Prudenskaya (Lady Macbeth)

Son partenaire, Craig Colclough, est beaucoup plus brut et sauvage dans son incarnation de Macbeth, en parfaite adéquation avec l'approche primitive du régisseur, développe une véritable personnalité gagnée par la folie, recouverte de sang, cherchant une reconnaissance dérisoire, avec quelque chose d'enfantin dans le regard.

Et le Banco de Tareq Nazmi est lui aussi bardé d'aspérités vocales rocailleuses, encore plus marquées par des intonations d'outre-tombe. Mais il parait défait dès son entrée en scène.

Quant à Najmiddin Mavlyanov, son Macduff s'inscrit dans la même patine rude, solide de timbre, au souffle bien assuré.

Craig Colclough (Macbeth) après le meurtre de Duncan

Craig Colclough (Macbeth) après le meurtre de Duncan

Cependant, si le concept de Michael Thalheimer se défend parfaitement pendant toute la première partie, jusqu'à la scène des apparitions de la seconde partie, rappelant le naturalisme du film de Roman Polanski basé sur la pièce de William Shakespeare, et déroule sans temps morts l'enchaînement de l'action, l'unicité et l'invariance du dispositif finit par atténuer le relief des situations.

Tareq Nazmi (Banco) et le fils de Banco

Tareq Nazmi (Banco) et le fils de Banco

Paolo Carignani qui avait, il y a quelques années, une technique extrêmement fine, et presque féminine, de cisèlement du tissu orchestral, a récemment évolué pour privilégier la violence théâtrale, la fusion avec le drame scénique, comme il l'a valeureusement prouvé dans La Gioconda joué à La Monnaie de Bruxelles récemment.

Mais ici, si la pâte noire aux reflets de bronze est d'emblée travaillée avec force et compacité pour soutenir la fureur de l'entière interprétation - on pense beaucoup à la version, au disque, de Giuseppe Sinopoli et Maria Zampieri -, il aurait sans doute pu ajouter de l'effet en revenant à une sculpture fine des lignes écrites par Verdi, afin de créer une tension avec l'immobilisme qui gagne au final la direction scénique.

Craig Colclough (Macbeth)  et le fantôme de Banco

Craig Colclough (Macbeth) et le fantôme de Banco

Et de la même façon, les chœurs répondent avec volontarisme et cohésion aux ressorts de l'action, sans que pour autant 'Patria oppressa' ne crée un fort sentiment d'affliction.

Il sera ainsi possible de retrouver à Gand et Luxembourg les mêmes artistes de cette production, hormis Marina Prudenskaya qui sera remplacée par Katia Pellegrino, la saison prochaine, ainsi que les seconds rôles qui s'insèrent eux aussi parfaitement dans les coloris de l'interprétation.

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Publié le 20 Novembre 2018

Satyagraha (Philip Glass)
Représentation du 18 novembre 2018
Opera Ballet Vlaanderen – Gand

Gandhi Peter Tantsits
Ms. Naidoo Tineke Van Ingelgem
Ms. Alexander Raehann Bryce-Davis
Kasturbai Rihab Chaieb
Prince Arjuna Denzil Delaere
Lord Krishna Justin Hopkins
Ms. Schlesen Mari Moriya
Mr. Kallenbach Robin Adams
Parsi Rustomji Justin Hopkins

Direction musicale Koen Kessels
Mise en scène et chorégraphie Sidi Larbi Cherkaoui
Orchestra Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen & Chorus Koor Opera Vlaanderen

 Coproduction Theater Basel et Komische Oper Berlin 

Au même moment que, sur le versant américain, l’opéra de Los Angeles et la Brooklyn Academy of Music de New-York présentent deux productions de Satyagraha, dans les mises en scène respectives de Phelim McDermott et du Cirkus Cïrkor, l’opéra des Flandres accueille la troupe de Sidi Larbi Cherkaoui pour reprendre la production créée à Bâle en mai 2017.

Satyagraha (Glass-Cherkaoui-Kessels) Opera Ballet Vlaanderen – Gent

Satyagraha a été créé à Rotterdam en 1980, quatre ans après le légendaire Einstein on the Beach, et évoque l’esprit du Mahatma Gandhi lors de son premier voyage à l’étranger qui l’amène à traverser l’équateur et l’océan indien afin de rejoindre l’Afrique du Sud à l’âge de 24 ans.

Mais dans ce pays se sentant envahi par les Indiens, Gandhi découvre les discriminations et s’engage pour défendre la citoyenneté de ses compatriotes, d’autant plus qu’ils sont réprimés violemment. L’aboutissement de sa lutte contre les gouvernements autoritaires se résout dans le Satyagraha, « la force née de la vérité et de l'amour ou non-violence », où il s’agit de créer une force non violente par la patience tout en préservant son cœur et sa force d’amour, c’est-à-dire une aspiration vers l’harmonie des âmes humaines suivie des actions qui résultent de cette aspiration.

Cette doctrine de « désobéissance civile » élaborée à partir de 1907, pour s’opposer à toute loi raciste, deviendra un outil majeur de Gandhi pour obtenir l’indépendance de l’Inde face aux Britanniques et déjouer la loi du plus fort.

Satyagraha (Glass-Cherkaoui-Kessels) Opera Ballet Vlaanderen – Gent

Et dans l’opéra de Philip Glass, la première partie se réfère à Tolstoï avec qui, dès 1909, Gandhi échangea une correspondance sur le sens de son engagement non-violent, la seconde évoque Tagore, philosophe indien qui soutint également la lutte pour l’indépendance de l’Inde, et la dernière partie est dédiée à Martin Luther King, dit le « Gandhi américain ».

Ces trois tableaux auraient pu être traités de manière fortement indépendante, mais Sidi Larbi Cherkaoui et sa troupe de danseurs les unifient de façon à entretenir une continuité entre eux et montrer une évolution de Gandhi, que Peter Tantsits interprète avec une grande assurance, un goût du jeu théâtral affirmé, et un chant bien timbré et compact qui ne vacille que légèrement vers la fin sous la tension de l’écriture.

On voit ainsi le guide traverser les épreuves, notamment au second acte, bousculé par la violence de ses opposants, et achever son parcours sur une galaxie en forme de Yin Yang de teinte violette, la couleur de la spiritualité.

Satyagraha (Glass-Cherkaoui-Kessels) Opera Ballet Vlaanderen – Gent

La scénographie ne repose que sur un ensemble de plaques tenues par un nombre dense de câbles qui permettent de surélever le sol. Les danseurs représentent la mixité la plus large possible, et le moment le plus fort survient quand tous défilent frontalement face au public, certains tagués « Japonais », « Juif », « Trans », nus parfois, afin de revendiquer l’harmonie d’une humanité diverse contrariée par les préjugés de religions et d’origines.

La chorégraphie étire les corps, les fait jouer avec les risques de collision, avec les tournoiements habillement maîtrisés, les danseurs parfois s’élançant en groupes qui se correspondent; ainsi, domine toujours une forme de présence assurée et sereine, notamment chez certaines artistes asiatiques.

Satyagraha (Glass-Cherkaoui-Kessels) Opera Ballet Vlaanderen – Gent

L’écriture vocale est d’abord faite pour mettre en valeur l’agilité répétitive et fascinante du chœur, et l’orchestre, sous la direction de Koen Kessels, sonne avec des teintes mates et une épaisseur de corps qui se fondent aux mouvements chorégraphiques et aux chants Sanskits dans un effet tournoyant, où les variations vocales quasi-hypnotiques procurent un sentiment d’ivresse et d’allègement euphorisant.

Et de cet univers obsédant, se détache également la musique du deuxième acte, dont les motifs et mouvements de cordes mélancoliques en spirale, la forme qui semble dominer la totalité de ce spectacle, imprégnèrent si profondément le film de Stephen Daldry « The Hours ».

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Publié le 8 Avril 2018

Selon désir (Ballet Vlaanderen)
Représentation du 08 avril 2018
Opera Vlaanderen, Gand

Les Noces (Edward Clug)
Musique Igor Stravinsky (1923)
Mise en scène Carlos Prado

L'Après-midi d'un faune (Vaslav Nijinski)
Musique Claude Debussy
Mise en scène Nicolas Le Riche
Direction musicale Yannis Pouspourikas
Orchestre Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen

Selon désir (Andonis Foniadakis)
Musique Johann Sebastian Bach, Julien Tarride
Mise en scène Pierre Magendie

The Heart of August... Continued (Édouard Lock)
Musique Gavin Bryars
Orchestra HERMESensemble

Violoncelle Romek Maniewski, Jérémie Ninove, Contrebasse Elias Bartholomeus, Accordéon Stijn Bettens, Piano Geert Callaert

En une après-midi, c’est un programme très ambitieux que l’opéra des Flandres propose au public gantois en réunissant quatre ballets de chorégraphes totalement différents pour représenter la force du désir, tout en déployant un langage des corps de plus en plus complexe.

Les Noces (Edward Clug) - Philipe Lens

Les Noces (Edward Clug) - Philipe Lens

Les Noces de Stravinsky qu’Edward Clug chorégraphia en 2013 oppose les pulsions de deux jeunes amants, liés par un mariage arrangé, à leur entourage normatif.

Espace resserré à l’avant, domination des deux anciens qui contrôlent les groupes de villageois, il s’agit surtout d’un jeu de résistance et de découverte qui profite au danseur principal, Philipe Lens, qui met en valeur souplesse et poses esthétiques dans un environnement rigide.

Nous restons dans l’univers des ballets créés à Paris au début du XXe siècle avec L’Après-midi d’un faune, sur la chorégraphie originale de Vaslav Nijinski accompagnée par l’énergie sensuellement débordante de l’orchestre de l’opéra des Flandres.

Un Debussy chaleureux et généreux envahit la salle.

L'après-midi d'un faune (Vaslav Nijinski)

L'après-midi d'un faune (Vaslav Nijinski)

Ce retour en arrière à des décors et costumes datant d’un siècle a de quoi surprendre, mais rarement a-t-on la possibilité de revoir le prélassement de ce faune mythique d’aussi près.

Mais si après ces deux premières pièces relativement courtes on s’interroge sur la direction à rebours prise par ce spectacle, les deux suivantes révèlent soudainement la haute technicité et la vitalité prodigieuse du corps du Ballet Vlaanderen.

Ainsi, la scène totalement dégagée, ouverte sous une lumière bleutée, Selon désir de Andonis Foniadakis (2004) fait entrer les danseurs par groupes de deux, trois, ou en solo, qui se fondent à d’autres groupes, se défont et reforment de nouveaux groupes, selon des mouvements de torsion violents et rapides, cheveux aux vents, roulades à terre, sans pourtant se heurter aux autres danseurs.

Selon désir (Andonis Foniadakis)

Selon désir (Andonis Foniadakis)

Le rythme avec lequel s’enchaînent les figures est véritablement impressionnant, nous ne voyons plus que de jeunes adolescents, bondissant, se débattant, et communiant pour quelques secondes avec leurs partenaires, qui se retirent pour mieux revenir, comme s’ils plongeaient dans un magma humain inextricable.

Et ce tout ébouriffant est enlevé sur la musique chorale des Passions selon Saint Matthieu et selon Saint Jean de Jean-Sébastien Bach, qui achève d’étourdir et de sublimer ce grand mouvement d’apparence païen dans la forme.

Et ce n’est pas fini, car la dernière chorégraphie, la plus longue de la représentation, est la reprise de Heart of August qu’Edouard Lock créa sur cette même scène en début de saison.

The Heart of August (Édouard Lock)

The Heart of August (Édouard Lock)

La musique de Gavin Bryars est jouée par l’orchestre HERMESensemble situé dans l’ombre de l’arrière scène – on reconnait les motifs de la folle insouciance de Johannes Strauss -, quelques spots de flashs lumineux éclairent un couple de danseurs alors qu’un troisième danseur les observe, puis, changement de partenaires, nouveau couple, tous habillés de noir et les torses nus masculins magnifiquement sculptés par les jeux d’ombres, les mouvements extrêmement précis et saccadés qui sont la marque de reconnaissance du chorégraphe québécois ne finissent pas d’électriser la sophistication de cette danse de la séduction.

Et l’affinité du Ballet Vlaanderen pour le répertoire contemporain devient alors une évidence.

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Publié le 26 Juin 2017

Sadko (Nikolaï Rimski-Korsakov)
Représentation du 24 juin 2017
Vlaanderen Opera – Gand

Sadko Zurab Zurabishvili
Volkhova Betsy Horne
Lyubava Buslayevna Victoria Yarovaya
Nezhata Raehann Bryce-Davis
Océan, le roi des mers Anatoli Kotcherga
Le marchand varègue Tijl Faveyts
Le marchand hindou Adam Smith
Le marchand vénitien Pavel Yankovski
Duda Evgeny Solodovnikov
Foma Sopel Michael J. Scott
Nazaritch Stephan Adriaens
Luka Zinovich Patrick Cromheeke

Direction musicale Dmitri Jurowski
Mise en scène Daniel Kramer (2017)

                                                                               Pavel Yankovski (Le marchand vénitien)

Rarement l’Europe de l’Ouest aura représenté autant d’opéras de compositeurs russes, autres que les habituels Tchaïkovski, Moussorgski, Chostakovitch et Prokofiev, qu’au cours de la saison lyrique 2016/2017. 

L’œuvre la plus célèbre d’Alexandre Borodine, Le Prince Igor, présentée à Amsterdam l’hiver dernier, et les opéras de Nikolaï Rimski-Korsakov, Le Coq d’Or, La Légende de la ville invisible de Kitesh et Snegourotchka, respectivement joués à Bruxelles, Bergen et Paris, ont ouvert de nouveaux horizons musicaux aux amateurs de lyrique occidentaux, mouvement que l’opéra des Flandres conclut avec une nouvelle production de Sadko innervée d’un volcanisme sonore impressionnant, mais un peu vain.

Raehann Bryce-Davis (Nezhata)

Raehann Bryce-Davis (Nezhata)

En effet, la symbolique de cet opéra qui ne comporte qu’un seul personnage réellement consistant, le rôle-titre, n’est pas facilement transposable à notre époque, et ce qu’en fait Daniel Kramer, le nouveau directeur artistique de l’English National Opera de Londres, ressemble à un règlement de compte entre lui et la société de consommation contemporaine dont il méprise la médiocrité d’esprit.

Les marchands de Novgorod, ville historique traversée par la rivière Volkhov qui relie le lac Ilmen au lac Ladoga, sont joués par un chœur brillamment en verve et habillé de costumes tristes et peu colorés, et dirigés avec une vitalité décuplée, dès l’ouverture, par l’énergie de la musique.

Les marchands de Novgorod

Les marchands de Novgorod

Sadko, sous les traits de Zurab Zurabishvili qui lui dédie, tout au long de la soirée, un chant de caractère au relief acéré et d’une incisive clarté d’âme, apparaît comme un chanteur de télé-crochet, auquel se joint Raehann Bryce-Davis dans le rôle enthousiaste et provocateur de Nezhata. Cette jeune chanteuse américaine, qui fait partie depuis cette saison de la troupe de l’Opéra des Flandres, dégage une joie naturelle rayonnante que la noirceur expressive de son timbre colore d’une présence qui tranche avec la tonalité mélancolique du chant slave.

Ce premier tableau démontre déjà que l’œuvre de Rimski-Korsakov est un opéra à airs qui pourrait se présenter, à lui seul, comme le support d’un concours de chant de haut vol. Ses airs sont le plus souvent déliés et mélodiques comme si le compositeur avait transposé l’art du beau chant bellinien à l’univers russe.

 Betsy Horne (Volkhova) et Zurab Zurabishvili (Sadko)

Betsy Horne (Volkhova) et Zurab Zurabishvili (Sadko)

Par la suite, les tableaux du monde imaginaire prennent une incompréhensible tonalité lunaire sous un ciel d’éclipse et un sol de poussière météoritique. Daniel Kramer représente les cygnes sous des déguisements ironiques qui rappellent les anciennes mises en scène jouées au premier degré, mais sans donner le moindre sens lisible à son propos. Sa direction scénique est également plus pauvre dans cette partie.

Puis, Betsy Horne apparaît en une pure Volkhova au chant plus neutre que sa consœur américaine, la véritable sensualité slave étant incarnée par la seule chanteuse russe de la distribution, la mezzo-soprano Victoria Yarovaya. Le galbe sombre qui hante l’intériorité de l’auditeur, elle incarne la jeune femme de Sadko avec l’humilité d’une Micaela et une personnalité vocale qui s’adresse à l’inconscient de chacun.

Sadko (Zurabishvili-Horne-Yarovaya-Bryce-Davis-Jurowski-Kramer) Gand

La scène des trois marchands qui chantent la nostalgie de leurs propres origines est alors l’occasion d’entendre le superbe Pavel Yankovski, ténor charmeur et langoureux qui fixe comme une évidence le choix de Sadko pour voguer vers son monde vénitien.

Et, alors que Daniel Kramer représentait, au premier tableau, la nature mentale des marchands par des projections vidéos d’un univers médiatique télévisuel courant – avec ses matchs de foot et ses actualités violentes -, la vidéo est cette fois utilisée pour railler la culture du voyage de masse, et l’on voit ainsi le héros être séparé des femmes qui l’ont inspiré, par une faille jaillie du sol. Il choisit d’aider son peuple à accéder au bonheur collectif fait de rêves vulgaires de bord de plage.

Victoria Yarovaya (Lyubava Buslayevna)

Victoria Yarovaya (Lyubava Buslayevna)

Si ce parti pris scénique donne le sentiment de nuire à la valeur musicale de l’œuvre, c’est qu’il jure avec l’homogénéité vocale de la distribution et, surtout, avec les merveilles de puissance, d’explosion sonore et de mouvements chatoyants que l’orchestre symphonique de l’opéra des Flandres déploie sous la direction enflammée et mystérieuse de Dmitri Jurowski

La partition de Rimski-Korsakov est encore plus belle que celle qu'il écrivit pour Snegourotchka, et ne comprend aucune faiblesse. L’allant inspiré des airs, la noirceur des univers fantastiques, le détachement des sonorités des instruments solistes, tout relève ici d’une splendeur envers laquelle le visuel, même sous une forme décalée, ne devrait pas totalement déroger.

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Publié le 20 Septembre 2015

Tannhäuser (Richard Wagner)
Représentation du 19 septembre 2015
Vlaamse Opera Gent

Hermann Ante Jerkunica
Tannhäuser Burkhard Fritz
Elisabeth Annette Dasch  
Venus Ausrine Stundyte
Wolfram von Eschenbach Daniel Schmutzhard
Walther von der Vogelweide Adam Smith
Biterolf Leonard Bernad
Heinrich der Schreiber Stephan Adriaens
Reinmar von Zweter Patrick Cromheeke

Mise en scène Calixto Bieito
Direction Dmitri Jurowski

Orchestre symphonique et Choeur de l'Opéra des Flandres        Daniel Schmutzhard (Wolfram)

Coproduction avec le Teatro La Fenice di Venezia, Teatro Carlo Felice Genova, Konzert Theater Bern

Avec la Lady Macbeth de Mzensk composée par Dmitri Chostakovitch, Calixto Bieito a signé à l’Opéra des Flandres une de ses plus grandes mises en scène née de la rencontre de deux regards féroces sur la vie.
Mais l’idéalisme artistique du jeune Richard Wagner peut-il résister à un esprit aussi impitoyable à l’égard de toutes les illusions ?

Ausrine Stundyte (Vénus) et Burkhard Fritz (Tannhäuser)

Ausrine Stundyte (Vénus) et Burkhard Fritz (Tannhäuser)

Le directeur catalan laisse en effet totalement de côté la question du sens de la création artistique face à la société, pour transformer Tannhäuser en une réflexion sur la déconnexion d’une société bourgeoise avec l’environnement naturel d’où elle est née.
Le monde de Vénus est celui de la forêt originelle avec laquelle la déesse entretient une relation sensuelle très fortement sexuelle, et l’on peut ainsi voir la superbe Ausrine Stundyte y prendre un plaisir énergisant, et tenter d’y soumettre un vagabond, Tannhäuser, largement dépassé par la situation. Le pouvoir érotique de la soprano autrichienne est non seulement physique, mais également vocal, car son timbre noir très riche et corsé possède une séduction animale un peu brute qui lui donne une présente forte, et la sensation d’un instinct dangereux pour celle ou celui qui s’y oppose.

Ausrine Stundyte (Vénus)

Ausrine Stundyte (Vénus)

Après un premier acte passé dans les clairs obscurs de branchages tournoyants qui rappellent la forêt que Romeo Castellucci avait imaginé pour Parsifal à la Monnaie de Bruxelles, Calixto Bieito transpose les deux actes suivants dans un intérieur stylisé par des colonnes d’un blanc éclatant et artificiel, qui se recouvriront, au final, de feuillages et de terre.
Tannhäuser et Elisabeth créent le scandale à la salle des chanteurs de Wartburg par leur ferveur qui choquent les frères d’armes, poussant ces derniers à le faire payer à la nièce du landgrave par un enserrement violent.

 

Annette Dasch (Elisabeth)

Annette Dasch (Elisabeth)

Le troisième acte est une description particulièrement haineuse des sentiments de Wolfram à l’égard de celle qu’il aime, avant que ne revienne Vénus, victorieuse, acclamée de tous, qui aura prouvé son ascendant irrésistible sur les valeurs sociétales hypocrites.
On ne peut qu’admirer l’engagement total qu’obtient le metteur en scène des chanteurs dans ce jeu naturaliste qui les enlaidit tous, mais les valeurs de retour à la nature qu’il prône, tout aussi sympathiques et spirituelles qu’elles soient, ne semblent pas les mieux adaptées à un ouvrage qui traite, en premier lieu, d’un conflit intérieur.

Burkhard Fritz (Tannhäuser)

Burkhard Fritz (Tannhäuser)

Sur scène, on retrouve au côté d’Ausrine Stundyte deux artistes qui se sont récemment produits à Bayreuth, Burkhard Fritz (Parsifal - 2012) et Annette Dasch (Elsa dans Lohengrin en 2015).
Le ténor allemand, qui avait été fortement éprouvé par la tessiture tendue du Chant de la Terre peu de temps auparavant au Palais Garnier, a retrouvé une plénitude vocale avec un moelleux expressif qui rend son Tannhäuser attendrissant et d’une entière présence. Et il convoque corps et âme pour apparaître comme le plus crédible des artistes.

Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Burkhard Fritz (Tannhäuser)

Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Burkhard Fritz (Tannhäuser)

Quant à Annette Dasch, après une première apparition lascive, elle investit l’espace en reprenant le tempérament naïf et infantile d’Elsa plaqué sur Elisabeth, sans éviter d’exagérer un peu trop ses outrances. Son timbre, et particulièrement son médium si charmeur, est à en fendre le cœur, et elle gagne en profondeur au fil de la soirée, exubérante dans les aigus, tout en libérant une force fragile que Calixto Bieito abîme en la faisant descendre de son piédestal, au point de la voir se nourrir de terre au dernier acte, image inutilement provocatrice.

Annette Dasch (Elisabeth)

Annette Dasch (Elisabeth)

Ante Jerkunica est évidemment un Hermann d’une stature vocale imposante, et Daniel Schmutzhard, un baryton clair pour le rôle de Wolfram, en dénue la noblesse avec l’aide du metteur en scène, pour incarner un personnage d’une névrose totalement maladive. La sensibilité habituelle de cet homme poète s’efface alors pour laisser place à une personnalité agressive que l’on n’imagine pas naturellement.

Jeune chanteur récemment impliqué dans une bonne partie de la programmation de l’Opéra des Flandres, Adam Smith apporte une touche de charme autant physique que vocale au rôle de Walther.

Burkhard Fritz, Calixto Bieito, Annette Dasch, Rebecca Ringst (Décors), Dmitri Jurowski, Ingo Krügler (Costumes) et Ausrine Stundyte

Burkhard Fritz, Calixto Bieito, Annette Dasch, Rebecca Ringst (Décors), Dmitri Jurowski, Ingo Krügler (Costumes) et Ausrine Stundyte

Dans la fosse d’orchestre, Dmitri Jurowski fait d’emblée entendre au cours de l'ouverture son peu d’empathie pour les trivialités de Wagner, et il en modifie les couleurs pour privilégier la théâtralité des percussions. Mais ensuite, dans le second et, surtout, le troisième acte, il fait ressortir les moindres frémissements et les teintes intimes de la musique, qui lui permettent de montrer comment les cordes et les vents de son orchestre ne sonnent jamais aussi bien que lorsqu’ils se parent du mystère des sonorités slaves. Son empreinte théâtrale est forte, liée solidement à l’action scénique, et l’osmose avec un chœur exceptionnel dans l’élégie, en fond de scène, et dans les grandes déclamations, en avant-scène, libère un immense souffle revitalisant.

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Publié le 24 Février 2015

Akhnaten (Philip Glass)
Représentation du 21 février 2015
Opera Ballet Vlaanderen
Antwerpen (Anvers)

Akhnaten Tim Mead
Nefertiti Kai Rüütel
Queen Tye Mari Moriya
Horemhab Andrew Schroeder
Amon Adam Smith
Aye James Homann
Scribe Geert Van Rampelberg
Daughters Hanne Roos, Lies Vandewege
   Dorine Mortelmans, Lieselot De Wilde,
   Sara Jo Benoot, Martha Jones

Direction musicale Titus Engel
Mise en scène & décors Nigel Lowery
Costumes Walter Van Beirendonck
Lumières Glen D’Haenens
Dramaturgie Luc Joosten
Chorégraphie Amir Hosseinpour
Chœur et orchestre Opera Vlaanderen

                                                                                Tim Mead (Akhnaten)

Alors que bien des maisons d’opéras jouent avec les valeurs sûres pour ne pas trop perturber leur public habituel, l’Opéra des Flandres poursuit le déroulement d’une programmation qui pourrait bien lui valoir une reconnaissance internationale pour son originalité et sa qualité. Car Anvers et Gand ont maintenant la chance de découvrir un opéra qui n’est joué qu’une ou deux fois par saison dans le monde : Akhenaton.

Si ce souverain égyptien a intéressé Philip Glass, c’est, avant tout, pour la rupture idéologique et artistique qu’il imprima profondément à son territoire, bouleversant mille cinq cent ans de lignée pharaonique.

Kai Rüütel (Nefertiti), Tim Mead (Akhnaten) et Mari Moriya (Queen Tye)

Kai Rüütel (Nefertiti), Tim Mead (Akhnaten) et Mari Moriya (Queen Tye)

En effet, dès son accession au trône, Aménophis IV entreprit d’instaurer un nouveau Dieu, Aton, pourvoyeur de vie à tous les êtres de la Terre. Il ne faisait, finalement, que reconnaître le Soleil dans son rôle direct d’essence du monde terrestre, et s’abstraire de dieux conventionnels, au risque de s’aliéner le clergé, riche et puissant, dévolu à l’ancienne divinité, Amon.

Cette révolution mystique prit une ampleur culturelle telle, qu’Akhenaton – son nouveau nom – décida de construire une nouvelle capitale bien au nord de l’ancienne Thèbes, en plein centre de l’Egypte.

Cette cité unique, dédiée à Aton, fut baptisée Akhetaton, et se développa autour d’un immense temple déployé à ciel ouvert. Tous ses habitants devinrent ainsi les fils protégés d’une divinité suprême et unique.

Un art nouveau émergea rapidement, et son style révolutionnaire par son abondance de couleurs et de représentations foisonnantes de vie est depuis appelé Art amarnien, du nom du site archéologique Tell el-Amarna où se trouvent les restes et les tracés de la ville.

Akhenaton (T.Mead-K.Rüütel-M.Moriya-T.Engel-P.Glass) Anvers

Mais la construction de cette cité nécessita nombre de militaires, et Akhenaton en vint à négliger les menaces frontalières, dont les redoutables Hittites, qui ne tardèrent pas à soumettre le royaume de Mittani, territoire situé dans la partie occidentale de la Syrie d’aujourd’hui.

Même Ramsès II, cinquante ans plus tard, aura bien du mal à contenir ce peuple expansif lors de la bataille de Qadesh, relatée à l’avantage du Pharaon, alors que les historiens remettent en question la réalité même de cette victoire.

Quant à Akhenaton, sa fascination mégalomaniaque pour son dieu, comparable en tout point à celle de Louis II de Bavière pour Wagner – voilà un autre roi ‘hors du temps’ sur lequel Philip Glass pourrait composer une œuvre -, ne l’aura conduit qu’à l’exaspération des forces politiques et religieuses de l’Egypte, qui en détruiront toute trace après son grand voyage.

Akhenaton (T.Mead-K.Rüütel-M.Moriya-T.Engel-P.Glass) Anvers

Cependant, l’œuvre opératique de ce soir ne se présente pas comme une narration historique de la vie de ce pharaon hérétique, mais comme une plongée dans son univers ésotérique, que la musique vertueuse et entêtante du compositeur américain évoque avec mysticisme et grandiloquence. Et à la mise en scène, Nigel Lowery réussit avec force et intelligence, comme nous allons le voir, à unifier des scènes indépendantes pour enrichir la narration et rapprocher ce monde ancien de notre monde contemporain.

Le premier acte montre en effet l’accession d’Akhenaton au trône d’Egypte. Le narrateur, personnage à double sens qui représente autant Aménophis III, le père, qu’un conteur, s’exprime dans la langue de l’auditeur, c’est-à-dire le Flamand.

Pendant l’ouverture sombre et envoutante comme Philip Glass sait les composer à partir d’enlacements tournoyants de cordes et de bassons, une foule de personnages divers décrit des portraits singuliers d’êtres humains en révolte ou bien souls et désorientés, violents même – on voit un terroriste équipé d’une Kalachnikov -, une prostituée stylisée par une immense bouche, bref, l’univers d’une ville actuelle en décadence.

Kai Rüütel (Nefertiti) et Tim Mead (Akhnaten)

Kai Rüütel (Nefertiti) et Tim Mead (Akhnaten)

La grande scène traditionnelle qui suit est alors présentée comme illustrative de la diversité des cultes pratiqués à cette époque. Les funérailles d’Aménophis III se déroulent selon un rythme primitif magnifiquement rendu par le chœur de l’opéra des Flandres, disposé sur plusieurs niveaux dans des alcôves – dorées sur fond noir – face aux spectateurs. Nigel Lowery projette sur chaque paroi latérale deux colosses d’Horus et Anubis aux traits dessinés à la craie, fumant sous les flammes infernales d’un rite sacrificiel – animées par vidéo projection.

On se croirait dans Indiana Jones et le Temple Maudit – cette impression d’ambiance de film est renforcée à la fois, par les tam-tams de la musique, et par l’utilisation d’une incrustation vidéo qui montre ce que vivent les personnages à l’intérieur de la cité -, et la transformation du narrateur momifié prend une part de surprise lorsque le déroulé des bandes mortuaires révèle Tim Mead sous les traits solennels du nouveau pharaon.

Détail de l’orchestre

Détail de l’orchestre

L’artiste britannique a une voix plus féminine qu’angélique, ce qui aligne de fait son androgynie vocale sur l’androgynie que l’on connait des représentations sculpturales du Pharaon.

Mari Moriya, en Queen Tye – la mère du novateur -, allie avec une joie au regard halluciné et avec goût un timbre lumineux qui laisse en retrait celui plus noir et intime de Kai Rüütel, la femme d’Akhenaton.

Ces trois figures royales sont de plus maquillées en portant un menton allongé, par fidélité à l’art iconographique de cette période révolutionnaire.

Une des étrangetés de la scénographie est la façon dont la ville ancienne de Thèbes est imaginée. Avec ses toits empilés, ses interstices angoissants, sa façade gothique et un enchevêtrement de structures qui évoquent les villes expressionnistes du cinéma allemand des années 20, cette référence moderne peut surprendre. Elle relève pourtant du choc artistique fascinant avec ses jeux d’ombres entrainés par le plateau tournant, d’autant plus qu’elle rejoint la noirceur de la musique.

Tim Mead (Akhnaten)

Tim Mead (Akhnaten)

Dans la fosse, par ailleurs, la tension palpable de Titus Engel, qui doit avoir l’œil sur un ensemble bien plus complexe que les réminiscences musicales ne le suggèrent, impulse une énergie et un contrôle des nuances qui donne une impression de fluidité naturelle.
Les cuivres regorgent de sons ronflants, les claviers sont aussi hypnotisant que ceux que l’on entendit dans Einstein on the Beach à Londres et Paris, et le tout devient prenant de bout en bout.

Dans la seconde partie, les chants liturgiques se mêlent à une atmosphère évanescente avant que le chœur ne revienne en puissance, mais selon une écriture vocale répétitive qui n’a pas le même pouvoir galvanisant qu’au premier acte. La destruction de l’ancien temple montre Akhenaton sous un angle agressif.
Puis, en opposition avec cet épisode violent, le duo entre Tim Mead et Kai Rüütel s’empreint d’une beauté nocturne émouvante, et d’une pureté émotionnelle retenue et glacée.

Hanne Roos, Lies Vandewege, Dorine Mortelmans, Lieselot De Wilde, Sara Jo Benoot, Martha Jones (les filles)

Hanne Roos, Lies Vandewege, Dorine Mortelmans, Lieselot De Wilde, Sara Jo Benoot, Martha Jones (les filles)

Le choc esthétique arrive donc au dernier acte, quand l’on retrouve Pharaon et sa famille à l’avant d’une immense toile de champs de fleurs aux teintes jaunes, vertes, bleues et mauves, lui-même étant vêtu d’une veste bleue fluo qui fait écho visuel avec celle que porte le chef d’orchestre.
Les deux symboles artistiques humains se rejoignent plus ou moins consciemment.

Les six chanteuses, Hanne Roos, Lies Vandewege, Dorine Mortelmans, Lieselot De Wilde, Sara Jo Benoot et Martha Jones qui incarnent ses filles le font avec une fraicheur bienveillante qui rappelle le chœur des amies de Iolanta, l’opéra intimiste de Tchaïkovski.

Le renversement de la famille est alors appuyé par une scène qui renvoie à la cité originelle de Thèbes. La vidéo montre la poursuite et la fin pathétique du couple royal, le désarroi du récitant devant un guide touristique que l’on imagine décevant par l’histoire qu’il raconte, et le retour à une vie contemporaine et ses problèmes non résolus.

Dans cette vision de l’œuvre, contestable certes, Akhenaton n’aura été qu’un illuminé fantasque ne voulant pas voir la réalité. Mais en même temps, il aura réussi à faire passer son rêve avant tout le reste, et su se libérer temporairement des griffes de la société.

Mari Moriya, Tim Mead, Titus Engel, Kai Rüütel

Mari Moriya, Tim Mead, Titus Engel, Kai Rüütel

Ce travail d’ensemble abouti et formidable de cohésion, l’opéra des Flandres le doit à une pluralité de talents dont on n’oubliera ni les danseurs qui sont parfois poussés aux limites de l’équilibre par la chorégraphie d’Amir Hosseinpour, ni la fantaisie des costumes de Walter Van Beirendonck, ni le réglage des lumières de Glen D’Haenens dans la pénombre des scènes rituelles.

Un grand opéra inspirant, une musique envoutante et hors du temps, des musiciens et un chef enthousiastes, on ne sort pas de ce spectacle total en souhaitant tourner rapidement cette grande page porteuse d’idéalisme.

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Publié le 5 Novembre 2014

La Khovantchina (Modest Moussorgski)
Représentation du 02 novembre 2014
Opera Ballet Vlaanderen (Antwerpen)

Ivan Khovanski Ante Jerkunica
Andrei Khovanski Dmitry Golovnin
Vassili Golitsine Vsevolod Grivnov
Chakloviti Oleg Bryjak
Dossifei Alexey Antonov
Marfa Julia Gertseva
Susanna Liene Kinca
Le Clerc Michael J.Scott
Emma Aylin Sezer
Varsonofiev Christian Lujan
Kouzka Adam Smith
Strechniev Vesselin Ivanov
Premier Strelets Patrick Cromheeke
Deuxième Strelets Thomas Mürk
Un confident de Golitsine Vesselin Ivanov                         Ante Jerkunica (Ivan Khovanski)

Direction Musicale Dmitri Jurowski
Mise en scène David Alden
Coproduction English National Opera

Deux ans sont passés depuis la dernière reprise du chef-d’œuvre inachevé de Modest Moussorgski, reprise que dirigeait Michael Jurowski pour le public de l’Opéra de Paris.

Et aujourd’hui, c’est au tour de l’un de ses fils prodiges, Dmitri Jurowski, de faire résonner les éclats et les abîmes qu’expriment les lamentations les plus profondes de son peuple d’origine.

Michael J.Scott (Le Clerc)

Michael J.Scott (Le Clerc)

L’Opéra de Flandre a confié la mise en scène de cette nouvelle production à David Alden, artiste voué aux lectures humainement fortes. Il s’écarte ici de la littéralité de l’œuvre évoquant les évènements qui marquèrent l’Empire à l’avènement de Pierre Le Grand, pour se rapprocher de la spiritualité de son texte et de sa musique.
 

Les confrontations entre les différents courants de pensées, les Streltsy, les Boyards, les vieux croyants, le politicien éclairé Golitsine et le peuple - protagoniste central - se déroulent dans une Russie moderne, sans qu’aucun groupe ne puisse se porter garant d’une issue salvatrice pour tous.

Bien au contraire, le régisseur dessine les grands traits caractéristiques des personnages par la représentation de symboles frappants, détachant de façon évidente les forces sombres de chacun.

Ainsi voit-on les membres de la secte des Vieux-croyants se recueillir devant un tableau ésotérique, accroché à un mur vide, avant d’être arrêtés pendant le prélude de l’acte III par des conspirateurs.

 

                                                                               Ante Jerkunica (Ivan Khovanski)

Ou bien assiste-t-on à l’arrivée des partisans d’Ivan Khovanski, casqués et vêtus en treillis rouges et noirs, qui font penser à des groupes de maintien de l’ordre, galvanisés et idolâtrés par de jeunes enfants naïvement idéologisés, à la croisée des jeunesses hitlériennes et des mouvements scouts, image ambigüe inévitablement provocante. 

La Khovantchina (Jerkunica-Antonov-Jurowski-Alden) Anvers

Quant à Vassili Golitsine, reclus dans son palais moscovite, ne lui reste plus qu’à noyer son regard dans le portrait faiblement éclairé de la Grande Catherine, en souvenir d’une époque des lumières définitivement révolue.
 

Au cours du troisième acte et de la scène qui suit l’air de désespérance de Chakloviti, les Streltsy se livrent à une beuverie et une orgie très couramment utilisées dans les scènes de décadences dignes de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, et les femmes apparaissent enlaidies par leur abandon au luxe sans goût d’une société de consommation débridée.

Et peu après, la danse persane chez Ivan Khovanski se transforme en une scène de viol, qui s’achève par le relèvement spectaculaire de la victime, droguée, pour abattre l’agresseur et finir gisante et rampante sur les accords terribles annonçant l’arrestation des Streltsy. Ils seront finalement libérés par d’autres forces tout aussi redoutables et humainement insignifiantes.

 

 

                                                                                         Aylin Sezer (Emma)

Le savoir-faire dramaturgique indéniable de David Alden trouve sa plus belle expression aussi bien dans la manière d’enchaîner les scènes en liant l’action à la musique, que dans sa façon de combler l’action dans tous les préludes orchestraux. Et c’est avec émoi que l’on assiste, au début du Vème acte, à l’arrestation pathétique de Golitsine, sous les projecteurs affolés d’une chasse à l’homme implacable.

Et même si les moyens consacrés à la scénographie sont limités, tous les tableaux comportent une dimension visuelle impressive, jusqu’au bûcher final représenté par la projection de la montée d’un feu glacial.

Julia Gertseva (Marfa)

Julia Gertseva (Marfa)

Dmitri Jurowski est ainsi dans son élément pour amplifier les noirceurs névrotiques de la partition, et transformer l’orchestre en un acteur dramatique majeur. Les percussions sont d’une urgence impressionnante sans que la musicalité ne soit jamais entachée d’un fracas facile. Le flux est spectaculairement expressif, les respirations amples et profondes, les détails poétiques bien surlignés, et ne manque qu’un déploiement plus large et brillant de la tissure des cordes.
Le son est donc toujours très compact dans la modeste, mais intime, salle de l’Opéra d’Anvers, mais cela fait partie de son charme et de son identité.

 

Et l’ensemble fait corps avec les solistes et le chœur, chœur violemment présent et homogène, mais qui peut difficilement rendre tout le mystère mélancolique de la langue slave. D’autant plus que la taille de la salle ne lui laisse pas suffisamment de place pour se fondre entièrement dans la masse orchestrale.

Au cœur de cette distribution profondément engagée, Ante Jerkunica est un grand Khovanski, un jeune séducteur impressionnant au regard manipulateur, mais sans nuances de caractère, une sorte de Don Giovanni qui n’éprouve aucune compassion pour qui que ce soit. Il a face à lui un Dossifei qui est son parfait contraire humain. Le chant poétique d’Alexey Antonov évoque, en effet, la douceur d’un Wolfram, une sérénité défaite qui ne se fait aucune illusion sur l’évolution de son monde.

                                                                                     Adam Smith (Kouzka)

A ses côtés, la Marfa de Julia Gertseva est une femme décidée et passionnée, mesurée dans ses sentiments, et très impliquée dans sa relation aux autres. Vocalement, elle a pour elle la force de la langue russe, qui ne suffit pas totalement à dépasser les déchirures agressives de ses aigus. Sa gravité est d’abord dans son regard posé sur l’être qui lui est cher sur scène, Andrei Khovanski.

Julia Gertseva (Marfa) et Dmitri Golovnin (Andrei Khovanski)

Julia Gertseva (Marfa) et Dmitri Golovnin (Andrei Khovanski)

Dmitry Golovnin est ainsi un chanteur sans ambages doué d’une puissance viscérale saisissante, qui fonctionne aux coups d’éclats. Le timbre n’est pas séduisant, mais révélateur des tourments de son personnage au caractère d’enfant.

Et parmi les autres interprètes masculins, Oleg Bryjak incarne un Chakloviti conspirateur puissant, Vsevolod Grivnov extériorise la violence de Vassili Golitsine, comme dernier geste de révolte, et Michael J.Scott s'amuse à jouer, d’emblée, un clerc plein d’assurance et d’intelligence.

Dans son rôle court et hystérique, Aylin Sezer rend Emma attachante par ses traits félins et désespérés, mais quel dommage que Liene Kinca ne fasse qu’une apparition succincte en Susanna, car son galbe vocal surdimensionné a hypnotisé plus d’un spectateur.

La version jouée à l’Opéra d’Anvers est semblable à celle de Paris, basée sur l’orchestration de Chostakovitch, et écourtée par le final de Stravinsky.

                                                                                           Alexey Antonov (Dossifei)

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Publié le 1 Octobre 2014

Elektra (Richard Strauss)
Représentation du 27 septembre 2014
Vlaamse Opera Gand

Elektra        Irène Theorin
Klytämnestra    Renée Morloc
Chrysothemis    Ausrine Stundyte
Orest        Karoly Szemeredy
Aegisth    Michael Laurenz
Der Pfleger des Orest    Thierry Vallier
Ein junger Diener Adam Smith
Ein alter Diener Thomas Mürk
Die Aufseherin Christa Biesemans
Erste Magd Birgit Langenhuysen
Zweite Magd Lies Vandewege
Die Schleppträgerin Bea Desmet
Dritte Magd Joëlle Charlier
Vierte Magd Bea Desmet
Fünfte Magd Aylin Sezer
                                                                                                              Irène Theorin (Elektra)
Direction musicale Dmitri Jurowski
Mise en scène David Bösch

Coproduction avec l’Aalto Theater Essen

Elles sont à genoux, dès l’ouverture, à nettoyer le sol recouvert du sang d’Agamemnon, les servantes, qui n’en laissent pas moins le décor entier baigner d’immondices au fond d’une cour en forme de puits, à l’identique de la scénographie de Robert Carsen pour l’Opéra Bastille.

David Bösch est ainsi fasciné par le basculement brutal de l’imaginaire d’enfant d’Elektra, après le meurtre de son père, vers un détraquement hallucinant qui n’est pas sans rappeler le sort de Lucia di Lammermoor dans la mise en scène d’Andrei Serban.

Renée Morloc (Clytemnestre)

Renée Morloc (Clytemnestre)

Tout au long du spectacle, des objets d’enfants – petits tabourets, cheval de bois, simple lit – sont manipulés, et entretiennent un lien permanent avec un monde innocent désormais perdu.

Tout est laid, les murs zébrés et violacés, les teintes maladives des visages, les cadavres d’animaux et les liens de chair - dont on croirait sentir la pourriture - qui tiennent encore en vie Klytemnestre.

Le jeu d’acteur est, lui, acéré et terrible, et les artistes se plient sans rebut aux invectives outrancières qui les mènent à fortement déformer leurs inflexions vocales, comme si la haine était incessamment murmurante. Le metteur en scène introduit même de l’humour noir, quand il extériorise le désir de meurtre d’Elektra dans sa tentative, à rire de panique, de prendre en main une tronçonneuse.

Irène Theorin (Elektra)

Irène Theorin (Elektra)

Et l’orchestre, sous la direction de Dmitri Jurowski, joue magnifiquement son rôle de conteur de l’inconscient, dans une salle intime qui permet aux entrelacements mélodiques de faire entendre leurs moindres nuances, la noirceur de bronze des cors, les atmosphères glaçantes et fragiles des cordes, la poésie des motifs. Rien qu’en prélude du meurtre d’Egisthe, la harpe est ici d’une somptueuse profondeur liquide et dégoulinante. Mais les traits saillants et sauvages de vents et de cordes qui s’allient en coups de griffes violents, manquent parfois de brillant et sont encore trop sages. C’est de fait une haine tranquille et vrombissante, qui sous-tend dans un continuum constant la tension irrésistible et saisissante du théâtre.

Ausrine Stundyte (Chrysothémis)

Ausrine Stundyte (Chrysothémis)

Elektra n’est pas seulement une œuvre qui mêle déferlements chaotiques, luxuriance et sombre mystère, sinon le prétexte aux fureurs vocales les plus extrêmes. Or, rarement pourra-t-on entendre un trio de dames aussi effroyable que celui réuni ce soir. Irène Theorin – suédoise - , Ausrine Stundyte – lituanienne - et Renée Morloc – allemande -  se répondent en effet avec une véhémence qui fait de chaque duo un duel puissant et indécis.
 

La première, dans le rôle-titre, éprouve une joie presque trop visible à lancer ses aigus perforants avec une facilité enfantine dénuée de tout tragique. Travail sur l’expressivité du regard et des torsions vocales, interactions violentes avec sa mère et sa sœur, mais éclosion amoureuse en présence de son frère, le portrait moins féminin que névrotique qu’elle dresse est d’une densité stupéfiante.

Ausrine Stundyte est par ailleurs bien loin de ne lui opposer qu’une Chrysothémis bourgeoise et impuissante. Elle est comme une lionne compatissante, impressionnante avec son timbre sensuel et bien marqué, et ses yeux perçants issus d’une énergie de feux sensiblement physique.

                                                                                          Karoly Szemeredy (Oreste)

La mère, Renée Morloc, est réduite à un monstre, et rien ne ressort de sa revendication de femme libre – même si elle est prête à tuer. Présence et noirceur des graves, violence qui se révèle finalement désespérée, elle est une Clytemnestre flétrie et sur le point de se désagréger définitivement.

En avant-scène, l’arrivée d’Oreste est superbement décrite, et évoque ces jeunes héros déchus et inquiétants ayant basculé vers le mal, que le cinéma hollywoodien sait si bien mettre en valeur. Une cape ne laissant transparaître que le regard éclairé par les lueurs rougeoyantes du feu, un sentiment puissant de honte et de détermination, Karoly Szemeredy est un jeune Oreste introverti et fascinant.

Karoly Szemeredy (Oreste)

Karoly Szemeredy (Oreste)

Michael Laurenz, en tenue de soirée incongrue, est un rare Egisthe capable de rendre une telle présence de timbre et un mordant à ce rôle anecdotique.

On ne voit alors plus que son sang épais dévaler les murs d’horreur, lorsqu’Oreste revient pétri de culpabilité après le double meurtre dont il ne se relève plus. Elektra à la croisée de films horrifiques tels Amityville ou L’Exorciste, il fallait oser…

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